jeudi, 22 avril 2021
"Récit d'un monde adolescent" de Jean-Pierre Le Goff
Récit d'un monde adolescent de Jean-Pierre Le Goff
Ex: Compte vk de Jean-Claude Cariou
Recension: La France d'hier - Récit d'un monde adolescent - Des Années 1950 à Mai 1968, Par Jean-Pierre LE GOFF, Editions Stock, 2018, 467 pages.
"Le développement de la société de consommation commençait à faire rêver mais les traditions populaires et "le bon sens", l'affrontement à la réalité par le travail manuel, la confrontation à la souffrance et à la mort constituaient encore des contrepoints salutaires qui faisaient que globalement, les gens demeuraient les pieds sur terre en évitant de trop dépenser et de croire que tout était possible pour peu qu'on l'ait désiré". J-P. LE GOFF
Jean Pierre Le Goff est aujourd'hui, dans notre société réductrice de la pensée, réputé inclassable. En ce sens qu'il est passé de l'engagement très contestataire de mai 68 et du maoïsme qui va le guider un temps à l’analyse critique sur ce passé immédiat, favorisée par les révélations des crimes du totalitarisme rouge, puis finalement à une étude objective de ces évolutions en traitant de thèmes très concrets, ainsi notamment ceux du travail et de la formation.
Philosophe de formation, Membre du CNRS, Professeur des Universités, il est aujourd'hui connu pour ses ouvrages qui traitent de cette évolution de la société française, de la Libération à aujourd'hui. Pour dénoncer finalement les illusions de la gauche, son évolution de la gauche politique et sociale vers le gauchisme sociétal, vecteur de la pensée révélée et nécessairement unique qui "s'est appropriée le magistère de la morale". Il compte aujourd'hui parmi les plus pertinents procureurs du gauchisme culturel dont il a désigné quelques héros, ainsi de Najat Vallaud-Belkacem qu'il désigne comme "l’héritière impossible". Une gauche nouvelle et déjà morte dont il dénonce l'atteinte aux libertés démocratiques, le lynchage médiatique institutionnalisé et finalement l'imposture.
Il est l'auteur notamment de Mai 68, l'héritage impossible (1998), La barbarie douce (1999), La gauche à l'épreuve (2011), La Fin du village, une histoire française (2012) pour lequel il a reçu de nombreux prix et notamment le Prix Montaigne.
Jean-Pierre Le Goff propose ici une balade dans sa propre histoire, en l'abordant de manière pudique et sans autre prétexte que de mettre en perspective les tourments de l'adolescence et ceux de la société toute entière confrontée à la richesse inédite des "Trente Glorieuses" en contrepoint des privations de la guerre, au progrès technologique symbolisé du coté de Cherbourg par la construction de la Centrale de La Hague, à la société de consommation naissante illustrée par la "bagnole", la "télé" et les vacances à la mer.
Balade dans son enfance et son adolescence, qui nous mène jusqu'aux "événements" de Mai 68, ainsi qualifiés par ceux qui les considèrent comme un épiphénomène quand d'autres parlent avec emphase de "révolution", terme sans doute inapproprié si l'on considère 1789, 1848 ou 1917. Evénements ou révolution auxquels le personnage central du livre va participer dans sa bonne ville de Caen, pour les considérer aujourd'hui avec le recul comme l'expression désordonnée d'une rupture qui sourdait dans cette société saturée de morale, de devoirs et de privations, aux prises avec le consumérisme et le progrès, une rupture que l'Eglise elle-même très menacée par cette évolution avait paradoxalement anticipée par les avancées rituelles de Vatican II, bien insuffisantes à conjurer son déclin ou sa perte d'influence.
Ce livre pourrait sans doute prendre pour titre "D'une église à l'autre" alors que l'auteur élevé chez les curés dénonce sans excès ni caricature le carcan moral de cette éducation catholique impliquant un mode comportemental et un discours convenus sinon asservis, autant de critiques qu'il porte aujourd'hui dans des termes plus acérés à la gauche intellectuelle, enfermée dans ses schémas de pensée qu'elle croit incontestables, comme ceux d'une religion révélée.
