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par Luc-Olivier d'Algange
C’était par une de ces fins d’été tumultueuses où l’ordre du monde, longtemps immobilisé par des beaux jours presque indiscernables les uns des autres dans leur perfection, semble se remettre en mouvement, tout en gardant de la haute saison, sa lumière puissante derrière les nuées, si bien que les brusques averses étaient lustrales ; et miroitantes comme des mirages les rues de Paris. A chaque seconde on attendait un arc-en-ciel dont les couleurs étaient annoncées par celles des parapluies, seuls accessoires, en la mode morose de cette année, à oser encore le versicolore.
Je sortais d’un cinéma où m’avait chassé une averse. Les intempéries sont, mieux que les critiques, les propagandistes les plus convaincants des salles obscures. J’avais aimé quelque peu le film, intitulé Un Taxi mauve, où des acteurs de belle allure et de grand style faisaient vibrer la langue française dans leur poitrine, où les regards s’apaisaient en douces mélancolies vertes et grises dans les paysages ruisselants. Les cinéphiles s’étaient promptement dispersés. Nous seuls demeurions abrités près des affiches, avec nos chemisettes et nos sandales. Nous, c’est à dire un homme d’une blondeur quelque peu hirsute qui semblait vouloir lier conversation, et moi-même, qui était, ce jour-là, d’excellente humeur à écouter.
« C’est être, sans doute, sans indulgence de dire que ce film vaut bien moins que le livre dont il s’inspire, car un film est, par définition, toujours en-deçà d’un livre, l’image étant réduite par le mouvement, le son réduit par l’image, les mots réduits par le son et l’image… On songe infiniment devant un Carpaccio, on est emporté par quelques notes de Couperin ou de Debussy, et un seul vers de n’importe quel poète, et je me refuse à dessein de citer les plus grands, les plus monumentaux, un seul vers de Jean-Paul Toulet ou de Francis Jammes, sauvegarde en nous, et mieux encore, invente en nous, des heures essentielles, nous subjugue, tout en nous laissant la liberté de le quitter des yeux et de la mémoire… Alors que le cinéma, avec ses lourdes machineries, sa volonté de fascination, l’obligation qu’il nous fait de suivre son récit à son rythme, est aussi plein de distractions, et d’ailleurs, le mieux qu’on y peut faire, en général, est de s’y endormir, s’en distraire, honorant ainsi la salle obscure, et d’y faire un rêve plus beau que le film, ou bien de se laisser divaguer par une compagne intimidante qu’en plein jour nous n’eussions osé embrasser… J’espère que ce préambule n’offense point le cinéphile que vous êtes peut-être, et comme l’était au demeurant l’auteur même dont s’inspire ce film que nous venons de voir, Michel Déon, dont vous connaissez peut-être les ouvrages, et dont je crois pouvoir vous parler quelque peu, si quelque tâche urgente ne vous requiert pas. »
Les tâches urgentes étant si peu mon fort qu’il m’était impossible même de les feindre, l’otium étant inscrit sur ma face comme la compassion humaine sur celle d’un huissier, il m’était bien impossible de décliner l’offre d’une conversation à propos d’un auteur qui avait, par surcroît, écrit un livre dont le titre Je me suis beaucoup promené résumerait sans doute mon existence à l’heure dernière.
« On dit souvent, continua le sympathique personnage, que l’on aime sans raison, mais s’il s’agit d’un amour qui n’est pas seulement bêtifiant ou funeste, n’est-ce pas qu’on peine à dire la raison de notre amour surtout parce que toutes les bonnes raisons alors convergent en une seule, que nous peinons à dire, n’en discernant que le point d’impact qui nous aveugle ou nous assourdit à cela même que nous devrions aimer ? Je ne crois guère à l’indicible. Vaut-t-il d’être dit si nous ne pouvons le dire ? N’est-il point la part laissée à la plus mauvaise paresse ? L’otium réclame une énergie intacte et éclatante. Les bourreaux de travail sont des énervés, littéralement des hommes sans nerfs, ils travaillent car ils sont sans nerfs, débilités, faits comme des rats de laboratoire… Aussi bien si vous me demandez pourquoi j’ai aimé les livres de Michel Déon, je m’en vais vous le dire sans barguigner, et vous le dire avec des raisons, non des ratiocinations, des raisonnements, mais des raisons comme on dit des raisons d’être, comme on songe à ce que disait, il y trois siècles environ, cette belle expression, l’entendement humain, et qu’on ne peut comprendre vraiment sans éveiller en soi quelque lignage spirituel grec ou français. »
« Oui, les Pages grecques, les Pages françaises… Il me semble qu’il n’est rien de plus universel que d’appartenir, et ces seuls mots, « françaises », « grecques », s’accordent parfaitement à cette beauté lissée, miroitante, qui nous environne à ces coloris enlevés, ravivés par l’eau, aux pavés soudains plus sombres et rutilants, à cette pluie claire et drue, à ce frémissement de fin d’été, où la nostalgie des belles heures revient comme un ressac, comme une houle homérique, comme un étincellement d’esprit… »
Je n’allais pas beaucoup plus loin dans mon exégèse, avouant joyeusement mon ignorance à cet amateur plus éclairé que moi, et bien décidé, par surcroît, à jouir de ce plaisir, plus fréquent que l’outrecuidance humaine habituelle n’aime à le concevoir, à apprendre quelque chose de précieux, d’amusant ou de rare d’un de mes semblables. Si l’idée m’est rarement venue de me féliciter de quoique ce soit, mes actes n’ayant à mes yeux rien d’esbaudissant ni de franchement répréhensible (et le temps presse !) il m’est arrivé cependant maintes fois de me congratuler de cette heureuse disposition d’esprit qui me laisse écouter au lieu de m’épuiser à sans cesse vouloir en remontrer. J’en fis part, par le propos et l’exemple, à mon ami de la dernière pluie, dont je ne savais pas encore le nom, pour qu’il fût à son aise de poursuivre, sans guère limites temporelles, ses libres propos, avec tout l’art digressif dont je le devinais capable. Je lui trouvais d’ailleurs, à le regarder autant qu’à l’écouter, quelque chose de si peu temporel, que placé comme il se trouvait, en contre-jour, devant un soleil certes voilé mais impérieux, il me semblait un peu fantomatique, mais que les fantômes parlent, rien ne plus heureusement naturel ! Au demeurant, il abondait dans le sens de mes propos, ce qui est toujours agréable, et nous donne le sentiment, non point d’être intelligent, mais de n’être pas indésirable.
