lundi, 02 mars 2015
Chantal Delsol : défense du populisme et des « demeurés »
Chantal Delsol : défense du populisme et des « demeurés »
Ex: http://www.lesobservateurs.ch
Revue de presse sur le dernier ouvrage de Chantal Delsol « Populisme. Les demeurés de l’Histoire ». Chantal Delsol est membre de l’Institut, philosophe et historienne des idées.Le Figaro : Plaidoyer pour le populisme
Les jeunes gens qui voudraient connaître un de ces admirables professeurs que fabriquait la France d’avant — et qui la fabriquaient en retour — doivent lire le dernier ouvrage de Chantal Delsol. Tout y est : connaissance aiguë du sujet traité ; culture classique ; perspective historique ; rigueur intellectuelle ; modération dans la forme et dans la pensée, qui n’interdit nullement de défendre ses choix philosophiques et idéologiques. Jusqu’à cette pointe d’ennui qui se glisse dans les démonstrations tirées au cordeau, mais que ne vient pas égayer une insolente incandescence de plume. L’audace est dans le fond, pas dans la forme. On s’en contentera.
Notre auteur a choisi comme thème de sa leçon le populisme. Thème dangereux. Pour elle. Dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert revisité aujourd’hui, on aurait aussitôt ajouté au mot populisme : à dénoncer ; rejeter ; invectiver ; ostraciser ; insulter ; néantiser. Non seulement Chantal Delsol ne hurle pas avec les loups, mais elle arrête la meute, décortique ses injustes motifs, déconstruit son mépris de fer. À la fin de sa démonstration, les loups ont perdu leur légitimité de loups. « Que penser de ce civilisé qui, pour stigmatiser des sauvages, les hait de façon si sauvage ? »
Pourtant, les loups sont ses pairs, membres comme elle de ces élites culturelles, universitaires, politiques, ou encore médiatiques, qui depuis des siècles font l’opinion à Paris ; et Paris fait la France, et la France, l’Europe. Chantal Delsol n’en a cure. Elle avance casquée de sa science de la Grèce antique. Se sert d’Aristote contre Platon. Distingue avec un soin précieux l’idiotès de l’Antiquité grecque, qui regarde d’abord son égoïste besoin, au détriment de l’intérêt général du citoyen, de l’idiot moderne, incapable d’intelligence. Dépouille le populiste de l’accusation de démagogie. Renvoie vers ses adversaires la férocité de primate qui lui est habituellement attribuée par les donneurs de leçons démocratiques :
« Dès qu’un leader politique est traité de populiste par la presse, le voilà perdu. Car le populiste est un traître à la cause de l’émancipation, donc à la seule cause qui vaille d’être défendue. Je ne connais pas de plus grande brutalité, dans nos démocraties, que celle utilisée contre les courants populistes. La violence qui leur est réservée excède toute borne. Ils sont devenus les ennemis majuscules d’un régime qui prétend n’en pas avoir. Si cela était possible, leurs partisans seraient cloués sur les portes des granges. »
Chantal Delsol analyse avec pertinence le déplacement des principes démocratiques, depuis les Lumières : la raison devient la Raison ; l’intérêt général de la cité, voire de la nation, devient celui de l’Humanité ; la politique pour le peuple devient la politique du Concept. Les progressistes veulent faire le bien du peuple et s’appuient sur lui pour renverser les pouvoirs ancestraux ; mais quand ils découvrent que le peuple ne les suit plus, quand ils s’aperçoivent que le peuple juge qu’ils vont trop loin, n’a envie de se sacrifier ni pour l’humanité ni pour le règne du concept, alors les élites progressistes liquident le peuple. Sans hésitation ni commisération. C’est Lénine qui va résolument basculer dans cette guerre totale au peuple qu’il était censé servir, lui qui venait justement des rangs des premiers « populistes » de l’Histoire. Delsol a la finesse d’opposer cette « dogmatique universaliste » devenue meurtrière à l’autre totalitarisme criminel du XXe siècle : le nazisme. Avec Hitler, l’Allemagne déploiera sans limites les « perversions du particularisme ». Ces liaisons dangereuses avec la « bête immonde » ont sali à jamais tout regard raisonnablement particulariste. En revanche, la chute du communisme n’a nullement entaché les prétentions universalistes de leurs successeurs, qu’ils s’affichent antiracistes ou féministes ou adeptes de la théorie du genre et du « mariage pour tous ». Le concept de l’égalité doit emporter toute résistance, toute précaution, toute raison.
