Stanley Kubrick est à travers son œuvre l’incarnation du XXème siècle. Né en 1928 et décédé en 1999 (peu avant la sortie d’Eyes Wide Shut). Témoin de notre humanité, pessimiste quant à la nature humaine, il a sans pareil donné à voir à ses contemporains via le cinéma notre nature profonde. Kubrick, fils de médecin, reprit à sa manière le flambeau en effectuant un diagnostic de l’humanité et de notre société. La littérature fournira une grande part de la matière première à ses œuvres. En 45 ans de cinéma et huit oscars il laissa à la postérité douze films : Le Baiser du Tueur, L’Ultime Razzia, Les Sentiers de la Gloire, Spartacus, Lolita, Docteur Folamour, 2001 : L’Odyssée de l’Espace, Orange Mécanique, Barry Lyndon, Shining, Full Metal Jacket et Eyes Wide Shut. Chaque nouveau visionnage étant l’occasion d’y trouver quelque chose qui nous aurait échappé auparavant, son œuvre suscitant de perpétuels questionnements.
Travailleur acharné, perfectionniste jusqu’à l’obsession, il s’essaya à tous les genres cinématographiques possibles : le film de guerre, la comédie dramatique, le drame psychologique, le film historique, le péplum, le film policier, la science-fiction. Durant les tournages il était plus qu’un homme d’orchestre, assurant plusieurs fonctions comme par exemple éclairagiste, monteur, scénariste afin d’obtenir un résultat au plus proche de ses visions, souhaitant avoir le contrôle absolu sur ses films. Passionné par Napoléon, il dira que faire un film c’est comme mener une guerre… Il créait avec l’argent d’Hollywood mais d’une manière artisanale propre au cinéma indépendant, privilégiant de petites équipes afin de pouvoir avec le budget alloué avoir le plus de temps possible pour la création du film. Il contrôlait les copies, les affiches, le marketing et même le doublage ! Il désirait à chaque nouveau film transcender ce qui avait été fait auparavant, cherchant à allier le fond et la forme., déconcertant la critique (parfois assassine) du fait de ses perpétuelles mutations.
Y a-t-il un fil d’Ariane dans cette filmographie à première vue hétéroclite ? Chargée de questionnements et d’ambiguïtés, ses films étaient emprunts de symboles kabbalistiques et maçonniques, ils sont sujets à nombre d’analyses et de thèses. Les films de Kubrick méritant d’être vus et revus pour être pleinement compris voire appréciés, ces derniers étant intemporels et invitant à être sans cesse explorés. Il déclara d’ailleurs à propos de 2001 : L’Odyssée de l’Espace : « Chacun est libre de spéculer à son gré sur la signification philosophique et allégorique du film. J’ai essayé de créer une expérience visuelle, qui contourne l’entendement pour pénétrer directement l’inconscient avec son contenu émotionnel ».
Stanley Kubrick et son œuvre ne peuvent être appréhendés sans un minimum d’indices biographiques. II est issu d’une famille juive de Vienne, émigrée aux USA, bien que ne l’ayant jamais traitée dans ses films il fut hanté par la shoah. Signe du destin il fut marié à la femme dont l’oncle était réalisateur propagandiste durant le régime nazi. Elevé dans le Bronx à New-York, Kubrick a été fortement marqué par les œuvres des grands musiciens, écrivains et scientifiques de la Vienne de la fin du XIXème siècle. Elève médiocre, il abandonnera par la suite l’université. Autodidacte, Kubrick sera toute sa vie un lecteur assidu.
De Stanislavski, il apprendra les méthodes de direction des acteurs. Selon le réalisateur, « Les acteurs sont comme des instruments de musique capables de produire des émotions ; certains sont toujours parfaitement accordés et prêts à jouer, d’autres trouvent le ton juste dès la première prise, mais le perdent ensuite sans jamais plus le retrouver, malgré tous les efforts du monde ». Il n’aimait pas particulièrement les acteurs, les martyrisant parfois avec un brin de sadisme il s’en serait volontiers passé s’il avait pu, pouvant faire répéter près de cent fois la même scène s’il le fallait. Tout comme Marcel Duchamp, Kubrick était jouait aux échecs, s’adonnant à des parties avec ses acteurs entre deux prises.
