vendredi, 22 janvier 2021
Du côté de chez Michel Déon, une rencontre avec Stanislas Beren
Du côté de chez Michel Déon, une rencontre avec Stanislas Beren
par Luc-Olivier d'Algange
C’était par une de ces fins d’été tumultueuses où l’ordre du monde, longtemps immobilisé par des beaux jours presque indiscernables les uns des autres dans leur perfection, semble se remettre en mouvement, tout en gardant de la haute saison, sa lumière puissante derrière les nuées, si bien que les brusques averses étaient lustrales ; et miroitantes comme des mirages les rues de Paris. A chaque seconde on attendait un arc-en-ciel dont les couleurs étaient annoncées par celles des parapluies, seuls accessoires, en la mode morose de cette année, à oser encore le versicolore.
Je sortais d’un cinéma où m’avait chassé une averse. Les intempéries sont, mieux que les critiques, les propagandistes les plus convaincants des salles obscures. J’avais aimé quelque peu le film, intitulé Un Taxi mauve, où des acteurs de belle allure et de grand style faisaient vibrer la langue française dans leur poitrine, où les regards s’apaisaient en douces mélancolies vertes et grises dans les paysages ruisselants. Les cinéphiles s’étaient promptement dispersés. Nous seuls demeurions abrités près des affiches, avec nos chemisettes et nos sandales. Nous, c’est à dire un homme d’une blondeur quelque peu hirsute qui semblait vouloir lier conversation, et moi-même, qui était, ce jour-là, d’excellente humeur à écouter.
« C’est être, sans doute, sans indulgence de dire que ce film vaut bien moins que le livre dont il s’inspire, car un film est, par définition, toujours en-deçà d’un livre, l’image étant réduite par le mouvement, le son réduit par l’image, les mots réduits par le son et l’image… On songe infiniment devant un Carpaccio, on est emporté par quelques notes de Couperin ou de Debussy, et un seul vers de n’importe quel poète, et je me refuse à dessein de citer les plus grands, les plus monumentaux, un seul vers de Jean-Paul Toulet ou de Francis Jammes, sauvegarde en nous, et mieux encore, invente en nous, des heures essentielles, nous subjugue, tout en nous laissant la liberté de le quitter des yeux et de la mémoire… Alors que le cinéma, avec ses lourdes machineries, sa volonté de fascination, l’obligation qu’il nous fait de suivre son récit à son rythme, est aussi plein de distractions, et d’ailleurs, le mieux qu’on y peut faire, en général, est de s’y endormir, s’en distraire, honorant ainsi la salle obscure, et d’y faire un rêve plus beau que le film, ou bien de se laisser divaguer par une compagne intimidante qu’en plein jour nous n’eussions osé embrasser… J’espère que ce préambule n’offense point le cinéphile que vous êtes peut-être, et comme l’était au demeurant l’auteur même dont s’inspire ce film que nous venons de voir, Michel Déon, dont vous connaissez peut-être les ouvrages, et dont je crois pouvoir vous parler quelque peu, si quelque tâche urgente ne vous requiert pas. »
Les tâches urgentes étant si peu mon fort qu’il m’était impossible même de les feindre, l’otium étant inscrit sur ma face comme la compassion humaine sur celle d’un huissier, il m’était bien impossible de décliner l’offre d’une conversation à propos d’un auteur qui avait, par surcroît, écrit un livre dont le titre Je me suis beaucoup promené résumerait sans doute mon existence à l’heure dernière.