Une évocation pertinente de ces années là; très fidèle à la réalité pour qui les a vécues et finalement, en dépit des convictions marquées de l'auteur, jamais polémique, cette pertinence procédant sans doute d'une objectivité réelle qui fonctionne souvent en binôme avec l'intelligence.
Une objectivité inspirée par le recul qu'a pris l'auteur sur cette évolution sociale dont il mesure bien la nécessité mais dénonce aussi les écueils et les vanités.
Une objectivité qui convainc alors qu'elle s'affranchit de l'analyse clinique et prend en compte la vie réelle, ainsi l'amour du fils pour ses parents, la fascination de l'élève de philo pour son professeur iconoclaste et inclassable, les amours adolescentes et la quête hasardeuse de la sexualité, les chahuts au bahut, les nuits blanches et leurs odeurs d'alcool... cette somme de sentiments, d'attachements et d’expériences qui jalonnent le chemin de l'enfant vers l'adulte que l’auteur évoque opportunément pour ancrer sa démonstration dans un récit vivant et lui conférer ainsi sa crédibilité.
Le traitement très juste de la découverte chez l'adolescent de la littérature, de la musique et du cinéma, comme vecteurs de son affranchissement vis à vis de la génération qui le précède, servi par l’évocation de Camus, Prévert, Boris Vian et Dylan, révélés à cette époque qui renvoient Mauriac au placard ou au grenier.
On relèvera ici et là quelques développements abscons et d'une intelligibilité relative, mais à la marge.
Une langue quelquefois plus anthropologique que romanesque mais sans doute conforme à la démarche de l'auteur.
Mais il reste un ouvrage très précieux pour ceux de la génération de l'auteur qui, sans toujours partager ses emballements politiques ou esthétiques, ont vécu ces années là et sans doute pour les générations qui suivent, si le monde dans lequel leurs parents sont nés les intéresse.
L'évocation d'un monde un peu figé qui va s'émanciper à la faveur d'une économie en marche, de la consommation exponentielle qu'elle favorise, de la transversalité sociale qu'elle implique, un monde qui va sacrifier la morale à la jouissance plus qu'au bonheur et se nourrir de l'illusion de son intelligence par la distance nécessaire qu'il dit ou croit prendre avec le passé.
Le récit d'une (r)évolution qui amène l'un de ses ardents ( et modeste) protagonistes à réfléchir a posteriori sur sa pertinence en dénonçant avec fracas l'immaturité des élites auxquelles elle va donner naissance, élites de gauche que rallieront celles de droite, perdues dans une confusion des genres pathologique, pseudo-élites aujourd'hui encore présentes au pouvoir et dans les médias mais en voie de total discrédit, la bascule de l'électorat ouvrier vers le Front National en constituant sans doute la plus pertinente expression.
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"Jean-Pierre Le Goff ne voulait pas écrire ce livre. L'homme est modeste, pudique, et le sociologue sait trop où peuvent mener les vertiges de l'ego. Il a pourtant choisi de raconter une enfance et adolescence françaises entre 1950 et 1968, non pas pour contempler sa jeunesse et sa trajectoire, moins encore pour gratter de vieilles plaies, mais pour laisser en héritage un récit qui pourrait renseigner les jeunes générations sur le monde d'avant 1968. Il a bien fait. Son livre est précieux comme une correspondance cachée, évocateur comme une photo jaunie, plein de détours, d'atmosphères et de nuances comme le sont les souvenirs.
En ce temps-là dans le village d'Equeurdreville à deux pas de Cherbourg, l'existence était une liturgie. L'école, les travaux des champs, la soupe, la prière du soir, la protection de l'ange gardien. Malbrough s'en allait en guerre, Tintin sur le Karaboudjan et personne n'aurait songé à arracher la casquette du père Bugeaud. Dans le Cotentin, on mettait ses habits du dimanche ; tenant la main de son père, on regardait les adultes rougeauds s'esclaffer au café ; on veillait les morts ; on apportait des fleurs au cimetière. La lande normande près de la Hague ressemblait aux peintures du XIXe siècle. Les jours poussaient les jours. Les joies, les peines étaient contenues dans ce cadre un peu triste, et gare à celui qui en sortait. Le catéchisme s'apprenait comme une psalmodie («- Qu'est-ce que Dieu? - Dieu est un esprit éternel, infiniment parfait, créateur et souverain maître de toutes choses.») et les élèves grandissaient dans l'enclos d'un ordre ancestral. Ils lisaient l'histoire de la chèvre de M. Seguin, mais ne rêvaient pas encore de rejoindre la colline. Ils n'auront pas à le faire.
