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jeudi, 22 avril 2021

"Récit d'un monde adolescent" de Jean-Pierre Le Goff

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Récit d'un monde adolescent de Jean-Pierre Le Goff

Ex: Compte vk de Jean-Claude Cariou

Recension: La France d'hier - Récit d'un monde adolescent - Des Années 1950 à Mai 1968, Par Jean-Pierre LE GOFF, Editions Stock, 2018, 467 pages.

"Le développement de la société de consommation commençait à faire rêver mais les traditions populaires et "le bon sens", l'affrontement à la réalité par le travail manuel, la confrontation à la souffrance et à la mort constituaient encore des contrepoints salutaires qui faisaient que globalement, les gens demeuraient les pieds sur terre en évitant de trop dépenser et de croire que tout était possible pour peu qu'on l'ait désiré". J-P. LE GOFF

Jean Pierre Le Goff est aujourd'hui, dans notre société réductrice de la pensée, réputé inclassable. En ce sens qu'il est passé de l'engagement très contestataire de mai 68 et du maoïsme qui va le guider un temps à l’analyse critique sur ce passé immédiat, favorisée par les révélations des crimes du totalitarisme rouge, puis finalement à une étude objective de ces évolutions en traitant de thèmes très concrets, ainsi notamment ceux du travail et de la formation.

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Philosophe de formation, Membre du CNRS, Professeur des Universités, il est aujourd'hui connu pour ses ouvrages qui traitent de cette évolution de la société française, de la Libération à aujourd'hui. Pour dénoncer finalement les illusions de la gauche, son évolution de la gauche politique et sociale vers le gauchisme sociétal, vecteur de la pensée révélée et nécessairement unique qui "s'est appropriée le magistère de la morale". Il compte aujourd'hui parmi les plus pertinents procureurs du gauchisme culturel dont il a désigné quelques héros, ainsi de Najat Vallaud-Belkacem qu'il désigne comme "l’héritière impossible". Une gauche nouvelle et déjà morte dont il dénonce l'atteinte aux libertés démocratiques, le lynchage médiatique institutionnalisé et finalement l'imposture.

Il est l'auteur notamment de Mai 68, l'héritage impossible (1998), La barbarie douce (1999), La gauche à l'épreuve (2011), La Fin du village, une histoire française (2012) pour lequel il a reçu de nombreux prix et notamment le Prix Montaigne.

Jean-Pierre Le Goff propose ici une balade dans sa propre histoire, en l'abordant de manière pudique et sans autre prétexte que de mettre en perspective les tourments de l'adolescence et ceux de la société toute entière confrontée à la richesse inédite des "Trente Glorieuses" en contrepoint des privations de la guerre, au progrès technologique symbolisé du coté de Cherbourg par la construction de la Centrale de La Hague, à la société de consommation naissante illustrée par la "bagnole", la "télé" et les vacances à la mer.

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Balade dans son enfance et son adolescence, qui nous mène jusqu'aux "événements" de Mai 68, ainsi qualifiés par ceux qui les considèrent comme un épiphénomène quand d'autres parlent avec emphase de "révolution", terme sans doute inapproprié si l'on considère 1789, 1848 ou 1917. Evénements ou révolution auxquels le personnage central du livre va participer dans sa bonne ville de Caen, pour les considérer aujourd'hui avec le recul comme l'expression désordonnée d'une rupture qui sourdait dans cette société saturée de morale, de devoirs et de privations, aux prises avec le consumérisme et le progrès, une rupture que l'Eglise elle-même très menacée par cette évolution avait paradoxalement anticipée par les avancées rituelles de Vatican II, bien insuffisantes à conjurer son déclin ou sa perte d'influence.

Ce livre pourrait sans doute prendre pour titre "D'une église à l'autre" alors que l'auteur élevé chez les curés dénonce sans excès ni caricature le carcan moral de cette éducation catholique impliquant un mode comportemental et un discours convenus sinon asservis, autant de critiques qu'il porte aujourd'hui dans des termes plus acérés à la gauche intellectuelle, enfermée dans ses schémas de pensée qu'elle croit incontestables, comme ceux d'une religion révélée.

Une évocation pertinente de ces années là; très fidèle à la réalité pour qui les a vécues et finalement, en dépit des convictions marquées de l'auteur, jamais polémique, cette pertinence procédant sans doute d'une objectivité réelle qui fonctionne souvent en binôme avec l'intelligence.

Une objectivité inspirée par le recul qu'a pris l'auteur sur cette évolution sociale dont il mesure bien la nécessité mais dénonce aussi les écueils et les vanités.

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Une objectivité qui convainc alors qu'elle s'affranchit de l'analyse clinique et prend en compte la vie réelle, ainsi l'amour du fils pour ses parents, la fascination de l'élève de philo pour son professeur iconoclaste et inclassable, les amours adolescentes et la quête hasardeuse de la sexualité, les chahuts au bahut, les nuits blanches et leurs odeurs d'alcool... cette somme de sentiments, d'attachements et d’expériences qui jalonnent le chemin de l'enfant vers l'adulte que l’auteur évoque opportunément pour ancrer sa démonstration dans un récit vivant et lui conférer ainsi sa crédibilité.

Le traitement très juste de la découverte chez l'adolescent de la littérature, de la musique et du cinéma, comme vecteurs de son affranchissement vis à vis de la génération qui le précède, servi par l’évocation de Camus, Prévert, Boris Vian et Dylan, révélés à cette époque qui renvoient Mauriac au placard ou au grenier.

On relèvera ici et là quelques développements abscons et d'une intelligibilité relative, mais à la marge.

Une langue quelquefois plus anthropologique que romanesque mais sans doute conforme à la démarche de l'auteur.

Mais il reste un ouvrage très précieux pour ceux de la génération de l'auteur qui, sans toujours partager ses emballements politiques ou esthétiques, ont vécu ces années là et sans doute pour les générations qui suivent, si le monde dans lequel leurs parents sont nés les intéresse.

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L'évocation d'un monde un peu figé qui va s'émanciper à la faveur d'une économie en marche, de la consommation exponentielle qu'elle favorise, de la transversalité sociale qu'elle implique, un monde qui va sacrifier la morale à la jouissance plus qu'au bonheur et se nourrir de l'illusion de son intelligence par la distance nécessaire qu'il dit ou croit prendre avec le passé.

Le récit d'une (r)évolution qui amène l'un de ses ardents ( et modeste) protagonistes à réfléchir a posteriori sur sa pertinence en dénonçant avec fracas l'immaturité des élites auxquelles elle va donner naissance, élites de gauche que rallieront celles de droite, perdues dans une confusion des genres pathologique, pseudo-élites aujourd'hui encore présentes au pouvoir et dans les médias mais en voie de total discrédit, la bascule de l'électorat ouvrier vers le Front National en constituant sans doute la plus pertinente expression.

***

"Jean-Pierre Le Goff ne voulait pas écrire ce livre. L'homme est modeste, pudique, et le sociologue sait trop où peuvent mener les vertiges de l'ego. Il a pourtant choisi de raconter une enfance et adolescence françaises entre 1950 et 1968, non pas pour contempler sa jeunesse et sa trajectoire, moins encore pour gratter de vieilles plaies, mais pour laisser en héritage un récit qui pourrait renseigner les jeunes générations sur le monde d'avant 1968. Il a bien fait. Son livre est précieux comme une correspondance cachée, évocateur comme une photo jaunie, plein de détours, d'atmosphères et de nuances comme le sont les souvenirs.