Alors, la démocratie moderne a tourné vinaigre : le citoyen, soucieux de défendre sa patrie est travesti en idiot : celui qui préfère les Autres aux siens, celui qui, il y a encore peu, aurait été vomi comme traître à la patrie, « émigré » ou « collabo », est devenu le héros, le grand homme, le généreux, l’universaliste, le progressiste. De même l’égoïste d’antan, l’égotiste, le narcissique, qui préférait ses caprices aux nobles intérêts de sa famille, au respect de ses anciens et à la protection de ses enfants, est vénéré comme porte-drapeau flamboyant de la Liberté et de l’Égalité. Incroyable renversement qui laisse pantois et montre la déliquescence de nos sociétés : « Le citoyen n’est plus celui qui dépasse son intérêt privé pour se mettre au service de la société à laquelle il appartient ; mais celui qui dépasse l’intérêt de sa société pour mettre celle-ci au service du monde... Celui qui voudrait protéger sa patrie face aux patries voisines est devenu un demeuré, intercédant pour un pré carré rabougri ou pour une chapelle. Celui qui voudrait protéger les familles, au détriment de la liberté individuelle, fait injure à la raison. La notion d’intérêt public n’a plus guère de sens lorsque les deux valeurs primordiales sont l’individu et le monde. »
Les élites progressistes ont déclaré la guerre au peuple. En dépit de son ton mesuré et de ses idées modérées, Chantal Delsol a bien compris l’ampleur de la lutte : « Éduque-les, si tu peux », disait Marc-Aurèle. Toutes les démocraties savent bien, depuis les Grecs, qu’il faut éduquer le peuple, et cela reste vrai. Mais chaque époque a ses exigences. « Aujourd’hui, s’il faut toujours éduquer les milieux populaires à l’ouverture, il faudrait surtout éduquer les élites à l’exigence de la limite, et au sens de la réalité. » Mine de rien, avec ses airs discrets de contrebandière, elle a fourni des armes à ceux qui, sous la mitraille de mépris, s’efforcent de résister à la folie contemporaine de la démesure et de l’hubris [la démesure en grec].
Quand ils découvrent que le peuple ne les suit plus, quand ils s’aperçoivent que le peuple juge qu’ils vont trop loin, n’a envie de se sacrifier ni pour l’humanité ni pour le règne du concept, alors les élites progressistes liquident le peuple.
Sud-Ouest : Ce diable de populisme
Le nouvel essai de Chantal Delsol n’est pas franco-français. On a bien sûr en tête, en le lisant, l’exemple du Front national, surtout à l’heure où la classe politique se dispute à nouveau sur l’attitude à tenir en ce dimanche de second tour électoral dans une circonscription du Doubs. Mais le propos de cette intellectuelle libérale et catholique, à la pensée claire et ferme, va au-delà de nos contingences puisqu’il s’agit de s’interroger sur la démocratie.
Celle-ci est-elle fidèle à ses valeurs lorsqu’elle ostracise un courant politique ? Car tel est le sort des partis ou mouvements décrits sous le terme « populistes ». Et dans la bouche de ceux qui les combattent, le mot ne désigne pas un contenu précis, mais claque comme une injure. Du coup, aucun de ces partis — très divers — ne revendique l’adjectif, sauf par bravade, alors qu’au XIXe siècle, le populisme n’avait pas de connotation péjorative et s’affichait sans complexes, en Russie avec les « Narodniki » ou aux États-Unis avec les « Granger ».
Car c’est à une réflexion historique d’ampleur que se livre Chantal Delsol. Des tribuns de la plèbe dans l’Antiquité aux courants protestataires qui agitent notre Europe de 2015, l’essayiste s’interroge sur les raisons qui font que la démocratie, dont Aristote explique — contre Platon — qu’elle n’est pas fondée sur le règne de la vérité, mais sur celui de l’opinion, en est arrivée à diaboliser des expressions politiques se réclamant justement de ce « peuple » qui est pourtant sa raison d’être.
L’explication qui vient à l’esprit, ce sont les dérives totalitaires de ceux qui ont utilisé la démocratie pour la détruire. Bien sûr, l’auteur se range parmi ceux qui encouragent les démocraties à se défendre. Mais les « populismes » que dénoncent aujourd’hui les élites sont-ils vraiment ennemis de la démocratie ? Chantal Delsol ne le croit pas. Selon elle, ce que veulent ces partis contestataires, c’est précisément un débat démocratique où puissent se faire entendre d’autres opinions que les dominantes. Bref, une alternative.