Déjà, tout un monde corrode silencieusement la corde qui le relie au passé. Les plaisirs de la liberté ne scintillent pas au loin: ils sont là, innombrables, à portée de main. La télévision entre dans les foyers, le formica remplace les tables de bois, le tambour de la machine à laver le linge couvre de son bruit celui des marches militaires, les curés se prennent pour Brassens, Brel chante qu'on lui a volé son Far West. La sève monte comme au printemps, les rythmes de Vince Taylor épousent les pulsions de la jeunesse, la mélancolie de Dylan nourrit l'exil intérieur, dans la fumée des cigarettes ; l'avenir doit faire tomber cette société vermoulue, on montre son arrière-train aux bourgeois qui radotent.
«Il faut le progrès, disait De Gaulle à la télévision, mais il ne faut pas la pagaille.» Les parents goûtent au progrès avec ivresse. Ils célèbrent le «dieu atome» devant la centrale de la Hague et s'extasient devant les tours qui jaillissent de terre. Les enfants veulent la pagaille comme Boris Vian dans ses romans et Mick Jagger dans ses concerts. Tout se mélange dans cette fièvre: les grands textes et les juke-box, la politique et l'hédonisme, l'idéalisme chrétien et le nihilisme nietzschéen, Jésus, Bouddha, Gandhi, Martin Luther King… On voit naître un «peuple adolescent». Une masse rimbaldienne. Celle qui, au mois de mai 1968, cristallisera par les pavés, les barricades, l'œil insolent de Cohn-Bendit et les slogans sur les murs le désarroi d'une société qui n'est plus traditionnelle mais qui n'est pas encore moderne. Encore suffisamment classique pour moquer avec talent le monde de Papa, trop immature pour accepter un ordre qui ne perpétuerait pas cette griserie de l'esprit et du corps.
Sensible comme un peintre normand, Le Goff peint ces évolutions par petites touches. Il alterne détails microscopiques mais toujours signifiants et réflexions plus générales. Son constat est clair: le moment 68 est l'instant visible, collectif d'un bouleversement profond qui avait depuis dix ans transformé la jeunesse. «Le “tout, tout de suite” de l'Antigone d'Anouilh, écrit Le Goff, débouchait sur la mort. Passant outre le tragique, la jeunesse révoltée des années 1960 allait faire son programme de vie et d'action dans les conditions nouvelles de la société de consommation et de loisirs.»
Le peuple adolescent a, depuis, pris du ventre, des rides, perdu cheveux et illusions, mais il n'accepte toujours pas d'être adulte. La France d'avant est révolue, celle d'aujourd'hui se cherche encore. À cette crise de la modernité a succédé la crise économique avant la crise d‘identité. Mai 68 ? Une erreur de jeunesse qui n'en finit pas de finir."
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https://youtu.be/t684FOmKYg0
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La France d'hier - France Culture
https://www.franceculture.fr › Émissions › Répliques, 3 mars 2018 - Qu'est ce que la France d'hier et est-elle différente du monde d'après 68 ? Jean-Pierre Le Goff répond à Alain Finkielkraut.
16:38 Publié dans Histoire, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-pierre le goff, histoire, livre, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook
mercredi, 16 mars 2016
Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme
Sur le nouvel individualisme...
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com
Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Pierre Le Goff à l'hebdomadaire Marianne à l'occasion de la sortie de son dernier livre Malaise dans la démocratie (Stock, 2016). Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff a récemment publié La gauche à l'épreuve : 1968 - 2011 (Tempus, 2011) et La fin du village (Gallimard, 2012).
Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme
Marianne : Dans votre dernier livre, Malaise dans la démocratie, vous décrivez – et déplorez – l’avènement d’un « individualisme moderne ». Comment le définiriez-vous ?
