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vendredi, 31 janvier 2014

1914: Allemagne, culpabilité partagée

Christopher_Clark_Frankfurter_Buchmesse_2013_1.JPG1914: Allemagne, culpabilité partagée

 

Entretien avec le Prof. Christopher Clark sur ses thèses quant au déclenchement de la première guerre mondiale. Toutes les puissances sont coupables et pas seulement le Reich de Guillaume II!

Le Professeur Dr. Christopher Clark enseigne l’histoire contemporaine à l’Université de Cambridge et a sorti récemment un livre de près de 700 pages qui suscite une formidable controverse, “The Sleepwalkers – How Europe Went to War in 1914” (2012, éd. de poche chez Penguin, 2013).

Q.: Professeur Clark, le “Spiegel” a rendu votre oeuvre “suspecte”, “parce que vos possitions rappellent celles des historiens allemands classés dans le camp ‘national-conservateur’”. Seriez-vous par hasard germanophile?

CC: L’Allemagne est certes un pays pour lequel j’éprouve de la sympathie. Je parle l’allemand, mes séjours en Allemagne me sont agréables, je visite volontiers le pays. Mais je ne suis certainement pas germanophile au sens où cette germanophilie serait une position de doctrinaire...

Q.: Dans quelle mesure mettez-vous alors en doute la culpabilité exclusive de l’Allemagne dans le déclenchement de la première guerre mondiale?

CC: Plus personne ne parle vraiment de “culpabilité exclusive” aujourd’hui, même plus les adeptes les plus sourcilleux de l’école de Fritz Fischer, qui avait voulu bétonner l’idée d’une culpabilité exclusive.

Q.: L’historien allemand Fritz Fischer avait déclenché un débat dans les années 60 à propos de la culpabilité dans le déclenchement de la guerre de 14, débat qui avait vite porté le nom de “controverse Fischer”. Pour citer une nouvelle fois le “Spiegel”: “Dans cette controverse, Fischer posait la thèse de la culpabilité exclusive de l’Allemagne”...

CC: C’est un fait: la thèse de Fischer a fini par devenir une sorte d’orthodoxie, non pas sous les oripeaux du radicalisme, mais en version “light”. Chez mes collègues anglophones, on a traduit la thèse de Fischer de la manière suivante: les Russes, les Français et les Anglais ont certes commis des bêtises mais seuls les Allemands voulaient la guerre et l’ont provoquée.

Q.: En Allemagne c’est plutôt la version “radicale” qui a triomphé: une rédactrice de la chaîne ZDF vous a reproché “de prendre trop l’Allemagne sous votre aile protectrice”...

CC: Pas du tout! Je dis de façon claire et nette que l’Allemagne est co-responsable. Mais c’est bizarre: il n’y a qu’en Allemagne que l’on vous reprochera d’être trop “amical” à l’égard du pays. Ce n’est qu’en Allemagne qu’une bienveillance objective en arrive à être “suspecte”.

Q.: Dans quelle mesure?

CC: Je me souviens d’un débat à Berlin sur le thème de la Prusse. Quand il s’est terminé, une dame assez âgée, toute gentille, cultivée, m’a adressé la parole: “Monsieur Clark, vous semblez nous aimer, nous, les Allemands”. “Ben, oui”, ai-je répondu, “pourquoi donc ne vous aimerais-je pas?”. Et elle me rétorqua: “Parce que nous sommes si terribles!”. Je pense qu’un dialogue pareil serait tout bonnement impensable dans un autre pays.

9780062199225.340x340-75.jpgQ.: Votre livre est un formidable best-seller en Allemagne. Est-ce parce qu’il est en porte-à-faux par rapport à tous les autres, qui adoptent les thèses dominantes, qu’il est perçu comme “provocateur”...

CC: C’est possible. En Angleterre aussi, il a suscité des critiques acerbes. On disait: “Nous savons qui est le coupable dans le déclenchement de la première guerre mondiale! Que vient nous raconter ce Clark?”. Moi-même, j’ai encore appris à l’école que les grandes puissances s’étaient solidarisées entre elles pour faire face à l’Allemagne qui avait provoqué la guerre.

Q.: Et ce n’est pas vrai...?

CC: Les choses sont beaucoup plus compliquées. La Russie s’est alliée à la France justement parce qu’elle pensait que Londres pouvait s’allier à Berlin. Et Londres n’a pas cherché à se rapprocher de Saint-Pétersbourg pour intimider l’Allemagne, mais pour protéger l’Inde et la Perse contre les ambitions prêtées à la Russie.

Q.: La conclusion de votre livre: le Reich de Guillaume II n’est pas l’Etat-voyou que l’on a décrit depuis les événements...

CC: Non. L’Allemagne a contribué à créer la situation générale qui a débouché sur la première guerre mondiale et en est donc co-resposable, mais sans plus. Il n’y a pas eu de conspiration allemande pour aboutir à la guerre. L’Allemagne voulait être une grande puissance et c’est pourquoi elle s’est comportée comme une grande puissance. La politique allemande d’avant 1914 correspond entièrement au cadre mental de l’époque.