« On ne saurait, mieux que vous ne le faites à l’instant, définir la qualité propre du lecteur et de l’auteur de romans, et de Michel Déon en particulier. Si les intellectuels se ruent sur de fastidieux, et souvent presque illisibles, ouvrages de psychologie et de sociologie, au lieu de lire des romans aimables et profonds, sans doute est-ce qu’ils ne peuvent consentir à être les hôtes d’une pensée étrangère qui ne s’offre que pour elle-même et le plaisir de moments moins esseulés, sans accroître en rien ce pouvoir illusoire que nous croyons avoir sur les choses en les expliquant… Il n’est point de plus âpre xénophobe que celui qu’un roman importune comme du temps perdu dans sa recherche de la vérité. Ce dont un autre homme que lui songe ou se souvient l’écarte de ce qu’il croit devoir savoir. Cette effrayante restriction mentale a fait les hommes de ce siècle, les spécialistes, les idéologues, les moralisateurs, et autres atrabilaires de l’impératif catégorique, hommes creux, comme dit le poète, ou hommes sans visages, qui préfèrent leurs abstractions à la simple dignité des êtres et des choses. Ils descendent, ces auto-proclamés humanistes, des universités françaises, hélas (comme les lémures des montagnes du Grand Forestier dont parle Ernst Jünger) et retournent dans leurs pays pleins de charmes et de senteurs pour massacrer, aux noms d’immortels principes, les trois quarts de leurs population… Mais je m’égare dans l’évidence, c’est le Pol-Pot aux roses, n’en disons pas plus, il n’y a aucun argument à leur opposer, ils sont parfaits, et, au contraire des personnages des romans, ils n’ont nul besoin de notre indulgence… On ne réfute point le sinistre, on lui échappe, et s’il est un écrivain qui eut le sens des échappées belles, c’est bien l’auteur dont je vous parle. Impossible d’en remontrer aux démonstrateurs, à moins de se faire, comme eux, monstrueux. Je puis maintenant me livrer à un aveu, je dois à Michel Déon de m’avoir laissé m’échapper… »
Cette dernière phrase ayant été dite sur un ton sinon plus grave, du moins plus assourdi, et la pluie étant devenue clairsemée, des gouttes ici et là comme tombant de très-hauts arbres invisibles, je proposais que nous poursuivions notre conversation en marchant, en attendant de nous laisser séduire par un café ou une brasserie, favorablement située et sans musique d’ambiance, ni clones appareillés de portables à oreillettes, - cette pollution humaine et sonore qui donne aux plus équanimes des hommes de goût des instincts terroristes. A leurs branches les plus jeunes, des arbres oscillaient avec bonhomie au vent qui avait dispersé l’averse sans l’abolir. Nous croisions en quantité égale les parapluies fermés, nous donnant raison, et les parapluies ouverts comme des reproches maternels. La vie semblait bien vive dans ses effluves. Elle redoublait de sympathie pour nous, et nous étions quelque peu émus de lui appartenir. L’après-midi, d’ordinaire plus pesante que ne le sont les matinées et les soirées, était réveillée par le hasard et notre bonne volonté, si l’on peut nommer hasard, cette rencontre, cette conversation. Je fis remarquer à mon compagnon de route que l’été était si peu oublié qu’il nous offrait encore, par intermittence, des donzelles courts vêtues, qui, cheveux mouillés, avaient l’air de sortir de la douche et dont les peaux blondes s’irisaient par éclats. Aux regards obliques, mais rieurs, qu’elles nous jetaient en passant, on devinait qu’elles devinaient nos pensées.
« Peu de personnages féminins, dans les romans, échappent à la caricature, à l’esprit de vengeance des romanciers qui en ont bavés, et qui ne désirent plus, ou au ridicule, lorsque les romanciers sont des romancières. Il fallut attendre la fin de la littérature romantique, pour que les femmes fussent honorées, en l’étant en toutes lettres, puis encore, en les tenant plus ou moins pour des créatures humaines, et parfois trop, mais délicieuses, et dont on ne peut se lasser, si toutefois, contrairement à ce qu’elles croient, on peut s’en passer ! (Je laissais résonner un moment la phrase, comme après l’avoir entendu sans y prêter attention, on recompte le son des cloches disant l’heure.)
Dans les romans de Michel Déon, continua mon compagnon, les femmes sont merveilleusement dissemblables, il en est de cyniques, de folles, de généreuses, d’habiles, de farouches, de légères, de gracieuses, de vaines, de profondes, de méchantes, de perverses et d’innocentes (parfois les mêmes). Leur beauté les emporte et l’âge ne les détruit pas toujours. Le lecteur remercie à chaque page l’auteur de ne pas nous parler de la Femme, ou des Hommes, avec des majuscules, de fuir les généralités, de n’avoir pas l’outrecuidance de juger, ou de le faire avec indulgence et bonté. C’est un art qui s’est perdu. De nos jours, il semble que les femmes et les hommes écrivent surtout pour se plaindre et en appeler à des cours internationales pour qu’il soit jugé des torts réels ou imaginaires qu’ils ressassent. On est tenté, parfois, de voler dans ces plumes vengeresses : elles nous fatiguent, elles offensent le don dont elles héritent et qui mérite mieux, car en son secret gît le secret de nommer, admirable aventure ; et les sensations même qui affleurent en nous, dans ce beau voyage qui va de la profondeur vers la surface, comme le savait Condillac, tiennent étroitement, amoureusement, aux mots qui les disent. N’est-ce pas assez de cette puissance, de cet honneur ? L’ingénuité heureuse est la plus profonde sagesse. Si l’on croit tant que les mots nous mentent, et qu’ils sont sans pouvoir, pourquoi, au lieu d’écrire, ne pas vendre des aspirateurs ? Voici donc, dans les romans de Michel Déon, des personnages, des paysages, des époques, toute l’illusion romanesque si l’on veut, mais comment prouver que cette illusion est moins illusion, ou cette réalité moins réelle que celle qui nous entoure aujourd’hui ? Voyez par exemple, le nom de cette rue, qui file à votre droite vers un jardin de marronniers, j’étais persuadé depuis toujours qu’elle portait un autre nom que celui que nous pouvons lire, vous et moi à cet instant : la rue André Fraigneau… Il nous reste à marcher entre les gouttes jusqu’à la place Valery Larbaud, où nous seront sûr de nous retrouver après nous être quittés, - ce qui est si rarement le cas, nous l’oublions trop… Les êtres humains, se plaisent, se parlent, se quittent avec une indifférence qui me semble souvent abominable, sans être jamais effleurés par le sentiment, je ne dis pas la crainte (car la crainte n’éloigne pas le danger comme disaient les romains) qu’ils pourraient fort bien ne se revoir jamais, et que les derniers mots entendus, un banal au-revoir, une plaisanterie à la venvole, puisse être les derniers. Bien sûr ceux qui n’imaginent pas, ne peuvent pas être romanciers, et moins encore des romanciers qui suscitent l’amitié de leurs lecteurs. Cette petite merveille qu’est un roman nous donne la chance inouïe de retrouver, après quelques décennies un personnage aimé, alors que l’ami qui nous offrit le roman est mort mais revit, dans le roman qu’il nous a offert et qui nous redit de pages en pages le nom de celui qui en fut, pour nous, le passeur… Il y a des spécialistes pour classer des romans, en nouveaux, anciens, expérimentaux, classiques, d’autres pour dépouiller leurs « procédés narratifs » leurs « focalisations internes ou externes ». Ces brave gens s’évertuent à expliquer l’art romanesque un peu comme un musicologue maniaque s’évertuerait à expliquer Couperin en démontant le clavecin. A chacun ses lubies. Mais au fond, je crois qu’il n’est que deux sortes de romans, ceux qui offrent l’hospitalité au lecteur et ceux qui la lui refusent. Michel Déon appartient incontestablement aux hôtes bienveillants, et qui savent recevoir, et qui savent être reçus. Et l’art en la matière est aussi de deviner quant il faut lever l’ancre et laisser partir… Et là, je crois le moment bien venu de me présenter, ce que j’eusse fait déjà si je n’avais tant été charmé par la qualité de votre attention à mes propos peut-être un peu décousus… »
Et de me tendre une main, sèche et vigoureuse : « Monsieur, je me nomme Stanislas Beren ! »
Une éclaircie soudaine m’enivra. J’étais encore dans le charme de la conversation, dans les remuements météorologiques qui s’accordaient si bien avec cet échange, que je tardais à reconnaître la raison de mon saisissement, l’attribuant tout d’abord à une cause qui lui était étrangère. Mais ce n’était pas le monde qui tournait imperceptiblement dans le jour, ce n’était pas cette atmosphère qui me faisait penser au début des Voyages dans les Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac, ce n’était pas d’être au cœur d’une après-midi magnifiquement sauvée de la banalité, ce n’était pas même une de ces sensations de « déjà vécu », que les scientifiques expliquent par un micro-sommeil, et nomment paramnésie, c’était le nom, tout simplement, qui me revenait, Stanislas Beren, le nom du personnage d’un des plus beaux romans de Michel Déon, Le déjeuner de soleil. Le plus étrange fut sans doute que pas une seconde je ne doutais que mon ami de la dernière pluie se nommait effectivement Stanislas Beren. La ressemblance frappante avec le personnage décrit par Michel Déon et jusqu’à son inquiétude visible de n’être pas cru, avaient ôté de mon esprit l’hypothèse vulgaire d’une blague ou celle, désobligeante, d’un cas de démence qui eût été manifestement en contradiction avec les propos qui m’avait été tenus jusqu’alors d’une voix si ferme et si doucement ironique.
