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mardi, 12 décembre 2023

Bernanos et la destinée totalitaire de la république

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Bernanos et la destinée totalitaire de la république

Nicolas Bonnal

C’est dans son livre sur Drumont, le plus important du point de vue de l’analyse mondaine de la modernité républicaine et donc de la Fin de l’Histoire – et des chrétiens qui allaient avec. On y voit le gogo (c’est le chapitre sur Panama, effarant avec ce cortège de sacrifices humains pour creuser leur canal – des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs morts tués par les conditions... climatiques), le requin, le chéquard, la crapule (Oh, Clemenceau…) et avec cet Etat qui se mêle mal de tout (on n’a pas attendu Macron, je ne cesse de le répéter, ce gars n’est qu’une cerise –sic- sur le catho) l’avènement d’un certain communisme de la fin, qui prendra tout, liberté et propriétés, les économies de mille ans, comme dit Bernanos.

La parole est au Mélenchon :

« Trois millions de petits bourgeois rouges, sans Dieu ni maître, de cœur avec les plus abjects révoltés de l’histoire, baptisant volontiers Spartacus ou Marat la rare géniture échappée par miracle à leur fureur malthusienne, et pourtant citoyens dociles,  contribuables ingénus, souscripteurs à tous les  emprunts, tels enfin que je les voudrais voir sculptés  dans le marbre, leur bonne face rondouillarde levée  vers le ciel, y bravant du regard la foudre, mais attentifs à ne pas heurter de la jambe le seau de l'employé du fisc occupé à les traire — oh ! l'incomparable, la magnifique gageure ! Protégée par cette épaisse matelassure, la République peut gouverner, c'est-à-dire poursuivre le cycle de ses expériences démagogiques, au moins jusqu’à ce que la dure loi de l’argent ait  rejeté au creuset — au cœur même du prolétariat — une classe moyenne appauvrie. »

Classe moyenne appauvrie, on y est déjà (remarquez, c’est ce que voulait Guénon qui la conchie, cette classe moyenne).

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Règne de la quantité et abolition de la dernière classe bourgeoise (revoyez un Guitry pour la comprendre et l’apprécier) :

« Car c’est par ce biais  que finira par l'emporter sans doute l'inflexible nature  des choses: à la longue les promesses elles-mêmes coûtent cher. Et c’est à la bourgeoisie devenue républicaine que la démocratie prétend faire supporter la plus grosse part de ses frais de publicité. Ainsi risque- t-elle de détruire, ainsi détruit-elle sûrement l’unique gage qui lui reste, pour se trouver bientôt les mains vides, entre le capital et le travail également voraces, entre la double anarchie de l'or et du nombre. »

Plus grave ce qui suit : la liquidation du capital intellectuel et moral du pays, qui nous mène à une tyrannie inconnue dans l’Histoire :

« Nul doute qu’un Gambetta vieillissant, par exemple, n’ait prévu le jour, où démunie de tout objet de troc ou d'échange, ne disposant plus que de thèmes épuisés, désormais sans vertu, elle devrait enfin laisser échapper son secret, avouer qu’elle n’a servi qu’à masquer, sous des noms divers adroitement choisis, la liquidation du capital intellectuel et moral du pays entreprise par la classe moyenne menacée, dans le fol espoir, sinon  d'empêcher, du moins de retarder indéfiniment une  autre liquidation, celle des fortunes privées, le triomphe du socialisme d’État, l'avènement d’un maître  mille fois plus impitoyable qu'aucun des tyrans débonnaires quelle avait sacrifiés jadis d’un cœur léger, à ses intérêts, à ses rancunes, ou seulement à sa vanité. »

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Avènement du communisme donc, pas par les idéalistes roquets du socialisme mais par les inconséquences de nos opportunistes étatistes radicaux.

« Mais aux environs de 1880, qui donc eut  imaginé avec Drumont, que le radicalisme serait si tôt vidé de sa substance, qu’il suffirait de quelques  années de gaspillage pour compromettre jusqu'au principe même de la vie nationale, l’idée de patrie, et que l’ombre d’un Babeuf, du précurseur jadis écrasé par la bourgeoisie victorieuse, allait réapparaître, un siècle plus tard, gigantesque, sur l'immense écran  de milliers de lieues carrées, de la Volga aux frontières de l’Inde? »

Sur les incompétents du midi (oh, si le midi n’avait pas voulu…) qui ont vendu la France aux banquiers ?

« On comprend l’illusion de ces politiciens du Midi, de ces gros garçons optimistes auxquels le hasard met tout à coup dans la main l’épargne de dix siècles. Comme la France est riche ! Et sans doute ils souhaitent la servir de leur mieux, mais il faut s’installer d’abord, il faut durer. Que réaliser de l'énorme héritage, comment couvrir les premiers frais ? Ainsi le nouveau régime à peine né tourne déjà timidement la tête vers les banques, éprouve la puissance et la férocité de l'argent. »

imgbfcrages.jpgLes banquiers ? Lesquels ?

Un bon mot met radicaux et cathos en place, qui restent les piliers de ce pouvoir bancaire et de la modernité :

« Un Gambetta, un Constans, un Rouvier, qui se proclament devant l'électeur les fils légitimes de la Révolution, le sont en effet, mais au même titre que les marchands d’ex-voto de Lourdes, les héritiers de la Sainte Vierge. »

Et que le pouvoir des banquiers allât de pair avec le cantique du communisme mondialiste, c’est ce que certains crétins ne veulent toujours pas comprendre. Ah, comprendre…

Références et documents:

https://archive.org/details/BernanosGeorgesLaGrandePeurDe...

https://www.amazon.fr/GUENON-BERNANOS-GILETS-JAUNES-Nicol...

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

https://www.amazon.fr/DESTRUCTION-FRANCE-AU-CINEMA/dp/B0C...

 

 

lundi, 13 novembre 2023

Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

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Georges Bernanos et « la masse affreusement disponible » des hommes trop modernes

Nicolas Bonnal

Bernanos fait rêver dans la France contre les robots, son essai le plus connu. Il rêve encore, on est en 44-45, la France est libérée et va renaître et montrer le droit chemin aux hommes, etc. Mais c’est dans La Liberté, pour quoi faire ? qu’il donne son vrai message. Le livre, ensemble de quatre conférences et non essais, est écrit (bravo à la préface courageuse de Pierre Gilles dans l’édition Folio) entre décembre 46 et avril 47 ; et le grand homme (« votre place est parmi nous ! » lui dit le Général qui quitte très vite le pouvoir lui aussi) a compris à qui il avait affaire.

1507-1.jpgLe constat est désespéré et désespérant. Sommes-nous tombés plus bas depuis, à coups de Gaza, de Reset, de Covid, de vaccins, de Biden-Macron-Leyen et consorts ? C’est possible mais je n’en suis pas sûr avec mon présent permanent ou ma Fin de l’Histoire: voyez mes textes sur Drumont, Céline ou Bernanos sans oublier ceux sur Bloy. Le froncé républicain issu de la débâcle de 1870-1871 mit fin à la certaine idée de la France. C’est un bourgeois ou un micro-consommateur débile, ringard et soumis que la télé mène à l’abattoir. Il ira twitter sur vos tombes. Même Péguy avec ce destin de retraité qu’il dénonce dans un texte sur Descartes avait compris. C’est dire.

Quand les carottes sont cuites il faut le dire. Bernanos écrit ainsi dans sa Liberté :

« Le drame de l'Europe, le voilà. Ce n'est pas l'esprit européen qui s'affaiblit ou s’obscurcit depuis cinquante plus, c'est l'homme européen qui se dégrade, c'est I ‘humanité européenne qui dégénère. Elle dégénère en s'endurcissant. Elle risque de s'endurcir au point d'être capable de résister à 'importe quelle expérience des techniques d'asservissement, c'est-à-dire non pas seulement de les subir, mais de s'y conformer sans dommage. Car cette décomposition dont je parlais tout à l'heure aura évidemment une fin. »

La dégradation et la dégénérescence sont le fruit de l’étatisme et du socialisme, denrées très chéries en France. Bernanos se rapproche des libertariens (je parle des grands historiens comme mes regrettés amis Butler ou Raico, pas des politiciens) mais aussi de Tocqueville (que ne peut-il – le Souverain – nous ôter la peine de penser et de vivre ?) ou de Jouvenel, qui publie son phénoménal du Pouvoir au lendemain de la Guerre. Avec l’admirable Stefan Zweig Bernanos évoque ces temps d’avant 1914 où l’on voyageait sans passeport : une carte de visite et des lettres d’introduction suffisaient (c’était l’époque où l’on voyageait pour voir des gens, pas pour visiter des expos).

Bernanos a compris que la France est une masse, ce n’est plus un peuple. Il sort ces phrases formidables alors sur cette « masse affreusement disponible ».

« Il y a des millions et des millions d'hommes dans le monde qui n'ont pas attendu notre permission pour soupçonner que la France de 1940 - formée d'une immense majorité de pétainistes et d'une poignée de gaullistes - et celle de 1944 - formée d'une immense majorité de gaullistes et d'une poignée de pétainistes - ne forment réellement qu'une seule masse affreusement disponible, dont l'événement de Munich avait déjà permis de mesurer le volume et le poids, qui s'est retrouvée presque tout entière à l'Armistice pour rouler dans le pétainisme par le seul effet de la pesanteur, jusqu'à ce que l'invasion de l'Afrique du Nord, rompant l'équilibre, l'ait fait choir sur l'autre pente. »

Munich, Pétain, de Gaulle, en attendant mai 68 et la coupe du monde de football ! Un qui a bien compris cela aussi c’est Audiard. Voyez son film sur la France pour rire.

Certains ici trouvent que Bernanos exagère. Mais pensez aux vaccins, présents et à venir, vaccins qui seront obligatoire sinon vous n’aurez plus droit de manger ou d’éclairer votre maison.

« Supposez que demain - puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y - les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez profondément leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils s'arrangeront très bien de leur condition de monstres, ils se résigneront à naitre bossus, tordus, ou couverts d'un poil épais comme les cochons de Bikini, en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclats dans l'espace. Leur soumission au progrès n’a égale que leur soumission à l’Etat. »

La-grande-peur-des-bien-pensants.jpgDes distraits nous parlent du néolibéralisme alors que l’on assiste au triomphe de l’Etat central universel qui accompagne le Trust des Trusts dont Bernanos parlait déjà dans sa Grande peur des bien-pensants.

C’est ma mère qui parlant de sa plage à Biarritz me disait qu’elle ne voulait plus s’y rendre, écœurée par le « dirigisme français » qui s’y manifestait : CRS, coups de sifflet, flipper, barboter entre des piquets, surfeurs industriels partout, etc.

Ce dirigisme Bernanos le voit à l’œuvre :

« La menace qui pèse sur le monde est celle d'une organisation totalitaire et concentrationnaire universelle qui ferait, tôt ou tard, sous un nom ou sous un autre, qu'importe ! de l'homme libre une espèce de monstre réputé dangereux pour la collectivité tout entière, et dont l'existence dans la société future serait aussi insolite que la présence actuelle d'un mammouth sur les bords du Lac Léman. Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je fasse seulement allusion au communisme. Le communisme disparaîtrait demain, comme a disparu l'hitlérisme, que le monde moderne n'en poursuivrait pas moins son évolution vers ce régime de dirigisme universel auquel semble aspirer les démocraties elles-mêmes. »

Oh, mais comme il est pessimiste ce Bernanos ! Comme il est prophète de malheur ce Bernanos ! Comme il devrait se soigner (ou se vacciner) ce Bernanos, ai-je lu ici ou là.