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En ce temps-là dans le village d'Equeurdreville à deux pas de Cherbourg, l'existence était une liturgie. L'école, les travaux des champs, la soupe, la prière du soir, la protection de l'ange gardien. Malbrough s'en allait en guerre, Tintin sur le Karaboudjan et personne n'aurait songé à arracher la casquette du père Bugeaud. Dans le Cotentin, on mettait ses habits du dimanche ; tenant la main de son père, on regardait les adultes rougeauds s'esclaffer au café ; on veillait les morts ; on apportait des fleurs au cimetière. La lande normande près de la Hague ressemblait aux peintures du XIXe siècle. Les jours poussaient les jours. Les joies, les peines étaient contenues dans ce cadre un peu triste, et gare à celui qui en sortait. Le catéchisme s'apprenait comme une psalmodie («- Qu'est-ce que Dieu? - Dieu est un esprit éternel, infiniment parfait, créateur et souverain maître de toutes choses.») et les élèves grandissaient dans l'enclos d'un ordre ancestral. Ils lisaient l'histoire de la chèvre de M. Seguin, mais ne rêvaient pas encore de rejoindre la colline. Ils n'auront pas à le faire.

Déjà, tout un monde corrode silencieusement la corde qui le relie au passé. Les plaisirs de la liberté ne scintillent pas au loin: ils sont là, innombrables, à portée de main. La télévision entre dans les foyers, le formica remplace les tables de bois, le tambour de la machine à laver le linge couvre de son bruit celui des marches militaires, les curés se prennent pour Brassens, Brel chante qu'on lui a volé son Far West. La sève monte comme au printemps, les rythmes de Vince Taylor épousent les pulsions de la jeunesse, la mélancolie de Dylan nourrit l'exil intérieur, dans la fumée des cigarettes ; l'avenir doit faire tomber cette société vermoulue, on montre son arrière-train aux bourgeois qui radotent.

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«Il faut le progrès, disait De Gaulle à la télévision, mais il ne faut pas la pagaille.» Les parents goûtent au progrès avec ivresse. Ils célèbrent le «dieu atome» devant la centrale de la Hague et s'extasient devant les tours qui jaillissent de terre. Les enfants veulent la pagaille comme Boris Vian dans ses romans et Mick Jagger dans ses concerts. Tout se mélange dans cette fièvre: les grands textes et les juke-box, la politique et l'hédonisme, l'idéalisme chrétien et le nihilisme nietzschéen, Jésus, Bouddha, Gandhi, Martin Luther King… On voit naître un «peuple adolescent». Une masse rimbaldienne. Celle qui, au mois de mai 1968, cristallisera par les pavés, les barricades, l'œil insolent de Cohn-Bendit et les slogans sur les murs le désarroi d'une société qui n'est plus traditionnelle mais qui n'est pas encore moderne. Encore suffisamment classique pour moquer avec talent le monde de Papa, trop immature pour accepter un ordre qui ne perpétuerait pas cette griserie de l'esprit et du corps.

Sensible comme un peintre normand, Le Goff peint ces évolutions par petites touches. Il alterne détails microscopiques mais toujours signifiants et réflexions plus générales. Son constat est clair: le moment 68 est l'instant visible, collectif d'un bouleversement profond qui avait depuis dix ans transformé la jeunesse. «Le “tout, tout de suite” de l'Antigone d'Anouilh, écrit Le Goff, débouchait sur la mort. Passant outre le tragique, la jeunesse révoltée des années 1960 allait faire son programme de vie et d'action dans les conditions nouvelles de la société de consommation et de loisirs.»
Le peuple adolescent a, depuis, pris du ventre, des rides, perdu cheveux et illusions, mais il n'accepte toujours pas d'être adulte. La France d'avant est révolue, celle d'aujourd'hui se cherche encore. À cette crise de la modernité a succédé la crise économique avant la crise d‘identité. Mai 68 ? Une erreur de jeunesse qui n'en finit pas de finir."

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https://youtu.be/t684FOmKYg0

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La France d'hier - France Culture
https://www.franceculture.fr › Émissions › Répliques, 3 mars 2018 - Qu'est ce que la France d'hier et est-elle différente du monde d'après 68 ? Jean-Pierre Le Goff répond à Alain Finkielkraut.

16:38 Publié dans Histoire, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-pierre le goff, histoire, livre, france | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

Louis-Ferdinand Céline et le "blabla" idéologique de notre temps

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Louis-Ferdinand Céline et le "blabla" idéologique de notre temps

par Frédéric Andreu-Véricel

Au temps où la liberté de déplacement était encore autorisés, une odyssée cycliste m'avait conduit à coudoyer la maison d'exil de L.F. Céline au Danemark. Point d'orgue de ce voyage, ma rencontre inopinée avec un témoin direct de l'époque, dont je comprends aujourd'hui la responsabilité face à l'Histoire. Olé Seyffart-Sorensen, huit ans à l'époque des faits, a en effet noué une touchante complicité avec le «Géant» (A l'époque, le gamin accompagnait son père dans la masure, prêtée par l'avocat danois, pour y effectuer de menues réparations de boiserie, cette masure ou Céline et Lucette passèrent bon gré, mal gré, plus de trois années).

Bref, avec le temps, ce voyage semble avoir délivré sa charge heuristique au delà de l'anecdote. La question est de savoir ce que le mal aimé des Lettres Française dirait des avancées sociétales du XXIème siècle, de cet art contemporain qui s'impose dans nos rues ébahies et autres confinements à répétition. Céline est mort il y a 70 ans (le même jour que Ernest Hemingway) mais une grande oeuvre peut agir aussi comme une réplique, au sens sismique du terme, du substrat de la civilisation.

Les confinements ont, à leur manière, contribué à donner des messages nouveaux à mon questionnement célinien. Je songe aux truculents entretiens radiophoniques disponibles sur internet, résonnant avec cette époque de basses eaux que nous traversons.

L'entretien de 1957, réalisé pour le compte d'une radio suisse, sonne comme un véritable roman radiophonique. Le fond sonore se compose de bruits divers et chants de menâtes qui donnent à ces propos une hilarité toute particulière que l'on retrouve bien sûr dans ses romans. L'auteur d'Un château l'autre qui se joue des faiblesses du journaliste, déclare notamment :

«Je suis femme du monde, Monsieur, et non pas putain ; j'ai des faiblesses pour qui je veux... Je me sacrifiais pour mes semblables. Je n'ai pas eu d'avantage à me sacrifier !"...

Quant aux innombrables colloques et recensions qui font flores sur la toile, aussi passionnants fussent-ils, ils ne m'ont pour autant pas fait basculer dans le célinisme confessionnel. C'est même en réaction contre un certain nombre de "poncifs" véhiculés autour de Céline, comme celui de l' "écrivain styliste", que j'ai commis cet article. Je voulais le surligner avec d'autant plus d'audace que ce poncif, répété en choeur par tous les épigones, provient de Céline lui-même. Dans un entretien de 1957, il déclare : « On parle de "messages". Je n'envoie pas des messages au monde. L'Encyclopédie est énorme, c'est rempli de messages. Il n'y a rien de plus vulgaire, il y en a des kilomètres et des tonnes, et des philosophies, des façons de voir le monde... ».