« On dit souvent, continua le sympathique personnage, que l’on aime sans raison, mais s’il s’agit d’un amour qui n’est pas seulement bêtifiant ou funeste, n’est-ce pas qu’on peine à dire la raison de notre amour surtout parce que toutes les bonnes raisons alors convergent en une seule, que nous peinons à dire, n’en discernant que le point d’impact qui nous aveugle ou nous assourdit à cela même que nous devrions aimer ? Je ne crois guère à l’indicible. Vaut-t-il d’être dit si nous ne pouvons le dire ? N’est-il point la part laissée à la plus mauvaise paresse ? L’otium réclame une énergie intacte et éclatante. Les bourreaux de travail sont des énervés, littéralement des hommes sans nerfs, ils travaillent car ils sont sans nerfs, débilités, faits comme des rats de laboratoire… Aussi bien si vous me demandez pourquoi j’ai aimé les livres de Michel Déon, je m’en vais vous le dire sans barguigner, et vous le dire avec des raisons, non des ratiocinations, des raisonnements, mais des raisons comme on dit des raisons d’être, comme on songe à ce que disait, il y trois siècles environ, cette belle expression, l’entendement humain, et qu’on ne peut comprendre vraiment sans éveiller en soi quelque lignage spirituel grec ou français. »
« Oui, les Pages grecques, les Pages françaises… Il me semble qu’il n’est rien de plus universel que d’appartenir, et ces seuls mots, « françaises », « grecques », s’accordent parfaitement à cette beauté lissée, miroitante, qui nous environne à ces coloris enlevés, ravivés par l’eau, aux pavés soudains plus sombres et rutilants, à cette pluie claire et drue, à ce frémissement de fin d’été, où la nostalgie des belles heures revient comme un ressac, comme une houle homérique, comme un étincellement d’esprit… »
Je n’allais pas beaucoup plus loin dans mon exégèse, avouant joyeusement mon ignorance à cet amateur plus éclairé que moi, et bien décidé, par surcroît, à jouir de ce plaisir, plus fréquent que l’outrecuidance humaine habituelle n’aime à le concevoir, à apprendre quelque chose de précieux, d’amusant ou de rare d’un de mes semblables. Si l’idée m’est rarement venue de me féliciter de quoique ce soit, mes actes n’ayant à mes yeux rien d’esbaudissant ni de franchement répréhensible (et le temps presse !) il m’est arrivé cependant maintes fois de me congratuler de cette heureuse disposition d’esprit qui me laisse écouter au lieu de m’épuiser à sans cesse vouloir en remontrer. J’en fis part, par le propos et l’exemple, à mon ami de la dernière pluie, dont je ne savais pas encore le nom, pour qu’il fût à son aise de poursuivre, sans guère limites temporelles, ses libres propos, avec tout l’art digressif dont je le devinais capable. Je lui trouvais d’ailleurs, à le regarder autant qu’à l’écouter, quelque chose de si peu temporel, que placé comme il se trouvait, en contre-jour, devant un soleil certes voilé mais impérieux, il me semblait un peu fantomatique, mais que les fantômes parlent, rien ne plus heureusement naturel ! Au demeurant, il abondait dans le sens de mes propos, ce qui est toujours agréable, et nous donne le sentiment, non point d’être intelligent, mais de n’être pas indésirable.