Il envoie dinguer les optimistes dans une belle et célèbre formule :

« L'optimisme est un ersatz de l'espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c'est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l'a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s'abonne à une revue nudiste et déclare qu'il se promène ainsi par hygiène, qu'il ne s'est jamais mieux porté. »

Claude Janvier expliquait à Bercoff qu’il connaissait un jeune content de ne pas voyager, content de ne pas posséder de bagnole, content de ne pas prendre l’avion, content de disposer à vie de neuf mètres carrés et content surtout de ne pas polluer. Ils sont quelques milliards comme ça.

Bernanos voit très bien qu’il va être trop tard (le chant du « signe » comme on sait c’est Debord et ses Commentaires) :

« Il faut se hâter de sauver l'homme, parce que demain il ne sera plus susceptible de l'être, pour la raison qu’il ne voudra plus être sauvé. Car si cette civilisation est folle, elle fait aussi des fous. »

Loin de l’hypocrisie de tous nos commentateurs cathos qui auront tout gobé avec ce pape (Gaza, le vaccin, l’Europe, le Reset, les migrants, le truc LGBTQ) Bernanos écrit :

« ... l'opinion cléricale qui a justifié et glorifié la farce sanglante du franquisme n'était nullement exaltée. Elle était lâche et servile. Engagés dans une aventure abominable, ces évêques, ces prêtres, ces millions d'imbéciles n'auraient eu, pour en sortir, qu'à rendre hommage à la vérité. Mais la vérité leur faisait plus peur que le crime. »

Le catholique était déjà une conscience disponible, affreusement disponible.

mardi, 08 mars 2022

De Pétain à Macron: Bernanos contre leur France robotisée

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De Pétain à Macron: Bernanos contre leur France robotisée

Nicolas Bonnal

Bernanos publie sa fastueuse France contre les robots en 1945. Il rêve d’une France qui serait reine de la Liberté dans le futur, mais nous savons ce qu’il en est. Pour le reste il ne se trompe sur rien ; il voit un monde déjà unifié (le monde multilatéral est un simulacre sur le plan du réalisme) :

« Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. »

Il résume le monde moderne :

« Un monde gagné pour la Technique (qui) est perdu pour la Liberté. »

Il voit déjà un monde fermé, comme celui de nos passes vaccinaux et politiques (voyez les émissions de l’avocat Pierre Gentillet) :

« Jamais un système n’a été plus fermé que celui-ci, n’a offert moins de perspectives de transformations, de changements, et les catastrophes qui s’y succèdent, avec une régularité monotone, n’ont précisément ce caractère de gravité que parce qu’elles s’y passent en vase clos. »

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Le monde moderne est le fils de la civilisation capitaliste anglo-saxonne ; les démocraties et les dictatures ne sont pas très différentes :

« Ce qui fait l’unité de la civilisation capitaliste, c’est l’esprit qui l’anime, c’est l’homme qu’elle a formé. Il est ridicule de parler des dictatures comme de monstruosités tombées de la lune, ou d’une planète plus éloignée encore, dans le paisible univers démocratique. Si le climat du monde moderne n’était pas favorable à ces monstres, on n’aurait pas vu en Italie, en Allemagne, en Russie, en Espagne, des millions et des millions d’hommes s’offrir corps et âmes aux demi-dieux, et partout ailleurs dans le monde — en France, en Angleterre, aux États-Unis — d’autres millions d’hommes partager publiquement ou en secret la nouvelle idolâtrie. »

Bernanos résume son époque de pétainistes de 1945 :

« …contre de Gaulle cette poignée de nobles dégénérés, de militaires sans cervelle et sans cœur, d’intellectuels à la solde des spéculateurs, d’académiciens sans vergogne, de prélats serviles… »

Les seuls à attaquer la tyrannie vaccinale sont d’ailleurs les gaullistes (il est vrai qu’en Gaule éternellement occupée tout le monde se réclame de lui). Bernanos aussi souligne une « coalition d’ignorance et d’intérêts… ». On est bien d’accord.

Pour le reste il rappelle :

« Ce sont les démocrates qui font les démocraties, c’est le citoyen qui fait la République. Une démocratie sans démocrates, une République sans citoyens, c’est déjà une dictature. »

Depuis la Révolution Française on a créé le citoyen docile :

« Tel est le résultat de la propagande incessante faite depuis tant d’années par tout ce qui dans le monde se trouve intéressé à la formation en série d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse. »

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Bernanos a été marqué par une pièce du méprisé Courteline :

« Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats…Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. »

Ce résistant annonçait un monde sinistre :

« Le petit bourgeois français n’avait certainement pas assez d’imagination pour se représenter un monde comme le nôtre si différent du sien, un monde où à chaque carrefour la Police d’État guetterait les suspects, filtrerait les passants, ferait du moindre portier d’hôtel, responsable de ses fiches, son auxiliaire bénévole et public. »

Avant le marquage numérique, le marquage digital n’est guère acceptable ; mais il fut accepté par tout le monde :

« Depuis vingt ans, combien de millions d’hommes, en Russie, en Italie, en Allemagne, en Espagne, ont été ainsi, grâce aux empreintes digitales, mis dans l’impossibilité non pas seulement de nuire aux Tyrans, mais de s’en cacher ou de les fuir ? »

Brève allusion au code QR ou au Nombre de la Bête :

« Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée. »

La civilisation de la liberté sous l’Ancien Régime (que Bernanos reconnaît, mais pas Foucault – par exemple) a disparu car l’homme preux de l’Ancien monde est mort. Ce qui reste c’est le bobo acidulé ou le retraité téléphage que Bernanos décrit dans ses termes :

« Une civilisation ne s’écroule pas comme un édifice ; on dirait beaucoup plus exactement qu’elle se vide peu à peu de sa substance, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce. On pourrait dire plus exactement encore qu’une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle. »

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Le service militaire a joué son rôle (la France toujours est responsable…) :

« L’institution du service militaire obligatoire, idée totalitaire s’il en fut jamais, au point qu’on en pourrait déduire le système tout entier comme des axiomes d’Euclide la géométrie, a marqué un recul immense de la civilisation. »

Il ne faut pas s’étonner de la passivité et de la collaboration de la population. L’homme hait la Liberté :

« Des millions et des millions d’hommes ne croyaient plus à la liberté, c’est-à-dire qu’ils ne l’aimaient plus, ils ne la sentaient plus nécessaire, ils y avaient seulement leurs habitudes, et il leur suffisait d’en parler le langage. Depuis longtemps, l’État se fortifiait de tout ce qu’ils abandonnaient de plein gré. Ils n’avaient que le mot de révolution à la bouche, mais ce mot de révolution, par une comique chinoiserie du vocabulaire, signifiait la Révolution Socialiste, c’est-à-dire le triomphal et définitif avènement de l’État, la Raison d’État couronnant aussi l’édifice économique… »

Et notre écrivain ajoute magnifiquement :

« Ils le savaient bien, ils souhaitaient en finir le plus tôt possible avec leur conscience, ils souhaitaient, au fond d’eux-mêmes, que l’État les débarrassât de ce reste de liberté, car ils n’osaient pas s’avouer qu’ils en étaient arrivés à la haïr. Oh ! ce mot de haine doit paraître un peu gros, qu’importe ! Ils haïssaient la liberté comme un homme hait la femme dont il n’est plus digne… »

Je vous laisse redécouvrir ce texte inoubliable et inutile.

Sources:

https://www.youtube.com/watch?v=RJ6xLA0LQqk

https://fr.wikisource.org/wiki/La_France_contre_les_robots

https://fr.wikisource.org/wiki/Boubouroche_et_autres_pi%C...

lundi, 26 juillet 2021

Georges Bernanos et la fin du réflexe de liberté chez les modernes

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Georges Bernanos et la fin du réflexe de liberté chez les modernes

par Nicolas Bonnal

De son splendide pamphlet anticapitaliste et antimoderne « La liberté pourquoi faire ? » extrayons ces perles :

Bernanos redéfinit l’optimiste : « L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une Revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté. Neuf fois sur dix, l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui. Au bout du compte, sa vraie formule serait plutôt ce fameux « après moi le déluge », dont on veut, bien à tort, que le roi Louis XV ait été l’auteur. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. »

Bernanos distingue optimisme et espérance :

« L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. […] Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »

L’homme n’est pas un animal politique (on sait vite comment cela dégénère, surtout en ce moment) ; il est surtout un animal susceptible d’être sauvé, malgré son matérialisme et sa bestialité :

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« L’homme, comme tout autre animal, ne vit que pour son bien-être, il n’y a rien pour lui qui soit plus précieux que la vie, et rien dans la vie qui ne soit plus précieux que la jouissance. Ce n’est souvent que trop vrai, soit. Mais si ce n’est pas vrai une fois sur cent, ou sur cent mille, ou sur un million, cela suffirait pour prouver que l’homme est un être capable de se dépasser lui-même, et dès lors le monde capitaliste ou marxiste ne peut plus être qu’une expérience faussée, puisqu’elle part d’une définition fausse de l’homme. »

Comme Virgil Gheorghiu (voyez mon texte sur la Vingt-cinquième heure et les esclaves mécaniques), Bernanos remarque nous payons cher notre inféodation à la technique (voyez smartphone et QR phone) :

« Car la machine est essentiellement l’instrument de la collectivité, le moyen le plus efficace qui puisse être mis à la disposition de la collectivité pour contraindre l’individu réfractaire, ou du moins le tenir dans une dépendance étroite. Quand les machines distribuent à tous la lumière et la chaleur, par exemple, qui contrôle les machines est maître du froid et du chaud, du jour et de la nuit. Sans doute, cela vous paraît très naturel. Vous haussez les épaules en vous disant que je veux en revenir à la chandelle. Je n’en veux nullement revenir à la chandelle, je désire seulement vous démontrer que les machines sont entre les mains du collectif une arme effrayante, d’une puissance incalculable. »

Ensuite notre grande âme annonce le contrôle aisé des cerveaux :

« […] Si vous n’y prenez garde, un jour viendra où les méthodes actuelles de la propagande paraîtront ridiculement désuètes, inefficaces. La biologie permettra d’agir directement sur les cerveaux, il ne s’agira plus de confisquer la liberté de l’homme, mais de détruire en lui jusqu’aux derniers réflexes de la liberté. […] »

C’est que l’homme moderne n’aime pas la liberté et qu’il est diablement simplifié (liberté, connecté, voter et consommer) :

« Des millions et des millions d’hommes dans le monde, depuis vingt ans, ne se sont pas seulement laissé arracher par la force la liberté de pensée, ils en ont fait, ils en feront encore, comme en Russie, l’abandon volontaire, ils considèrent ce sacrifice comme louable. Ou plutôt, ce n’est pas un sacrifice pour eux, c’est une habitude qui simplifie la vie. Et elle la simplifie terriblement, en effet. Elle simplifie terriblement l’homme. Les tueurs des régimes totalitaires se recrutent parmi ces hommes terriblement simplifiés. »

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Poussant plus loin Gustave Le Bon Bernanos décrit la masse moderne, fasciste, libérale ou communiste, et il voit poindre un isolé groupe d’hommes libres :

 « Les masses sont de plus en plus faites non pas d’hommes unis par la conscience de leurs droits et la volonté de les défendre, mais d’hommes de masse faits pour subsister en masse dans une civilisation de masse où le moindre petit groupe dissident d’hommes libres serait considéré comme une grave rupture d’équilibre, une menace de catastrophe, une espèce de lézarde, de fissure capable d’entraîner brusquement la chute de tout l’édifice. La dictature des masses n’est nullement la libération des masses. »

On rigole, mais seuls les saints pourront nous sauver, rappelle le Grand Georges :

« C’est la sainteté, ce sont les saints qui maintiennent cette vie intérieure sans laquelle l’humanité se dégradera jusqu’à périr. C’est dans sa propre vie intérieure en effet que l’homme trouve les ressources nécessaires pour échapper à la barbarie, ou à un danger pire que la barbarie, la servitude bestiale de la fourmilière totalitaire. »

Source:

Georges Bernanos, La liberté pourquoi faire ?