Credo de l’enracinement
Or, tout se passe comme si certaines opinions n’étaient pas jugées recevables, notamment celles qui privilégient l’enracinement des individus et des sociétés à rebours du credo dominant des élites, celui de l’émancipation et du dépassement des cadres et repères traditionnels. Présentées comme une « frileuse » tendance au repli identitaire, ces opinions répandues dans les milieux « populaires » sont qualifiées de « populistes ». Cela les disqualifie d’avance alors qu’elles sont porteuses de leur sagesse propre ; et cela fait de ceux qui les affichent non pas des enfants, comme feraient des technocrates qui considèrent la politique comme une science inaccessible au vulgaire (et donc récusent la démocratie), mais des idiots dont les idées n’ont pas droit de cité.
Risque de « démagogie »
Non seulement il y a là une perversion de la démocratie, qui est par nature la confrontation d’idées entre gens ayant également voix au chapitre ; mais il y a aussi un risque, celui de dessécher le débat public ou le radicaliser. Bien sûr, Delsol soupèse l’autre risque, inhérent à la démocratie depuis ses origines grecques, et que dénonçait déjà Platon, celui de la « démagogie ». Mais la démocratie étant le pire système... à l’exception de tous les autres, il faut en accepter aussi les inconvénients...
Figaro Magazine : « Non, le populisme n’est pas la démagogie »
Marine Le Pen aux marches de l’Élysée en 2017 ? La Gauche radicale au pouvoir en Grèce ? Le populisme semble avoir de beaux jours devant lui... Mais que faut-il entendre exactement par ce mot ? Et comment a-t-il été instrumentalisé par les élites en place ? La philosophe Chantal Delsol nous l’explique.
— Marine Le Pen en tête du premier tour de la présidentielle de 2017, mais battue au second tour selon un sondage CSA ; explosion du terrorisme islamique fondamentaliste sur notre territoire ; avènement de la gauche radicale en Grèce... De quoi ces événements sont-ils le symptôme ?
Chantal Delsol — La concomitance de ces événements est le fruit d’un hasard, on ne saurait les mettre sur le même plan, et pourtant ils sont révélateurs d’un malaise des peuples. Que Marine Le Pen arrive au second tour est à présent presque une constante dans les différents sondages. Comme dans le roman de Houellebecq, il est probable cependant qu’on lui préférera toujours même n’importe quel âne ou n’importe quel fou : mon travail sur le populisme tente justement d’expliquer ce rejet incoercible.
Le terrorisme issu du fondamentalisme islamique ressortit quant à lui à un problème identitaire. Pour ce qui est des attentats, depuis des décennies, les grands partis s’entendent à étouffer la vérité, à tout lisser à l’aune du politiquement correct, c’est ainsi qu’on refuse de voir les problèmes dans nos banlieues où Les Protocoles des Sages de Sion sont couramment vendus, et que l’on persiste à imputer l’antisémitisme au seul Front national, alors qu’il est depuis bien longtemps le fait de l’islamisme. À force de tout maintenir sous une chape de plomb, il ne faut pas s’étonner que la pression monte et que tout explose.
En ce qui concerne la Grèce, c’est la réaction d’une nation qui en a assez d’être soumise aux lois européennes. C’est une gifle administrée à une technocratie qui empêche un pays de s’organiser selon son propre modèle. On observe une imparable logique dans l’alliance de la gauche radicale avec le parti des Grecs indépendants dès lors que ces deux formations sont souverainistes, qu’elles refusent l’austérité, et sont animées d’une semblable volonté de renégociation de la dette.
Rien d’étonnant non plus à voir Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon saluer quasi de concert le nouveau Premier ministre grec, les extrêmes se retrouvant sur ce même créneau. Centralisatrice et souverainiste, Marine Le Pen a, au reste, gauchisé son programme économique. La souffrance identitaire des banlieues, tout comme l’émergence d’une France périphérique, ou bien encore la revendication par les Français de leurs propres racines et, par-delà nos frontières, le réveil du peuple en Grèce, sont autant de preuves de l’échec du politique.
— D’où cette montée des populismes, pourtant âprement décriée...