« On ne saurait, mieux que vous ne le faites à l’instant, définir la qualité propre du lecteur et de l’auteur de romans, et de Michel Déon en particulier. Si les intellectuels se ruent sur de fastidieux, et souvent presque illisibles, ouvrages de psychologie et de sociologie, au lieu de lire des romans aimables et profonds, sans doute est-ce qu’ils ne peuvent consentir à être les hôtes d’une pensée étrangère qui ne s’offre que pour elle-même et le plaisir de moments moins esseulés, sans accroître en rien ce pouvoir illusoire que nous croyons avoir sur les choses en les expliquant… Il n’est point de plus âpre xénophobe que celui qu’un roman importune comme du temps perdu dans sa recherche de la vérité. Ce dont un autre homme que lui songe ou se souvient l’écarte de ce qu’il croit devoir savoir. Cette effrayante restriction mentale a fait les hommes de ce siècle, les spécialistes, les idéologues, les moralisateurs, et autres atrabilaires de l’impératif catégorique, hommes creux, comme dit le poète, ou hommes sans visages, qui préfèrent leurs abstractions à la simple dignité des êtres et des choses. Ils descendent, ces auto-proclamés humanistes, des universités françaises, hélas (comme les lémures des montagnes du Grand Forestier dont parle Ernst Jünger) et retournent dans leurs pays pleins de charmes et de senteurs pour massacrer, aux noms d’immortels principes, les trois quarts de leurs population… Mais je m’égare dans l’évidence, c’est le Pol-Pot aux roses, n’en disons pas plus, il n’y a aucun argument à leur opposer, ils sont parfaits, et, au contraire des personnages des romans, ils n’ont nul besoin de notre indulgence… On ne réfute point le sinistre, on lui échappe, et s’il est un écrivain qui eut le sens des échappées belles, c’est bien l’auteur dont je vous parle. Impossible d’en remontrer aux démonstrateurs, à moins de se faire, comme eux, monstrueux. Je puis maintenant me livrer à un aveu, je dois à Michel Déon de m’avoir laissé m’échapper… »
Cette dernière phrase ayant été dite sur un ton sinon plus grave, du moins plus assourdi, et la pluie étant devenue clairsemée, des gouttes ici et là comme tombant de très-hauts arbres invisibles, je proposais que nous poursuivions notre conversation en marchant, en attendant de nous laisser séduire par un café ou une brasserie, favorablement située et sans musique d’ambiance, ni clones appareillés de portables à oreillettes, - cette pollution humaine et sonore qui donne aux plus équanimes des hommes de goût des instincts terroristes. A leurs branches les plus jeunes, des arbres oscillaient avec bonhomie au vent qui avait dispersé l’averse sans l’abolir. Nous croisions en quantité égale les parapluies fermés, nous donnant raison, et les parapluies ouverts comme des reproches maternels. La vie semblait bien vive dans ses effluves. Elle redoublait de sympathie pour nous, et nous étions quelque peu émus de lui appartenir. L’après-midi, d’ordinaire plus pesante que ne le sont les matinées et les soirées, était réveillée par le hasard et notre bonne volonté, si l’on peut nommer hasard, cette rencontre, cette conversation. Je fis remarquer à mon compagnon de route que l’été était si peu oublié qu’il nous offrait encore, par intermittence, des donzelles courts vêtues, qui, cheveux mouillés, avaient l’air de sortir de la douche et dont les peaux blondes s’irisaient par éclats. Aux regards obliques, mais rieurs, qu’elles nous jetaient en passant, on devinait qu’elles devinaient nos pensées.
« Peu de personnages féminins, dans les romans, échappent à la caricature, à l’esprit de vengeance des romanciers qui en ont bavés, et qui ne désirent plus, ou au ridicule, lorsque les romanciers sont des romancières. Il fallut attendre la fin de la littérature romantique, pour que les femmes fussent honorées, en l’étant en toutes lettres, puis encore, en les tenant plus ou moins pour des créatures humaines, et parfois trop, mais délicieuses, et dont on ne peut se lasser, si toutefois, contrairement à ce qu’elles croient, on peut s’en passer ! (Je laissais résonner un moment la phrase, comme après l’avoir entendu sans y prêter attention, on recompte le son des cloches disant l’heure.)