 

mardi, 15 juin 2021

Zweig et Bernanos : la vie sans passeport (sanitaire ou autre) avant 1914

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Zweig et Bernanos : la vie sans passeport (sanitaire ou autre) avant 1914

par Nicolas Bonnal

Le cataclysme totalitaire qui nous tombe dessus a des précédents dans notre Europe si démocratique et lumineuse, qui a aura inventé toutes les monstruosités du monde moderne. A l’heure ou le passe sanitaire est imposé à tous, où les comptes des non vaccinés, et leur téléphone, et leur eau, et leur électricité sont en passe d’être coupés (1), il est bon de le rappeler.

On va reprendre deux de nos écrivains favoris qui sont frères d’âme, le « juif libéral » et pacifiste Stephan Zweig, ami de Romain Rolland, et le catholique monarchiste Georges Bernanos, qui il y a un siècle dénonçaient la montée de l’étatisme totalitaire en Occident. Les deux grands esprits à cette époque remarquent l’émergence de deux contraintes : le passeport et le visa… Nos lecteurs pourront retrouver aussi nos écrits sur Chesterton et son détestable voyage en Amérique dans les années vingt. Contrôle et obsession anticommuniste au programme.

51eloTTc1fL.jpgOn commence par Zweig et son fastueux Monde d’hier (le plus grand livre du monde selon nous sur le vingtième siècle, ce siècle tué en 1914 et partiellement survivant dans les années vingt) :

« La chute de l'Autriche a produit un changement dans ma vie privée que j'ai d'abord considéré tout insignifiant et purement formel : j'ai perdu mon passeport autrichien et j'ai dû demander aux autorités britanniques un document de substitution, un passeport apatride. Dans mes rêves cosmopolites, j'avais souvent imaginé dans mon cœur combien splendide et conforme à mes sentiments seraient de vivre sans État, de n'être obligé à aucun pays : et, par conséquent, appartiennent à tous sans distinction. Mais encore une fois, j'ai dû reconnaître à quel point le fantasme humain et dans quelle mesure nous ne comprenons pas les sensations les plus importantes jusqu'à ce que les ayons vécues nous-mêmes. »

Ce que nous allons vivre avec la dictature sanitaire de Macron-Schwab-Leyen nous allons bientôt le comprendre. Zweig poursuit :

« Tout consulat ou officier de police autrichien avait le droit ou l’obligation de me le prolonger en tant que citoyen à part entière. Au lieu de cela, le document pour étranger que les Anglais m'ont donné, j'ai dû le demander. C'était une faveur, mais une faveur qu’ils pouvaient me retirer à tout moment. Du jour au lendemain, il avait descendu un échelon de plus. Hier, il était encore un invité étranger et, en quelque sorte, un gentleman qui a passé ses revenus internationaux et payé ses impôts, et aujourd'hui j'étais devenu un émigré, un "réfugié". »

Préparez-vous, non-vaccinés, à ce statut de réfugié sur votre sol ; on est à 45% de vaccinés, attendez 51 puis 60% ; et arrêtez de dire que les chiffres sont truqués, de toute manière ils s’en moquent.

Zweig décrit l’entrée dans un monde pré-totalitaire en 1919 :

« En effet : rien ne démontre peut-être de façon plus palpable la terrible chute que le monde de la Première Guerre mondiale a connu comme limitation de la liberté de mouvement de l'homme et la réduction de son droit à la liberté. Avant 1914, la Terre appartenait à tout le monde. Tout le monde allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu'il le voulait. Il n'y avait pas de permis ou autorisations; je m'amuse de la surprise des jeunes chaque fois que je leur dis qu'avant 1914 j'ai voyagé en Inde et en Amérique sans passeport et je n'en avais jamais vu de ma vie. »

stzwamok.jpgL’auteur d’Amok décrit ensuite ce monde d’avant la guerre mondiale éternelle voulue par les banquiers mondialistes :

« Là les gens montaient et descendaient des trains et des bateaux sans demander ou être invités, ils n'avaient pas à remplir un seul des cent papiers qui sont requis aujourd'hui. Il n'y avait pas de sauf-conduits ou les visas ou l'un de ces tracas ; les mêmes frontières qu'aujourd'hui les douanes, la police et gendarmes se sont transformés en fil de fer barbelé, à cause de la méfiance pathologique de tous vis-à-vis de tous, ils ne représentaient que des lignes symboliques qui croisaient la même nonchalance que le méridien de Greenwich. »

La laisse électronique et même psychologique (désolé, il y a ou aura 80 ou 90% de volontaires extatiques) a perfectionné cette horreur. Zweig poursuit en n’oubliant pas les vaccins, conséquence du militarisme, des guerres et aussi cause partielle du génocide planifié et faussement nommé grippe espagnole :

« Toutes les humiliations qui avaient été autrefois inventés uniquement pour les criminels, ils étaient maintenant infligés à tous les voyageurs, avant et pendant le voyage. L'un devait être représenté de droite et de gauche, visage et profil, coupé ses cheveux pour qu'on puisse voir ses oreilles, laisser ses empreintes digitales, d'abord celles du pouce, puis ceux de tous les autres doigts ; De plus, il fallait présenter des certificats de toutes sortes : de santé, de vaccination et de bonne conduite, lettres de recommandation, invitations et adresses de parents, garanties morales et économiques, remplir des formulaires et signer trois ou quatre exemplaires, et si un seul de cette pile de papiers manquait, on était perdu. Cela ressemblait à des bagatelles, mais… »

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Bernanos va utiliser le même mot : bagatelle. C’est le même en allemand. Zweig évoque ensuite notre avilissement qui en découle surnaturellement :

« Nous, les jeunes, avions rêvé d'un siècle de liberté, de l'âge futur du cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre création et de notre la pensée s'est perdue à cause de ces singeries improductives qui avilissent en même temps l’âme! »

C’est dans le  chapitre l’Agonie de la paix.

Voyons Bernanos, réfugié au Brésil comme Zweig, de six ans son cadet, et qui défendit la liberté comme personne, ce qui le rend peu lisible par les temps qui courent. Il fait les mêmes observations avec les mêmes mots que Zweig sur cette volonté médicale et donc pathologique de tout contrôler et de tout vérifier :

"Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies". « Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde… », comme ne pas se vacciner par exemple. »

419QM9V5XEL._SX210_.jpgAprès Bernanos évoque le passeport :

« Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. »

Oui, cela sonne un peu rustique et bucolique aux temps des commissaires politiques et sanitaires, pas vrai ? Puis on parle des empreintes digitales, autre bagatelle :

« Les philosophes du XVIIIe siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur le sel — la gabelle — qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous vous dites que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant contre ces bagatelles, le petit bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque inaperçu, parce que l’État Moderne, le Moloch Technique, en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables usurpations. »

Après on arrive au siècle des intellectuels qui comme les BHL ou Onfray vont tout justifier :

« Au petit bourgeois français refusant de laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît le combattre, ripostait avec dédain que ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts. »

Et là comme Zweig, esprit peu religieux s’il en fut, Bernanos évoque l’avilissement de nos âmes :

« Erreur profonde ! Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. »

Depuis ces temps nous n’avons fait que descendre. On va voir maintenant qui est prêt à payer pour la liberté.

Sources :

Bernanos – la France contre les robots (PDF sur le web)

Zweig – Le monde d’hier (LDP)

Nicolas Bonnal – Guénon, Bernanos et les gilets jaunes

 

dimanche, 18 novembre 2018

Bernanos a été, à des degrés divers, trois hommes à la fois

Entretien avec Thomas Renaud, auteur de Georges Bernanos (1888-1948) – Qui Suis-Je ? (Pardès)

Propos recueillis pas Fabrice Dutilleul

Ex: http://www.eurolibertes.com

Pourquoi lire Bernanos aujourd’hui ?

Sans que cela constitue une pirouette, je vous répondrai en citant Baudelaire qui affirmait, en 1887, donc avant-hier : « Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie ». Bernanos a été, à des degrés divers, ces trois hommes à la fois et c’est pour cela qu’il nous faut aujourd’hui le lire, ou le relire. On retient trop souvent sa critique de la technique, peut-être grâce à la force d’un titre : La France contre les robots. Cette critique était certes pertinente mais elle a été largement surpassée par d’autres. Qu’il suffise de citer, à la même époque, Huxley ou Barjavel. Mais ce qui fait toute l’originalité de Bernanos, c’est qu’il avait saisi que le désastre moderne n’était pas prioritairement social, économique ni même philosophique, mais spirituel. Ou plutôt, qu’il était social, économique et philosophique parce que spirituel. C’est parce que la modernité est une gigantesque machine à broyer les âmes que Bernanos a porté en lui toute sa vie la nostalgie des temps anciens. D’autant plus que cette faillite moderne était peinturlurée, déguisée, masquée en formidable marche du Progrès.

QSJBernanos.jpgLire Bernanos aujourd’hui, c’est donc renouer avec l’idéal de la plus vieille France, celui d’une chrétienté médiévale – peut-être idéalisée – qui, dans toute sa puissance, était restée le marchepied du Royaume des Cieux. Royaume qui ne s’ouvrait qu’à ceux qui n’avaient pas tué en eux l’esprit d’enfance. Une chrétienté virile qui châtiait les usuriers et faisait miséricorde aux putains, qui couvrait la France de monastères, de vignes et de moulins. C’est à cette vieille terre de France que Bernanos songeait lorsqu’il écrivait : « Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire ». Et cette terre est la nôtre, alors…

Quels livres de Bernanos conseilleriez-vous à quelqu’un qui ne l’a encore jamais lu ? Et quels sont ses livres aujourd’hui toujours disponibles ?

La quasi-totalité des œuvres de Bernanos sont aujourd’hui accessibles, et les rééditions sont nombreuses. La critique a trop souvent distingué en Bernanos le romancier du pamphlétaire, je me suis attaché dans cette petite biographie à montrer que la césure est artificielle. Les deux facettes de l’écrivain se nourrissaient mutuellement et tiraient leur force de la même âme torturée. Mais puisqu’il faut bien vous répondre, nous pourrions suggérer le Journal d’un Curé de campagne, Sous le Soleil de Satan et Français, si vous saviez… Ce dernier titre, recueil d’articles parus au sortir de la deuxième guerre mondiale, a beaucoup à nous dire sur la situation actuelle de la France et les choix qui s’ouvrent à notre vieux peuple. Mais le sommet poétique de Bernanos reste peut-être Dialogues des carmélites, œuvre des derniers instants d’une vie trop vite consumée, qui concentre en quelques âmes ce que l’écrivain attendait de « l’esprit français ».

Bernanos n’a jamais renié son amitié et son soutien à Édouard Drumont, auteur du best-seller au XIXe siècle La France juive ; étrangement, ce n’est pas ce qu’on semble prioritairement lui reprocher de nos jours ; je me trompe ?