Le vocable est devenu aujourd’hui synonyme de démagogie, mais ce n’est qu’un argument de propagande. Il est employé comme injure pour ostraciser des partis ou mouvements politiques qui seraient composés d’imbéciles, de brutes, voire de demeurés au service d’un programme idiot, ce terme d’idiot étant pris dans son acception moderne : un esprit stupide, mais aussi, dans sa signification ancienne, un esprit imbu de sa particularité. L’idiotès grec est celui qui n’envisage le monde qu’à partir de son regard propre, il manque d’objectivité et demeure méfiant à l’égard de l’universel, à l’inverse du citoyen qui, lui, se caractérise par son universalité, sa capacité à considérer la société du point de vue du bien commun. L’idiot grec veut conserver son argent et refuse de payer des impôts. Il cultive son champ et se dérobe face à la guerre, réclamant que l’on paye pour cela des mercenaires. À l’écoute des idiotès, les démagogues grecs attisaient les passions individuelles au sein du peuple, jouant sur le bien-être contre le Bien, le présent contre l’avenir, les émotions et les intérêts primaires contre les intérêts sociaux, si bien qu’au fond, les particularités populaires peuvent être considérées comme mauvaises pour la démocratie. Voilà l’origine. Rien de plus simple, dès lors, pour nos modernes élites, de procéder à l’amalgame entre populisme et démagogie, avec ce paradoxe que les électeurs des « populismes » seront les premiers à se sacrifier lors d’une guerre, car ils ne renonceront jamais à leurs racines ni au bien public, au nom de valeurs qu’ils n’ont pas oubliées. Il est absolument normal qu’une démocratie lutte contre la démagogie, qui représente un fléau mortifère, mais ici il ne s’agit pas de cela : les électeurs des « populismes » ne sont pas des gens qui préfèrent leurs intérêts particuliers au bien commun, ce sont des gens qui préfèrent leur patrie au monde, le concret à l’universel abstrait, ce qui est autre chose. Et cela, on ne veut pas l’entendre.
Chez les Grecs, comme plus tard chez les chrétiens, l’universel (par exemple celui qui fait le citoyen) est une promesse, non pas un programme écrit, c’est un horizon vers lequel on tend sans cesse. Or il s’est produit une rupture historique au moment des Lumières, quand l’universalisme s’est figé en idéologie avec la théorie émancipatrice : dès lors, toute conception ou attitude n’allant pas dans le sens du progrès sera aussitôt considérée non pas comme une opinion, normale en démocratie, mais comme un crime à bannir. Quiconque défendra un enracinement familial, patriotique ou religieux sera accusé de « repli identitaire », expression désormais consacrée. C’est la fameuse « France moisie ». Les champs lexicaux sont toujours éclairants...
— Diriez-vous que nous vivons dans un nouveau terrorisme intellectuel ?
Un terrorisme sournois, qui se refuse à considérer comme des arguments tout ce qui défend l’enracinement et les limites proposées à l’émancipation. On appelle populiste, vocable injurieux, toute opinion qui souhaite proposer des limites à la mondialisation, à l’ouverture, à la liberté de tout faire, bref à l’hubris en général. L’idéologie émancipatrice fut le cheval de bataille de Lénine, populiste au sens premier du terme (à l’époque où populiste signifiait populaire — aujourd’hui, la gauche est populaire et la droite populiste, ce qui marque bien la différence), ne vivant que pour le peuple ; mais quand il dut reconnaître que ni les ouvriers ni les paysans ne voulaient de sa révolution, limitant leurs aspirations à un confort minimal dans les usines, à la jouissance de leurs terres et à la pratique de leur religion, il choisit délibérément la voie de la terreur. Il s’en est justifié, arguant que le peuple ne voyait pas clair.
Mutatis mutandis, c’est ce que nous vivons aujourd’hui avec nos technocraties européennes et, particulièrement, nos socialistes qui estiment connaître notre bien mieux que nous. M. Hollande et Mme Taubira nous ont imposé leur « réforme de civilisation » avec une telle arrogance, un tel mépris, que le divorce entre les élites et le peuple est désormais patent. À force de ne pas l’écouter, la gauche a perdu le peuple. L’éloignement de plus en plus grand des mandataires démocratiques pousse le peuple à se chercher un chef qui lui ressemble, et on va appeler populisme le résultat de cette rupture. Si par « gauche » on entend la recherche de la justice sociale, à laquelle la droite se consacre plutôt moins, le peuple peut assurément être de gauche, mais dès lors que l’élite s’engouffre dans l’idéologie, le peuple ne suit plus, simplement parce qu’il a les yeux ouverts, les pieds sur terre, parce qu’il sait d’instinct ce qui est nécessaire pour la société, guidé qu’il est par un bon sens qui fait défaut à nos narcissiques cercles germanopratins. Ce n’est pas au cœur de nos provinces qu’on trouvera les plus farouches défenseurs du mariage entre personnes du même sexe, de la PMA, de la GPA, voire du transhumanisme. Je ne suis pas, quant à moi, pour l’enracinement à tout crin (n’est-ce pas cette évolution qui a fini par abolir l’esclavage au XIXe, et par abolir récemment l’infantilisation des femmes ?), mais il faut comprendre que les humains ne sont pas voués à une liberté et à une égalité anarchiques et exponentielles, lesquelles ne manqueront pas de se détruire l’une l’autre, mais à un équilibre entre émancipation et enracinement. Équilibre avec lequel nous avons rompu. C’est une grave erreur.
