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vendredi, 26 mars 2021

A quoi servent les poètes? - Réflexions à l’heure du septième centenaire de Dante

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A quoi servent les poètes?

Réflexions à l’heure du septième centenaire de Dante

par Alessandro Sansoni

Source : Incursioni & https://www.ariannaeditrice.it/

"A quoi servent les poètes ?". Cette question, qui a aujourd'hui la saveur d'une question d'adolescent qu'un lycéen pourrait poser à son professeur de littérature ou lors d'une discussion entre amis, Martin Heidegger l'a jugée si essentielle qu'il en a fait le titre d'un de ses textes fondamentaux, écrit non par hasard en 1946, pour ensuite se fondre dans le recueil intitulé Sentieri interrotti (ou ‘’errant’’, selon le traducteur des Holzwege), celui du tournant (Kehre) avec lequel le philosophe allemand s'apprête à défier, accompagné des vers de Rainer Maria Rilke et surtout de Hölderlin, la crise de la métaphysique occidentale et la propagation du nihilisme.

Bien sûr, les "poètes" auxquels le grand penseur faisait référence ne sont pas ceux qui se délectent de vers, de rimes ou de liberté, mais ceux qui sont capables d'explorer, avec la force de leurs mots, les profondeurs du langage, entendu comme ‘’maison de l'Être’’, et de s'aventurer jusqu'à déchirer un instant le voile qui recouvre le monde, plaçant le lecteur (ou l'auditeur) sur les traces de ces dieux qui l'ont désormais abandonné.

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En bref, Heidegger entend cette catégorie particulière et très rare de poètes qu'il appelle des ‘’dictateurs’’ et qui, avec la force des images qu'ils représentent à travers les mots, ordonnent l'univers, parce qu'après tout ils le pensent.

Et en effet, ce sont eux qui donnent naissance aux civilisations: d'Homère naît la tradition européenne, Virgile formalise la latinitas, Goethe fonde la nation allemande moderne et la liste pourrait être longue, mais les ‘’dictateurs’’ n'exercent pas une simple fonction politique, agissant avec la force de leur ‘’dictée’’ sur les peuples qui utilisent leur propre langue, ils construisent même de véritables cosmogonies de valeur universelle: ils dévoilent la Lumière et la Vérité.

Et le questionnement heideggérien, avec les significations complexes qu'il dévoile, nous amène inévitablement à réfléchir sur Dante Alighieri, peut-être le plus conscient des ‘’dictateurs’’ de la puissance de son Art.

Dante codifie une langue, conçoit une nation, définit une axiologie, légitime une idéologie (l'impériale), cisèle un chef-d'œuvre artistique, mais surtout il se conduit, et nous avec lui, à la rencontre de ce qui est primordial. Ce n'est pas une coïncidence si tout le cadre théologique de l'Église catholique des sept cents dernières années, tant dans la comparaison entre les sages que dans la représentation populaire de l'au-delà, ne pouvait ignorer ce qui est contenu dans la Divine Comédie.

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Ce que Dante nous raconte, en milliers d'endécasyllabes en tercets enchaînés, c'est un véritable Pèlerinage, comme l'ont constaté tous ceux qui ont entrepris une telle démarche et qui ont en même temps réfléchi au fait que, à la fatigue et au renforcement physique et biologique progressif que produit un parcours effectué à pied au fil des jours et des semaines, correspond une lente mais inexorable transformation et progression spirituelle. Un parcours intérieur, qui de la recherche et de l'installation dans les souvenirs les plus lascifs et pécheurs visant à atténuer la souffrance des efforts des premiers jours de marche, conduit lentement, à mesure que le corps s'entraîne et gagne en force, d'abord à une réflexion intellectuelle plus méditée sur les choses du monde et ensuite à la recherche du sens authentique, transcendant, mystique, auquel l'itinéraire entrepris doit finalement conduire : l'ouverture du regard sur l'Ineffable.

Surtout, "on a besoin des poètes pour cela" et d'autant plus aujourd'hui, alors que, comme le dit Agamben, la maison brûle, que nos certitudes s'effondrent et que l'inquiétude face à la pandémie et les mesures prises pour la combattre semblent vouloir nous réduire à notre seule matrice biologique, où la protection médicale devrait être le seul but de nos actions. Comme si la Vie n'était pas beaucoup plus, n'était pas d'abord un Risque (plus ou moins grand) pour attraper ce qui est Beau dans le monde.

Un monde devenu indigent, pour le dire encore avec Heidegger, précisément parce que les dieux et Dieu l’ont fui, précisément parce que tout semble se réduire à la peur et à l'absurdité de vouloir éviter à tout prix la mort imminente: comme si la Mort ne nous emportait pas toujours, étant consubstantielle à la Vie, la complétant.

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En somme, en nous souvenant de Dante au cours des sept cents ans qui se sont écoulés depuis sa mort, nous ressentons l'absence des ‘’dictateurs’’ et nous comprenons que nous aurions besoin d'eux, sinon précisément parce que nous voudrions suivre leurs traces dans une époque si démunie que nous ne sommes même plus capables de remarquer l'absence de Dieu comme un manque, du moins de la rendre plus supportable et moins désorientante, esthétiquement parlant, avec un peu de vernis sur rien.

00:10 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dante, heidegger, philosophie, poésie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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