« Je n’ai jamais été démocrate », « Je ne suis pas anti-démocrate » ; voici deux phrases qui semblent illustrer le paradoxe de Bernanos. Royaliste qui fait l’apologie du « mouvement de 1789 », reconnaissant que le roman national est un bloc que l’on ne peut qu’assumer totalement ou renier totalement, camelot du roi qui abjura son passé militant à l’Action Française après s’être brouillé avec Charles Maurras, Georges Bernanos n’est pas de ceux que l’on puisse coller une confortable étiquette, encore moins à l’aune d’un clivage contemporain. En réalité, au moment où Bernanos rentra du Brésil et écrivit sa France contre les Robots, la notion de partis et de clivages politiques ne revêtaient plus la moindre espèce d’importance à ses yeux. Seul l’obnubile le génocide culturel que la civilisation des machines s’apprêta à commettre, et commença même déjà à commettre comme il le constata dès son retour à Paris, où il déplora la désertion de l’idéal révolutionnaire au profit d’un conformiste mortifère chez ses contemporains. Or, ce qui est la cause principale de ce désistement, et l’incapacité totale de la politique à résoudre la question de la Technique, tient à ce qu’il nomme « l’usurpation bourgeoise » dans Le Chemin de la Croix des Âmes, soit l’idée qu’une caste domine le système, peu importe la forme que revêt son régime politique.
Dans Les grands cimetières sous la Lune, Georges Bernanos tenait en effet la démocratie pour une invention d’intellectuels, mais « au même titre que la monarchie de Joseph de Maistre ». Cette comparaison récurrente entre la démocratie comme régime faible en proie aux prédations financières et une monarchie aux mains d’une aristocratie qui l’est tout autant fait justement de Bernanos ce penseur singulier qu’il serait ridicule de vouloir classer sur l’échiquier politique. Bernanos ne critiquait pas la démocratie en tant qu’idéal, mais sa réalité telle qu’il l’observait, où il discernait nettement « l’usurpation bourgeoise ». La démocratie et son jeu électoral notamment, ne sont « qu’une fiction politique au service d’intérêts économiques inavouables », chose que l’on serait bien culotté de vouloir lui contester à l’heur de la mondialisation. Si Bernanos rejettait le qualificatif de démocrate, c’est parce que « Le démocrate, et plus particulièrement l’intellectuel bourgeois démocrate, me paraît l’espèce de bourgeois la plus haïssable », ce qui n’est pas sans rappeler les attaques de Pasolini contre cette même bourgeoise de l’Argent qui vampirise le peuple pour le rendre aussi monstrueux qu’elle. Mais Bernanos, contrairement à Pasolini, analysait directement la répercussion de cette usurpation bourgeoise sur l’État, dont il assimilait la crise au profit des puissances financières et occultes ; « la dépossession progressive des États au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque ». Bernanos, ni ne gauche, ni de droite, rejettait le libéralisme qu’avait embrassé la bourgeoisie et qu’elle imposait par son hégémonie depuis la Révolution Française. Or, cela constitue dans la pensée de Bernanos une spoliation de tout, même de l’État, au profit d’un individualisme qui se traduit économiquement, là où la puissance publique était censée agir comme un rempart contre la prédation du capitalisme dérégulé. Voilà pourquoi Bernanos se moquait bien des clivages et du jeu politique ; comme il le dit dans La France contre les Robots : « ce sont les démocrates qui font les démocraties, c’est le citoyen qui fait la République ». C’est justement ce point-là qui le démarque de l’étiquette vulgaire que certains tenteraient lui accoler par excès de bien-pensance ; Bernanos, bien qu’attaché à la royauté, appréhendait totalement l’idéal républicain. Si, pour lui, il faut « se méfier des systèmes démocratiques modernes, si imparfaits, si sommaires, si mal défendus contre les trahisons de l’argent », c’est du fait des hommes politiques dont l’obédience ne va pas à la patrie, mais à l’Argent. Or, Bernanos clamait ouvertement dans Le lendemain, c’est vous qu’il n’a « jamais été républicain, mais [qu’il a] compri[t] maintenant ce que ce mot exprimait à tort ou à raison, pour des milliers d’hommes qui ont mis en lui leur foi et leur fierté ». Il ajoutera plus tard que « L’idéalisme de ce qu’on pouvait appelait jadis les masses républicaines, leur enthousiasme naïf pour la liberté, la justice, le progrès […], nous l’avons laissé tourner en dérision, faute immense ».