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L'auteur du Voyage a martelé à plusieurs reprises qu'il n'était pas un "homme à idées, un homme à messages" mais il s'exprimait après avoir échappé à "la plus grande chasse-à-courre qui ait été organisée dans l'Histoire", au terme de dix-huit mois de réclusion au Danemark et six ans d'exil hors de France avant son retour équivoque.

Après guerre, l'Histoire était en cours d'être réécrite à la faveur des vainqueur. Et cette histoire fut écrite symétriquement contre le projet européen d'Hitler et la France de Céline. A son retour en France, son image d'écrivain maudit le contraint donc à une semi-clandestinité. A l'étage de la maison de Meudon, Lucette prodigue ses cours de danse ; au rez-de-Chaussée, le médecin Destouches reçoit quelques patients. Il écrira les trois romans fulgurants de la «trilogie allemande» (D'un château l'autre, Nord et Rigodon) mais réserve désormais ses visions politiques aux rares amis fidèles.

Pour cette période meudienienne, deux thèses s'affrontent, celle des Céliniens qui prétendent que sa posture et sa tenue vestimentaire de clochard aristocrate étaient surjouées et factices, et celle du très dévoué rédacteur de la revue célinienne, Marc Laudelout, qui penche au contraire pour un retrait jüngérien de Céline sur le mode «anarque».  

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Quelle que soit la réalité vécue, Céline fut sans conteste un "lanceur d'alerte" avant l'heure. Grand blessé de 1914, il milita contre la déclaration de guerre d'une France dont il présageait l'issue tragique. Il fustige une déclaration de guerre perdue d'avance. Il sera perçu pour un héros au début du second conflit mondial. A son retour en France, il restera un sage à la mode de Diogène-le-Cynique dans la villa de Meudon.

Sur l'art célinien, l'erreur généralement commise est à mon avis double :

1) Dissocier le style émotif de Céline et son "message" textuel est le premier travers dans lequel tombent nombre de Céliniens. En réalité, cette dichotomie n'est pas plus plus opératoire que la séparation franche entre la vie et l’oeuvre d 'un auteur. Ces manoeuvres appartiennent au monde proustien relayé par certains universitaires détachés des contacts avec les réalités et les sortilèges de l'écriture, promptes à créer une religion de ces séparations abstraites tout en se gardant bien d'occulter les distinctions lorsqu'elles s'imposent, le pays réel et le pays légal, par exemple.

A mon avis, style et « idées » ne sont tout simplement pas séparables, pas plus que forme et force en peinture aurait dit René Huyghe.

Certes, le travail de restitution de l'émotion du langage parlé dans l'écrit ne fait pas de Céline un théoricien des idées ni un "philosophe" stricto sensu, bien qu'il puisse, à mon avis, être perçu comme un "cynique". Céline est comme les cyniques grecs, proche des animaux. Il aime la compagnie des chats, des perroquets et des chiens ("cynique" provient d'ailleurs du latin cynismus pour désigner ce qui concerne le "chien"). Comme les Cyniques grecs, il aime à exprimer sans ménagement des sentiments, des opinions contraires à la morale reçue.

Les Cyniques ont pris pour modèle le chien car cet animal aime "ronger les os". Les Cyniques rongeaient les Idées platoniciennes. Céline, lui, est celui qui ronge le "blabla" que ce soit celui des va-en-guerres des années 30 que celui des chantres des évolutions sociétales des années 60. Céline est par exemple, avant Marshall Mac Luhan, un critique de la télévision et la publicité dont il pressent le pouvoir sur les masses dès 1953. Il anticipe la société du spectacle de Guy Debord. Il perçoit la portée idéologiques de la « réclame ».

On peut imaginer sans peine ce qu'il écrirait aujourd'hui face au "soft power" néolibéral de la machine macronienne, les avancées de la démocrature mondialiste sous couvert d'hystérie sanitaire. Il tournerait à coup sûr en dérision toute cette grossière mascarade ! Gageons également qu'il aurait été le premier à porter le "gilet jaune" sur les rond-points du pourtour parisien sur le mode "périféerique pour une autre fois" !

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2) En revanche, contrairement à l'idée répandue, le style célinien est moins le retour de la langue populaire (la langue de la rue) que l'art de restituer l'émotion de la langue. Céline cherche à nettoyer la dentelle de la langue des formalismes et du métalangage hérités de la langue diplomatique du XVIIème siècle. Il désenclave la langue, il ne lui fait pas faire le trottoir. Mort à Crédit fourmille de mots d'argot, mais Féerie pour une autre fois, oeuvre la moins comprise du corpus, touche la dentelle même de la langue.

Si la langue est marquée, comme toutes réalités, par des mouvements de balancier, la langue romanesque de Céline marque incontestablement un "retour" à la langue pré-scripturale, souterraine, dionysiaque et rabelaisienne. Mais celle-ci ne s'identifie à mon avis pas à la "langue de la rue". Ceux qui soutiennent cette thèse se rangent sans même le savoir du côté de la critique allemande qualifiant les romans de Céline d'Asphalt Literatur, critique intéressante mais étrangère à la francophonie.

A mon avis, la langue célinienne a plus a voir avec le mouvement transcendantalisme américain qu'à l'Asphalt Literatur. Mais Céline est un Européen, au lieu de faire son miel du passé amérindien, il renoue avec le fond païen celtique, notamment. N'oublions pas que "Céline" est le prénom que Louis-Ferdinand emprunte à sa grand-mère bretonne, celle qui transmis au fils unique Destouches, choyé par ses parents, les légendes bretonnes des "Saints de la main gauche".

On comprends maintenant mieux pourquoi Céline se disait opposé aux idées: son style est déjà "idéologique", il n'a pas besoin d'exposer des idées pures ou phosphorer sur tels ou tels débats de société. Ce n'est pas un théoricien. A mon sens, on comprends que Céline a agit avec les idées comme il a agit avec la langue française dont il épure les lourdeurs et les formes figées. Il s'agit d'un « rendu émotif » de la langue française et non d'un bilan d'idées.  

J'avance par ailleurs l'idée que Céline fut aussi le pionnier des "lanceurs d'alerte" en ouvrant notamment le sillon à Guillaume Faye.

3) Parmi les héritiers de Céline...: Se demander quelles « personnalités » pourraient aujourd'hui revendiquer l'héritage de Céline, c'est déjà y répondre. Bien sûr, le nom de Guillaume Faye vient à l'esprit comme une évidence. Le théoricien des années 80, l'"Esprit fusée" de la ND, fut aussi un humoriste sur les ondes de Sky Rock, un « homme total » décrié jusque dans ses propres rangs, comme il se doit pour un Célinien pur sucre. Nous savons que Faye mourut en état de semi-clochardisation à Paris.