Dans les romans de Michel Déon, continua mon compagnon, les femmes sont merveilleusement dissemblables, il en est de cyniques, de folles, de généreuses, d’habiles, de farouches, de légères, de gracieuses, de vaines, de profondes, de méchantes, de perverses et d’innocentes (parfois les mêmes). Leur beauté les emporte et l’âge ne les détruit pas toujours. Le lecteur remercie à chaque page l’auteur de ne pas nous parler de la Femme, ou des Hommes, avec des majuscules, de fuir les généralités, de n’avoir pas l’outrecuidance de juger, ou de le faire avec indulgence et bonté. C’est un art qui s’est perdu. De nos jours, il semble que les femmes et les hommes écrivent surtout pour se plaindre et en appeler à des cours internationales pour qu’il soit jugé des torts réels ou imaginaires qu’ils ressassent. On est tenté, parfois, de voler dans ces plumes vengeresses : elles nous fatiguent, elles offensent le don dont elles héritent et qui mérite mieux, car en son secret gît le secret de nommer, admirable aventure ; et les sensations même qui affleurent en nous, dans ce beau voyage qui va de la profondeur vers la surface, comme le savait Condillac, tiennent étroitement, amoureusement, aux mots qui les disent. N’est-ce pas assez de cette puissance, de cet honneur ? L’ingénuité heureuse est la plus profonde sagesse. Si l’on croit tant que les mots nous mentent, et qu’ils sont sans pouvoir, pourquoi, au lieu d’écrire, ne pas vendre des aspirateurs ? Voici donc, dans les romans de Michel Déon, des personnages, des paysages, des époques, toute l’illusion romanesque si l’on veut, mais comment prouver que cette illusion est moins illusion, ou cette réalité moins réelle que celle qui nous entoure aujourd’hui ? Voyez par exemple, le nom de cette rue, qui file à votre droite vers un jardin de marronniers, j’étais persuadé depuis toujours qu’elle portait un autre nom que celui que nous pouvons lire, vous et moi à cet instant : la rue André Fraigneau… Il nous reste à marcher entre les gouttes jusqu’à la place Valery Larbaud, où nous seront sûr de nous retrouver après nous être quittés, - ce qui est si rarement le cas, nous l’oublions trop… Les êtres humains, se plaisent, se parlent, se quittent avec une indifférence qui me semble souvent abominable, sans être jamais effleurés par le sentiment, je ne dis pas la crainte (car la crainte n’éloigne pas le danger comme disaient les romains) qu’ils pourraient fort bien ne se revoir jamais, et que les derniers mots entendus, un banal au-revoir, une plaisanterie à la venvole, puisse être les derniers. Bien sûr ceux qui n’imaginent pas, ne peuvent pas être romanciers, et moins encore des romanciers qui suscitent l’amitié de leurs lecteurs. Cette petite merveille qu’est un roman nous donne la chance inouïe de retrouver, après quelques décennies un personnage aimé, alors que l’ami qui nous offrit le roman est mort mais revit, dans le roman qu’il nous a offert et qui nous redit de pages en pages le nom de celui qui en fut, pour nous, le passeur… Il y a des spécialistes pour classer des romans, en nouveaux, anciens, expérimentaux, classiques, d’autres pour dépouiller leurs « procédés narratifs » leurs « focalisations internes ou externes ». Ces brave gens s’évertuent à expliquer l’art romanesque un peu comme un musicologue maniaque s’évertuerait à expliquer Couperin en démontant le clavecin. A chacun ses lubies. Mais au fond, je crois qu’il n’est que deux sortes de romans, ceux qui offrent l’hospitalité au lecteur et ceux qui la lui refusent. Michel Déon appartient incontestablement aux hôtes bienveillants, et qui savent recevoir, et qui savent être reçus. Et l’art en la matière est aussi de deviner quant il faut lever l’ancre et laisser partir… Et là, je crois le moment bien venu de me présenter, ce que j’eusse fait déjà si je n’avais tant été charmé par la qualité de votre attention à mes propos peut-être un peu décousus… »
Et de me tendre une main, sèche et vigoureuse : « Monsieur, je me nomme Stanislas Beren ! »
Une éclaircie soudaine m’enivra. J’étais encore dans le charme de la conversation, dans les remuements météorologiques qui s’accordaient si bien avec cet échange, que je tardais à reconnaître la raison de mon saisissement, l’attribuant tout d’abord à une cause qui lui était étrangère. Mais ce n’était pas le monde qui tournait imperceptiblement dans le jour, ce n’était pas cette atmosphère qui me faisait penser au début des Voyages dans les Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac, ce n’était pas d’être au cœur d’une après-midi magnifiquement sauvée de la banalité, ce n’était pas même une de ces sensations de « déjà vécu », que les scientifiques expliquent par un micro-sommeil, et nomment paramnésie, c’était le nom, tout simplement, qui me revenait, Stanislas Beren, le nom du personnage d’un des plus beaux romans de Michel Déon, Le déjeuner de soleil. Le plus étrange fut sans doute que pas une seconde je ne doutais que mon ami de la dernière pluie se nommait effectivement Stanislas Beren. La ressemblance frappante avec le personnage décrit par Michel Déon et jusqu’à son inquiétude visible de n’être pas cru, avaient ôté de mon esprit l’hypothèse vulgaire d’une blague ou celle, désobligeante, d’un cas de démence qui eût été manifestement en contradiction avec les propos qui m’avait été tenus jusqu’alors d’une voix si ferme et si doucement ironique.