Stanley Kubrick commence sa carrière visuelle par la photographie au magazine Look, une de ses photos restées célèbre est celle qu’il prit d’un vendeur de journaux totalement abattu suite à la mort de Franklin D. Roosevelt. Obsédé par le contrôle de ses films, ses assistants racontent qu’il ne dormait pratiquement pas pendant les tournages. Kubrick débute sa carrière de réalisateur en 1949 par un documentaire de vingt-huit minutes sur la boxe, Day of the Fight et entame sa carrière cinématographique en 1953 avec un long-métrage Fear and Desire, film qu’il répudia par la suite, tentant d’en faire disparaître toutes les copies. Kubrick ne renonce pourtant pas et réalise en 1955 un second film, Le Baiser du Tueur, avec un budget là aussi tout aussi restreint. Son troisième film, réalisé en 1956, L’Ultime Razzia, que peut être considéré le premier vrai long métrage kubrickien. En 1957, il est alors repéré par l’industrie du cinéma comme un réalisateur prometteur. Son film suivant, Les Sentiers de la Gloire, sortit en 1958, confirmera son génie. Doté cette fois-ci de moyens plus conséquents, il travaille alors avec des acteurs de renom comme Kirk Douglas. La carrière de Stanley Kubrick bascule en 1960, lorsque Kirk Douglas lui propose de remplacer au pied levé Anthony Mann à la réalisation de Spartacus. Agé de trente-deux ans, il se retrouve soudain à la tête d’une superproduction et une pléiade de stars à diriger comme Laurence Oliver, Charles Laughton, Peter Ustinov et bien sûr Kirk Douglas dans le rôle principal. Il en gardera une expérience amère, ne pouvant pas changer le scénario qu’il trouve bancal. Spartacus marque le début de l’indépendance artistique et financière du réalisateur. Pour son film suivant, Kubrick s’exilera en Angleterre et ne remis jamais les pieds à Hollywood, s’affranchissant ainsi du dictat des grands studios.
Il tournera alors cinq films piliers en un peu plus de dix ans : Lolita en 1962, Docteur Folamour en 1963, 2001 : L’Odyssée de l’Espace en 1968, Orange Mécanique en 1971 et Barry Lyndon en 1975. Au plus haut de sa carrière, il est reconnu dès 1971 comme l’un des plus grands réalisateurs de septième art. A la sortie du scandaleux Orange Mécanique, il sera menacé de mort en Angleterre, accusé d’incitation au meurtre. Kubrick exige alors de Warner Bros que le film soit retiré de la circulation. A partir de 1975 Stanley Kubrick devient de plus en plus perfectionniste jusqu’à friser l’internement : les tournages deviennent plus longs et le rythme de sortie des films diminue ; bénéficiant d’un statut exceptionnel dans le monde du cinéma. Demeurant un artiste indépendant avec une liberté quasi totale tout en bénéficiant de la puissance financière d’Hollywood pour réaliser et promouvoir ses créations.
Abordons maintenant les thématiques récurrentes chez Kubrick…Durant sa carrière, Kubrick abordera de nombreux thèmes dont les plus récurrents furent la guerre, le dysfonctionnement humain, social et technologique, les relations entre individus. Peu de sentimentalisme dans ses films, inclassable idéologiquement et faussement de gauche car pas vraiment utopiste…Pour la guerre, il s’immiscera dans les tréfonds de l’âme humaine, bien que son approche fut différente selon les films. Sous l’ange humoristique pour Docteur Folamour (caricature de Werner Von Braun), de façon tragique pour Les sentiers de la gloire ou Full Metal Jacket et de manière totalement esthétisée et faussement enjouée pour Barry Lyndon. Pour Full Metal Jacket et Les Sentiers de la Gloire, la brutalité des scènes de guerre nous renvoient au plus près de la boucherie humaine que peuvent être les guerres modernes… Avec Full Metal Jacket, il aborde aussi les traumatismes physiques mais aussi mentaux notamment via le suicide du soldat « Baleine » durant la première partie du film.
Pour le dysfonctionnement au sens large, Kubrick a toujours traité dans son œuvre de cette thématique qu’il s’agisse de celui des machines ou des hommes. Pour 2001 : L’Odyssée de l’Espace HAL tombe en panne, via Shining le réalisateur s’emploie à filmer la folie progressive d’un homme. Pour Orange Mécanique l’échec d’un programme visant à réintroduire dans la société un être sociopathe… Société humaine faussement déontologique qui n’était pas dans le cœur de Kubrick et qu’il n’aura de cesse de critiquer, la manipulation mentale étant abordée de manière subliminale voire directe dans nombre de ses films. Soit : l’instrumentalisation des masses au profit d’une minorité dominante. De plus, le réalisateur n’était pas fervent d’une happy end et de héros au grand cœur comme l’aime tant Hollywood, l’anti-héros kubrickien (parfois détestable dans un monde qui l’est tout autant) n’est pas un personnage sympathique pour le spectateur, humain… Trop humain qu’il est. D’ailleurs, dans ses films les relations entre humains sont souvent complexes, tortueuses, remplies de vices et ne répondant pas aux schémas binaires d’une lutte entre le bien et le mal.
Etudié dans les écoles de cinéma, les universitaires n’ont eu de cesse d’analyser « au scalpel » sa filmographie et ses procédés : son travail sur la lumière (acteur à part entière dans ses films), son utilisation du travelling et de la musique (fervent de musique classique qu’il était). Son influence sur le cinéma est considérable, ses déflagrations se faisant encore sentir aujourd’hui, ayant créé une œuvre « universaliste » du fait des thèmes intemporels abordés.