Jean-Pierre Le Goff : Rassurons tout de suite nos lecteurs, tout n’est pas à jeter, loin de là, dans la modernité et je ne confonds pas la modernité avec ses évolutions problématiques de la dernière partie du xxe siècle que j’ai traitées dans mon livre. Pour le dire de façon schématique, avec l’avènement de la démocratie, l’individu a été amené à se détacher des communautés premières d’appartenance. Les Lumières ont valorisé l’usage de la raison, le recul réflexif, l’autonomie de jugement : c’est le bon côté de l’individualisme moderne. Mais ce dernier est ambivalent : il existe aussi une tendance au repli sur la sphère individuelle et une désaffiliation historique. Tocqueville l’avait brillamment pressenti quand il a écrit De la Démocratie en Amérique : « [Chaque homme] n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »
Pendant longtemps, ce phénomène de repli a été contrebalancé par la vitalité d’un tissu associatif qui amenait l’individu à s’intéresser aux affaires de la cité. En France, le mouvement syndical, les associations d’éducation populaire comme « Peuple et culture », ou encore celles liées au christianisme qui s’investissaient dans le domaine social ont joué ce rôle, sur fond d’un sentiment d’appartenance national qui demeurait bien présent. On pouvait se quereller sur l’histoire du pays et son interprétation mais cette histoire constituait un arrière fond de référence. Cet équilibre entre individualisme, engagement et appartenance collective a été rompu et a débouché sur un individualisme de type nouveau.
Quand cet équilibre s’est il rompu ?
J-P LG : Dans mon livre, je parle du basculement qui s’est déroulé dans la seconde moitié du xxe siècle et il est possible de distinguer deux moments qui sont liés. D’abord, le tournant des années 1950-1960, après la phase de reconstruction de l’après-guerre, les sociétés démocratiques européennes ont inauguré une nouvelle phase de leur histoire, où la question du paupérisme – qui hantait la société depuis le xixe siècle et bien avant – a été globalement résolue. Avec le développement de la production, des sciences et des techniques, nous sommes entrés dans la « société de consommation, de loisirs et des mass-medias ». Les week-ends passés pour soi, les loisirs, la télé, la radio et la voiture... tout cela a érodé les rapports de sociabilité traditionnels. C’est dans ces nouvelles conditions sociales-historiques, que l’individualisme moderne s’est transformé. Cet individualisme ne correspond plus alors à la vision que la gauche, notamment, se faisait du citoyen-militant, à savoir quelqu’un qui serait constamment « impliqué » dans les affaires de la cité, avec un aspect dévoué et sacrificiel assez prononcé.
La deuxième étape renvoie à ce j’ai appelé « l’héritage impossible » de mai 68. Je parle bien de l’héritage impossible et non de l’événement historique lui-même. C’est ma différence avec Eric Zemmour et d’autres critiques qui ont un aspect « revanchard » : je ne règle pas des comptes avec l’événement historique et les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux que nous connaissons aujourd’hui. En France, l’événement mai 68 a été un événement à multiples facettes où ont coexisté la « Commune étudiante », une grève générale qui rappelait les grandes heures du mouvement ouvrier et une prise de parole multiforme qui a été largement vécue comme une véritable libération dans le climat de l’époque. L’événement historique Mai 68 n’appartient à personne, c’est un événement important de l’Histoire de France, et plus globalement des sociétés développées de l’après-guerre qui sont entrées dans une nouvelle phase de leur histoire et ont vu surgir un nouvel acteur : la jeunesse étudiante. Ce que le regretté Paul Yonnet a appelé le « peuple adolescent ». En ce se sens, à l’époque, Edgar Morin est l’un de ceux qui a le mieux perçu la caractère inédit de l’événement en caractérisant la « Commune étudiante » comme un « 1789 socio-juvénile ».
Et en quoi, donc, les suites de Mai 68 ont-elles selon vous transformé notre société, et mené au nouvel individualisme qui vous préoccupe tant ?