Eh quoi ! Si Stanislas Beren se présentait sous le nom de Stanislas Beren, pourquoi en douter ? Par un phénomène que des esprits plus obséquieux à l’égard du sens commun jugeront peut-être un peu étrange, de savoir le nom de mon interlocuteur me rassura : tout était dans l’ordre. Notre aimable divagation pouvait reprendre son cours. Peu importait que ce fût le livre de Michel Déon qui eût, comme le suggérait Stanislas Beren, laissé s’échapper son personnage, ou que, fausse-vraie fiction, Le Déjeuner de Soleil eût été exactement pour ce qu’il se donnait : le récit, par ses œuvres, de la vie d’un romancier ayant vraiment existé… Et qui eût été sauvegardé, par « une jeunesse sans enfance antérieure et sans vieillesse possible », comme les dieux dont parle André Fraigneau, par le génie du romancier… Peu m’importais, j’étais tout à la joie de savoir qu’il ne m’était pas interdit d’entrer de la façon la plus rare et imprévue, dans le secret d’un roman, dans la genèse d’une pensée.
Prolongeant mes pensées comme s’il venait de les lire, Stanislas Beren repris la parole, après avoir attendu poliment que je reprenne mes esprits :
« Oui, des romans nous sommes les hôtes, ils nous reçoivent, nous les recevons. Ils nous quittent, et nous les quittons, mais une puissante gratitude nous tient en leurs entours. Quelque chose d’eux est venu rafraîchir notre front comme cette pluie d’été alors même que nous n’y pensions plus. A les lire, sur une terrasse de café, au bord de la mer, ou dans une chambre bien close sur la nuit qui s’est elle-même refermée sur la ville, comme protégés par de grandes ailes, nous avons laissé entrer en nous ce qui ne nous appartenait pas, mais qui nous révèle. La vie quotidienne (comme les mauvais romans à laquelle la vie médiocre se conforme) est bousculée entre l’anecdote et l’abstraction, qui sont l’une et l’autre tristes comme des écorces mortes. Les beaux romans, dignes d’être lus et vécus, redéploient la gradation, entre ce qui nous heurte et ce qui s’évanouit entre nos mains. Entre l’insaisissable et le saisissable, voici les promenades, le noctambulisme, l’élégance des fils de roi, les amours, les îles : tout ce dont nous parle Michel Déon, avec cette vertu platonicienne majeure du romancier : le double regard. Ce qui va s’accomplir est déjà accompli, mais, en même temps, il ne l’est pas, il reste en suspens dans la phrase émue. C’est encore cet autre personnage, d’Un souvenir, qui se voit ne sachant pas encore ce qu’il sait déjà d’un amour : sa beauté perdue. Sa savante sagesse est de retrouver et de comprendre la sagesse de sa naïveté… Loin de moi l’idée d’en dire du mal, tant j’aime ses dentelles blondes et son génie, mais reconnaissons que Céline nous a légué quelques uns, mais comme on jette des os à des chiens, des lieux communs assez opaques de notre époque, du genre « la petite musique » et « l’émotion »… Les midinettes et les chanteurs de variété n’en peuvent plus ! Mais à tant se représenter elle-même comme émotion, l’émotion finit frigide, si elle fut jamais autre chose. Piètre émotion qui doit s’exacerber sans cesse dans sa propre représentation, qui doit s’autoproclamer, dans une sorte d’impudeur pathétique et dictatoriale ! Sous son règne nous vivons, nous laissons passer les vociférations, le vacarme, les larmoyades futiles, les « toujours » et les « jamais » profanés, le néant dévorant, nous laissons place aux barbares dont le propre est de tout prendre au sérieux comme disait La Bruyère, car nous sommes seuls, nous renonçons, nous cédons du terrain… Mais nous apprenons, à lire les romans de Michel Déon, et comme le disait Valery Larbaud, à ne pas « rebuter ce qui est donné ». Et ce qui nous est donné, outre la vie magnifique, c’est, comme l’écrit Michel Déon « ce quelque chose d’éperdu et de confiant qui crie toujours au bonheur ». Etre insulaire, ce n’est pas fuir le monde et le temps, c’est entrer dans leurs cœurs : « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique. »