Filmographie :
Fear and desire (1953) : Le premier long métrage de Stanley Kubrick, interdit de réédition par le cinéaste Kubrick lui-même. Le synopsis débutant ainsi : « Une patrouille militaire de quatre hommes se retrouve derrière les lignes ennemies dans une guerre abstraite, après que leur avion s’est écrasé. »
Le Baiser du tueur (killer’s kiss, 1955) : Film annonciateur de la Nouvelle Vague par sa forme, ce deuxième long métrage est un film noir tout comme le premier réalisé avec très peu de moyens. Kubrick y assurant seul les principales fonctions et à l’origine de l’histoire…Un boxeur au bout du rouleau (la scène du combat dans Le Baiser du tueur démontre déjà une certaine jouissance à filmer magistralement la violence) vient en aide à une voisine, tombe amoureux d’elle et se retrouve malgré lui mêlé à une sale affaire mêlant désir et de jalousie.
L’Ultime razzia (The Killing, 1956) : Archétype du cinéma noir, le film relate la chronologie du hold-up voué à l’échec. Film rythmé, ne faisant pas de place au sentimentalisme, une sorte de dédain transparait dans la manière qu’appréhende Kubrick pour sur ses personnages remplis de failles.
Les Sentiers de la gloire (Paths of glory, 1958) : Jamais réellement interdit en France (quoi qu’en dise la légende) mais tout simplement pas présenté pour la distribution française sachant le film par avance censuré du fait de la Guerre d’Algérie. Il faudra attendre 17 ans après sa sortie pour qu’il sorte dans les salles françaises. Le film est ouvertement un brûlot contre la guerre et relate l’abjection du système militaire.
Spartacus (1960) : Après avoir été remercié par Marlon Brando pour La Vengeance aux deux visages (One-eyed Jacks) après plusieurs mois de travail sur le scénario, quelque peu aux abois il se trouva contraint d’accepter au pied levé la réalisation du film. Autrefois habitué aux budgets modestes, il se retrouva du jour au lendemain aux manettes d’une superproduction. Kubrik confiera que. « Mon principal problème sur Spartacus, confiera Kubrick, c’est que j’avais un scénario bête.» Spartacus est toutefois un tournant important dans la carrière de son réalisateur qui devenant bankable put imposer par la suite son désir d’indépendance artistique et financière.
Lolita (1962) : Adaptation du célèbre roman de Nabokov, Kubrick s’attaque à l’hypocrite moraline de son époque et traite aussi un de ses sujets chers : l’exploitation du corps infantile. Kubrick prenant un malin plaisir à dynamiter l’Amérique moyenne idyllique.
2001 : l’odyssée de l’espace (2001 : A Space odyssey, 1968) : Film qui tente de résumer et prédire le destin de l’humanité et du mystère de l’univers, le film se termine une image tenant à la fois de l’embryon humain, de la machine et de la planète. Comme si le destin de l’humanité étant de fusionner avec elles.
Orange mécanique (A Clockwork orange, 1971) : « L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse principalement au viol, à l’ultraviolence et à Beethoven », annonçait synthétiquement le slogan. Collant à l’époque par son imagerie pop, bien qu’ayant vieilli il est aussi annonciateur des maux de notre société contemporaine désaxée.
Shining (1980) : Adaptation d’un livre de Stephen King, une fois digéré ce faux film d’horreur viennent les questionnements, soit : une des déviances de l’homme occidental infantilisé, celle d’un homme désirant se libérer des contingences familiales et à la recherche de la jeunesse éternelle.
Full metal jacket (1987) : Faussement film de guerre, utilisant pour toile fond la Guerre du Vietnam, le film dénonce le conditionnement, l’endoctrinement, la déshumanisation. Se terminant par « Paint it black » des Stones… Tout est dit.
Eyes wide shut (1999) : Son treizième et dernier opus est une adaptation du roman La Ronde de Schnitzler, film dont il ne put jamais voir la version commercialisée puisqu’il mourut avant sa sortie. Dans cet univers baroque et déviant, presque tous les thèmes chers au réalisateur sont abordés. Pour la petite histoire, dans la vie réelle la fille de Kubrick fut embrigadée par l’Eglise de Scientologie, est-ce donc un hasard s’il choisit Tom Cruise et sa femme de l’époque pour Eyes Wide Shut ?
Projet avorté : En 1969 le cinéaste préparait un film sur Napoléon qui malheureusement ne vit jamais le jour. Napoléon et son esprit martial et conquérant étant bizarrement une des idoles de Kubrick. Le film ne se fit jamais… Tout était quasiment prêt, des archives énormes ayant été rassemblées le cinéaste. Scénario de près de 200 pages écrit par Kubrick en personne, des repérages ayant même été effectués en Yougoslavie, en France, en Italie, en Roumanie, en Belgique. Peu admirateur du Napoléon d’Abel Gance, son ambition était carrément de signer « le meilleur film jamais réalisé ». Au bout de deux ans de travail, la MGM lâcha l’affaire…
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