J-P LG : Cet « héritage impossible » est présent dans l’événement lui-même, plus précisément au sein de la « Commune étudiante », et il va se développer dans les années de l’après mai. Cet héritage comporte des éléments qui, au terme de tout un parcours de transgression et de désillusion, vont déboucher sur l’avènement d’un individualisme de déliaison et de désaffiliation. Je résumerai schématiquement ce legs en quatre points : l’autonomie érigée en absolu, le rejet de toute forme de pouvoir (forcément synonyme de domination et d’aliénation), la mémoire pénitentielle, et cette idée que l’homme est naturellement bon, que tout le mal vient du pouvoir, des institutions, de la morale… qui pervertissent cette bonté naturelle.
Des années post-soixante-huit à aujourd’hui, les pages sombres de l’histoire française, européenne et occidentale ont été exhumées et mises en exergue dans une logique de règlement de compte qui a conduit à une rupture dans la transmission. La responsabilité précise des « soixante-huitards », à qui l’on a fait porter bien d’autres chapeaux, est liée à cette rupture dans la transmission. Elle est importante et a notamment bouleversé notre rapport à l’enfant, à son éducation, à l’école… En 68, les slogans dénonçaient une société qui méprisait sa jeunesse - « Sois jeune et tais toi ! ». Depuis, c’est « sois jeune et parle ! », car on considère que l’enfant a en lui-même un potentiel de créativité méconnu, et l’on n’est pas loin de penser que tout ce qu’il peut dire est nécessairement salutaire et brillant…
Et s’il ne parle pas, c’est qu’il n’est pas « normal »… Alors, si c’est nécessaire, on pourra consulter les nombreux spécialistes de l’enfance qui ont les moyens psychologiques et pédagogiques de le faire parler… (il rit). C’est l’image inversée de l’enfant de l’ancien monde d’avant 68 qui a débouché sur une nouveau modèle éducatif dont les effets problématiques ont été longtemps masqués ou sous-estimés. À cette « révolution culturelle » va venir s’ajouter le développement du chômage de masse, la conjugaison des deux a produit des effets de déstructuration anthropologique
Selon vous, l’individualiste moderne qui peuple nos sociétés occidentales est un « faux gentil ». Pourtant, à première vue, il a l’air assez sympathique : pacifique, zen, ouverts aux autres cultures… Que lui reprochez-vous ?
J-P LG : J’essaie d’abord de comprendre comment fonctionne un individualisme de type nouveau. Pour le dire de façon schématique : il est très autocentré et sentimental, se vit comme le centre du tout, en ayant tendance à penser que le monde est la prolongation de lui-même. Contrairement aux apparences, il n’est pas si « ouvert » à l’autre qu’il y paraît, considérant celui-ci avant tout selon sa mesure et son bon plaisir, en ayant quelques difficultés à comprendre que le monde est plus compliqué que le schéma binaire des gentils et des méchants. Cet individualisme est gentil avec les gens qui lui ressemblent mais supporte difficilement les contraintes, les échecs, les contradictions et les conflits.
Cette structure de la personnalité est liée à une éducation historiquement inédite où les adultes ont placé les nouvelles générations dans des situations paradoxales. D’un côté, l’enfant a été extrêmement valorisé : depuis des décennies, il est « placé au centre »… Le bambin est considéré comme un génie méconnu à qui l’on offre enfin la possibilité d’épanouir toutes ses potentialités créatrices qui s’affirment comme on ne l’avait jamais vu auparavant ! Tous les enfants – c’est désormais comme une évidence –, sont des poètes qui s’ignorent ; on expose leur moindre gribouillis en les considérant sinon comme une œuvre d’art, du moins comme la preuve tangible de leur créativité… (il rit) D’ailleurs, globalement, les parents ne comprennent pas – de nombreux professeurs au bout du rouleau peuvent en témoigner – que l’aptitude brillante de leur bambin surinvesti par leurs attentes ne soit pas reconnue comme ils estiment qu’elle devrait l’être. En même temps: ces enfants sont abandonnés…
Abandonnés ? Mais vous disiez à l’instant qu’ils étaient surinvestis et mis au centre de tout?
