Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 05 mai 2013

Renaud Camus: ce sentiment d'irréalité...

Ex: http://zentropaville.tumblr.com/

Jeudi 7 septembre 2006

Quand on apprend une langue étrangère, ce n’est pas tout de connaitre le sens des mots, il faut aussi savoir les placer, savoir en faire usage et en avoir l’usage, sinon ils ne servent à rien. De même, ce n’est pas tout d’avoir fait connaitre à tel ou telle des villes, des sites, des jardins ou des livres qui vous sont chers : aussi longtemps qu’eux ne vous en parlent pas, que ces lieux ou ces œuvres ne sont pas inscrits dans leurs propres références, la communication entre vous ne s’est pas enrichie, vous ne leur avait rien appris, rien fait aimer de plus.

C’est là une déception assez fréquente dans les relations avec les personnes très âgées, mais pas seulement avec elles, Dieu sait : elles se disent contentes d’un voyage que vous leur avez fait faire, ou d’un compositeur ou d’un écrivain dont vous leur avez fait connaître les symphonies ou les romans mais jamais elles  en parlent de leur propre initiative, ces noms ne surgissent pas dans leur conversation, ils ne sont pas entre vous des lieux de rendez-vous.

Il y a des mots de vocabulaire qui ne sont pas des mots à nous, dont nous nous servons à peine, qui n’ont pas dans notre esprit d’épaisseur de sens : c’est que les réalités auxquelles ils correspondent ne sont pas des réalités pour nous, n’ont pas de portée dans notre propre existence. Quand j’étais enfant, le mot copain était tabou dans ma famille. Il était  considéré comme vulgaire, il ne fallait pas l’employer. On avait des amis, on avait des relations, on n’avait pas de copains. Mais ce n’est pas seulement une question de terminologie. Mes parents n’avaient vraiment pas de copains : ni le mot, ni la chose, ni la personne. Il est même encore trop de dire cela. La phrase négative a encore trop de portée positive. Mes parents n’auraient jamais dit : « Nous n’avons pas de copains »_ non seulement parce que le mot ne faisait pas partie de leur vocabulaire mais parce que le concept n’était pas pertinent  dans leur vie (ni dans celui des gens qu’ils connaissaient).

Moi non plus je n’ai pas de copains.

On entend beaucoup à la radio et à la télévision, ces temps-ci, le metteur en scène géorgien ou d’origine géorgienne Otar Iossaeliani ;  on lit beaucoup d’articles à son sujet  et à propose de ses films ; et chaque fois qu’il est question de lui ou qu’il prend la parole, il est question de copains. C’est manifestement un homme à copains. Les copains tiennent une place capitale dans sa vie et dans ses films. Ils n’en tiennent aucune dans ma vie à moi ni dans mes livres.

C Combaz me parle obstinément de mes copains Les copains, dans son esprit, donnent volontiers un coup de main (en matière informatique, automobile, pratique, technique, de bricolage). Il me dit constamment : « Vous avez bien un copain près de chez vous à qui vous pouvez demander de… » ou bien : « Parmi vos copains de la région il y doit bien en avoir un qui saurait où il faut s’adresser pour… ».

Lui est entouré de copains. Quand on lui téléphone et qu’on ne le trouve pas il dit ensuite qu’il était chez un copain pour l’aider à remplir des papiers ou se connecter  à internet ; ou bien il déclare ; « Là je suis avec des copains, il y a beaucoup de bruit, je vous rappelle dans un moment… ». Je n’arrive pas à lui faire entrer dans la tête que je n’ai pas de copains. J’ai le même genre de problèmes avec les personnes qui veulent savoir (et elles sont nombreuses) si je suis bien ou mal intégré dans le pays. Je ne peux pas leur répondre. Le mot n’a pas de sens pour moi. Il a un sens, oui, mais pas pour moi.

Pour connaitre les êtres, il ne suffit pas de savoir s’ils répondent oui ou non à telle ou telle question. Il faut savoir si cette question ils se la posent ou pas, si elle a ou non une pertinence dans leur vie. Voilà à peu près ce que j’avais l’intention d’écrire ici mardi soir, avant-hier. Mais mardi soir je n’ai rein écrit parce que nous avons désormais Canal Plus, à la maison, et que je voulais voir La Moustache, le film d’Emmanuel Carrère qui passait sur Canal Plus ce soir-là. Cependant, lorsque pour la première fois de ma vie j’ai regardé, donc, je suis tombé sur un débat qu’animait  Michel Denisot, je crois, et où figuraient _ c’était les seuls participants que je connusse_ Frédéric Beigbeder et Yann Moix . Tout le monde avait l’air très à l’aise, les échanges s’opéraient de façon huilée, la conversation aurait être pu être commencée depuis toujours. Or, je constatai sans surprise exagérée, qu’elle ne me concernait en rien, que la langue qui était parlée là n’était pas la mienne, que presque tout étaient de ceux que j’évoquais plus haut (et que j’avais pensé évoquer par écrit ce soir-là) : mots dont je connaissais le sens, plus ou moins, mais qui ne faisaient pas partie de mon vocabulaire parce que les objets, les concepts ou les attitudes qu’ils désignent n’appartiennent pas à mon existence.

Puis La moustache, donc. J’ai lu le livre, le milieu qu’il décrit (car tout de même ; il décrit un milieu, ou au moins, il l’ implique) ne m’avait pas paru à ce point étranger. Il faut croire que du livre au film l’écart s’est accru, entre cette société (si c’est bien la même) et moi (si je suis bien le même). Je vois le film, et il me semble qu’à ces personnes_ bourgeois parisiens de l’espèce qu’il est convenu d’appeler bobos, je présume, je pourrai à peine parler et eux pourraient à peine me parler. Nous n’aurions que très peu de mots en commun ; et même ceux-là n’auraient pas le même sens dans leur bouche et dans la mienne. Ce fut particulièrement frappant, il m’en souvient, quand on entendit le répondeur du couple principal (qui justement à beaucoup de copains, semble t-il, et qu’il les fréquente beaucoup) : à un tel répondeur je ne saurais que dire, il m’exclurait totalement, je ne pourrai que raccrocher.

Or, ce sentiment d’irréalité face au monde, et d’abord au monde social, c’est précisément le sujet du film, et du livre avant lui. Le héros tout à coup ne comprend plus. Il faut que les autres ou lui se trompent, ils ne sont pas dans la même réalité. Ou bien il est fou, ou bien tous les autres le sont. Je dirai prétentieusement que c’est exactement ma situation. Emmanuel Carrère, justement, l’avait prévu qui disait, et qui a écrit, qu’un jour je resterai tout seul  à me comprendre (et encore). Or, il n’y a pas de remède à cela. On ne peut que fuir, et essayer quand on y est contraint, c’est-à-dire le moins possible, de mimer la comédie sociale, de tâcher de ne pas monter qu’on est fou, ou qu’on est persuadé que les autres le sont (ce qui dans l’un et l’autre cas entrainerait des histoires). Pour n’être pas enfermé comme fou il faut (le moins possible) se comporter à ses propres yeux comme un fou, entrer dans la folie des autres, adopter le sens qu’ils donnent aux mots, essayer de leur répondre quand ils s‘adressent à vous dans la langue et selon les rites qui officiellement vous sont communs mais dont vous êtes convaincus qu’en fait ils ne sont pas du tout les mêmes et qu’eux ou vous en faites un usage abusif, aberrant, sans réalité.



Renaud CAMUS

Les commentaires sont fermés.