Si pour Bernanos, la démocratie est « probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues », c’est à cause de sa mise en pratique par des hommes de pouvoir et opportunistes. Il relève ainsi dans une de ses lettres que les démocraties « font semblant de croire à ce qu’elles défendent, mais elles n’y croient pas. Au réalisme cynique des dictatures, elles n’opposent qu’un opportunisme hypocrite », allant jusqu’à consacrer « Saint Tartufe, patron des démocraties », dans Le Chemin de la Croix des Âmes. C’est pour cette raison qu’à son retour à Paris lors de la Libération, Bernanos remarqua que la France est retournée à un état proche de celui de 1789. La démocratie ne serait qu’une illusion, qui « après avoir signifié une conviction profonde, un état d’âme, une fois, le mot de démocrate ait pris peu à peu le sens de citoyen d’une démocratie, rien d’avantage, de sorte que nous sommes menacés de voir un jour des démocraties sans démocrates, des régimes libres sans hommes libres ». Mais n’en sommes-nous justement pas à ce point ? Ce que Bernanos s’échinait à démontrer n’était pas tant de savoir si la démocratie était mauvaise et faible dans son essence, au contraire puisqu’il l’estimait dans La France contre les Robots comme « un héritage sacré » où « justice et fraternité sont incluses », ajoutant même que « La démocratie est encore à faire », mais qu’elle a une propension plus forte que les autres régimes à succomber aux pouvoirs de l’Argent et de la Technique, car lorsqu’elle n’est que « la forme politique du capitalisme », elle « n’est pas plus la déclaration des droits de l’Homme que la dictature cléricale du général Franco n’est l’Évangile ». Cette usurpation bourgeoise n’est pas une expression vaine chez le penseur, car il fustigeait avec la même force l’idée d’une monarchie phagocytée par la bourgeoisie. Or, elle constitue le principal problème de régression sociale et culturelle selon Bernanos, de par l’acculturation du peuple qu’elle entraîne, mais aussi par l’absence totale de loyauté et de fidélité qui la caractérise. Bernanos notait d’ailleurs avec une certaine ironie que tout le monde se dit démocrate, « y compris le Führer et Mussolini », ou encore que « la bombe atomique est entrée dans l’histoire sous le signe des démocraties ». Autant de saillies qui devraient nous faire réfléchir sur l’absurde dimension messianique que nous donnons par occidentalisme au sens du mot « démocratie », alors qu’aujourd’hui, nous sommes plus que jamais dans ce que craignait Bernanos dans Le Chemin de la Croix des Âmes : « un système de slogans, comme un oiseau pris sous le faisceau d’un projecteur ».
« C’est le citoyen qui fait la République ; une démocratie sans démocrates, une république sans républicains, c’est la dictature de l’intrigue et de la corruption »
–Georges Bernanos, in « La France contre les Robots »–
En réalité, le régime idéal de Bernanos n’est guère éloigné de celui de Machiavel. Royaliste, certes, mais Bernanos rêvait d’un césarisme qui se souciât du peuple et fît avec lui bloc contre les puissances de l’Argent. Le sort des humbles est toujours ce qui distingua Bernanos du reste de l’Action Française ; avoir un roi pour avoir un roi ne l’intéressait pas si c’était pour revenir à l’Ancien Régime. La figure monarchique selon Bernanos devait être l’alliée des prolétaires, pas des sociétés anonymes ou des banques, fustigeant ceux qui lui prêtaient l’intention de professer « pour la personne des princes une espèce de fétichisme analogue à celui que certains dévots manifestent, en toute occasion, à l’égard du Saint-Père », à l’opposé d’un Charles Maurras par exemple.. Il écrivit ainsi que « « l’idée ne nous serait pas venue de nous rallier, au nom de l’ordre, avec ce vieux radical réactionnaire [Clémenceau, ndlr] contre les ouvriers français ». C’est toutefois désillusionné par la société moderne que Bernanos abjurât ses anciennes positions antirévolutionnaires, comprenant que le danger qu’apportèrent ces nouveaux obscurantismes que sont l’idéologie du progrès ou la modernité nécessitât un nouvel « élan national », dans la veine de 1789. Le prince n’est donc pour Bernanos « que le premier serviteur du peuple contre les puissantes oligarchies, hier les féodaux, à présent les trusts ». Ce qui le distingue de Pasolini réside en fait dans sa réflexion sur le rôle de l’État dans la lutte contre la civilisation des machines, estimant qu’il est le seul instrument capable de contenir la prédation de puissances occultes de cette « ère mécaniste et totalitaire » dans laquelle nous sombrons. Néanmoins, comme Pasolini, c’est au peuple que Bernanos tient, à ce peuple français qui savait résister contre l’usurpation bourgeoise, où qu’elle fût, et qui dorénavant est incapable de s’interroger sur les causes de sa propre misère. S’il eût vécu une décennie de plus, l’émergence des médias de masse ou de la télévision l’eut probablement terrifié, et alors qu’il pensait que seul « le peuple de la Résistance » aurait pu revivifier la Nation, peut-être aurait-il aussi rédigé un article sur la disparition des lucioles.
Commentaires
de toute urgence ,il faut relire bernanos surtout faire lire aux jeunes générations bernanos les forces qui nous rabaissent et, nous maintiennent sous le joug ne sortiront peu etre pas victorieuses ; garder ,malgré tout l,espoir
Écrit par : gauthier | mardi, 20 mars 2018
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