Eh quoi ! Si Stanislas Beren se présentait sous le nom de Stanislas Beren, pourquoi en douter ? Par un phénomène que des esprits plus obséquieux à l’égard du sens commun jugeront peut-être un peu étrange, de savoir le nom de mon interlocuteur me rassura : tout était dans l’ordre. Notre aimable divagation pouvait reprendre son cours. Peu importait que ce fût le livre de Michel Déon qui eût, comme le suggérait Stanislas Beren, laissé s’échapper son personnage, ou que, fausse-vraie fiction, Le Déjeuner de Soleil eût été exactement pour ce qu’il se donnait : le récit, par ses œuvres, de la vie d’un romancier ayant vraiment existé… Et qui eût été sauvegardé, par « une jeunesse sans enfance antérieure et sans vieillesse possible », comme les dieux dont parle André Fraigneau, par le génie du romancier… Peu m’importais, j’étais tout à la joie de savoir qu’il ne m’était pas interdit d’entrer de la façon la plus rare et imprévue, dans le secret d’un roman, dans la genèse d’une pensée.
Prolongeant mes pensées comme s’il venait de les lire, Stanislas Beren repris la parole, après avoir attendu poliment que je reprenne mes esprits :
« Oui, des romans nous sommes les hôtes, ils nous reçoivent, nous les recevons. Ils nous quittent, et nous les quittons, mais une puissante gratitude nous tient en leurs entours. Quelque chose d’eux est venu rafraîchir notre front comme cette pluie d’été alors même que nous n’y pensions plus. A les lire, sur une terrasse de café, au bord de la mer, ou dans une chambre bien close sur la nuit qui s’est elle-même refermée sur la ville, comme protégés par de grandes ailes, nous avons laissé entrer en nous ce qui ne nous appartenait pas, mais qui nous révèle. La vie quotidienne (comme les mauvais romans à laquelle la vie médiocre se conforme) est bousculée entre l’anecdote et l’abstraction, qui sont l’une et l’autre tristes comme des écorces mortes. Les beaux romans, dignes d’être lus et vécus, redéploient la gradation, entre ce qui nous heurte et ce qui s’évanouit entre nos mains. Entre l’insaisissable et le saisissable, voici les promenades, le noctambulisme, l’élégance des fils de roi, les amours, les îles : tout ce dont nous parle Michel Déon, avec cette vertu platonicienne majeure du romancier : le double regard. Ce qui va s’accomplir est déjà accompli, mais, en même temps, il ne l’est pas, il reste en suspens dans la phrase émue. C’est encore cet autre personnage, d’Un souvenir, qui se voit ne sachant pas encore ce qu’il sait déjà d’un amour : sa beauté perdue. Sa savante sagesse est de retrouver et de comprendre la sagesse de sa naïveté… Loin de moi l’idée d’en dire du mal, tant j’aime ses dentelles blondes et son génie, mais reconnaissons que Céline nous a légué quelques uns, mais comme on jette des os à des chiens, des lieux communs assez opaques de notre époque, du genre « la petite musique » et « l’émotion »… Les midinettes et les chanteurs de variété n’en peuvent plus ! Mais à tant se représenter elle-même comme émotion, l’émotion finit frigide, si elle fut jamais autre chose. Piètre émotion qui doit s’exacerber sans cesse dans sa propre représentation, qui doit s’autoproclamer, dans une sorte d’impudeur pathétique et dictatoriale ! Sous son règne nous vivons, nous laissons passer les vociférations, le vacarme, les larmoyades futiles, les « toujours » et les « jamais » profanés, le néant dévorant, nous laissons place aux barbares dont le propre est de tout prendre au sérieux comme disait La Bruyère, car nous sommes seuls, nous renonçons, nous cédons du terrain… Mais nous apprenons, à lire les romans de Michel Déon, et comme le disait Valery Larbaud, à ne pas « rebuter ce qui est donné ». Et ce qui nous est donné, outre la vie magnifique, c’est, comme l’écrit Michel Déon « ce quelque chose d’éperdu et de confiant qui crie toujours au bonheur ». Etre insulaire, ce n’est pas fuir le monde et le temps, c’est entrer dans leurs cœurs : « D’un côté la surexcitation à vide, la sentimentalité imbécile, l’inattention complète à tout ce qui importe. De l’autre, un univers où la pluie, le scandale du voisin, une harde en folie, le passage d’un banc d’anchois remplissent si bien le temps que les insulaires ont perdu toute antenne avec le drame qui se joue en dehors d’eux dans la folie, l’abêtissement et la psychose de la technique. »
Sans doute faut-il savoir qu’à chaque seconde nous pouvons quitter ce qui nous est donné pour en mesurer la splendeur. Ce qui existe a bien du mérite, si l’on songe à l’impiété humaine, à la faveur extravagante en laquelle la plupart d’entre nous tenons ce qui n’existe pas et qui nous donne le beau prétexte pour médire de ce qui est, du proche comme du lointain, qui apparaît à nos yeux, ou comme un souffle sur nos paupières fermées. A quel mépris s’exposent les moindres apparences de la vie, humble et belle, et grandiose, et infinie ! Comme elle est assidue à nous servir cependant, diverse dans ses attraits, si fière et soumise, alors que nous passons sans rien voir. Naguère, en se quittant, les hommes se disait « Adieu » ou encore « A la Grâce de Dieu » ; et ce n’étaient pas par superstition, ni d’être tant dévots, mais pour simplement faire honneur à la beauté et à la fugacité de la rencontre. Ecoutant Stanislas Beren, je mesurais l’honneur en lequel cette fin d’après-midi me tenait, la « chance », si l’on veut, avec son « plus secret conseil ».