J-P LG : C’est là tout le paradoxe : abandonnés, oui, par des parents qui bien souvent rechignent aux devoirs qu’implique le fait d’avoir un enfant et de l’éduquer, de l’aider et de l’accompagner dans le cheminement qui l’amènera vers l’âge adulte avec l’autorité et les contraintes qui en découlent. Du reste, ils n’ont pas trop le temps de s’en occuper. J’ai connu une féministe à la bonne époque qui disait à son enfant : « Tu ne m’empêcheras pas de vivre ma vie. » Quelle phrase terrible… D’un côté « l’enfant au centre », celui qui est l’objet de toutes les attentions et d’un amour quasi fusionnel, celui qui correspond à l’image fantasmée que s’en font les adultes, celui qu’on montre et qu’on affiche volontiers comme un petit roi, et de l’autre l’enfant contraignant (et agité) qui agace et vient contrarier le désir de vivre sa vie comme on l’entend en toute autonomie. Qu’on ne s’étonne pas alors de rencontrer de plus en plus en plus d’individus imbus d’eux-mêmes et prétentieux, en même temps que très anxieux et fragiles : c’est le résultat d’un profond bouleversement de ce que j’appelle dans mon livre le « nouveau terreau éducatif », lié notamment à la conjugaison de l’« enfant du désir » et de la « culture psy ».
Dans votre livre, vous reprenez et développez la notion que feu votre ami, le sociologue Paul Yonnet, appelait « l’enfant du désir d’enfant » – le fait que l’enfant n’est désormais plus une donnée de la nature, mais le fruit d’un désir (1). Le problème avec ces analyses qui décortiquent les conséquences de ces bouleversements sociologiques, tout comme ceux entrainés par le travail des femmes (qu’Eric Zemmour a quasi décrété catastrophe humanitaire), c’est qu’on ne voit pas toujours quelles conclusions en tirer… Prônez-vous de remettre les femmes aux fourneaux ?, d’interdire la contraception ?
J-P LG : Pas du tout ! Je pense que l’une des grandes luttes du xxe siècle a été celle de la libération des femmes. Je suis très critique vis-à-vis de l’idéologie féministe qui a versé dans le fantasme de la toute puissance dans l’après 68 et continue sous d’autres formes aujourd’hui, mais cela n’implique pas de nier le caractère émancipateur du combat des femmes qui a traversé le siècle et participe de l’individualisme démocratique au bon sens du terme : l’individu s’affirme comme un sujet autonome et responsable et ne se réduit pas au rôle social qu’on entend lui faire jouer. Comme je l’ai dit précédemment, cet individualisme a basculé à un moment donné vers de nouveaux horizons problématiques. Je ne veux pas pour autant revenir à la situation antérieure et je ne crois pas que cela soit possible. Je ne suis pas dans la nostalgie pavlovienne du « c’était mieux avant ». Si vous me permettez cette nuance paradoxale, je suis conservateur au sein même de la modernité et à partir des acquis de la modernité (2), ce qui permet d’examiner le passé en toute liberté en essayant d’en dégager un certain nombre de leçons.
Dans l’ancien type d’éducation, il y avait des violences, l’enfant était vu comme un petit animal à dresser, la famille s’ordonnait autour de la volonté du père, le statut du divorce était dur et l’on ne maîtrisait pas la contraception… Mais il ne suffit pas de dire cela pour être quitte en se donnant bonne conscience alors que les drames familiaux remplissent quotidiennement la rubrique des « faits divers ». Dans le domaine de l’éducation comme dans beaucoup d’autres, nous sommes dans un rapport dépréciatif au passé qui le considère comme ringard sinon barbare. On est dans le simplisme et la caricature. La réalité est beaucoup plus ambivalente : dans l’ancien monde, il y avait certes des aspects problématiques, cela pouvait être dur, injuste, mais les anciens n’étaient pas des « abrutis » ou des « beaufs » comme le gauchisme culturel l’a laissé entendre. Dans mon livre, j’ai voulu précisément mettre en lumière les conceptions différentes de la condition humaine qu’impliquent les anciennes et les nouvelles méthodes d’éducation. Cette mise en perspective de l’ancien et du nouveau monde permet de tirer des leçons. Il ne s’agit pas de croire que l’on pourrait appliquer pareillement les mêmes méthodes qu’auparavant, mais le passé peut être source d’inspiration et de rééquilibrage contre les impasses du nouvel individualisme et de ses méthodes d’éducation.