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Parmi les héritiers, je pense aussi au directeur artistique Joël Labruyère dont certains textes sont céliniens sans chercher à l'être. Dans la chanson Le Dieu Azard, le chansonnier développe une satire des "prêchi-prêcha" de la religion républicaine et scientiste; on ne saurait mieux s'inscrire dans le sillon du Céline pourfendeur des "blablas" pseudo-démocratiques de son temps, d'autant que la scénographie du clip avec des personnages à masques d'animaux n'est pas sans évoquer les réalités augmentées du roman célinien.

https://communaute-rose-epee.fr/2021/03/31/le-studio-des-brigandes-le-dieu-hazar-hasard/

Notons au passage que Céline est l'inventeur du néologisme "blabla" (dans Bagatelle pour un massacre) mais aussi de la ponctuation "émotive", entre autres innovations entrées aujourd'hui dans l'usage. L'héritage célinien est esthétique, il irradie tous les arts, littérature et cinéma notamment car la langue agit par cristallisation des innovations esthétiques.

Les entretiens relatifs à Céline sur internet réservent quelques perles à leurs auditeurs attentifs. Au cours du colloque tenu en 2011 sur le thème de Céline et L'Histoire : http://www.lepetitcelinien.com/2011/02/colloque-louis-ferdinand-celine-paris.html un intervenant prend la parole (à 3:27:00 minutes de l'émission) à propos des "chochottes anglaises", qui n'est autre que Robert Faurisson ! Vous pourrez sans doute reconnaître le truculent professeur au ton de sa voix. L'intervenant reste anonyme mais déclare être "demi-écossais".

Profitons de ce clin d’oeil amusant pour souligner l'apport du professeur en matière d'analyse textuelle, son interprétation étonnante de l'énigmatique poème "Voyelles" de Arthur Rimbaud a fait date. Ne le réduisons donc pas à son révisionnisme héroïque.

liste_Les-auteurs-preferes-de-Louis-Ferdinand-Celine_6917.jpegLes génies se reconnaissent souvent par leur pluralité, leur côté insaisissable, leur décalage par rapport à leur temps et au "polythéisme des valeurs". Céline fut à la fois un écrivain de génie, un lanceur d'alertes, et comme Apollinaire en son temps, un visionnaire. Il a notamment annoncé le déclin français, le crépuscule occidental, ainsi que la montée en puissance de la Chine. Il n'est pas exagéré de dire que nous serons tous un jour ou l'autre "céliniens", conscients ou non de cet héritage. Dès le Voyage, Céline annonce avoir renouvelé la littérature pour deux cent ans. Les génies se reconnaissent aussi par les phénomènes de cristallisations mimétiques qu'ils entraînent, malgré eux, après coup. On songe que Céline le reprouvé, le proscrit des commémorations, reste l'un des écrivains français le plus lu dans le monde. Il est l'objet d'un journal bimensuel publié depuis les années 80 regroupant tous les articles et publications à son sujet. Quel autre auteur peut en dire autant ?

4) L'art de Céline est le contraire même de l'art contemporain. La révolution célinienne touche le fond d'air de son temps (comme on pourrait dire : « le fond de l'air est célinien ») à l'instar d'un sismographe qui enregistre les mouvements telluriques d'un sol. Si l'influence de Céline est souterraine, si sa figure irrite autant qu'elle fascine, c'est sans doute parce qu'il travaille en dehors de toute climatisation idéologique (y compris fasciste). Son travail a consisté à décaper les couches de peinture de la langue pour atteindre sa trame émotive, d'où le génie qu'on lui prête. Il lui arrivait de paraphraser Saint Jean : « au début était l'émotion».

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En matière d'art, il appréciait les impressionnistes, Vlaminck, etc. Il n'aimait pas la peinture abstraite, par exemple Dubuffet, qui, lui, avait une admiration éperdue pour Céline. Mais ses préférences allaient à Breughel, Bosch, etc. Bref, un choix éclectique.

Les tendances d'une certaine littérature et de l'Art Contemporain (AC) vise au contraire la monoculture. L'idée est d'expulser la trame émotive de l'art pour ne garder que la couche de peinture superficielle, conceptuelle, hors-sol, idéologique. D'où l'impression que les expositions d'AC ne touchent plus l'âme des spectateurs mais seulement l'épiderme et qu'elles s'imposent à l'instar de « slogans ». On peut parler à leur endroit de stratégie d'im-position et non d'ex-position. Tout se passe comme si les artistes subventionnés de l'AC agissaient à rebours de Céline.

Céline épure la langue de ses lourdeurs, le résultat est une langue qui est à la fois populaire et poétique sans chercher à l'être, poétique par « grâce », alors que les homards géants qui s'imposent sur nos places publiques sont tout au contraire des concepts déguisés en oeuvre, interdisant de ce fait tout espèce de réminiscence. L'émotion est remplacée par la provocation; le talent par la soumission à un logiciel idéologique et financier indiscutable, minutieusement démontré dans les ouvrages d'Aude de Kerros.

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Dans une émission de radio, Aude de Kerros pose par ailleurs une question d'une grande actualité : « Peut-on être dissident dans le système libéral ?». La réponse à cette question est moins simple qu'il n'y paraît. Le libéralisme a transformé l'anti-fascisme (secondairement, l'anti-communisme) en neutralité politique. Dans une discussion entre amis, il faut être antifasciste pour être neutre et commencer à avancer un argument. Toutes vérités entre les lignes (la pensée transversale) sont désormais proscrites. Contemporain de la télévision, Céline disait que l'homme moderne était « lourd et épais ». Mais imaginait-il qu'il puisse atteindre l'obésité actuelle ?    

Aujourd'hui, toute critique de l'AC pose un trouble. Si vous critiquez des oeuvres où l'âme a été remplacée par le concept, vous êtes automatiquement «suspecté» de dissidence. L'amalgame tombe sur vous comme une avalanche, et pour éviter les descellements des plaques de neige idéologiques, vous vous faites petit et discret.

Si, a contrario, vous critiquez frontalement l'AC ou la boite à munitions idéologiques qu'il contient (théorie du genre, théorie du climat) vous êtes automatiquement suspecté car l'AC cristallise l'astralité du néo-libéralisme. L'homme à qui il correspond est un homme hors-sol, interchangeable et consumériste, un homme sans âme et sans révolte.

Dans le climat idéologique actuel, l'AC reflète donc un enjeu idéologique. A mon sens, la dissidence consiste précisément d'en revenir «aux oeuvres», éprouvées et éprouvantes, aux Bergers d'Arcadie, à la Vierge au chancelier Rolin, sans pour autant passer d'une monoculture à une autre. Max Weber parle de « polythéisme des valeurs » ; c'est dans cette direction qu'il faut se diriger. Le Kolumba Museum de Cologne est à mon avis, un exemple de muséographie innovante échappant à la fois au passéisme réactionnaire et au progressisme idéologique.

L'auteur du Voyage a mis en lumière, comme Rabelais en son temps, les «sentiments innommables». Il en ressort un sentiment de provocation, parfois de malaise, mais à rebours de la provocation programmée de l'AC car Céline ne fait pas table rase du passé, il démystifie au contraire tous les « blablas » de notre temps y compris dans la langue elle-même. Dans son chef d'oeuvre Féerie pour une autre fois, on trouve la formule suivante. A tout seigneur, tout honneur ; nous voudrions terminer par elle:   

"C'est des filigranes, la vie. Ce qui est écrit net, c'est pas grand chose. Ce qui compte, c'est la transparence. La dentelle du temps, comme on dit."