« Un romancier donne à ses personnages, à ses situations, un relief que la vie inventée par le barbare moderne méconnaît : le relief de ce qui aurait pu ne pas exister, l’escarpement sur le néant, le bonheur inespéré de ce qui n’a pas été englouti. Ainsi les îles, les romans, en ces âges noirs, que l’horizon révèle, fragments d’Atlantis, instants qui se tiennent dans l’immensité des eaux… Je me permets de vous citer mon romancier: Rien n’est tout a fait inventé, rien n’est tout à fait vrai, et il n’est pas nécessaire d’aller dans les îles pour rencontrer des forces occultes , mais sans doute du fait que les îles sont pour la plupart des survivances de continents disparus ou effondrés à l’époque de la grande mutation glaciaire qui éleva de deux cents mètres le niveau des mers du globe, ces forces occultes ont acquis dans l’esprit des insulaires une puissance qui tient à la tradition, vérités immémoriales transmises comme un dernier souffle de générations en générations, adoptées par de nouveaux immigrants qui les recueillaient de ceux qu’ils chassaient, massacraient ou, au contraire, auxquels ils se mêlaient comme ce fut le cas des Doriens avec les Achéens. Le « je me souviens » du romancier repose mieux que dans le présent, dans la présence même, qui est de deux cent mètres plus haute que l’oubli, cette juste hauteur à laquelle le romancier doit poser ses phrases pour qu’elles disent une réalité où rien n’est vrai ni inventé parce que tout est réel. Le temps nous élève ; de notre mémoire, il fait une île dorique, de nos romans, des preuves d’amour si grandes qu’elles survivent à la trahison qui est le propre de tous les serments d’amour… Et qui nous dit que les îles ne sont pas plus belles que ne l’eût été Atlantis sauvegardée ? Non certes que les romans embellissent la vie, mais du peu qu’ils témoignent demeure, insulaire et plus vaste, la mémoire, et nous pouvons tournoyer de joie sans quitter l’horizon des yeux, c’est-à-dire sans oublier notre limite, et voyant mieux que nous ne le faisons chaque jour dans nos tristes travaux… Comprenez-vous, je suis la créature de ces mots qui sont plus légers que les choses, mais les innervent en profondeur, et nous donnent le sens du voyage « de la profondeur vers la surface » comme disait Montherlant. Rien n’est plus effrayant que ces gens qui se déclarent profonds, que gardent-ils donc dans leurs profondeurs ? Quels remugles ? Par bonheur, les romans de mon romancier sont peuplés de personnages que les puritains diraient superficiels, comme le sont les îles, tout offertes à la beauté du temps, du soleil d’Irlande ou de la pluie grecque, offertes pour nous qui pouvons y entrer et en sortir, à la chance des flots, par la grâce de ces constructions délicates et savantes, ces voiles, où les temps s’entretissent avec une virtuosité qui relève moins du « travail du texte » ( formule hideuse jadis en usage chez les universitaires) que d’une virtu, au sens italien, autrement dit une sorte de virilité spirituelle, homérique, une façon pleine d’esprit d’être humain… Je parlais d’une certaine préférence pour ce qui existe… Si les romans de Michel Déon ignorent souverainement le temps linéaire, c’est tout simplement que le temps linéaire n’existe pas, ni dans la pensée de celui qui se souvient ou qui invente, ni dans la réalité elle-même. Nous ne croyons en cette illusion restreinte que pour autant que nous y voudrait faire croire une société qui nous oblige à pointer, et donne à notre destin le sens d’un plan de retraite. Mais voyez cette heure que nous venons de passer au sortir de la salle obscure, il semblerait qu’elle eût cheminé à rebours de la direction ordinairement impartie, voici que le temps est plus clair, comme inversé, les nuages se sont éloignés, comme en accéléré, vers d’autres quartiers de Paris, et n’avez-vous pas l’impression d’être né, il y a une heure à peine ? Tout ce qui nous entoure ne vous semble-t-il pas extraordinairement neuf et rutilant ? »
Cette dernière phrase de Stanislas Beren me toucha d’une façon exquise, si l’on redonne à ce mot, en même temps la gourmandise et la pointe aiguë, douloureuse, d’une sensation qui nous fait douter d’être là en même temps qu’elle hausse nos sensations à plus d’intensité. Il me parut toucher un aspect essentiel de la nature humaine : cette incertitude, cette façon d’être là et ailleurs, cette ubiquité qui nous laisse pour une part, nostalgique si l’on veut, dans un autre monde, comme dans une lumière tombée à travers les persiennes… Un autre monde non point séparé, mais éclairant celui-ci, le fleurissant, et nous délivrant par vagues, par successives luminosités, de cette obscurité qui nous ferme aux êtres et aux choses.
« Permettez-moi, repris Stanislas Beren, de vous citer encore une phrase de cet auteur auquel je dois beaucoup, si même, et je le dis sans rire, l’existence n’est pas tout ce que nous pouvons attendre du monde : Notre moi n’est pas cette entité orgueilleuse que la philosophie interroge en vain, mais le composé des êtres qui nous ont aimé et enrichis de leur amour. Ces temps enchevêtrés qui, au demeurant, ne posent aucune difficulté au lecteur qui s’y abandonne, que sont-ils sinon des enchevêtrements amoureux ? Ces palimpsestes, ces regards échangés, ce cosmos, ces forces de l’histoire et de la légende qui nous gouvernent, ces mythologies personnelles ou impersonnelles, que sont-elles, dans leurs temps respectifs, sinon une attention créatrice, une recréation ? L’élégance de l’écriture déonienne fait que nous pouvons avancer dans le jour suivant en ayant un peu oublié le jour précédent, le chapitre qui suit ne nous interroge pas, comme un pion, sur le chapitre précédent, il nous fait avancer dans la fraîcheur des jours glorifiés et des nuits aimées d’être si fragiles sur le fond de la tragédie. La perdition redoutée exhausse la douceur du duvet. Tout est perdu, et allons ! Le savoir est saveur, les romanciers, et surtout ceux qui jouent le jeu, nous aurons définitivement moins menti que les abstracteurs. Leurs personnages existent comme tout existe, qui n’est pas interchangeable, et se laisse à peine saisir : Quelle paix monte soudain ! Il faudrait étreindre ces choses-là et elles sont impalpables »
L’été reprit son empire ; et déjà mon ami de la dernière pluie me faisait un signe de la main, un au-revoir à la Grâce de Dieu.
Luc-Olivier d’Algange
16:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luc-olivier d'algange, michel déon, lettres, lettres françaises, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Propos recueillis par Christopher Gérard
Ex: http://archaion.hautetfort.com
La parution d'un joli recueil de textes dédié à la mémoire du cher Michel Déon est l'occasion rêvée de sortir de mes archives ce bel entretien accordé par Pierre Joannon en 2006 pour la défunte NRH.
- Christopher Gérard : Pierre Joannon, vous êtes le spécialiste incontesté de l’histoire de la Verte Erin et de ses habitants. On ne compte plus les ouvrages que vous avez rédigés, dirigés et préfacés sur ce pays qui fascine tant les Français. Vous publiez ces jours-ci aux Editions Perrin, une monumentale Histoire de l’Irlande et des Irlandais de près de sept cents pages. D’où vous est venue cette passion pour l’Hibernie ? Seriez-vous la réincarnation lointaine d’un barde gaël ?