Si Bernanos n’a jamais renié Drumont, il s’est expliqué à plusieurs reprises sur l’antisémitisme qui lui était reproché. J’ai tenu à apporter quelques précisions utiles sur cette question qui est aujourd’hui particulièrement piégeuse, et Sébastien Lapaque, excellent connaisseur de l’œuvre de Bernanos, avait, à plusieurs reprises, brillamment repoussé les tentatives fielleuses des petits censeurs des lettres françaises. La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune opposent bernanosiens de droite et bernanosiens de gauche. C’est ramener un écrivain à des considérations bien mesquines. Il faut prendre Bernanos tout entier. Le Grand d’Espagne avait tenu à saluer en Drumont un défenseur du petit peuple contre le règne de l’Argent, malgré, ou plutôt au-delà de son antisémitisme. La meilleure manière de comprendre ces nuances peu admises par les scribouillards du temps, reste de le lire.

mardi, 18 septembre 2018

Une biographie de Bernanos

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Une biographie de Bernanos

par Georges FELTIN-TRACOL

Simone Weil, George Orwell et Georges Bernanos font partie des références incontournables d’une certaine droite réfractaire aux slogans libéraux et économicistes. Compatriote forézien originaire de l’industrieuse vallée de l’Ondaine aux portes du Velay, Thomas Renaud vient d’écrire une agréable biographie sur l’auteur de Monsieur Ouine dans la collection « Qui suis- je ? ». Depuis plusieurs années, les livres ne cessent de se multiplier sur le natif au 26, rue Joubert à Paris. Si l’ouvrage de Thomas Renaud ne vise pas à l’exhaustivité, il apporte un éclairage raisonné sur une grande figure spirituelle, littéraire et culturelle !

Contre l’hémiplégie politique

qui-suis-je-jean-bernanos-zkrmn4.jpgSoixante-dix ans après sa mort, Georges Bernanos fait toujours l’objet d’interprétations intéressées. Certaines se focalisent sur le romancier et ignorent l’essayiste et le polémiste. D’autres, au contraire, valorisent le pamphlétaire et écartent son œuvre romanesque. Thomas Renaud a le mérite de montrer que ces deux facettes forment un seul ensemble de manière irrécupérable. « Complexe et torturé, dans la mesure où il n’a jamais voulu faire taire les appels de son âme, Bernanos a porté avec lui les violents paradoxes de la nature humaine, sans que ne soient jamais trahies ses plus profondes convictions. Catholique, royaliste, anti-démocrate, anti-clérical et anti-moderne, ennemi des bourgeois et partisan des petits jusqu’à la mauvaise foi, il demeura tout cela à la fois, depuis son adolescence jusqu’à son dernier souffle. D’un côté, les “ droitards ” se fourvoient en dénonçant en lui un traître passé à gauche, de l’autre, certains néo-bernanosiens se trompent également en occultant l’admiratif disciple de Drumont, le militant de rue de l’Action française, le solide soldat des tranchées et le chrétien intégral (p. 114). »

C’est fort bien vu à un moment où certaines feuilles de choux mensuelles richement illustrées et intellectuellement vides – pensons à L’Imbécile – le revendiquent avec excès. Militant royaliste intégral, Bernanos a toujours eu la fibre sociale, d’où son engagement au Cercle Proudhon avant la Grande Guerre. Aujourd’hui – et sans faire parler les morts à la façon bolchevique -, le jeune Bernanos aurait probablement milité au Bastion social si injustement décrié par quelques petits bourges néo-conservateurs. Son œuvre se comprend à l’aune de sa détestation de l’injustice. C’est contre l’injustice grasse faite à la mémoire de l’auteur de La France juive qu’il rédige ce remarquable ouvrage, La Grande Peur des bien-pensants. C’est contre un monde tragique qu’il publie Sous le Soleil de Satan et Nouvelle histoire de Mouchette. C’est contre une répression qu’il estime inique de la part des nouveaux croisés de libération nationale qu’il s’indigne dans Les Grands Cimetières sous la lune. C’est contre une « étrange défaite » (Marc Bloch) en 1940 que depuis son exil brésilien, il se rallie à un général de brigade à titre temporaire qui sait s’exprimer à la radio, devenant ainsi le premier écrivain de la France libre. C’est contre une Technique devenue folle et meurtrière au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’il sort La France contre les robots. Qui aurait de nos jours l’audace de signer une France contre Facebook, Apple, Google et Amazon ?

Les colères d’un chrétien intégral

Au moment des Grands Cimetières sous la lune, des critiques ont cru que Georges Bernanos allait prendre la voie royale vers les notables et, pourquoi pas ?, l’Académie française. Ils se trompaient complètement. En effet, Georges Bernanos n’a jamais plongé dans l’eau tiède de la gloriole médiatique de son temps. Plus que Français du XXe siècle, Bernanos se sentait Chrétien surgi du « beau Moyen Âge », de ce siècle des cathédrales gothiques et du souverain sacré de Justice sous son chêne, Louis le Neuvième. Au soir de sa vie, il écrit Le Dialogue des carmélites au ton plus que contre-révolutionnaire, franchement réactionnaire et anti-révolutionnaire. Thomas Renaud rappelle que ce texte fut à maintes reprises adapté au théâtre, mais c’est en 1952, « la création de Tassencourt [qui] remporta les suffrages quasi unanimes de la critique (p. 109) ». Marcelle Tassencourt, l’épouse et l’égérie de Thierry Maulnier dont le cheminement intellectuel prit une direction assez parallèle à celui de Bernanos…

bernanos4.jpgDu fait des impératifs du volume, l’auteur s’intéresse à la vie de Georges Bernanos, quitte à reléguer au second plan sa vision politique. Elle demeure cependant bien présente pour expliquer les prises de position virulentes d’un fervent chrétien inquiet de l’avenir de la foi et des fidèles. Attention au contre-sens ! Bernanos se moque du sort des États modernes. Ce catholique a compris que la modernité est en perdition, elle est la perdition et correspond à la Chute de l’Homme adamique. D’où la démarche de son biographe. « Il nous semblait préférable de présenter aux lecteurs qui le connaissaient mal un Bernanos vivant, sans l’habituelle hémiplégie intellectuelle des lecteurs “ de droite ” et “ de gauche ”. Sébastien Lapaque a fait beaucoup pour rendre ce Bernanos “ en bloc ” que trop de critiques avaient divisé. Cette petite biographie doit ouvrir largement sur l’œuvre et permettre une belle amitié avec un auteur particulièrement attachant, qui n’a jamais souhaité jouer la comédie (1). »

Thomas Renaud insiste néanmoins sur la genèse méconnue de La Grande Peur des bien-pensants. « Le choix du titre sera l’occasion de combats homériques entre l’auteur et les lecteurs de la maison. “ Un témoin de la race ” ? Refusé. “ Au bord des prochains charniers ” ? Refusé. “ Démission de la France ” ? Encore refusé. Dans une dernière tentative, Bernanos propose “ La Grande Peur des bien-pensants ”. Il tient également à ce que le nom d’Édouard Drumont apparaisse en sous-titre. L’éditeur acquiesce à sa première demande et repousse la seconde (p. 65). » Quel vertige si l’un de ces premiers titres avait été adopté !

Résistance manquée à la Modernité

L’auteur aurait pu mieux confronter Georges Bernanos à Ernst Jünger qui, par bien des aspects, peut être vu comme le premier des bernanosiens, lui, le porteur de la décoration « Pour le Mérite » qui se convertit au catholicisme romain en espérant que l’Église catholique contiendrait le déploiement de la Modernité. Ne soyons toutefois pas sévère d’autant que cela pourrait servir de trame à un prochain essai… « Espérons, craint-il, ne pas avoir rejoint, par ces quelques pages, la cohorte des imbéciles (p. 113). » Qu’il soit rassuré ! Cette cohorte ne l’a pas rencontré.

« Au soir de sa vie, prévient encore Thomas Renaud, Bernanos affirmait ne plus écrire pour ses contemporains, mais pour leurs arrière-petits-fils (p. 9). » Voulait-il vraiment avoir des disciples ? « Son œuvre nous ferait volontiers répondre par la négative. Du moins si l’on entend par là qu’il souhaitait “ faire école ”, répond-il encore. L’échec supposé de l’école maurrassienne – solide école de pensée, mais finalement d’inaction – avait probablement défavorablement marqué l’ancien Camelot du roi. Cela n’a pas empêché l’écrivain d’avouer écrire pour les générations futures qui, elles, seraient à même de comprendre ses cris et répondre à ses appels (2). » L’auteur des Enfants humiliés ne savait pas que le monde archi-moderne bouleverserait jusqu’au tréfond de l’âme humaine, y compris au sein de sa propre famille. Il y a une quinzaine d’années, une université d’été du FNJ s’était placé sous son patronage. Largement versée dans le cosmopolitisme, l’anti-fascisme de pacotille et la « grillade » urbaine de voitures de police républicaine (vieux reliquat de l’anti-républicanisme de l’auguste aïeul ?), les héritiers de l’écrivain s’élevèrent contre cette « atteinte à sa mémoire ». Pour paraphraser Philippe de Villiers qui parlait de la descendance de Charles de Gaulle, « Georges Bernanos était un chêne, ses petits-enfants sont des glands ». Bernanos n’a pas empêché la reddition totale de la France.

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Thomas Renaud, « Bernanos, ou l’homme face au salut » (entretien avec Anne Le Pape), dans Présent du 11 août 2018.

2 : Idem.

• Thomas Renaud, Georges Bernanos, Pardès, coll. « Qui suis-je ? », 2018, 128 p., 12 €.

mardi, 20 mars 2018

L’usurpation bourgeoise chez Bernanos

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L’usurpation bourgeoise chez Bernanos

« Je n’ai jamais été démocrate », « Je ne suis pas anti-démocrate » ; voici deux phrases qui semblent illustrer le paradoxe de Bernanos. Royaliste qui fait l’apologie du « mouvement de 1789 », reconnaissant que le roman national est un bloc que l’on ne peut qu’assumer totalement ou renier totalement, camelot du roi qui abjura son passé militant à l’Action Française après s’être brouillé avec Charles Maurras, Georges Bernanos n’est pas de ceux que l’on puisse coller une confortable étiquette, encore moins à l’aune d’un clivage contemporain. En réalité, au moment où Bernanos rentra du Brésil et écrivit sa France contre les Robots, la notion de partis et de clivages politiques ne revêtaient plus la moindre espèce d’importance à ses yeux. Seul l’obnubile le génocide culturel que la civilisation des machines s’apprêta à commettre, et commença même déjà à commettre comme il le constata dès son retour à Paris, où il déplora la désertion de l’idéal révolutionnaire au profit d’un conformiste mortifère chez ses contemporains. Or, ce qui est la cause principale de ce désistement, et l’incapacité totale de la politique à résoudre la question de la Technique, tient à ce qu’il nomme « l’usurpation bourgeoise » dans Le Chemin de la Croix des Âmes, soit l’idée qu’une caste domine le système, peu importe la forme que revêt son régime politique.