— N’entrevoyez-vous pas une possibilité de sortie du purgatoire pour le populisme ?
Ne serait-ce que par son poids grandissant dans les urnes, il sera de plus en plus difficile de rejeter ses électeurs en les traitant de demeurés ou de salauds, et cela d’autant plus qu’une forte frange de la France périphérique définie par le géographe Christophe Guilluy vote désormais Front national. Marine Le Pen se banalise et, toutes proportions gardées, son parti apparaît de plus en plus comme une sorte de post-RPR, celui qui existait il y a vingt ans, avec les Séguin, Pasqua et autres fortes têtes centralisatrices et souverainistes — la presque seule différence étant dans l’indigence des élites FN : qui, parmi nos intellectuels, se réclame aujourd’hui de ce parti ? Mon analyse est que l’Europe court derrière une idéologie émancipatrice qui, au fond, est assez proche d’une suite du communisme, la terreur en moins : un dogme de l’émancipation absolue, considérée non plus comme un idéal, mais comme un programme. Ainsi sont récusées toutes les limites, ce qui rend la société d’autant plus vulnérable à des éléments durs comme le fondamentalisme islamique. Depuis quelques années, un fossé immense se creuse entre des gens qui, du mariage pour tous au transhumanisme, n’ont plus de repères, et des archaïsants qui veulent imposer la charia. Mais nous ne voulons rien entendre. Nous ne voulons pas comprendre que ces archaïsants sont des gens qui réclament des limites. Il est pathétique de penser que devant le vide imposé par la laïcité arrogante, cet obscurantisme irréligieux, le besoin tout humain de religion vient se donner au fondamentalisme islamique — dans le vide imposé, seuls s’imposent les extrêmes, parce qu’ils ont tous les culots.
Dans ce contexte, il n’est pas impossible que les pays anglo-saxons, et notamment les États-Unis, s’en sortent mieux que nous, car il y perdure une transcendance et nombre de règles fondatrices repérables dans les constitutions, et qui structurent les discours politiques.
— Au point qu’une certaine américanisation de nos mœurs pourrait nous retenir ?
Si paradoxal que cela paraisse, je répondrai par l’affirmative. Au fond, même si l’on en constate les prodromes chez les Anciens, et notamment dans La République de Cicéron, le progrès émancipateur est venu du christianisme, mais il ne saurait demeurer raisonnable sans une transcendance au-dessus. Je dirais que l’élan du temps fléché allant au progrès, qui est né ici en Occident, a été construit pour avancer sous le couvert de la transcendance, qui garantit son caractère d’idéal et de promesse, l’enracine toujours dans la terre, et l’empêche de dériver vers des utopies mortifères. Tranchez la transcendance pour ne conserver que l’émancipation et vous voilà à bord d’un bateau ivre. C’est pourquoi je préfère les Lumières écossaises et américaines, qui sont biblico-révolutionnaires, aux Lumières françaises, forcément terroristes.
— À propos de limites, comment analysez-vous l’adoption par le président de la République et le gouvernement du slogan : « Je suis Charlie » ?
Le pouvoir a surfé sur la vague, avec succès d’ailleurs, mais on n’était que dans la communication et l’artifice : gros succès pour la réunion des chefs d’État, avec une manifestation dont les chiffres augmentaient avant même que les gens ne soient sur place ! François Hollande a fait en sorte que sa cote grimpe dans les sondages, et tel fut le cas, mais tout cela risque de se déballonner dès lors que le pays se retrouvera avec ses soucis majeurs. Quant à la caricature de Mahomet réitérée après l’attentat, même avec son caractère ambigu et doucereux, elle demeure pour le milliard six cent millions de musulmans — presque un quart de la population planétaire — une provocation. Il est étrange de voir des gens qui se disent constamment éloignés de l’idée du « choc de civilisations » en train de susciter, avec enthousiasme (par bravade, par sottise : voyez l’âge mental de ces dessins...), une guerre de civilisations...