PS : Le récit de notre rencontre avec Ole et de mes aventures au Danemark, disponible ici:

https://www.lulu.com/en/en/shop/fr%C3%A9d%C3%A9ric-andreu-v%C3%A9ricel/voyage-au-bout-de-c%C3%A9line/paperback/product-98ynm8.html?page=1HYPERLINK "https://www.lulu.com/en/en/shop/frédéric-andreu-véricel/voyage-au-bout-de-céline/paperback/product-98ynm8.html?page=1&pageSize=4"&HYPERLINK "https://www.lulu.com/en/en/shop/frédéric-andreu-véricel/voyage-au-bout-de-céline/paperback/product-98ynm8.html?page=1&pageSize=4"pageSize=4) 

Frédéric Andreu-Véricel

contact : fredericandreu@yahoo.fr

Les stratégies de mobilisation politique à l’ère de la post-persuasion et ce que cela signifie pour la géopolitique

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Les stratégies de mobilisation politique à l’ère de la post-persuasion et ce que cela signifie pour la géopolitique

Par Alastair Crooke

Source: Strategic Culture

En début d’année 2020, Steve Bannon affirmait que l’ère de l’information nous rendait moins curieux et moins disposés à considérer des visions du monde différentes des nôtres. Le contenu numérique nous est intentionnellement servi, de manière algorithmique, de sorte qu’avec la cascade de contenus similaires qui s’ensuit, nous « creusons » un sujet plutôt que de « nous ouvrir » à d’autres. Quiconque le souhaite peut, bien sûr, trouver des points de vue alternatifs en ligne, mais très peu le font.

En raison de cette caractéristique, la notion de politique par l’argumentation ou le consensus a presque entièrement disparue. Car quel que soit notre point de vue politique ou culturel, il y a toujours quelqu’un qui crée un contenu adapté à nos besoins, faisant de nous des consommateurs auto-stratifiés.

L’attrait magnétique d’un contenu similaire à notre pensée représente le « truc » psychique qui a rendu milliardaires les oligarques de la technologie. Pour Bannon, cependant, la signification était différente : oui, il devenait évident que la persuasion et l’argumentation n’étaient plus significatives pour faire pencher le choix de l’électeur marginal. Mais ce qui pouvait changer les choses (telle était la principale idée de Bannon), ce n’était pas de lire les métadonnées pour en dégager les tendances (comme le font les publicitaires), mais plutôt d’inverser l’ensemble du processus : c’est-à-dire de lire les données stratifiées pour élaborer des messages spécialement conçus, adaptés à la pensée du lecteur, qui déclencheraient une réponse psychique inconsciente (c’est-à-dire une « influence »), réponse qui pourrait potentiellement le conduire vers une orientation politique particulière.

Cela signifie, selon Bannon, que la campagne de Trump, et la politique en général, doit désormais être centrée sur une politique de mobilisation [émotionnelle, NdT], plutôt que sur la persuasion [intellectuelle, NdT].

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Bannon n’a jamais prétendu qu’il s’agissait là d’une idée nouvelle (il en attribue l’idée initiale aux Démocrates, en 2008), mais sa contribution réside dans la notion d’ingénierie inverse du modèle Big Tech à des fins politiques. L’importance particulière de cette idée réside toutefois dans un développement concomitant qui se matérialisait alors.

L’ouvrage prémonitoire de Christopher Lasch, La Révolte des Élites (1994), était en train de devenir réalité. Lasch avait prédit une révolution sociale qui serait poussée par la radicalité des enfants de la bourgeoisie. Leurs revendications seraient centrées sur des idéaux utopiques – diversité et justice raciale. L’une des principales idées de Lasch était que les futurs jeunes marxisants américains substitueraient une guerre des cultures à la guerre des classes. Cette guerre culturelle deviendra le « Big Divide » [Le Grand fossé, NdT].

Et pour Bannon (comme pour Trump), « Une guerre culturelle est une guerre », comme il l’a dit au Times. « Et la guerre fait des victimes ».

La politique de mobilisation était là pour rester ; et maintenant elle est « partout ». Le problème maintenant est que cette mécanique de politique de mobilisation est projetée à l’étranger, avec la (soi-disant) « politique étrangère » américaine.

Tout comme dans l’arène domestique, où la notion de politique par persuasion se perd, la notion de politique étrangère gérée par l’argumentation, ou la diplomatie, se perd également.

La politique étrangère devient alors moins une question de géostratégie, mais plutôt que ses « importants sujets » tels que la Chine, la Russie ou l’Iran, soient dépeints avec une « charge émotionnelle » faite pour mobiliser les « troupes » de la guerre culturelle intérieure afin d’influencer les psychismes américains (et ceux de leurs alliés) et les pousser à être mobilisés derrière un sujet (tel que plus de protectionnisme pour les entreprises), ou alternativement, donner une image sombre pour délégitimer une opposition ; ou pour justifier des échecs. Il s’agit d’un jeu très risqué, car cela oblige les États visés à adopter une position de résistance, qu’ils le souhaitent ou non.

Le fait de pousser la population à percevoir ces États étrangers de cette manière déformée oblige ces États à réagir. Et cela ne s’applique pas seulement aux rivaux de l’Amérique, mais aussi à l’Europe.

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Peter Pomerantsev, dans son livre intitulé « This is not Propaganda », donne un exemple de la manière dont une « charge émotionnelle » (dans ce cas, l’anxiété) peut être créée. En tant que chercheur à la London Shool of Economy, il a créé une série de groupes Facebook pour les Philippins afin de discuter des événements dans leurs communautés. Lorsque les groupes ont atteint une taille suffisante (environ 100 000 membres), il a commencé à publier des histoires de crimes locaux et a demandé à ses stagiaires de laisser des commentaires liant faussement ces crimes macabres aux cartels de la drogue.

Les pages Facebook se sont soudainement remplis de commentaires effrayés. Les rumeurs ont tourbillonné, les théories du complot se sont métastasées. Pour beaucoup, tous les crimes sont devenus des crimes liés à la drogue. (À l’insu de leurs membres, les groupes Facebook ont été conçus pour donner un coup de pouce à Rodrigo Duterte, alors candidat à la présidence, qui s’était engagé à réprimer brutalement les trafiquants de drogue).

La psychologie comportementale et la « psychologie de l’influence » prolifèrent dans la politique d’aujourd’hui. Des experts britanniques en psychologie comportementale auraient indiqué au Premier ministre, Boris Johnson, que ses politiques en matière de coronavirus risquaient d’échouer parce que les Britanniques n’avaient « pas assez peur » du Covid. La solution était évidente. En effet, une grande partie des stratégies occidentales d’anxiété face aux pandémies et aux confinements peuvent être considérées comme des « stratégies d’influence » comportementales en vue d’une réorganisation planifiée et à grande échelle, en utilisant le virus.