- Pierre Joannon : Navré de vous décevoir ! Aucune goutte de sang irlandais ne coulait dans mes veines jusqu’à une date récente. En 1997, le Taoiseach(Premier ministre) de l’époque a dû sans doute estimer qu’il y avait là une lacune à combler, et il me fit octroyer la nationalité irlandaise, une reconnaissance dont je ne suis pas peu fier. On peut en tirer deux observations : que l’Irlande sait reconnaître les siens, et qu’on peut choisir ses racines au lieu de se contenter de les recevoir en héritage ! D’où me vient cette passion pour l’Irlande ? D’un voyage fortuit effectué au début des années soixante. J’ai eu le coup de foudre pour les paysages du Kerry et du Connemara qui correspondaient si exactement au pays rêvé que chacun porte en soi sans toujours avoir la chance de le rencontrer. Et le méditerranéen que je suis fut immédiatement séduit par ce peuple de conteurs disert, roublard et émouvant, prompt à passer du rire aux larmes avec un bonheur d’expression qui a disparu dans nos sociétés dites évoluées. L’histoire de cette île venait à point nommé répondre à certaines interrogations qui étaient les miennes au lendemain de la débâcle algérienne. Je me mis à lire tous les ouvrages qui me tombaient sous la main, tant en français qu’en anglais. Etudiant en droit, je consacrais ma thèse de doctorat d’Etat à la constitution de l’Etat Libre d’Irlande de 1922 et à la constitution de l’Eire concoctée par Eamon de Valera en 1937. Un premier livre sur l’Irlande, paru aux Editions Plon grâce à l’appui bienveillant de Marcel Jullian, me valut une distinction de l’Académie Française. A quelques temps de là, le professeur Patrick Rafroidi qui avait créé au sein de l’Université de Lille un Centre d’études et de recherches irlandaise unique en France, m’offrit de diriger avec lui la revue universitaire Etudes Irlandaises. En acceptant, je ne me doutais guère que j’en assumerai les fonctions de corédacteur en chef pendant vingt-huit ans. Je publiais, dans le même temps plusieurs ouvrages sur le nationalisme irlandais, sur le débarquement des Français dans le comté de Mayo en 1798, sur de Gaulle et ses rapports avec l’Irlande dont étaient originaires ses ancêtres Mac Cartan, sur Michael Collins et la guerre d’indépendance anglo-irlandaise de 1919-1921, sur John Hume et l’évolution du processus de paix nord-irlandais. J’organisais également plusieurs colloques sur la Verte Erin à la Sorbonne, au Collège de France, à l’UNESCO, à l’Académie de la Paix et de la Sécurité Internationale et à l’Université de Nice. Enfin, en 1989, je pris l’initiative de créer la branche française de la Confédération des Ireland Funds, la plus importante organisation internationale non gouvernementale d’aide à l’Irlande réunissant à travers le monde Irlandais de souche, Irlandais de la diaspora et amis de l’Irlande. Vecteur privilégié de l’amitié entre nos deux pays, l’Ireland Fund de France que je préside distribue des bourses à des étudiants des deux pays, subventionne des manifestations culturelles d’intérêt commun et participe activement à l’essor des relations bilatérales dans tous les domaines. Ainsi que vous pouvez le constater, l’Irlande a fait boule de neige dans ma vie, sans que cela ait été le moins du monde prémédité. Le hasard fait parfois bien les choses.
- C. G. : Pourquoi ce titre Histoire de l’Irlande et des Irlandais ? N’est-il pas un peu redondant ?
- P. J. : Nullement. On peut disserter sur l’Irlande, sur la France, et succomber par excès de conceptualisation aux idées reçues, aux stéréotypes. Revenir aux composantes de la population oblige à prendre en compte une réalité qui résiste aux simplifications abusives. Pour comprendre cette histoire pleine de bruit et de fureur, il faut restituer aux Irlandais la diversité et la complexité qui caractérise leurs origines : Gaels, Vikings, envahisseurs normands, Anglo-normands plus ou moins hibernisés, Vieux Anglais catholiques, colons cromwelliens et williamites, Ecossais d’Ulster, « mere Irish » soumis ou rebelles, catholiques inféodés au Château de Dublin, Anglo-irlandais convertis au nationalisme ou piliers de l’unionisme, descendants de Huguenots, fidèles de la Church of Ireland ou protestants non-conformistes, suppôts de l’Ordre d’Orange ou de l’Ancient Order of Hibernians, Irlandais de souche ou de la diaspora, nombreux sont les alluvions qui ont fait de ce peuple ce qu’il est devenu. Lorsqu’on parle des Irlandais, il convient toujours de se demander « Mais de qui parle-t-on exactement ? ».
- C. G. : Est-ce à cause de cette diversité que les Irlandais semblent traverser, à intervalles réguliers, une crise d’identité qui les pousse à chercher une réponse à cette lancinante interrogation « What does it mean to be Irish ? ».
- P. J. : Sans aucun doute. Et ce trait que vous soulignez n’est pas nouveau. Dans Henri V, pièce écrite aux alentours de 1599, Shakespeare fait dire au capitaine irlandais MacMorris : « What ish my nation ? » - Qu’est-ce que ma nation ? C’est la première expression littéraire de cette crise d’identité qui, sous des formes diverses, est une des constantes de l’histoire irlandaise. Le poète Seamus Heaney, Prix Nobel de littérature, ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « Notre île est pleine de rumeurs inconfortables ». Cette volonté de refuser l’embrigadement imposé par des définitions en forme de pièges réducteurs exprime une identité en perpétuelle recherche de nouvelles formes. Chemin faisant, les Irlandais d’aujourd’hui ont enfin tordu le cou à ce complexe d’ex-colonisé qui les figeait dans une posture victimaire et un syndrome de ressentiment qui bridait leurs énergies. C’est patent en République d’Irlande, même si cela est moins évident dans cette Irlande du Nord occupée à panser les plaies de trente années de guérilla urbaine et d’affrontements inter-communautaires qui ont laissé dans les esprits des séquelles difficiles à évacuer.
- C. G. : Vous soulignez qu’il existe en Irlande deux traditions historiographiques, l’une nationaliste focalisée sur les rapports conflictuels avec l’Angleterre, l’autre moins isolationniste et plus européocentrique. Laquelle vous semble la plus pertinente ? Votre approche de l’histoire irlandaise a-t-elle évolué depuis 1973, date de votre premier essai sur la Verte Erin ?
- P. J. : Il existe, en effet, deux lectures complémentaires de l’histoire irlandaise. Il y a d’abord la lecture « traditionnelle » narrant la destinée d’un peuple conquis et colonisé entre le XIIe et le XVIIe siècle, qui s’efforce de s’émanciper tout au long du XIXe, utilisant pour cela la voie parlementaire aussi bien que l’insurrection ou la guérilla, et qui finira par obtenir son indépendance politique dans le premier quart du XXe siècle, au terme d’affrontements qui préfigurent le grand mouvement de décolonisation qui devait sonner le glas des empires coloniaux au lendemain de la seconde guerre mondiale. Et il y a une lecture « européocentrique », mettant en lumière la dialectique qui sous-tend toute l’histoire irlandaise, la faisant s’éloigner de l’Europe à mesure qu’elle s’intègre davantage à un monde britannique dont elle ne parvient pas à se dégager, et la faisant au contraire se tourner vers l’Europe et même s’agréger à elle dans la phase de recherche de son indépendance et, à plus forte raison, dans la phase d’affirmation de cette indépendance chèrement payée. Quant à savoir où je me situe, il est clair que l’on ne peut écrire l’histoire de l’Irlande en 2006 comme on le faisait à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. il y a quarante ans, l’historiographie nationaliste, imprégnée de cette philosophie du ressentiment dont je parlais à l’instant, était toute puissante. On ne pouvait guère échapper à son influence. Aujourd’hui, les Irlandais ont pris du recul, des documents nouveaux ont été découverts et exploités, l’analyse d’éminents historiens comme Roy Foster ou Joseph Lee ont fait bouger les perspectives. En ce qui me concerne, peut-être suis-je moins crédule, moins naïf, moins déterministe dans mon approche. Je connais mieux l’Irlande. J’ai vieilli. Je pense être mieux armé intellectuellement pour restituer à cette histoire son épaisseur humaine et sa complexité sans tomber pour autant dans l’autre piège réductionniste du révisionnisme anti-nationaliste systématique qui a sombré dans le discrédit il y a une dizaine d’années environ.