Q.: Donc, pour vous, l’Allemagne ne cherchait pas à devenir une puissance mondiale...?

CC: Il est plus exact de dire que l’Allemagne proclamait qu’elle voulait mener une “Weltpolitik”. Le résultat de cette aspiration a été l’acquisition de quelques colonies dans le Pacifique et en Afrique. Dans l’ensemble, le butin était finalement bien chiche. Aucune comparaison possible avec les grandes puissances bien établies de l’époque. Il y a une question que j’aime poser à mes étudiants: quelle était la différence entre la flotte britannique de l’époque et la flotte allemande? La flotte britannique était toujours en action. La flotte allemande ne l’était pratiquement pas. La même conclusion s’impose quand on compare les armées britannique et allemande de l’époque.

Q.: Pourtant, lors de la crise de juillet 1914, Berlin a couvert Vienne et a encouragé les Austro-Hongrois à faire la guerre parce qu’en fait, les Allemands la voulaient aussi: c’est ainsi que les théoriciens de la culpabilité exclusive ou principale de l’Allemagne justifient leurs positions...

CC: Il est exact que l’Autriche comme l’Allemagne voulaient une guerre locale contre la Serbie. Cependant la France et la Russie avaient imaginé qu’une poussée des puissances centrales en direction de la Serbie contituerait un casus belli et avaient ainsi fait de la Serbie une sorte d’avant-poste de leur dispositif. La Serbie était posée comme une entité à laquelle il ne fallait pas toucher faute de quoi on déclencherait la guerre. Cela prouve que Français et Russes étaient prêts à courir le risque. Je ne veux pas dire par là que la guerre a été le résultat d’une “conspiration franco-russe”. Berlin partait à l’époque du principe que les Russes n’interviendraient pas. La direction allemande était dès lors prête à risquer une guerre continentale. Le Chancelier Bethmann pensait que, si les Russes, contre toute attente, attaqueraient quand même, ce serait la preuve qu’ils avaient voulu la guerre. Bethmann pensait alors que si les choses pouvaient se passer comme cela, l’Allemagne ne devait pas chercher à éviter la guerre.

Q.: Vous absolvez également le deuxième “grand félon”, c’est-à-dire l’Autriche-Hongrie...

CC: Je n’absous nullement l’Autriche-Hongrie, mais elle n’est pas davantage que l’Allemagne le “grand félon”, seul responsable de la catastrophe. En fait, Vienne se trouvait dans une situation très précaire. Selon la logique qu’adopte toute grande puissance, en tous temps, elle devait réagir, d’une manière ou d’une autre, à l’assassinat de son prince héritier à Sarajevo par des nationalistes serbes.

Q.: Pourquoi?

CC: A votre avis, comment réagiraient les Etats-Unis si un commando, entraîné à Téhéran, par exemple, assassinait le président des Etats-Unis et son épouse en pleine rue? Je ne crois pas que les Américains resteraient sans réagir.

Q.: Vous dites que l’assassinat de l’héritier du trône a été pour l’Autriche-Hongrie une sorte de “11 septembre 2001”...

CC: Oui. Cet attentat a bouleversé de fond en comble l’alchimie politique de l’époque. C’est une légende de dire que les Autrichiens n’ont pas été touchés par la mort du prince héritier et qu’ils n’ont considéré cette mort que comme un prétexte pour pouvoir faire la guerre contre la Serbie. Non, les Autrichiens ont été profondément bouleversés. La mort de l’archiduc a été un véritable choc pour l’Empire austro-hongrois.

Q.: Qui alors est le véritable coupable dans le déclenchement de la première guerre mondiale?

CC: Je pense que la notion de “culpabilité” n’explique absolument rien. De plus, l’idée d’une “culpabilité” implique simultanément celle d’une “non-culpabilité”: voilà pourquoi cette notion nous conduit à avoir une représentation faussée de la crise de juillet 1914. La guerre a jailli d’une certaine culture politique européenne. L’Europe, à l’époque, était un continent explosif.

Q.: Vos propos ressemblent à ceux de Lloyd George, premier ministre britannique, qui avait dit “que nous nous étions tous laissés aller vers la guerre”... Votre thèse des “somnambules” est-elle quelque peu différente?

CC: Quand on dit “se laisser aller à la guerre”, cela signifie que les responsables n’ont pas de culpabilité. Ce n’est pas exact. Il faut dire plutôt que tous, comme des somnambules, ont laissé faire les choses, les yeux ouverts, sans vouloir rien empêcher: ils ont tous accepté le déclenchement d’une guerre de formidable ampleur, en entrevoyant parfaitement ce qui se passait. Personne n’a voulu commencer la guerre mais tous étaient prêts à l’accepter en toute bonne conscience, pour autant qu’un autre la rendait possible par son comportement. Et quand je dis “rendre possible”, je ne dis pas “la forcer”: il n’était même pas nécessaire d’exercer une telle pression...

(entretien paru dans “zur Zeit”, Vienne, n°3/2014, http://www.zurzeit.at ).

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