gb-robots.jpgDans Les grands cimetières sous la Lune, Georges Bernanos tenait en effet la démocratie pour une invention d’intellectuels, mais « au même titre que la monarchie de Joseph de Maistre ». Cette comparaison récurrente entre la démocratie comme régime faible en proie aux prédations financières et une monarchie aux mains d’une aristocratie qui l’est tout autant fait justement de Bernanos ce penseur singulier qu’il serait ridicule de vouloir classer sur l’échiquier politique. Bernanos ne critiquait pas la démocratie en tant qu’idéal, mais sa réalité telle qu’il l’observait, où il discernait nettement « l’usurpation bourgeoise ». La démocratie et son jeu électoral notamment, ne sont « qu’une fiction politique au service d’intérêts économiques inavouables », chose que l’on serait bien culotté de vouloir lui contester à l’heur de la mondialisation. Si Bernanos rejettait le qualificatif de démocrate, c’est parce que « Le démocrate, et plus particulièrement l’intellectuel bourgeois démocrate, me paraît l’espèce de bourgeois la plus haïssable », ce qui n’est pas sans rappeler les attaques de Pasolini contre cette même bourgeoise de l’Argent qui vampirise le peuple pour le rendre aussi monstrueux qu’elle. Mais Bernanos, contrairement à Pasolini, analysait directement la répercussion de cette usurpation bourgeoise sur l’État, dont il assimilait la crise au profit des puissances financières et occultes ; « la dépossession progressive des États au profit des forces anonymes de l’Industrie et de la Banque ». Bernanos, ni ne gauche, ni de droite, rejettait le libéralisme qu’avait embrassé la bourgeoisie et qu’elle imposait par son hégémonie depuis la Révolution Française. Or, cela constitue dans la pensée de Bernanos une spoliation de tout, même de l’État, au profit d’un individualisme qui se traduit économiquement, là où la puissance publique était censée agir comme un rempart contre la prédation du capitalisme dérégulé. Voilà pourquoi Bernanos se moquait bien des clivages et du jeu politique ; comme il le dit dans La France contre les Robots : « ce sont les démocrates qui font les démocraties, c’est le citoyen qui fait la République ». C’est justement ce point-là qui le démarque de l’étiquette vulgaire que certains tenteraient lui accoler par excès de bien-pensance ; Bernanos, bien qu’attaché à la royauté, appréhendait totalement l’idéal républicain. Si, pour lui, il faut « se méfier des systèmes démocratiques modernes, si imparfaits, si sommaires, si mal défendus contre les trahisons de l’argent », c’est du fait des hommes politiques dont l’obédience ne va pas à la patrie, mais à l’Argent. Or, Bernanos clamait ouvertement dans Le lendemain, c’est vous qu’il n’a « jamais été républicain, mais [qu’il a] compri[t] maintenant ce que ce mot exprimait à tort ou à raison, pour des milliers d’hommes qui ont mis en lui leur foi et leur fierté ». Il ajoutera plus tard que « L’idéalisme de ce qu’on pouvait appelait jadis les masses républicaines, leur enthousiasme naïf pour la liberté, la justice, le progrès […], nous l’avons laissé tourner en dérision, faute immense ».

9782253933021.jpgSi pour Bernanos, la démocratie est « probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues », c’est à cause de sa mise en pratique par des hommes de pouvoir et opportunistes. Il relève ainsi dans une de ses lettres que les démocraties « font semblant de croire à ce qu’elles défendent, mais elles n’y croient pas. Au réalisme cynique des dictatures, elles n’opposent qu’un opportunisme hypocrite », allant jusqu’à consacrer « Saint Tartufe, patron des démocraties », dans Le Chemin de la Croix des Âmes. C’est pour cette raison qu’à son retour à Paris lors de la Libération, Bernanos remarqua que la France est retournée à un état proche de celui de 1789. La démocratie ne serait qu’une illusion, qui « après avoir signifié une conviction profonde, un état d’âme, une fois, le mot de démocrate ait pris peu à peu le sens de citoyen d’une démocratie, rien d’avantage, de sorte que nous sommes menacés de voir un jour des démocraties sans démocrates, des régimes libres sans hommes libres ». Mais n’en sommes-nous justement pas à ce point ? Ce que Bernanos s’échinait à démontrer n’était pas tant de savoir si la démocratie était mauvaise et faible dans son essence, au contraire puisqu’il l’estimait dans La France contre les Robots comme « un héritage sacré » où « justice et fraternité sont incluses », ajoutant même que « La démocratie est encore à faire », mais qu’elle a une propension plus forte que les autres régimes à succomber aux pouvoirs de l’Argent et de la Technique, car lorsqu’elle n’est que « la forme politique du capitalisme », elle « n’est pas plus la déclaration des droits de l’Homme que la dictature cléricale du général Franco n’est l’Évangile ». Cette usurpation bourgeoise n’est pas une expression vaine chez le penseur, car il fustigeait avec la même force l’idée d’une monarchie phagocytée par la bourgeoisie. Or, elle constitue le principal problème de régression sociale et culturelle selon Bernanos, de par l’acculturation du peuple qu’elle entraîne, mais aussi par l’absence totale de loyauté et de fidélité qui la caractérise. Bernanos notait d’ailleurs avec une certaine ironie que tout le monde se dit démocrate, « y compris le Führer et Mussolini », ou encore que « la bombe atomique est entrée dans l’histoire sous le signe des démocraties ». Autant de saillies qui devraient nous faire réfléchir sur l’absurde dimension messianique que nous donnons par occidentalisme au sens du mot « démocratie », alors qu’aujourd’hui, nous sommes plus que jamais dans ce que craignait Bernanos dans Le Chemin de la Croix des Âmes : « un système de slogans, comme un oiseau pris sous le faisceau d’un projecteur ».

« C’est le citoyen qui fait la République ; une démocratie sans démocrates, une république sans républicains, c’est la dictature de l’intrigue et de la corruption »
–Georges Bernanos, in « La France contre les Robots »–

En réalité, le régime idéal de Bernanos n’est guère éloigné de celui de Machiavel. Royaliste, certes, mais Bernanos rêvait d’un césarisme qui se souciât du peuple et fît avec lui bloc contre les puissances de l’Argent. Le sort des humbles est toujours ce qui distingua Bernanos du reste de l’Action Française ; avoir un roi pour avoir un roi ne l’intéressait pas si c’était pour revenir à l’Ancien Régime. La figure monarchique selon Bernanos devait être l’alliée des prolétaires, pas des sociétés anonymes ou des banques, fustigeant ceux qui lui prêtaient l’intention de professer « pour la personne des princes une espèce de fétichisme analogue à celui que certains dévots manifestent, en toute occasion, à l’égard du Saint-Père », à l’opposé d’un Charles Maurras par exemple.. Il écrivit ainsi que « « l’idée ne nous serait pas venue de nous rallier, au nom de l’ordre, avec ce vieux radical réactionnaire [Clémenceau, ndlr] contre les ouvriers français ». C’est toutefois désillusionné par la société moderne que Bernanos abjurât ses anciennes positions antirévolutionnaires, comprenant que le danger qu’apportèrent ces nouveaux obscurantismes que sont l’idéologie du progrès ou la modernité nécessitât un nouvel « élan national », dans la veine de 1789. Le prince n’est donc pour Bernanos « que le premier serviteur du peuple contre les puissantes oligarchies, hier les féodaux, à présent les trusts ». Ce qui le distingue de Pasolini réside en fait dans sa réflexion sur le rôle de l’État dans la lutte contre la civilisation des machines, estimant qu’il est le seul instrument capable de contenir la prédation de puissances occultes de cette « ère mécaniste et totalitaire » dans laquelle nous sombrons. Néanmoins, comme Pasolini, c’est au peuple que Bernanos tient, à ce peuple français qui savait résister contre l’usurpation bourgeoise, où qu’elle fût, et qui dorénavant est incapable de s’interroger sur les causes de sa propre misère. S’il eût vécu une décennie de plus, l’émergence des médias de masse ou de la télévision l’eut probablement terrifié, et alors qu’il pensait que seul « le peuple de la Résistance » aurait pu revivifier la Nation, peut-être aurait-il aussi rédigé un article sur la disparition des lucioles.

lundi, 07 mars 2016

L'homme d'autrefois...

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“L'homme d'autrefois ne ressemblait pas à celui d'aujourd'hui. Il n'eût jamais fait partie de ce bétail que les démocraties ploutocratiques, marxistes ou racistes, nourrissent pour l'usine ou le charnier. Il n'eût jamais appartenu aux troupeaux que nous voyons s'avancer tristement les uns contre les autres, en masses immenses derrière leurs machines, chacun avec ses consignes, son idéologie, ses slogans, décidés à tuer, résignés à mourir, et répétant jusqu'à la fin, avec la même résignation imbécile, la même conviction mécanique : « C'est pour mon bien… c'est pour mon bien… » Loin de penser comme nous, à faire de l'État son nourricier, son tuteur, son assureur, l'homme d'autrefois n'était pas loin de le considérer comme un adversaire contre lequel n'importe quel moyen de défense est bon, parce qu'il triche toujours. C'est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement son sens de la justice ; il les considérait comme autant d'obstacles à la tyrannie, et, si humble que fût le sien, il le tenait - non sans raison d'ailleurs - pour solidaire des plus grands, des plus illustres. Je sais parfaitement que ce point de vue nous est devenu étranger, parce qu'on nous a perfidement dressés à confondre la justice et l'égalité. Ce préjugé est même poussé si loin que nous supporterions volontiers d'être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l'être moins que nous. Les privilèges nous font peur, parce qu'il en est de plus ou moins précieux. Mais l'homme d'autrefois les eût volontiers comparés aux vêtements qui nous préservent du froid. Chaque privilège était une protection contre l'État. Un vêtement peut être plus ou moins élégant, plus ou moins chaud, mais il est encore préférable d'être vêtu de haillons que d'aller tout nu. Le citoyen moderne, lorsque ses privilèges auront été confisqués jusqu'au dernier, y compris le plus bas, le plus vulgaire, le moins utile de tous, celui de l'argent, ira tout nu devant ses maîtres.”

Georges Bernanos, La France contre les robots.

Soure: http://zentropa.info

samedi, 05 mars 2016

Bernanos, romancier du surnaturel

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« Dans ce monde où règne l’invocation perpétuelle et peu contestée des droits de l’homme et de la solidarité, Bernanos ne milite pas pour la philanthropie mais pour la charité, qui est tout autre chose. Peut-on comprendre autrement ses mises en garde réitérées contre tout programme d’éradication de la pauvreté qui ne reconnaîtrait pas à celle-ci sa réalité spirituelle, alors qu’il milite pour la justice ? Qu’en est-il de ses romans ? Dans quelle mesure peuvent-ils heurter ou au contraire exaucer les attentes de nos contemporains ? »

Au fil d’une lecture approfondie et scrupuleuse qu’elle étaye de nombreuses citations, Monique Gosselin-Noat nous entraîne au cœur de six grands romans bernanosiens – Sous le soleil de Satan ; L’Imposture ; La Joie ; Nouvelle histoire de Mouchette, Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine. Parachevant son étude par une confrontation des contenus romanesques à d’autres écrits de Bernanos, elle tisse un riche réseau d’échos et de réfractions afin de montrer combien, au-delà de leurs qualités littéraires, ces œuvres jugées souvent désuètes peuvent au contraire toucher les lecteurs d’aujourd’hui, fussent-ils étrangers au catholicisme, voire au message chrétien.

dimanche, 28 février 2016

L’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous

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Juan Asensio :

« L’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous »

Ex: http://www.philitt.fr

Juan Asensio est essayiste et critique littéraire. Il collabore à de nombreuses revues dont Études, L’Atelier du Roman et La Revue des deux Mondes. Depuis 2004, il tient le site Stalker qui se conçoit comme une « dissection du cadavre de la littérature ». Nous nous sommes entretenus avec lui sur son écrivain préféré : Georges Bernanos.

PHILITT : De quand date votre découverte de Georges Bernanos ? Le coup de foudre fut-il immédiat ou vous a-t-il fallu un moment pour appréhender la force de sa langue et le caractère ténébreux de son univers ?