- C. G. : Quelle est votre figure préférée de l’histoire irlandaise ?
- P. J. : Je suis bien en peine de vous répondre. Il existe tant de figures attachantes ou admirables : Parnell, Michael Collins, de Valera, John Hume aujourd’hui. Peut-être ai-je une prédilection pour Theobald Wolfe Tone, ce jeune avocat protestant qui fut, au dix-huitième siècle, « l’inventeur » du nationalisme irlandais après avoir échoué à intéresser les Anglais à un fumeux projet de colonisation. Il voulait émanciper les catholiques, mobiliser les protestants, liquider les dissensions religieuses au profit d’une conception éclairée de la citoyenneté, briser les liens de sujétion à l’Angleterre. Artisan de l’alliance franco-irlandaise il a laissé un merveilleux journal narrant ses aventures et ses intrigues dans le Paris du Directoire. On y découvre un jeune homme curieux, gai, aimant les femmes et le bon vin, fasciné par le théâtre et les défilés militaires, enthousiasmé par Hoche et beaucoup moins par Bonaparte. Capturé par les Anglais à la suite du piteux échec d’une tentative de débarquement français en Irlande, il sollicita de la cour martiale qui le jugeait la faveur d’être passé par les armes « pour avoir eu l’honneur de porter l’uniforme français ». Elle lui fut refusée : il fut condamné au gibet. La veille de l’exécution, il se trancha la gorge avec un canif et agonisa toute une semaine avant d’expirer le 19 novembre 1798.
- C. G. : James Joyce disait qu’il voulait, par son œuvre, « européaniser l’Irlande et irlandiser l’Europe ». N’est-ce pas ce qui se passe depuis une vingtaine d’année ?
- P. J. : Sans aucun doute. L’Irlande est devenue européenne. Et l’Europe lui a apporté beaucoup. Plus encore que des subventions, non négligeables, et la possibilité de dynamiser une économie en quête de débouchés, c’est le désenclavement des énergies et des mentalités, la fin d’un tête à tête oppressant qui se traduit par l’instauration d’une relation apaisée avec un voisin dont on se sent moins dépendant, le rattachement au continent d’une conscience libérée des pesanteurs de l’histoire et de la géographie, et la confiance que ce destin partagé finira par reléguer les violents soubresauts du Nord au magasin des vieilles querelles oubliées. Quant à l’irlandisation de l’Europe, elle va bon train. On fête la Saint Patrick du Nord au Sud du vieux continent. Les pubs irlandais fleurissent à tous les coins de rue. La littérature irlandaise est traduite en français, en italien, en espagnol. Les pièces de Frank Mc Guinness et de Brian Friel triomphent sur les scènes du monde entier. Neil Jordan décroche le Lion d’Or du Festival de Venise. Le groupe rock U2 se classe premier au hit parade international. Riverdancejoue à guichets fermés à Paris, à Londres, à Nice. Wilde, Joyce, Yeats, Beckett continuent de dominer de leur haute stature le corpus littéraire de notre temps. On pourrait multiplier les exemples.
- C. G. : Votre ami Michel Déon qui a préfacé votre belle biographie de Michael Collins s’insurge contre cette prospérité « qui s’abat sur l’Irlande comme la pédophilie sur le bas clergé ». Etes-vous sensible à ce danger qui pèse sur l’Hibernie ?
- P. J. : Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce pays en pleine mutation qu’est devenu l’Irlande. Le Tigre Celtique a bien des taches sur son pelage. Le jeune cadre dynamique qui descend Dawson Street, un téléphone portable collé à l’oreille, n’a plus grand chose en commun avec le baladin du monde occidental de Synge. Mais, entre les plaintes de la tradition et les mirages de la modernité, les Irlandais qui ont déjà triomphé de la misère et de l’auto-flagellation, sauront rester fidèles à l’idée qu’ils se font d’eux mêmes et que nous nous faisons d’eux. Du moins est-il permis de l’espérer !
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Jean-Pierre Brun
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En ce mercredi 29 décembre nous apprenons l’ultime cavalcade du dernier des « Hussards », Michel Déon. Comme le furent les trois mousquetaires de Dumas, ils auraient été prétendument quatre. Mais que vient faire ce « prétendument » dans notre propos ?
Pour des raisons qui nous restent obscures, Bernard Frank avait cru bon de rassembler sous un même étendard Nimier, Blondin et Laurent avant de leur adjoindre un certain Déon. Cette affectation collective à un régiment de tradition devait sans doute énormément au fameux « Hussard Bleu » que l’ami Roger avait troussé en son temps au travers d’un roman on ne peut plus « non conformiste ».
Mais voilà, elle ne reçut jamais pour autant l’aval des intéressés. Certes, un solide dénominateur commun pouvait conforter les tenants d’une mathématique idéologique, mais c’était méconnaître les individualismes trop bien trempés des solistes de ce quatuor improbable.
Il fallut attendre les derniers mois de l’Algérie française pour que le tocsin national les rassemblât autour de Philippe Héduy et du toujours discret Roland Laudenbach, sous la bannière de la revue L’Esprit Public.
Pour le coup, nos francs-tireurs, ayant endossé l’uniforme régimentaire auquel ils devaient indûment une partie de leur réputation, se lancèrent à corps perdu dans la bataille, taillant des croupières aux piétons de l’armée gaullienne.
Alors que d’Artagnan Nimier, Porthos Blondin, Athos Laurent frappaient d’estoc leurs adversaires, Aramis Déon pratiquait une escrime plus subtile qui n’en touchait pas moins au cœur ses cibles préférées. N’est-ce pas lui qui dans ses Poneys sauvages dévoila les turpitudes élyséennes de l’affaire Si Salah ?
Qui se souvient de son perfide Supplément aux voyages de Gulliver et ce saisissant Mégalonose qui estomaqua les critiques littéraires et autres chroniqueurs politiques de l’époque ?
En guise d’adieu à notre frère dans la Résistance, je me contenterai de citer un extrait de cette œuvre qui, hélas !, n’a rien perdu de son actualité : «… Je suis dans l’opposition et je refuse la civilisation inhumaine de mon pays. Si des policiers entraient à cette heure dans ma maison et me voyaient utiliser des lampes à huiles, ils me tortureraient pour me faire avouer un complot contre l’État […] Les lampes à huile et la marine à voile sont des crimes contre le progrès, des atteintes à l’esprit nouveau. Peut-être auriez-vous été condamné seulement aux travaux forcés si l’on s’était aperçu que vous ne vous sépariez pas de la boîte noire qui diffuse à longueur de journée de la musique obsessionnelle et le discours de Mégalonose, parce que la possession de ces boîtes que nous appelons “orteffs” est obligatoire et que tout citoyen conscient et respectueux des lois de son pays doit en avoir une à côté de lui, jour et nuit, prêt à toute éventualité, c’est-à-dire à obéir aux ordres de Mégalonose qui parle deux fois par jour en période de calme et jusqu’à vingt fois en période de guerre… »
Va en paix Michel !, mais là-haut, avec l’aide de ton Saint Patron qui est aussi celui des parachutistes, fais en sorte que tu ne sois pas le dernier des hussards et que, dans un élan invincible, une charge de tes cadets reprenne hardiment et consolide méthodiquement nos positions perdues.