L’élément central de cette technique est l’utilisation du micro-ciblage : Le processus consistant à découper l’électorat en niches stratifiées et à utiliser des « stratégies psychologiques secrètes » pour manipuler le comportement du public a été lancé en grande partie par Cambridge Analytica. L’entreprise a débuté comme un sous-traitant militaire non partisan qui montait des opérations psychologiques sur internet pour contrecarrer les efforts de recrutement des djihadistes. Mais comme l’écrit MacKay Coppins, elle s’est ensuite métamorphosée :

Cela a commencé quand le milliardaire conservateur Robert Mercer est devenu 
un investisseur majeur et a installé Steve Bannon comme son représentant.
Grâce à l'énorme quantité de données qu'elle a recueillies auprès de
Facebook [...], Cambridge Analytica s'est efforcée d'établir des profils
psychographiques détaillés pour chaque électeur aux États-Unis et
a commencé à expérimenter des moyens d’influencer psychologiquement
les électeurs dans une direction ou une autre. Dans le cadre d'un exercice,
la société a demandé à des hommes blancs s'ils approuveraient le fait que
leur fille épouse un immigrant mexicain : Ceux qui ont répondu "oui" se
sont vus poser une question complémentaire destinée à provoquer leur
irritation face aux contraintes du politiquement correct : "Avez-vous eu
le sentiment que vous étiez obligés de répondre ça ?"
. Christopher Wylie, qui était le directeur de recherche de Cambridge Analytica,
a déclaré qu'"avec le bon type d’influence", les personnes qui présentaient
certaines caractéristiques psychologiques pouvaient être poussées vers
des croyances toujours plus extrêmes et des pensées conspiratrices.
"Plutôt que d'utiliser les données pour interférer avec le processus de
radicalisation, Steve Bannon a été capable d'inverser cela"
, a déclaré
Wylie. "Nous étions essentiellement en train de semer une insurrection
aux États-Unis"
.

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Bannon et Andrew Breitbart avaient auparavant été impressionnés par la véritable puissance populiste dont ils avaient été témoins au sein du Tea Party. Ce dernier avait émergé en réponse à la crise financière de 2008, les membres du Tea Party voyant les Américains ordinaires devoir payer pour nettoyer le gâchis financier, tandis que ceux qui en étaient la cause s’en sortaient, encore plus enrichis : « [Le Tea Party] était quelque chose de totalement différent. Ce n’était pas… ce n’était pas le parti républicain standard. C’était tout nouveau. Vous avez eu la – vous avez eu la – vous avez eu l’énorme révolte du Tea Party en 2010, dans laquelle nous avons gagné 62 sièges. Le parti républicain ne l’a pas vu venir », expliquait Bannon.

« L’incapacité du parti républicain à se connecter aux électeurs de la classe ouvrière était la principale raison pour laquelle ils ne gagnaient pas. » Et c’est ce que Bannon a dit à Trump : « On sort le « commerce » de sa position numéro 100, d’accord ? Ce n’est pas [encore] un problème. Tout le parti républicain a ce fétichisme du libre-échange – ils réagissent comme des automates, « Oh, libre-échange, libre-échange, libre-échange » – ce qui est une idée radicale, surtout quand vous êtes contre un adversaire mercantile comme la Chine. »

« Nous allons donc faire passer le commerce de la position numéro 100 à la position numéro 2, et nous allons faire passer l’immigration, qui est numéro 3, à la position numéro 1 [dans les priorités des Américains]. Et cela sera axé sur les travailleurs, n’est-ce pas ? Et nous allons recréer le parti républicain ».

J’en viens au deuxième point concernant l’utilisation de stratégies psychologiques qui opèrent en dessous du niveau de conscience : Dès le départ, ils avaient l’intention de faire exploser l’establishment républicain. Elles étaient destinées à être explosives et transgressives. Bannon l’illustre à partir d’un discours clé de la campagne de Trump : « Il commence [par] l’immigration et le commerce, dont personne ne parle jamais – mais ensuite, il commence à faire des choses exagérées, et je dis : « Regardez. Ils vont mordre fort. Et ils mordent fort ; il va faire exploser tout ça. »

« Je suis assis là, à regarder ce truc à la télé. Quand il commence à parler des violeurs mexicains et tout ça, je me dis : « Oh, mon Dieu. » J’ai dit, « C’est… » J’ai dit : « Il vient de les enterrer… Ils vont devenir fous. CNN va littéralement diffuser 24 heures sur 24. » A ce moment-là, il part en Iowa, je crois, cette nuit-là. Ils ne parlent que de ça. Il passe de numéro 7 à la première place, et ne regarde jamais en arrière ».

Dans les sondages du lendemain, Trump devenait le numéro un. Très transgressif, très agressif et polarisant. C’était son intention. Comme l’a dit Bannon : « A la guerre, il y a des victimes ».

Bien sûr, Bannon était bien conscient (il venait de Goldman Sachs) que ce sont les entreprises américaines qui avaient délocalisé vers l’Asie les emplois manufacturiers, dans les années 1980, à la recherche de marges bénéficiaires plus élevées (ce n’est donc pas la Chine qui en est responsable). Et ce sont les chambres de commerce américaines qui ont préconisé une augmentation de l’immigration afin de réduire les coûts de la main-d’œuvre aux États-Unis. Mais tout ce contexte était du matériel insuffisamment combustible pour gagner une guerre culturelle totale. C’était trop nuancé : Non, la Chine « veut submerger culturellement l’Amérique et dominer le monde. Elle a volé vos emplois » : Elle nous a filé le Covid. Soudainement, l’Amérique rouge a été « enflammée » par des bavardages anxieux. Elle l’est toujours.

Les Démocrates, inquiets de cette tendance, se sont tournés vers d’autres pays pour tirer des leçons sur la façon de contrer cette tendance à la mobilisation. L’Indonésie, par exemple, a sévi après qu’une vague de récits viraux a conduit à la défaite d’un candidat populaire au poste de gouverneur en 2016. Pour éviter qu’une perturbation similaire ne se reproduise, une coalition de journalistes de plus de deux douzaines de grands médias indonésiens a travaillé ensemble pour identifier et démystifier les « canulars » avant qu’ils ne gagnent du terrain en ligne.

Il s’agissait d’un modèle prometteur. Un modèle qui a été mis en évidence après l’article du Time Magazine du 3 novembre intitulé « The Secret History of the Shadow Campaign That Saved the 2020 Election » (L’histoire secrète de la campagne cachée qui a sauvé l’élection de 2020), qui souligne comment cette campagne secrète « a réussi à faire pression sur les entreprises de médias sociaux pour qu’elles adoptent une ligne plus dure contre la désinformation, et a utilisé des stratégies basées sur les données numériques pour lutter contre les diffamations virales ».

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Aujourd’hui, Biden déclare qu’il a l’intention de changer l’Amérique « pour toujours » grâce à son projet de triples lois sur les dépenses budgétaires. En fin de compte, l’intention de son administration est de « décoloniser » l’Amérique de la primauté des Blancs – et, inversant ainsi le paradigme du pouvoir, de le placer plutôt entre les mains de leurs victimes. Il s’agit de profonds changements structurels, politiques et économiques qui sont bien plus radicaux que ce que la plupart des gens ne le perçoivent. On peut le comparer au consensus national pour un changement transformationnel du type de celui que le peuple américain a encouragé par ses votes en 1932 et 1980.

Aujourd’hui, il n’y a pas les conditions sociales pour la transformation qui existait en 1932 ou en 1980. Réaliser l’agenda national est « capital » : Cela représenterait une « victoire » décisive dans la guerre culturelle américaine. L’agenda de politique étrangère du cercle Biden est secondaire ; son objectif premier est de faire croire à la « fermeté » ; de ne laisser aucune « faille » par laquelle le Parti républicain pourrait obtenir suffisamment de soutien, en 2022, pour modifier l’équilibre fragile du Congrès, en dépeignant Biden comme un faible qui évite la confrontation.