Juan Asensio : C’est lors d’une sortie de classe dans une salle de cinéma que j’ai été pour la première fois confronté à l’œuvre de Georges Bernanos. Sous le soleil de Satan, adapté par Maurice Pialat, venait de sortir sur les écrans. Le film était promis à une longue carrière polémique qui devait connaître son acmé avec le poing crânement brandi par le réalisateur devant le mufle ahuri des imbéciles qui le sifflaient lors de la remise de la Palme d’or du Festival de Cannes. Nous étions alors en 1987, et il me faut ici remercier mon professeur de français de première, Madame Colette Douai, de nous avoir emmenés voir ce film puissant, quoi que nous ayons pensé depuis de sa fidélité après tout relative au texte et surtout, plus grave, à l’esprit du roman de Georges Bernanos. Je ne crois pas abusif de dire que ce fut un choc, bien davantage qu’un coup de foudre, mais un choc d’abord visuel, que je n’avais éprouvé, durant ces mêmes années de scolarité à l’externat Sainte-Marie, à Lyon, que devant Stalker de Tarkovski et Cris et Chuchotements de Bergman. Le premier avait été projeté, si mes souvenirs sont bons, dans une salle de cinéma minuscule se trouvant entre la place des Terreaux et les pentes de la Croix-Rousse, qui n’existe plus depuis de bien longues années. Je revois encore l’affiche du film, qui m’avait intrigué. J’ai regardé le second sur l’écran du ciné-club du collège précédemment nommé. Je me souviens encore du geste d’horreur et de dégoût de ma voisine, deux mains devant la bouche, yeux fermés et tête détournée, durant la projection du film de Bergman, au moment où l’une des héroïnes plonge dans son sexe une lame tranchante. J’ai parlé de choc visuel à propos de l’adaptation réalisée par Maurice Pialat du premier roman de Georges Bernanos. Comment pouvait-il en aller autrement, d’ailleurs, puisqu’il s’agissait d’un film à la lumière chiche, de scènes à la composition non pas sommaire mais épurée tournées en partie à la brune ?

Le choc fut d’abord cinématographique avant d’être littéraire…

Il n’en reste pas moins que ce choc fut renouvelé, réanimé par une nouvelle brûlure, littéraire donc, du moins pour moi, existentielle, cette fois première ou même primaire, bien réelle et non pas transposée d’un support artistique à un autre, par la lecture du roman publié en 1926 par celui que Nimier appela le Grand d’Espagne, et que ce choc fut de nouveau visuel (contrairement à ce que professait Sartre, parlant de la littérature, dans L’imaginaire), convoquant mes sens, donc phénoménologique bien davantage qu’esthétique. Pardonnez-moi d’employer une série de grands mots mais je ne vois pas d’autre façon de décrire l’effet que me fit cette lecture. Si le maquignon démoniaque était capable de voir au fin fond du cœur de l’abbé Donissan, si ce dernier pouvait lire le péché tapi au dernier recès de Mouchette, je voyais, pour ma part, littéralement devant moi, parfois même sans fermer les yeux, les scènes ténébreuses et pourtant sidérantes de vérité que Bernanos avaient peintes, son chevalet planté dans la boue des tranchées de la Grande Guerre, des cratères de laquelle son roman était sorti, comme un animal sauvage sans nom.

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Je n’ai pas immédiatement, à l’époque, dévoré les autres romans de Bernanos, et me suis contenté, pour commencer, de lire et de relire le premier roman de cet écrivain qui, comme nul autre hormis Dostoïevski ou Shakespeare (et plus tard, découvrirais-je, Stevenson ou Conrad, Melville ou Lowry), évoquait les tourments les plus secrets de l’âme et, surtout, figurait ce que nous pourrions appeler, sans intention blasphématoire, la présence réelle du diable, présence qui enfin devenait crédible depuis que Baudelaire puis Bloy avaient figé le Père du Mensonge dans le diamant noir de l’Irrévocable, présence cependant imparfaite, labile et grotesque puisqu’elle s’incarnait sous la défroque d’un rusé maquignon et la possession, au sens démonologique du terme, d’une gamine vicieuse, Mouchette. C’est un peu comme si, enfin me suis-je dit puisque je passais comme aujourd’hui mes journées à lire, un univers romanesque original et implacable se découvrait sous mes yeux de lecteur des œuvres du grand Russe, mais aussi de Stevenson ou d’Hawthorne (aucun écrivain français à l’époque, car je lisais les fadaises d’Aragon, de Breton, de Ponge ou, rendez-vous compte, du vieux faune Philippe Sollers, et ne savais rien de Léon Bloy, que je découvrirais quelques années plus tard seulement, dans les rayonnages improbables d’une Fnac de la place Bellecour !), qui tous figurèrent d’une façon ou d’une autre, mais avec moins de crâne éclat que ne l’avait fait ce diable de Bernanos, la geste noire du Démon. Sous le soleil de Satan fut pour moi, je le répète, ce que devrait être toute grande lecture pour un lecteur conséquent, ce qu’avait été la découverte de L’Ange des ténèbres, ce que serait celle, quelques années plus tard, d’Absalon, Absalon !, de la Connaissance de la douleur ou encore de La Persuasion et la Rhétorique. Progressivement, lentement, en prenant bien soin de respecter l’ordre chronologique de parution des œuvres de Georges Bernanos, romans, essais mais aussi correspondance et, parallèlement, tout ce qui avait été écrit sur lui, je m’enfonçais en tout cas dans les terres dangereuses desquelles un Michel Bernanos semble d’ailleurs ne pas être revenu, le regard chargé de visions coruscantes et tentatrices. Quelle Gorgone le fils prodigue de Georges Bernanos, auteur de l’admirable La Montagne morte de la vie ou, moins connu mais tout aussi énigmatique, du texte intitulé Ils ont déchiré Son image a-t-il fixée dans la nuit ?

Depuis cette époque désormais lointaine, je n’ai pas cessé de relire Georges Bernanos, quitte à le délaisser radicalement, mais en l’ayant en somme toujours à l’esprit, même lorsque je découvrais des auteurs n’ayant a priori que peu de rapport avec lui, m’attachant aussi, depuis quelques années, à lire ou relire les auteurs qu’il a lui-même lus, comme Joseph Conrad, Léon Bloy bien sûr, mais encore Ernest Hello, si profondément oublié, et tant d’autres que Bernanos, assez curieusement d’ailleurs, se plaisait à ne mentionner que rarement, comme s’il répugnait à avouer qu’il était, en plus d’un grand romancier, l’un des plus grands romanciers à vrai dire du siècle passé, un excellent lecteur.

Bernanos est un des rares écrivains à briller autant par ses romans que par ses essais polémiques. En quoi est-il difficile de conjuguer les deux ? Connaissez-vous un auteur qui soit son égal de ce point de vue-là ?

Je vais plus loin que vous, car il faut rappeler que c’est à regret que Georges Bernanos a délaissé son œuvre proprement romanesque, ses chers personnages, Chevance, le curé d’Ambricourt, la seconde Mouchette, Chantal de Clergerie, pour se consacrer, vers la fin de sa vie, face à l’urgence apocalyptique qui explosait à ses yeux, à des essais, même si les tout premiers d’entre eux, Jeanne relapse et sainte, La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune sont encore étroitement imbriqués avec les romans, sont comme des espèces de romans, d’ailleurs. Ainsi, l’essai magistral sur Édouard Drumont peut à mon sens parfaitement se lire comme un ample roman sur l’honneur perdu, l’attachement aux valeurs anciennes, la déshumanisation d’un monde autrefois non point admirable mais à tout le moins cohérent, sous l’effet dévastateur de la circulation colossale des masses d’argent, la taylorisation vite devenue folle de la production, y compris celle de cadavres, la destinée solitaire d’un homme qui ne s’est jamais rendu et, comme Georges Bernanos, aura toujours fait face. Mais après l’écriture du dernier chapitre de Monsieur Ouine, de février à mai 1940, plus rien de strictement romanesque, alors que des essais paraîtront encore, non seulement importants mais bien souvent splendides, comme le sont Les Enfants humiliés qui furent publiés en 1949, une année après la mort de l’écrivain, mais qui ont été écrits de septembre 1939 à mai 1940, ou encore La Lettre aux Anglais en 1956 (chez Gallimard, mais dès 1942 à Rio de Janeiro) ou Le Chemin de la Croix-des-Âmes (de nouveau chez Gallimard en 1948, à Rio de Janeiro en 1943-1944). Je constate comme vous que cette position est assez originale, car je ne vois pas, sur cette question d’une répartition non seulement logique mais à vrai dire assez admirable entre des essais polémiques et des romans, d’autre écrivain français qui pourrait être rapproché de Georges Bernanos.

Un autre écrivain moustachu peut-être ?

Nous pourrions bien sûr songer à Léon Bloy, que Bernanos découvrit dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, mais le Mendiant ingrat a tout de même écrit peu de romans, à la double exception bien connue du Désespéré et de La Femme pauvre qui forment un ensemble. Nous pourrions encore, plus près de nous, évoquer l’immense Pierre Boutang, mais ses romans, y compris celui qui est son texte le plus abouti et difficile, parfois tout bonnement hermétique, Le Purgatoire, ne sont pour lui que des moyens détournés de mener ses recherches poético-politiques de très haut vol. Les mauvaises langues pourraient même parler, à propos de Boutang, de romans à thèse, et il est tout de même assez difficile d’accorder au Secret de René Dorlinde par exemple, que j’évoquerai dans la prochaine livraison de la revue Perspectives libres, la puissance hallucinatoire de Sous le soleil de Satan ! Romancier ou pas, il faudra quoi qu’il en soit finir par accorder la place qui revient à Pierre Boutang en tant que philosophe et, tout bonnement, écrivain et critique littéraire de race, dans ce pays où les fausses gloires pullulent et se reproduisent comme des larves de mouche sur un cadavre, la biographie qui doit bientôt paraître de Stéphane Giocanti, que l’ami Rémi Soulié a lue et trouvé intéressante, permettra sans doute de procéder à cette juste réappropriation d’un génie, bien supérieur à celui de Philippe Muray par exemple, devenu la coqueluche de la droite journalistique, râleur portatif réduit comme une tête de Jivaro à quelques poncifs terriblement commodes et creux. Il n’en reste pas moins qu’il serait je crois quelque peu abusif de considérer Pierre Boutang comme un véritable romancier, ce que Georges Bernanos, lui, fut incontestablement.

419QM9V5XEL._SX286_BO1,204,203,200_.jpgJe songe d’ailleurs, en passant, au cas de Philippe Muray, qui pourrait après tout convenir à notre débat, même si ses romans, heureusement rares, sont pratiquement illisibles et surtout sans beaucoup d’intérêt. Quant à son œuvre proprement critique, pléthorique et même bavarde à mesure qu’il a été journalisé, donc avachi et dilué par l’équipe de Causeur, je crois qu’il n’a jamais fait que répéter, d’une manière ou d’une autre et même assez ridiculement lorsqu’il procédait à une « mise en musique » de vers de mirliton houellebecquien, son grand œuvre, Le XIXe siècle à travers les âges bien sûr. Si nous devions examiner plus avant la question que vous me posez, je crois qu’il faudrait délaisser le terrain proprement français, tant labouré et désormais si pauvre que le Goncourt y fait pousser, à grand renfort de pisse journalistique et de lisier éditorial, ses courges transparentes, et aller voir ailleurs, pas très loin, où ont vécu et même vivent encore des écrivains n’ayant pas peur de penser, du côté de l’érudit Claudio Magris par exemple ou du remarquable W. G. Sebald, dont les essais, d’une subtilité et d’une poésie folles, sont comme des enquêtes romanesques qui n’ont pas peur de sonder une réalité derrière laquelle se tapit l’horreur, toujours prête à bondir comme un lion cherchant qui dévorer.