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Pour les 60 ans de la mort de Charles Maurras
Page Facebook de: Action Française Étudiante - La Rochelle
Hommage à Michel Déon, enfant du 6 février 1934, ancien secrétaire de rédaction de l'Action française, resté fidèle à ses engagements. #RIP
En 2012, l'AF organisait un colloque pour les 60 ans de la mort de Maurras. Michel Déon nous avait fait l'honneur de nous envoyer un message introductif :
" Chers amis,
En recevant la liste des interventions prévues pour « Maurras soixante ans après » il m’a semblé que les principaux thèmes seront éclairés par plus doctes que moi et que, s’il reste quelque chose à dire, c’est peut-être sur l’Homme - Maurras que j’ai approché à une cruciale époque de son existence où tout ce qu’il avait bâti durant sa vaillante jeunesse et sa maturité risquait de s’effondrer. En politique il y a ceux qui assument au péril de leurs vies et ceux qui prennent la fuite. En 1940 Maurras misa sur une politique à grands risques qu’il soutint jusqu’à la dernière heure.
A Lyon où on m’avait démobilisé en 1942, j’ai vu un Maurras se battre sur tous les terrains même les plus dangereux, pour sauver ce qui pouvait encore l’être dans des temps confus. Pied à pied, il a défendu un gouvernement dont il était loin de toujours partager les sentiments politiques, mais il n’en était pas d’autre pour lui si enraciné dans cette terre de France qu’il aimait au-dessus de tout. Nous savons ce que, des années après, le slogan de l’Action Française pouvait présenter d’ambiguïté : « La France, la France seule », mais c’était la mise en garde contre les concessions et les perches tendues par l’ennemi installé au coeur même du pays vaincu.
Ces deux années passées près de Maurras je les considère encore, soixante-dix ans après, comme les plus riches et les plus passionnantes de ma vie. J’étais là, comme dans une citadelle dont la garnison ne se rendrait jamais et notre commandant en chef, avant de tirer le canon sur les hérétiques, arrêtait un instant la bataille pour se rire des mauvais poètes ou se griser de Racine et réciter un poème qu’il venait de composer.
Dans les derniers mois, après les virgulages des dépêches du matin à la rédaction du journal, je suis souvent allé chercher moi même son article rue Franklin dans un modeste logis horriblement meublé mais où une gouvernante montrait assez d’autorité pour veiller un peu sur lui. Elle tirait les rideaux de sa chambre pour y laisser entrer le jour et s’en allait discrètement, me laissant seul avec lui qui avait, selon son habitude, travaillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Dormant au fond d’une alcôve, il fallait habituer mes yeux pour découvrir, dans le fouillis des couvertures et de l’édredon, son mince visage triangulaire si beau dans sa jeunesse et maintenant creusé par l’âge, les veilles et les brûlants soucis de la vie. Il dormait sur le dos en paix sans un tressaillement, les mains à plat sur le drap, la chemise de nuit au veston rouge boutonné sur son cou impérieux.
Il m’est arrivé de rester ainsi un moment sans oser le réveiller quand l’actualité ne pressait pas. Son éditorial était prêt sur la table devant la fenêtre, un vingtaine de pages, vraiment difficiles à lire, arrachées à un cahier d’écolier parcouru d’une écriture quasi illisible. Au bout d’un moment je touchais sa main et il se réveillait d’un coup comme ces dormeurs sans rêves qui retournent à la réalité. Nous parlions de grands tout(s) et de petits rien, il jetait un coup d’oeil sur l’édition du matin, corrigeait un article pour l’édition de l’après-midi. Je me demandais quelles forces transcendantes habitaient cet homme, en apparence grêle – je dis, « en apparence » puisqu’il s’est battu je ne sais combien de fois en duel, en passant sans une faiblesse les jours les plus sombres de sa vie et renaissant de cendres comme le Phénix. A l’Académie, ne participant pas aux débats intérieurs et au travail du dictionnaire, il a peu marqué. Son successeur fut le Duc de Lévis-Mirepoix qui a écrit sur la vie singulière et en somme assez tragique de Charles Maurras ces lignes que je veux citer:
« Il connut sans fléchir les pires vicissitudes et la plus cruelle de toutes. Un nom vient naturellement à mes lèvres. Il eut à subir comme Socrate la colère de la cité.
Sans sortir, messieurs, de la sérénité qui s’impose en ce lieu sans se mêler aux luttes intestines au-devant lesquelles il s’est lui-même toujours jeté, on ne pourrait loyalement évoquer la mémoire de cet homme sans apercevoir au-dessus de tous ces tumultes son brûlant civisme, son indéfectible amour de la patrie. »
Michel Déon, de l’Académie française
13:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : action française, michel déon, charles maurras, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Petit hommage à Michel Déon
par Michel Dejus
LE MAUVE ET LE VERT
D’Erin à Spetsai l’auguste filon des îles.
La pluie mouille un peu le soleil au balcon.
Un zeste de Madère en floraison pianote.
Le rhum bluffe Saint-Germain-des-Près.
Les gens de la nuit à la chasse aux regrets.
Le tourbillon d’une robe qui vient de l’Italie.
La tendre saignée des genoux dévoilée.
L’étoile d’un prince pour déjouer le néant.
Les promenades du voyageur qui voit.
Des amours ibériques à l’ombre d’un cigarillo.
Des jeunesses sous brisants balnéaires.
Des souvenirs ressuscités des cendres.
La catharsis ambrée d’un malt osseux.
L’arborescence de la plume du peintre.
Le beau bâton noueux pour la montée du soir.
La chouette pudique cligne des yeux.
La fleur de lys pleure au creux du shamrock.
Une élégance de perdue zéro de retrouvée.
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00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hussards, roger nimier, michel déon, jacques laurent, antoine blondin, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, années 50, paris, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
« Cette année-là, je cessai de dormir » : roman hommage à la faune nocturne du Paris des années 50, Les gens de la nuit, que Michel Déon publia une première fois en 1958 chez Plon, vient de reparaître à la Table Ronde.
Un ami avec lequel je m’entretenais des Gens de la nuit de Michel Déon que les éditions de la Table Ronde viennent de faire reparaître, m’éclaira par une heureuse formule sur le sentiment que j’éprouvai lors de sa lecture, et sur lequel je ne parvenais pas à mettre de mots : « c’est son livre le plus raté, mais c’est aussi celui que je préfère »
Il est en effet de ces livres – au rang desquels je placerai par exemple L’humeur vagabonde d’Antoine Blondin, ou dans une autre veine Ecrits sur de l’eau de Francis de Miomandre – dont on ne peut nier les lacunes de style, le déséquilibre de certaines phrases, ou encore le désordre de la trame narrative, et qui pourtant nous touchent au point de ne jamais les prêter, même à nos plus chers amis, sans une pointe d’inquiétude, et qui pourtant sont ceux dont on aime à relire les plus belles pages pour se consoler d’un chagrin ou d’une mélancolie, et dont pourtant nous savons par cœur des passages entiers ; et c’est parmi cette sorte de livres si rares et que leurs défauts rendent si précieux, que je rangerai, bien en évidence dans ma bibliothèque, Les gens de la nuit de Michel Déon.