Quelles sont ces leçons ?
J-P LG : L’éducation était antérieurement liée à une conception pour qui les contraintes, la limite, le tragique étaient considérés comme inhérents à la condition humaine, tout autant que les plaisirs de la vie, la sociabilité et la solidarité. Devenir adulte c’était accepter cette situation au terme de tout un parcours qui distinguait clairement et respectait les différentes étapes de la vie marquées par des rituels qui inséraient progressivement l’enfant dans la collectivité. C’est précisément cette conception qui s’est trouvée mise à mal au profit nom d’une conception nouvelle de l’enfance et de l’adolescence qui a érigé ces étapes spécifiques de la vie en des sortes de modèles culturels de référence. Valoriser les enfants et les adolescents en les considérant d’emblée comme des adultes et des citoyens responsables, c’est non seulement ne pas respecter la singularité de ces étapes de la vie, mais c’est engendrer à terme des « adultes mal finis » et des citoyens irresponsables. Aujourd’hui, il y a un écrasement des différentes étapes au profit d’un enfant qui doit être autonome et quasiment citoyen dès son plus jeune âge. Et qui doit parler comme un adulte à propos de tout et de n’importe quoi. On en voit des traces à la télévision tous les jours, par exemple quand un enfant vante une émission de télévision en appelant les adultes à la regarder ou pire encore dans une publicité insupportable pour Renault où un enfant-singe-savant en costume co-présente les bienfaits d’une voiture électrique avec son homologue adulte… Cette instrumentalisation et cet étalage de l’enfant-singe sont obscènes et dégradants. Les adultes en sont responsables et les enfants victimes. Paul Yonnet a été le premier à mettre en lumière non seulement l’émergence de « l’enfant du désir » mais celui du « peuple adolescent ». Dans la société, la période de l’adolescence avec son intensité et ses comportements transgressifs a été mise en exergue comme le centre de la vie. Cette période transitoire de la vie semble durer de plus en plus longtemps, le chômage des jeunes n’arrange pas les choses et les « adultes mal finis » ont du mal à la quitter.
Tout ce qui va au delà peut apparaître comme une forme de déchéance, une insertion difficile dans une réalité contraignante et insupportable au regard de ses rêves et des ses désirs de jeunesse. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était et les « revivals », pas seulement musicaux, connaissent un succès sans précédent. Et voilà comment vous avez des gens à 70 printemps, qui gratouillent la guitare et qui jouent les Hell’s Angels avec leur couette et leurs boucles d’oreille sur des motos genre Harley Davidson… Je tiens à préciser que j’adore le jazz, le rock, la pop, la chanson française…, sans pour autant me limiter à ces genres musicaux, croire que tout se vaut et que n’existe pas une hiérarchie dans le domaine des œuvres culturelles, la musique classique demeurant pour moi une référence. Ma génération a saturé l’image de la toute puissance de la jeunesse et certains ex-soixante-huitards et quelques-uns de leurs descendants constituent des sortes « d’arrêts sur images » assez pathétiques. Mais l’âge et l’expérience aidant, on peut parvenir à une forme de réflexion et de sagesse qui allie la réflexion critique et la responsabilité. Je ne crois pas que tous les possibles de la vie soient ouverts jusqu’à 80 ans et plus... Le problème est que nombre de médias entretiennent l’illusion de l’éternelle jeunesse et jouent ce jeu à fond. Ils sont dans le jeunisme et dans la fête de la transgression socialement assistée à longueur de temps : le conformisme de l’anticonformisme où règnent les perpétuels adolescents et les nouveaux « m’as-tu-vu ». Nous arrivons au point limite de cette tendance qui s’épuise et finit par lasser les acteurs et les spectateurs de la transgression banalisée, de l’euphorie et de la dérision obligatoires.
Cet écrasement des différents stades ne se fait-il pas au détriment de l’adulte et de sa réflexion d’adulte ? On multiplie les micros-trottoirs de cour de récré sur l’actualité, Le Monde publie même une pleine page d’un dessinateur pour enfants afin d’expliquer la crise des réfugiés. L’arrière pensée étant : « la vérité sort de la bouche des enfants. » Est-ce que l’homme moderne ne se compromet pas dans une sorte de manichéisme enfantin ?