FigaroVox : « L’Union européenne est une variante du despotisme éclairé »
La certitude de détenir la vérité conduit les dirigeants de l’UE à négliger le sentiment populaire, argumente l’universitaire.
— Faut-il analyser les élections en Grèce comme un réveil populiste ?
Il est intéressant de voir que le parti Syriza n’est pas appelé « populiste » par les médias, mais « gauche radicale ». Le terme « populiste » est une injure, et en général réservé à la droite. Ce n’est pas une épithète objective. Personne ne s’en prévaut, sauf exception. On ne peut donc pas dire de Syriza qu’il est populiste. Et cela affole les boussoles de nos commentateurs : le premier à faire un pied de nez à l’Europe institutionnelle n’est pas un parti populiste…
— Comment expliquer la défiance des peuples européens qui s’exprime d’élections en sondages vis-à-vis de l’Union européenne ?
Les peuples européens ont le sentiment de n’être plus maîtres de leur destin, et ce sentiment est justifié. Ils ont été pris en main et en charge par des super-gouvernants qui pensent connaître leur bien mieux qu’eux-mêmes. C’est ni plus ni moins une variante du despotisme éclairé, ce qui à l’âge contemporain s’appelle une technocratie : le gouvernement ressortit à une science, entre les mains de quelques compétents.
Avant chaque élection, on dit aux peuples ce qu’ils doivent voter, et on injurie ceux qui n’ont pas l’intention de voter correctement. S’ils votent mal, on attend un peu et on les fait voter à nouveau jusqu’à obtenir finalement le résultat attendu. Les instances européennes ne se soucient pas d’écouter les peuples, et répètent que les peuples ont besoin de davantage d’explications, comme s’il s’agissait d’une classe enfantine et non de groupes de citoyens.
L’Action française 2000 : Les Lumières contre le populisme, les Lumières comme messianisme
Extrait de son entretien :
« Le moment des Lumières est crucial. C’est le moment où le monde occidental se saisit de l’idéal émancipateur issu du christianisme, et le sépare de la transcendance : immanence et impatience qui vont ensemble – le ciel est fermé, tout doit donc s’accomplir tout de suite. C’est surtout vrai pour les Lumières françaises. Ce qui était promesse devient donc programme. Ce qui était un chemin, lent accomplissement dans l’histoire terrestre qui était en même temps l’histoire du Salut, devient utopie idéologique à accomplir radicalement et en tordant la réalité. Pour le dire autrement : devenir un citoyen du monde, c’était, pour Socrate (et pour Diogène, ce Socrate devenu fou), un idéal qui ne récusait pas l’amour de la cité proche (dont Socrate est mort pour ne pas contredire les lois). Être citoyen du monde, pour les chrétiens, c’était une promesse de communion, la Pentecôte du Salut.
Mais pour les révolutionnaires des Lumières, dont nos gouvernants sont les fils, être citoyen du monde signifie tout de suite commencer à ridiculiser la patrie terrestre et les appartenances particulières – la famille, le voisinage, etc. Lénine a bien décrit comment s’opère le passage dans Que faire ? – il veut faire le bien du peuple, mais il s’aperçoit que le peuple est trade-unioniste, il veut simplement mieux vivre au sein de ses groupes d’appartenance, tandis que lui, Lénine, veut faire la révolution pour changer le monde et entrer dans l’universel : il va donc s’opposer au peuple, pour son bien, dit-il. C’est le cas de nos élites européennes, qui s’opposent constamment au peuple pour son bien (soi-disant). Pour voir à quel point l’enracinement est haï et l’universel porté aux nues, il suffit de voir la haine qui accompagne la phrase de Hume citée par Le Pen “Je préfère ma cousine à ma voisine, ma sœur à ma cousine, etc.”, pendant qu’est portée aux nues la célèbre phrase de Montesquieu : “Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime.” Or nous avons besoin des deux, car nous sommes des êtres à la fois incarnés et animés par
la promesse de l’universel. »
« Populisme. Les demeurés de l’Histoire »
de Chantal Delsol,
aux Éditions du Rocher,
à Monaco,
en 2015,
267 pages,
17,90 €.
00:05 Publié dans Entretiens, Théorie politique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : chantal delsol, entretien, théorie politique, politologie, sciences politiques, philosophie, populisme, philosophie politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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