Sans doute faut-il savoir qu’à chaque seconde nous pouvons quitter ce qui nous est donné pour en mesurer la splendeur. Ce qui existe a bien du mérite, si l’on songe à l’impiété humaine, à la faveur extravagante en laquelle la plupart d’entre nous tenons ce qui n’existe pas et qui nous donne le beau prétexte pour médire de ce qui est, du proche comme du lointain, qui apparaît à nos yeux, ou comme un souffle sur nos paupières fermées. A quel mépris s’exposent les moindres apparences de la vie, humble et belle, et grandiose, et infinie ! Comme elle est assidue à nous servir cependant, diverse dans ses attraits, si fière et soumise, alors que nous passons sans rien voir. Naguère, en se quittant, les hommes se disait « Adieu » ou encore « A la Grâce de Dieu » ; et ce n’étaient pas par superstition, ni d’être tant dévots, mais pour simplement faire honneur à la beauté et à la fugacité de la rencontre. Ecoutant Stanislas Beren, je mesurais l’honneur en lequel cette fin d’après-midi me tenait, la « chance », si l’on veut, avec son « plus secret conseil ».
« Un romancier donne à ses personnages, à ses situations, un relief que la vie inventée par le barbare moderne méconnaît : le relief de ce qui aurait pu ne pas exister, l’escarpement sur le néant, le bonheur inespéré de ce qui n’a pas été englouti. Ainsi les îles, les romans, en ces âges noirs, que l’horizon révèle, fragments d’Atlantis, instants qui se tiennent dans l’immensité des eaux… Je me permets de vous citer mon romancier: Rien n’est tout a fait inventé, rien n’est tout à fait vrai, et il n’est pas nécessaire d’aller dans les îles pour rencontrer des forces occultes , mais sans doute du fait que les îles sont pour la plupart des survivances de continents disparus ou effondrés à l’époque de la grande mutation glaciaire qui éleva de deux cents mètres le niveau des mers du globe, ces forces occultes ont acquis dans l’esprit des insulaires une puissance qui tient à la tradition, vérités immémoriales transmises comme un dernier souffle de générations en générations, adoptées par de nouveaux immigrants qui les recueillaient de ceux qu’ils chassaient, massacraient ou, au contraire, auxquels ils se mêlaient comme ce fut le cas des Doriens avec les Achéens. Le « je me souviens » du romancier repose mieux que dans le présent, dans la présence même, qui est de deux cent mètres plus haute que l’oubli, cette juste hauteur à laquelle le romancier doit poser ses phrases pour qu’elles disent une réalité où rien n’est vrai ni inventé parce que tout est réel. Le temps nous élève ; de notre mémoire, il fait une île dorique, de nos romans, des preuves d’amour si grandes qu’elles survivent à la trahison qui est le propre de tous les serments d’amour… Et qui nous dit que les îles ne sont pas plus belles que ne l’eût été Atlantis sauvegardée ? Non certes que les romans embellissent la vie, mais du peu qu’ils témoignent demeure, insulaire et plus vaste, la mémoire, et nous pouvons tournoyer de joie sans quitter l’horizon des yeux, c’est-à-dire sans oublier notre limite, et voyant mieux que nous ne le faisons chaque jour dans nos tristes travaux… Comprenez-vous, je suis la créature de ces mots qui sont plus légers que les choses, mais les innervent en profondeur, et nous donnent le sens du voyage « de la profondeur vers la surface » comme disait Montherlant. Rien n’est plus effrayant que ces gens qui se déclarent profonds, que gardent-ils donc dans leurs profondeurs ? Quels remugles ? Par bonheur, les romans de mon romancier sont peuplés de personnages que les puritains diraient superficiels, comme le sont les îles, tout offertes à la beauté du temps, du soleil d’Irlande ou de la pluie grecque, offertes pour nous qui pouvons y entrer et en sortir, à la chance des flots, par la grâce de