Les Démocrates ont toujours une peur névralgique de la surenchère du Parti républicain sur la « sécurité de l’Amérique ». Historiquement, une stratégie d’ennemis étrangers et d’anxiété publique accrue a toujours consolidé le soutien de l’opinion publique envers un leader.

La Russie, la Chine, l’Iran – ce ne sont que des « images » utilisées principalement pour leur potentiel à être chargées « d’une influence » émotionnelle dans cette guerre culturelle occidentale ; à laquelle ces États ne prennent pas part. Ils n’ont d’autres choix que de rester fermes et mettre en garde contre tout franchissement de certaines « lignes rouges ». C’est ce qu’ils font. Mais la politique de mobilisation transgressive sera-t-elle capable de comprendre que cette position n’est pas une contre-mobilisation de même nature, et que ces « lignes rouges » sont réelles et non pas des éléments d’un « jeu d’influence » ?

Alastair Crooke

Traduit par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

Ukraine et nouvelle guerre froide

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Ukraine et nouvelle guerre froide

par Irnerio Seminatore

Ex: http://www.ieri.be/fr/publications/wp/2021/avril/ukraine-...

Les tensions entretenues par les États-Unis et l'Otan en Ukraine, en soutien du bellicisme de Kiev et du but déclaré de cette dernière de remettre en cause l'autonomie des provinces séparatistes de Donetsk et Lougansk, dans la tentative d'unifier un pays historiquement divisé entre deux pôles d'influence, l'Europe et la Russie, sont susceptibles de provoquer une escalade aux incertitudes multiples. Les répercussions conflictuelles de cette aventure n'épargneront pas l'Europe, subalterne et impuissante et suivront un clivage qui va des pays baltes à la Mer Noire et du Caucase à la Turquie et à la Syrie. Elles remettront à l'ordre du jour un conflit, dont l'aspect principal n'est plus celui de 2014, "partition européenne ou partition du pays", mais la confirmation d'une forme d'instabilité régionale à précarité permanente.

L'explication des tensions dans le Donbass, ainsi que de la "Nouvelle Guerre Froide", trouvent leurs raisons d'être dans les élargissements continus de l'Otan, à proximité des frontières de la Russie et dans la modification de l'équilibre global des forces entre les États-Unis, la Russie et la Chine à l'ère de la multipolarité. Ce déséquilibre se traduit par une remise en cause de la dissuasion et par la nouvelle doctrine américaine d'emploi de l'arme nucléaire à des fins tactiques, mais ayant des répercussions stratégiques d'ordre général Le débat qu'elle suscite et les adaptations qu'elle exige, remettent en discussion la centralité de l’atome, ainsi que l'équilibre stratégique sur lequel ils reposaient. Par conséquent la distribution des alliances s'effectue en fonction d'un choix systémique et d'une géopolitique planétaire, qui discrimine entre puissances du Hearthland et puissances du Rimland, puissances du"statu-quo" et puissances révisionnistes, pions géostratégiques (Arménie et Azerbaïdjan-Turquie) et pays-pivots (Iran,Turquie), opérant par bonds et croisements, entre arcs de crise et axes de rapprochement. Dans l'échiquier du grand Moyen Orient l'axe chiite Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth, débouchant sur la Méditerranée, sera le premier à intéresser la Russie et, par ricochet, la Chine, les États-Unis et Israël. La redistribution des alliances qui en découle, oriente l'identification de l'adversaire de la part de l'Occident, en la Russie,au moyen d'une triple campagne, d'isolement, de sanctions et d'information, par une flagrante inversion des responsabilités.

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Du point de vue historique, l'aggravation de la sécurité européenne consacre l'échec des politiques de voisinage de l'UE (PEV) à l'Est et les instabilités des pays issus de l’écroulement de l'URSS, ou de "l'étranger proche" (Bélarus, Caucase, Asie centrale). Elle dévoile la subordination politico-stratégique aux États-Unis et à l'Otan d'une Union, dont la vacuité politique et intellectuelle semble se résumer aux querelles personnelles et protocolaires (le Sofagate), échappant aux demandes de sécurité et d'autorité des populations et à l'oubli des vulnérabilités géopolitiques des Nations et des États.

Au niveau du système international la vassalité européenne a deux sources principales et permanentes, la protection nucléaire de l'Amérique et la stabilité régionale assurée par celle-ci tout au long de la bipolarité. Ainsi la culture de défense hégémonique, qui porte les États-Unis à une projection de puissance dangereuse, frôle la provocation, en Europe (Pays-baltes, Pologne, Bélarus et Ukraine..), au Grand Moyen Orient (Syrie, Turquie, Iran et Irak) et en Asie (Taïwan et région de l'Indo-Pacifique).

En ce sens les tensions et le conflit potentiel vis à vis de la Russie, par Ukraine interposée, font partie d'une tentative de désarticulation de la continuité géopolitique de l'Europe vers l'Asie (Brzezinski) et de la Chine vers la région de l'Indo-Pacifique. Cette fracturation du monde comporte de multiples facteurs d'incertitude et de multiples formes de vassalité entre les divers pays, et principalement, en Europe, entre les pays d'obédience et d'influence atlantique stricte (GB, Pays nordiques, Hollande, Belgique, Pays baltes et Pologne) et les pays du doute et de la résistance (France, Italie,Allemagne etc) vis à vis du Leader de bloc. Dans une sorte de jeu d'échec planétaire la région des Balkans, de la Mer Noire, de la Caspienne, du plateau turque, du Golfe, de l'Iran, de l'Inde, d'Indonésie, du Japon et d’Australie fait partie des zones à hégémonie disputée et demeure sujette à l'influence grandissante de la realpolitik chinoise (Hong-Kong et Taïwan).

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Les césures au sein de l'Ukraine: le vote Ianukovitch en 2010

C'est dans ce cadre que se tissent et se resserrent les nouvelles alliances et se précisent les enjeux stratégiques et les clivages de civilisation. C'est encore dans ce cadre que se partagent ou se disputent les anciens héritages et les vieilles allégeances. Les raisons qui, selon l'ancien conseiller de Reagan à l'économie, Paul Claig Roberts ont poussé à la deuxième guerre mondiale, le remplacement de la Grande Bretagne par les États-Unis, pourraient jouer le même effet d’entraînement vers la troisième, concernant la substitution de la vieille Union Soviétique par le duopole Russie et Chine. Dans cette perspective de glissement vers une confrontation inter-étatique de haute intensité, la "nouvelle guerre froide" ne serait qu'un prélude du conflit qui se prépare et, parallèlement une dilation pour la réconfiguration générale du système, qui passe par une "guerre limitée" et locale, mais peut se poursuivre par une "guerre illimitée".

L’Ukraine, baromètre des relations entre Washington et Moscou ?