Le monde appartient à ceux qui se couchent tard
Cela fait des semaines, des mois peut-être, que Jean Dumont, fils d’académicien et naufragé de l’amour, décida de troquer son sommeil contre le Paris de l’aube et des rencontres nocturnes, les bars de Corses de la place Pigalle et les boîtes de nuit « pour sexualité indéterminée », les pieds de cochons rue Montmartre à l’aurore, et les nuits d’amour avec Gisèle, une belle noctambule vaporeuse et toxicomane.
Ombre errante parmi les ombres de la nuit, Jean, cœur déchiré par un amour défunt (nous sommes dans un roman de Michel Déon), déambule dans le Paris des années 50, celui des « phonos et des disques, des séminaristes ‘’indochinois’’ et des voitures décapotables », en quête de ses semblables, qu’il reconnaîtra derrière les traits de Michel, ancien SS reconverti en peintre à succès puis en cracheur de feu, et en Lella, amante de Michel et militante communiste recherchée par la police.
A la dérive
« Le difficile est de faire le gris » estimait Aragon à propos du travail du romancier : ne pas grossir les traits mais ramener les individus à des proportions qui sont celles de la vie du lecteur. Il semble bien que Michel Déon fasse sien dans Les gens de la nuit l’art poétique de l’auteur des Beaux quartiers, tant son narrateur, fantôme perdu dans les brumes mélancoliques du Paris de l’après-guerre, tient du personnage d’Aurelien, cet ancien combattant de la guerre de 14 écrasé par le « nouveau mal du siècle » que diagnostiqua Antoine Blondin dans son article « Cent ans de Mal du Siècle ».
Ainsi, si un même incurable mal de vivre relie nos deux personnages qu’une guerre sépare, le personnage de Jean Dumont nous remémore également le Michel de Clair de femme (Romain Gary), ou l’Olivier Malentraide des Enfants tristes (Roger Nimier), ces anti-héros boiteux et tendres, ravagés par une grande blessure d’amour ou par une grande blessure de l’Histoire, et que la nuit sauve et démolit.
Mais c’est surtout de salut dont il est question dans Les gens de la nuit : et c’est bien au fil des improbables rencontres qui rythment désormais son quotidien nocturne, et dans les regards cernés des noctambules fraternels et désemparés de Montparnasse et de Montmartre, que Jean, à l’instar du narrateur tâtonnant d’Un taxi mauve, parvient à peu-à-peu retrouver le chemin qui conduit à la lumière du jour, et à l’oubli définitif de celle qui le jeta dans les bras de l’obscurité.
« A ma fenêtre, comme la veille, je me suis attardé encore un moment à épier la nuit de Paris que j’allais bientôt quitter. Des vies ténébreuses et des vies claires s’y heurtaient. Si grande que fut, à cette heure, ma tristesse, rien ne pouvait m’empêcher de penser que nulle part ailleurs je ne trouverais cette minute de vérité, cette seconde d’exaltation qui vous empoignent quand la ville se secoue et rejette son manteau d’ombres : façades grises et boulevards jalonnés de poubelles, mais aussi Notre-Dame et la Sainte-Chapelle profilées sur un ciel cotonneux »
Ici c’est Paris
Roman de la mélancolie de vivre et roman de la guérison, Les gens de la nuit n’échappe pas, malgré quelques négligences d’écriture, au charme désuet et insistant du style et de l’univers du dernier des Hussards
Roman-hommage à la faune nocturne d’un Paris aujourd’hui disparu, roman de la mélancolie de vivre et roman de la guérison, Les gens de la nuit n’échappe pas, malgré quelques négligences d’écriture, au charme désuet et insistant du style et de l’univers du dernier des Hussards. On se souvient du mot d’Eric Neuhoff au sujet de l’académicien : « Les livres de Déon furent notre cour de récréation. Nous y avons appris à jouer, à vivre, à aimer. » Puisse donc cette formule s’appliquer aussi à notre génération, tant il est plaisant d’apprendre à vivre et d’apprendre à jouer au fil de la plume de l’auteur d’Un taxi mauve, dans les petits villages du Connemara hantés par des princesses allemandes et dans les bistrots auvergnats des Halles où l’on sert après minuit des saucisses chaudes et de la bière, à l’école de la mélancolie, de l’amour et de la nuit :
« Et c’est l’essentielle attirance de la vie nocturne que ces amitiés soudaines qui naissent, brûlent et se consument en quelques jours. Paris venait de s’en montrer merveilleusement prodigue pour moi. Ses ténèbres recelaient quantité de personnages blafards et farfelus, débordant de confidences. L’aube les effaçait à jamais, et plus d’une fois, j’avais cru atterrir dans une ville nouvelle, différente de celle qui servait de décor à des fantômes aux voix enrouées. Cette sensation était très lassante et très réconfortante, lassante parce que je ne savais déjà que trop combien étaient éphémères les magies du noctambulisme, réconfortante parce que retrouver le vrai Paris, c’est encore me reconnaître au nombre des vivants. »
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par Pierre Lafarge
Ex: http://aucoeurdunationalisme.blogspot.com
Un Déjeuner de soleil, est pour sa part le roman d’’un romancier, la vie imaginaire de l’’écrivain Stanislas Beren. S’’y entremêlent subtilement la vie de Beren, ses œœuvres imaginés et le rythme du siècle, puisque chez Michel Déon on n’’est jamais très loin de l’’actualité. Réalité et imaginaire, par leur proximité, font ici plonger le lecteur au cœœur de la création romanesque.
« Livre quasi-mystique » dira Renaud Matignon de La Montée du soir qui consiste en une approche métaphysique de la vieillesse. Un homme d’’âge mûr voit, en effet, dans ce livre publié en 1987, s’éloigner malgré lui les êtres et les objets qu’’il a aimés. Pol Vandromme a fort justement rapproché ce texte aux accents panthéistes des Quatre nuits de Provence de Maurras. Mais on peut tout autant trouver des accents pascaliens à cette méditation sur les effets du temps.
Grâce et intégrité
Michel Déon a-t-il une postérité littéraire, nous demandera-t-on à juste titre ? Assurément, et dans cette veine nous avouons préférer sans hésitation les romans de Christian Authier à Eric Neuhoff (3). Saluons également à ce propos les travaux de la revue L’’Atelier du roman, dirigée par Lakis Prodigis, qui doit beaucoup à l’’auteur de Je ne veux jamais l’’oublier.
Michel Déon, conciliant grâce et intégrité, est bien de la race de ceux qui depuis deux siècles conservent envers et contre tout une attitude salutaire, parfaitement résumée par Montherlant dans Le Maître de Santiago : « Je ne suis pas de ceux qui aiment leur pays en raison de son indignité. »
Pierre Lafarge
L’’Action Française 2000 du 19 octobre au 1er novembre 2006
* Michel Déon, Œœuvres, Quarto Gallimard, 1372 p., 30 euros.
(1) : Dans son remarquable essai Michel Déon. Le nomade sédentaire, La Table Ronde, 1990.
(2) : Au sens que lui donnait Thierry Maulnier dans son Racine : « La tragédie ne peint pas des êtres : elle révèle des êtres au contact d’’une certaine fatalité. »
(3) : Auteur de Michel Déon, Éd. du Rocher, 1994.
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