Que pouvez-vous nous dire de la relation quasiment sentimentale qu’entretenait Bernanos avec Édouard Drumont, un maître qu’il n’a jamais renié ?

Cette relation est aussi trouble que fascinante, et il est frappant de constater que, si Georges Bernanos a pris ses distances avec Charles Maurras, qu’il a accusé de ne pas avoir tenté le coup de force qu’il avait pourtant appelé de ses vœux les plus ardents durant des lustres et, ainsi, s’être moqué prodigieusement des femmes et des hommes qui lui ont fait confiance, il semble en effet ne s’être jamais vraiment éloigné de Drumont qu’il a admiré et, vous avez raison, qu’il a aimé comme un maître et un ami. Pourquoi, d’ailleurs, cet homme profondément fidèle qu’était Georges Bernanos s’en serait-il éloigné ? Il est faux de prétendre que l’on s’éloigne des maîtres, alors même que l’on ne s’éloigne que des petits maîtres. Or Drumont fut un grand maître pour Georges Bernanos. La réponse à ma question n’en est pas moins facile et, je m’empresse de le préciser au risque de devoir subir les foudres de diverses ligues de vertu, entièrement justifiée : c’est en raison de l’antisémitisme non seulement indéniable mais virulent de Drumont, qui devenait tout simplement intenable après la catastrophe de l’extermination des Juifs d’Europe dans les usines à cadavres nazies, que Bernanos aurait pu et, sans nul doute, dû, s’éloigner d’Édouard Drumont. Je suppose, mais rien n’est moins certains, qu’un livre comme La Grande Peur des bien-pensants aurait pu être assez difficilement écrit par le Bernanos de l’après Seconde Guerre mondiale, car, sur la tragédie inconcevable vécue par les Juifs, l’écrivain a eu des mots sans la moindre ambiguïté, contrairement à ce que les ânes, mauvais lecteurs par-dessus le marché, continuent de nous répéter, une fois tous les deux ou trois ans, en répétant comme s’il s’agissait d’un schibboleth ouvrant le domaine du plus furieux antisémitisme le fameux mot de l’auteur sur le fait qu’Hitler a déshonoré l’antisémitisme.

Je me permets de citer un passage de l’article que j’ai consacré sur Stalker à l’essai de Georges Bernanos sur Drumont : « Laissons ici la parole à Drumont, comme tant de fois Bernanos la lui laisse dans son livre : “J’étais guidé uniquement par la haine de l’oppression qui fait le fond de ma nature. L’oppression me rend malade physiquement. Obligé, pendant de longues années, pour subvenir à mes charges de famille, de refouler ce que je pensais j’avais fini par attraper des crampes d’estomac, une anorexie qui me contractait la gorge au moment du repas. Cette douleur a complètement disparu du jour où j’ai pu exprimer librement ma manière de voir, proférer mon verbe (pro, en avant, ferre, porter), ce que je fis dans La France juive et dans La Fin d’un monde” ». Ces lignes sont émouvantes sinon magnifiques. Elles pourraient être appliquées à l’exemple même de Georges Bernanos, tout pressé de délivrer son furieux rêve qui a grossi dans la boue des tranchées de la Première Guerre mondiale, et qui lui aussi, bien plus d’une fois, a dû jouer sa vie sur un raidissement de toute sa volonté, commandant au corps, rétif, de s’élancer dans le paysage défoncé par les obus, et qui lui aussi, nous le savons par de nombreux témoignages, fut bien près, plus d’une fois encore, d’écouter le chant des sirènes du désespoir qui sont sans pitié pour l’imprudent, et qui, lui aussi, ne s’estima jamais quitte avec l’oppression, qui le rendait malade. C’est un échec, l’échec d’un homme complexe (que l’on ne me dise pas que tous les hommes le sont, c’est absolument faux !) qui a attiré Georges Bernanos et, plus qu’un échec, l’aura mystérieuse dont le désespoir enveloppe un destin exceptionnel mais, de plus d’une façon, raté.

L’antisémitisme de Bernanos est donc une question difficile à trancher…

Il n’en reste pas moins que la question de l’antisémitisme de Georges Bernanos, lequel fut bien réel durant les premières années de sa carrière littéraire passées sous l’influence de l’Action française, même s’il ne s’est jamais laissé aller aux débordements de pure haine d’un Drumont ou d’un Léon Daudet, est complexe et a fait l’objet de travaux intéressants, comme celui de Joseph Jurt publié dans les actes du colloque de Cerisy-La-Salle publiés en 1972. Elle est du reste assez bien synthétisée par Philippe Lançon dans un article paru dans Libération en 2008. Certains passages de ce livre suffisent encore à effrayer les petits apeurés vertueux, moins d’ailleurs en raison de cruelles notations à l’égard des Juifs traditionnellement rattachés à la domination de l’Argent que parce que ce livre, de par son incroyable écriture, bondit comme un fauve à la gorge des prudents. C’était du reste bel et bien l’intention de Bernanos qui affirmait dans sa correspondance que cet ouvrage était scandaleux. Ce scandale peut se lire, à présent que les événements politiques auxquels il fait référence nous sont presque aussi lointains que nos premiers ancêtres bipèdes, d’une toute autre façon. Je suis en effet frappé par le désespoir profond qui suinte de ces pages, et ce n’est pas pour rien que, dans cette même correspondance, dans une lettre adressée à son ami Robert Vallery-Radot, Bernanos écrit qu’il se trouve littéralement « entre les bras d’un mort ». L’un des titres auxquels Bernanos a songé pour ce livre n’est-il pas Au bord des prochains charniers, car, à ses yeux, il a « essayé de faire le livre que Drumont lui-même eût fait à l’intention des jeunes Français tombés comme de la lune en ce monde et grandis depuis 1914, c’est-à-dire entre deux cimetières » ?

C’est en fin de compte Robert Brasillach qui a raison, lui qui parlait dans Une génération dans l’orage de La Grande Peur des bien-pensants comme d’un livre « torrentiel et chimérique », à condition d’entendre ce dernier qualificatif dans son acception première, qui évoque des êtres n’ayant qu’une existence diminuée, fantomatique, qui vous hante, car ces morts ne voulaient tout simplement, pour la plupart d’entre eux, mourir, comme cela est magnifiquement dit dans Monsieur Ouine. En évoquant Drumont, Bernanos fait d’abord acte de création purement littéraire, car c’est un monde qui n’existe même plus à son époque qu’il fait se lever et sortir de son tombeau qui a même fini de sentir la charogne. Il n’y a plus rien de cette époque, car en écrivant sur Drumont, Bernanos essaie moins de faire revivre les vieilles aspirations et les échecs du Maître qu’un monde qui a été balayé, et qui bientôt pourra même être considéré comme imaginaire par les générations qu’il faut, coûte que coûte selon Bernanos, alerter contre le chaos tel qu’il se prépare. Ce chaos, l’écrivain l’a vu, bête rampante, dans les événements politiques complexes qu’il a analysés dans La Grande Peur des bien-pensants.

L’espérance est une notion centrale dans l’œuvre de Bernanos. Elle est pourtant mise à mal puisque, selon lui, « Satan est le maître de la terre ». La préservation de la « vie intérieure » est-elle pour l’écrivain la condition de possibilité de l’espérance ?

La préservation de la vie intérieure est la condition de la plus stricte survie de l’homme, dans le « monde cassé » dont parle Gabriel Marcel, dans le monde décentré qu’évoque Zissimos Lorentzatos, dans le monde désenchanté analysé par nombre d’auteurs, dans le monde qui fuit Dieu selon Max Picard. Georges Bernanos a ajouté sa voix, tonitruante, spectaculaire, spectrale aussi car elle semble nous avertir depuis une contrée qui n’est plus tout à fait celle que nous connaissons et qui est probablement celle dont parle Ernst Jünger dans ses magnifiques Orages d’acier. Que l’espérance soit, plus qu’une notion, un postulat sans lequel rien n’est possible, une évidence, et cela alors même, comme vous le savez, que Georges Bernanos a connu de terrifiantes crises d’angoisse et de désespoir, n’est pas un hasard, pas plus que ce n’est un hasard s’il a tant aimé son vieux maître Drumont, dont il a génialement disséqué le profond désespoir qui ne l’a jamais pourtant empêché de se dresser face à ce qu’il considérait comme des manifestations inouïes et pourtant banales de la plus féroce injustice.

C’est peut-être la grande force de l’œuvre de Georges Bernanos, que de nous proposer une réserve de vie intérieure, comme un de ces « cœurs de parc » où vivent des espèces protégées, devenues rares, comme les loups splendides qu’il est interdit, du moins en théorie, d’y chasser. Aujourd’hui, c’est un poncif que d’affirmer que toute forte de vie individuelle, fût-elle résiduelle, est menacée, mais des havres de repos existent, comme la Zone dans laquelle le stalker n’a pas peur de conduire celles et ceux qui le désirent. Nous sommes plus que jamais confrontés à la possibilité d’une île, merveilleux titre vous le savez de Michel Houellebecq, mais l’île que nous propose Georges Bernanos n’a fort heureusement rien d’une de ces îles touristiques pelées et arasées par le napalm du tourisme. L’orgueil démoniaque, le désespoir, le mauvais rêve, le mensonge, les yeux brillants de bêtes dont nous avons oublié les noms s’y tapissent, mais aussi la joie, le courage, la fidélité, la bonté, la lucidité, la lumière, l’espérance, l’honneur d’être homme.

Pour Bernanos, le monde moderne est, à proprement parler, « satanique » dans la mesure où il ambitionne de recommencer la création en sens inverse. Bernanos est-il, comme Léon Bloy, un écrivain apocalyptique ?

Oui, tout à fait, et ce n’est pas sans raison que tel commentateur avisé de l’œuvre romanesque de Georges Bernanos a pu affirmer que son dernier roman, Monsieur Ouine, était tout entier prophétique. Un autre, Hans Aaraas, a assuré qu’il s’agissait d’un « poème apocalyptique ». Ce livre ténébreux, d’une folle complexité, résonne du pas des mendiants qui feront trembler la terre et pourrait être considéré comme une espèce de membrane, s’ouvrant parfois mais de toute manière poreuse, entre le monde des morts et celui des vivants. Le fait, d’ailleurs, d’évoquer une dimension prophétique ou même apocalyptique (la seconde découlant logiquement de la première) pose à mon sens des questions fascinantes, qui n’ont été jusqu’à présent guère traitées par la communauté des fâcheux, nos universitaires à courte vue et épais binocles : qu’en est-il de la réalité des affirmations qu’un Bloy ou un Bernanos ont lancées à la face des prudents qui les ont moqués ou se sont détournés d’eux en les traitant d’illuminés frôlant l’apoplexie ? Quels sont les liens entre ce que nous pourrions, à bien des égards, appeler un don de prescience et la tradition de l’inspiration à laquelle plus aucun professeur ne croit, surtout s’il a l’esprit boursouflé de fadaises sur la mort de l’auteur (et celle du Père, et celle de Dieu) ? Comment l’auteur a-t-il procédé pour proférer, au sein même de son texte, ce qui ne pouvait, par essence, qu’excéder la parole, par définition inadaptée, ou, tout au moins, singulièrement limitée ? Ce sont des sentiers dans lesquels nul je crois ne serait prêt à se lancer inconsidérément, pour la simple raison qu’ils longent plus d’une fois les frontières du royaume de la littérature, qui est vaste mais pas infini. Derrière ces frontières, le Verbe, mais tout bon lecteur de Monsieur Ouine a ressenti ce frisson de pure étrangeté, d’angoisse et même d’horreur : il y a dans ce roman lacunaire quelque chose de colossal, d’innommable qui se révèle, parfois, à la surface d’une écriture plus d’une fois menacée de pure et simple dislocation, comme le montrent les admirables Cahiers de Monsieur Ouine publiés par Daniel Pézeril. C’est la marque des plus grandes œuvres que de s’aventurer dans ces zones si peu frayées, où la puissance évocatoire de la langue semble elle-même comme interloquée devant ce qu’elle découvre. Mais Georges Bernanos lui, fidèle à sa plus chère volonté, n’a pas reculé et, comme toujours, a fait face. Ainsi, je crois que l’œuvre de Georges Bernanos est moins derrière que devant nous, à condition bien sûr que les nouvelles générations de lecteurs soient encore capables de parvenir à lire ces textes.

monsieur-ouine.jpgPeut-on dire que le personnage de M. Ouine est une allégorie de l’homme moderne ?