En revenant aux tensions entre Kiev, le Donbass, la Russie et l'Occident, l’Ukraine est elle devenue le baromètre des relations entre Moscou et Washington? L’Ukraine a exclut vendredi 16 avril, toute possibilité d'une offensive militaire contre les séparatistes des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk. Au vue des déclarations officielles, le Général Rouslan Khomtchak, commandant en chef des forces armées ukrainiennes a confirmé que "La libération par la force des territoires occupés temporairement conduira inévitablement à de nombreuses pertes civiles et militaires, ce qui est inacceptable pour l'Ukraine". Dans un communiqué ultérieur il a soutenu l'idée d'une solution "politique et diplomatique", pour récupérer les territoire perdus. A la veille de l'exercice de l'Otan, "Defender Europe", le plus important depuis la Guerre froide, prévu pour le printemps 2021, dans 16 aires différentes du continent et concentré principalement dans les régions des Balkans, de la Mer Noire et de la Baltique, avec la participation de 28.000 hommes et pour la durée de trois mois, Moscou a déclaré qu'une offensive ukainienne dans le Dombass, signerait la fin de l’État ukrainien. Pourquoi ce conflit, qui dure désormais depuis sept ans et qui ne se déroule pas entre Philadelphie et le lac du Michigan , pousse à une intervention "musclé"de Joe Biden, depuis la Maison Blanche, se déclarant favorable à des sanctions contre la Russie? Et pourquoi, côté européen, Zelensky s'empresse d'obtenir le soutien de deux États-membres du quatuor "Format Normandie", la France et l'Allemagne, signataires des accords de Minsk 2, concernant le règlement des contentieux russo-ukrainiens de 2014? S' il s'agit du "Syndrome Sakaachvili" de 2008, quelles sont les voies des scénarios possibles ?

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Face à la dissymétrie des forces, les trois hypothèses prévisibles, "percée russe en profondeur et occupation durable du territoire", "flambée de violence élevée, mais de courte durée, suivie d'un règlement politique rapide", "retour au calme et fin du conflit", la première serait coûteuse, la deuxième aléatoire et la troisième plus payante, car elle permettrait d'influer sur la politique intérieure ukrainienne et de bloquer l'adhésion de l’Ukraine à l'Otan. Cette hypothèse ne pourrait pas faire l'économie d'une négociation et d'une entente avec les USA. Joe Biden est à son Rubicon: "Hic Rhodus, Hic salta!"

Guerres visibles, invisibles, dissuasives et hybrides,

à l'épreuve de la guerre d’Ukraine et du modèle de guerre de Clausewitz

Avec du recul, les tensions et le conflit potentiel entretenus en Ukraine depuis 2014 nous forcent à revenir sur la relation entre guerre et politique et sur le retour, aux yeux de l'Occident, de la figure de l'ennemi, se définissant par l’incompatibilité de principes et de projets politiques, qui président à l'action de guerre. Le modèle de conflit westphalien, fondé sur la soumission de la guerre au but défini par l'intelligence personnifiée de l’État, était fondé sur l'étonnante trinité, de l'entendement pur (gouvernement), de la libre activité de l'âme (armée ou chef de guerre) et de l'impulsion naturelle aveugle (peuple). Ce modèle, qui imposait des limites à la guerre, a vu l'éclatement de son unité et nous force aujourd’hui à des réflexions indispensables sur les réalités du conflit en cours à l'est de l’Ukraine. Il s'agit d'une guerre classée comme "hybride" et caractérisée par une inversion de la relation entre guerres visibles (soumettre) et guerres invisibles, cachées ou secrètes (contrôler). Elle conduit à la décomposition du lien clausewitzien entre objectifs civils et militaires et donc à une multiplicité des formes d'affrontement. Au pluralisme des acteurs civils et militaires, légaux et illégaux, la pensée stratégique lui assigne des modes d'actions divers, qui dans le cas de l’Ukraine, maintiennent le seuil de la réponse au dessous du conflit (inter-étatique). Ce dernier fonctionne comme une couverture arrière et visible du champ d'affrontement entre acteurs de la scène internationale, plus vaste et plus profond, qui se manifeste sur le terrain des combats locaux, comme la "ruse" du tiers non engagé, la Russie. L'action de terrain dispose ainsi, par paradoxe, d'une couverture visible (mouvements de troupes et réserves importantes, prêtes à intervenir, au delà d'une "ligne rouge" politique), qui acquièrent une valeur dissuasive ou de réplique défensive. Cette couverture (ou ruse) interdit l'accès au conflit d'autres acteurs tiers, l'Otan ou les États-Unis, étrangers aux engagements en cours. Ce jeu des parties assigne une position favorable à la force belligérante et irrégulière de Donetsk et Lougansk, en position de défense, selon le principe de l'art de la guerre pour lequel : "Qui tient la défense (ou la ruse), tient l'attaque, et qui tient l'attaque (ou l'initiative) tient la victoire !" Kiev apparaît ainsi vulnérable et fautive, comme les forces de soutien venues de l'Ouest. placées dans l’impossibilité d'atteindre leur but, celui d'une percée, d'une guerre d'embrasement et, au final, d'un rapprochement aux frontières de la Russie.

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Sous l'unité d'un même concept de guerre retrouverions nous l'unité d'un même concept d'ennemi? Celui schmittien de l'hostis (ennemi public), qui aboutissait à la conception de la guerre comme duel ou guerre discriminatoire, sous l'effet des conceptions universalistes et "utopiques", étendues à un ordre global. La guerre-discriminatoire (adoptée contre l'Allemagne nazie et aujourd'hui contre la Russie poutinienne) comporte la criminalisation de l'ennemi, dans le but de l'éradiquer, en autocrate et en coupable de tueur d'opposants (Navalny), rabaissé au rang de criminel. La figure de l'ennemi change également de statut et présente la puissance hostile (Russie) en figure éversive de l'ordre international, par rapport à celle d'un acteur local, menacé et souverain (Ukraïne). Le processus de criminalisation de la politique étrangère et mondiale s'achève ainsi dans la tentative d'inverser les paradigmes politiques existants sous la surface accidentée de la géopolitique mondiale. En effet, le refus d’accepter la subordination euro-atlantique, dans le cadre de l'Otan, ne s'accompagne pas de l'esquisse d'un projet européen de sécurité. Or, la vraie question, qui n'a pas été posée et demeure pourtant capitale, est de savoir qui joue, de nos jours, en Europe le rôle du perturbateur et s'il y a encore un espace pour la stabilité et la négociation.

Dans le cas de la Russie poutinienne l'Occident est il en présence d'une ré-incarnation de la figure schimittienne et radicale de l'ennemi existentiel, à nier en sa totalité, ou non plutôt en face d'une puissance révisionniste, qui définit son rôle en termes de rapports de forces et peut jouer tour à tour, selon les cas et les situations, avec les autres puissances de la scène internationale, à l'antagoniste déterminé et principiel, à l'adversaire militaire aguéri et au partenaire diplomatique, calculateur et implacable ? Dans le cas de l'Ukraïne l'objectif historique d'Hégémon demeure toujours celui, esquissé par Brzezinski, d'éviter la constitution d'une logique et d'un bloc continental eurasiens, le Heartland, rivalisant avec les États-Unis et aujourd'hui avec la Chine. Pour rappel, l'évolution planétaire du monde, depuis l'effondrement de l'Union Soviétique a comporté une déterritorialisation des sociétés, dépourvues de frontières et la soumission du monde à la logique des flux, ou, en définitive, à la logique des marchés et de la mer. Au même temps l'élargissement de l'Union européenne et de l'Otan vers les grands espaces d'Asie a substitué le principe d'ordre des relations internationales, fondé sur l'universalisme abstrait du droit international public, par celui de la discrimination de l'ami et de l'ennemi et par le retour aux rapports de force du réalisme classique, dont la Russie est l'une des héritières et une maîtresse incontestée.

Bruxelles, 21 avril 2021