ces constructions délicates et savantes, ces voiles, où les temps s’entretissent avec une virtuosité qui relève moins du « travail du texte » ( formule hideuse jadis en usage chez les universitaires) que d’une virtu, au sens italien, autrement dit une sorte de virilité spirituelle, homérique, une façon pleine d’esprit d’être humain… Je parlais d’une certaine préférence pour ce qui existe… Si les romans de Michel Déon ignorent souverainement le temps linéaire, c’est tout simplement que le temps linéaire n’existe pas, ni dans la pensée de celui qui se souvient ou qui invente, ni dans la réalité elle-même. Nous ne croyons en cette illusion restreinte que pour autant que nous y voudrait faire croire une société qui nous oblige à pointer, et donne à notre destin le sens d’un plan de retraite. Mais voyez cette heure que nous venons de passer au sortir de la salle obscure, il semblerait qu’elle eût cheminé à rebours de la direction ordinairement impartie, voici que le temps est plus clair, comme inversé, les nuages se sont éloignés, comme en accéléré, vers d’autres quartiers de Paris, et n’avez-vous pas l’impression d’être né, il y a une heure à peine ? Tout ce qui nous entoure ne vous semble-t-il pas extraordinairement neuf et rutilant ? »
Cette dernière phrase de Stanislas Beren me toucha d’une façon exquise, si l’on redonne à ce mot, en même temps la gourmandise et la pointe aiguë, douloureuse, d’une sensation qui nous fait douter d’être là en même temps qu’elle hausse nos sensations à plus d’intensité. Il me parut toucher un aspect essentiel de la nature humaine : cette incertitude, cette façon d’être là et ailleurs, cette ubiquité qui nous laisse pour une part, nostalgique si l’on veut, dans un autre monde, comme dans une lumière tombée à travers les persiennes… Un autre monde non point séparé, mais éclairant celui-ci, le fleurissant, et nous délivrant par vagues, par successives luminosités, de cette obscurité qui nous ferme aux êtres et aux choses.
« Permettez-moi, repris Stanislas Beren, de vous citer encore une phrase de cet auteur auquel je dois beaucoup, si même, et je le dis sans rire, l’existence n’est pas tout ce que nous pouvons attendre du monde : Notre moi n’est pas cette entité orgueilleuse que la philosophie interroge en vain, mais le composé des êtres qui nous ont aimé et enrichis de leur amour. Ces temps enchevêtrés qui, au demeurant, ne posent aucune difficulté au lecteur qui s’y abandonne, que sont-ils sinon des enchevêtrements amoureux ? Ces palimpsestes, ces regards échangés, ce cosmos, ces forces de l’histoire et de la légende qui nous gouvernent, ces mythologies personnelles ou impersonnelles, que sont-elles, dans leurs temps respectifs, sinon une attention créatrice, une recréation ? L’élégance de l’écriture déonienne fait que nous pouvons avancer dans le jour suivant en ayant un peu oublié le jour précédent, le chapitre qui suit ne nous interroge pas, comme un pion, sur le chapitre précédent, il nous fait avancer dans la fraîcheur des jours glorifiés et des nuits aimées d’être si fragiles sur le fond de la tragédie. La perdition redoutée exhausse la douceur du duvet. Tout est perdu, et allons ! Le savoir est saveur, les romanciers, et surtout ceux qui jouent le jeu, nous aurons définitivement moins menti que les abstracteurs. Leurs personnages existent comme tout existe, qui n’est pas interchangeable, et se laisse à peine saisir : Quelle paix monte soudain ! Il faudrait étreindre ces choses-là et elles sont impalpables »
L’été reprit son empire ; et déjà mon ami de la dernière pluie me faisait un signe de la main, un au-revoir à la Grâce de Dieu.
Luc-Olivier d’Algange
16:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luc-olivier d'algange, michel déon, lettres, lettres françaises, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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