Je me méfie de ce genre de réduction herméneutique qui se termine en -ique, car les lectures allégoriques, symboliques, théologiques ou, les pires de toutes, en tout cas les plus sottes et ridicules, psychanalytiques d’une œuvre littéraire en limitent la portée, et manquent leur objet qui est, tout de même, une écriture de romancier. Parler d’une œuvre romanesque comme d’une allégorie ou même d’un symbole ne vaut en règle générale pas grand-chose et, ma foi, nous pourrions dire de bien d’autres personnages, comme le Marius Ratti de Broch, le Bartleby de Melville ou le Kurtz de Conrad, qu’ils sont des allégories ou même des symboles (je ne confonds bien évidement pas les deux notions) de l’homme moderne. Les lectures allégoriques ou bien symboliques des œuvres romanesques ne donnent jamais de résultats bien probants, car il y a dans ce type de démarche la volonté, parfois clairement avouée, de faire dire à l’œuvre concernée beaucoup plus qu’elle n’a voulu dire, et cela au détriment même de la matérialité de cette œuvre, sa langue, son écriture. Il n’en reste pas moins, cessons de pinailler, que Monsieur Ouine, encore davantage que Monsieur Teste, peut en effet incarner le visage sordide d’une modernité devenue folle, toute pleine de mots tournant à vide, dans « un camp de concentration verbal » selon l’image extraordinaire d’Armand Robin dans La Fausse parole. Comme je l’ai écrit plus d’une fois, le dernier roman de Georges Bernanos n’appartient pas au passé, mais à notre présent, celui d’une paroisse morte (qui fut le premier titre envisagé par l’auteur pour son roman) et, comme ne cessait de me le répéter l’épouse de Jean-Loup Bernanos qui était frappée par sa dimension oraculaire, prophétique, à notre futur.

Vous déplorez, à juste titre, le manque de considération et le relatif oubli qui frappe l’œuvre de Bernanos. La réédition en 2015 de ses œuvres romanesques dans la prestigieuse collection de la Pléiade va-t-elle dans le bon sens ? Les lecteurs sont-ils prêts à découvrir ou redécouvrir Bernanos ?

Pourquoi diable voudriez-vous qu’une multitude de gloses universitaires sans beaucoup d’originalité, voire sans aucune originalité, vendues au prix modique de plus de 130 euros si je ne m’abuse, puissent intéresser un autre public que celui, admirablement consanguin, des universitaires et des étudiants qui gravitent autour d’eux comme un satellite prévisible tourne autour de sa planète favorite, de laquelle il ne souhaitera même pas se désorbiter le jour du Jugement dernier ? Ces derniers seront tout contents de voir cités leurs travaux par des étudiants et d’autres universitaires, qui considéreront comme un impératif épistémologique irrécusable le fait de se débarrasser de la précédente édition fournie par cette même collection de la Pléiade, qu’ils ne manqueront pas de considérer comme étant affreusement datée. Pourtant, c’est bel et bien cette édition préparée par Gaëtan Picon, Michel Estève et Albert Béguin que j’utilise et continuerai d’utiliser, car elle est excellente et, en dépit même de ses défauts, qui est écrite, ce qui n’est à l’évidence pas le cas de la nouvelle édition, comme nous le montre assez rapidement sa vague préface, donnée par un certain Gilles Philippe. Je vais illustrer mon propos par un seul exemple de l’inutilité de ce travail censé être savant (et j’exclus, de ce dernier, l’excellente chronologie de la vie de Bernanos donnée par Gilles Bernanos). Vous connaissez comme moi les toutes premières lignes de Sous le soleil de Satan, où Georges Bernanos évoque Paul-Jean Toulet, un auteur plus qu’intéressant aujourd’hui hélas bien oublié. Dans les notes de la première édition des romans de l’auteur en Pléiade, nous lisons sous la plume de Michel Estève que « l’on peut rapprocher, sur certains points mineurs », La Jeune Fille verte écrite par Toulet du premier roman de Bernanos (cf. p. 1776 de l’édition datant de 1974).

Cette nouvelle édition apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

Prenons (sans l’acheter) le récent travail dû à notre cohorte dûment estampillée ABOC, ou appellation bernanosienne d’origine contrôlée, et lisons la note se rapportant à ce mystérieux passage, cette fois donnée par Pierre Gille : « Plutôt qu’aux célèbres Contrerimes (1921), Bernanos pourrait se référer ici au dernier roman de Paul-Jean Toulet (1867-1920), La Jeune Fille verte ». Bernanos, ajoute Pierre Gille en tirant soigneusement la langue, aura trouvé dans le roman de Toulet « une satire particulièrement vive du monde bourgeois et ecclésiastique d’une petite ville, et des ambiances, comme l’évocation finale, par l’orateur, des “heures divines du crépuscule” » (cf. p. 1190 de la nouvelle édition). Est-ce bien tout ? Oui, c’est tout. Absolument passionnant, non, que de connaître les dates de naissance et de mort d’un auteur et d’apprendre deux ou trois renseignements, que je n’ai pas rapportés ici, à propos de la publication de son dernier roman ! Je tire en tout cas mon chapeau à Pierre Gille, auteur d’un travail intéressant quoique brouillon et surtout inutilement compliqué et non complexe (dans mes souvenirs) sur la question de l’angoisse dans les romans de Bernanos. Je le salue humblement, sans aucune ironie, parce qu’il réussit l’exploit de nous parler d’un glaçon accroché à la monture de sa paire de lunettes alors que, devant lui, se trouve un iceberg de belle taille. Certes, il aura vite fait de m’objecter que la masse réelle d’un iceberg est justement celle qui ne se voit pas, et je serai pour une fois d’accord avec notre universitaire, car, en effet, c’est ne strictement rien avoir vu, tout du moins soupçonné, que d’évoquer La Jeune Fille verte par le minuscule trou de la lorgnette satirique, alors que, les bras m’en tombèrent lorsque je lus ce roman, il est évident que Mouchette doit beaucoup de ses caractéristiques à cette mystérieuse jeune fille verte peinte par Toulet ! Mes yeux, d’habitude bien ouverts lorsque je lis un livre, à la différence de ceux, sans doute fatigués par l’âge, de notre vénérable universitaire et commentateur insignifiant, se dessillèrent pour de bon lorsque je compris que, par le biais du roman de Paul-Jean Toulet, c’est le titre le plus célèbre d’Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan (que Toulet avait traduit en français avant la parution de Sous le soleil de Satan) qui affleurait justement dans ce dernier. La preuve de mes dires ? Une simple lecture, mais une vraie lecture se concentrant sur les caractéristiques du démoniaque, telles qu’elles apparaissent dans les trois romans en question (rappelons-les : Le Grand Dieu Pan, La Jeune Fille verte, Sous le soleil de Satan) suffirait pour écrire une belle étude autrement plus passionnante et originale que la note tout juste informative de Pierre Gille.

Je ne puis que renvoyer le lecteur intéressé par cette question à ma propre lecture, qui est prudente mais fournit quelques éléments assez troublants à mes yeux. Pas davantage nos si rigoureux bernanosiens ne semblent s’être avisés du fait que le premier roman de Bernanos pouvait être rapproché de l’un des romans les plus célèbres de Blaise Cendrars, Moravagine, qui a paru en 1926, l’année même où Sous le soleil de Satan a éclaté comme une mine à la face des apôtres zélés du Progrès. Là encore, je renvoie le lecteur à ma longue note sur cette lecture. Du reste, sans trop nous attarder sur ce type de lecture sans âme, ni même beaucoup de rigueur intellectuelle, qui exigerait pour être défait et moqué comme il se doit un travail poussé de lecture comparative, nous pourrions nous borner à constater que la note que Michel Estève a consacrée au dédicataire du premier roman de Georges Bernanos, Robert Vallery-Radot (cf. p. 1777 du volume mentionné plus haut) est beaucoup plus développée que celle de Pierre Gille. Pour quelle raison ? Demandez-le lui, et pensez par la même occasion à demander à celui qui étudia, avec René Guise, l’un des manuscrits du premier roman de Bernanos, pourquoi son travail en Pléiade est si impeccablement professoral, c’est-à-dire à peu près creux ! Il me semble particulièrement regrettable que Gallimard, pour sa collection-phare, n’ait désormais plus recours qu’à des universitaires pur jus, appartenant au petit monde si furieusement consanguin de la recherche (quand il s’agit bel et bien de recherche, et non pas de mandarinat stérile). Si encore ce travail était véritablement érudit, voire, nous pouvons rêver, original, il justifierait son prix exorbitant, mais nous en sommes tellement loin !

Vous aurez peut-être l’envie, en me lisant, de me faire remarquer que mes propres modestes recherches ne sont pas même mentionnées (à une exception près, mais dans une indication bibliographique purement factuelle, cf. p. 1188, op. cit.) par l’un de nos impeccables et savants lecteurs. En effet, mais elles ne risquaient certainement pas de l’être, en raison du refus catégorique qu’opposa à ma présence, au sein de cette très noble assemblée de professeurs pléiadisés constituée par le regretté Max Milner, Monique Gosselin-Noat, mon éphémère et lamentable directrice de thèse. Je l’évoque, plaisamment vous vous en doutez, dans cette note, et me contenterai d’affirmer que cette personne, invitée à tous les colloques traitant d’auteurs ayant vécu au cours des 20 derniers siècles, et qui ne répète jamais beaucoup plus que des banalités, m’a profondément, à tout jamais même, dégoûté de l’Université, du moins d’un certain type d’Université. De quel ordre est le travail de Monique Gosselin-Noat ? Il s’agit d’un recyclage, pas même inspiré, et ce n’est d’ailleurs absolument pas un hasard si Pierre-Guillaume de Roux, qui publie désormais tous les radotages hystérico-guerriers d’un essayiste aussi profondément nul que Richard Millet, a fait paraître le dernier recyclage de cette spécialiste mondialement célèbre de l’œuvre de Georges Bernanos, dont la thèse sur l’écriture du surnaturel était déjà un fourre-tout assez phénoménal.

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Après ce petit détour par les chemins qui ne mènent jamais bien loin de l’Alma mater comprise, à la mode si typiquement française hélas, comme une matrice productrice de gloses asséchantes, j’en reviens à votre question finale : les œuvres fulgurantes de Georges Bernanos, qu’il s’agisse de ses romans, de ses essais ou de ses Dialogues des Carmélites, seront découvertes ou redécouvertes comme elles l’ont été jusqu’à présent, toujours, par la grâce d’une rencontre, d’une réelle présence qui se donnera par bien des truchements, y compris le nôtre, virtuel, que je ne me permettrai pourtant jamais de sous-estimer, après 12 années d’apostolat dans la Zone, celui qui vous permet de m’interroger et, de mon côté, de vous répondre.