J-P LG : Oui, mais c’est largement un trompe l’œil. En vérité, c’est bien lui-même que l’adulte projette dans l’enfant. Sous prétexte de mettre en valeur le bambin, on nous refourgue l’image de l’enfant tel que nous voudrions qu’il soit. Les enfants sont devenus les miroirs dans lequel les adultes aiment percevoir non seulement une innocence première qu’ils ont perdue, mais une sorte d’adulte autonome en miniature, créateur et citoyen avant l’heure, l’image idéalisée d’eux-mêmes correspondant au modèle social du nouvel air du temps. Ce qui tend à nier le statut d’être infantile et dépendant et a l’avantage de croire que l’on n’aurait pas trop à s’en occuper. Du reste, on confie les enfants une bonne partie du temps à des spécialistes qui entretiennent et reproduisent cette même image de l’enfant autonome et citoyen. C’est en ce sens que, oui, il y a abandon par refus de reconnaître la fragilité de l’enfant et les devoirs que cela implique. Ce fantasme de l’enfant autonome, qui parle comme un adulte, qui a un point de vue sur tout et que l’on va solliciter pour qu’il corresponde à cette image, est une forme d’abandon. On peut résumer ce rapport paradoxal qui allie valorisation et rejet dans le phénomène de « l’enfant ours » courant dans certains milieux : dans les dîners, on va chercher le gamin pour le montrer à ses amis – « regardez comme il est beau et génial » – c’est tout juste si on ne le fait pas jouer du violon –, et puis au bout de quelques minutes : « Écoute maintenant c’est terminé, tu ne nous embêtes plus… » Le paradoxe sous-jacent reste le même : nous aimons intensément notre enfant que nous trouvons formidable et nous tenons à le faire savoir, mais il ne faudrait quand même pas qu’il nous empêche de vivre pleinement notre vie en toute autonomie. Cette situation paradoxale dans laquelle on place l’enfant est inséparable de la difficulté des adultes à devenir adultes, c’est-à-dire à quitter ce stade de la vie qu’est l’adolescence qui valorise l’intensité des sentiments dans le présent, entend passer outre les devoirs et les contraintes, pour qui la vie demeure éternellement ouverte sur tous les possibles. L’amour se doit d’être intense et fusionnel, autrement ce n’est pas vraiment de l’amour, d’où la grande difficulté à l’insérer dans la durée. Alors, à la première désillusion et engueulade, qui ne manquent pas de survenir au fil du temps, on se sépare ou on divorce !
On n’a qu’à revenir au mariage de raison, tant que vous y êtes…
J-P LG : (il rit). Bien sûr que non. L’alliance basée avant tout sur l’amour vaut mieux que les mariages arrangés de l’ancien monde, encore que, dans certains mariages arrangés, l’amour n’était pas toujours absent. Mais les sentiments sont devenus des critères essentiels de l’union, en dehors même de leur inscription dans un ordre généalogique et juridique qui les insère dans un temps long. Soumise à l’hégémonie des sentiments et à leur versatilité, l’union qui se veut authentique s’est en même temps fragilisée, passant facilement de l’amour fusionnel à la haine et au ressentiment, faute d’un décentrement et d’une référence à un ordre institutionnel pouvant permettre un recul salutaire face aux aléas et aux déconvenues d’un moment. Là aussi, le déni fonctionne à plein, tout particulièrement quand les séparations impliquent des enfants : on se rassure tant bien que mal en disant que les séparations et les divorces sont devenus banals et que cela pourrait se passer sans trop de dégâts, quitte à envoyer le ou les enfants chez un psy. Tous ces efforts pour effacer la responsabilité et la culpabilité des parents n’empêchent pas les enfants d’être les premières victimes de la désunion. On touche une différence essentielle entre l’ancien monde et le nouveau : comment l’on construit une famille dans la durée et comment l’institution que constitue le mariage permet de vous décentrer d’une relation duale de type fusionnel et simplement sentimentale, de vous inscrire dans une généalogie, dans un temps long qui tissent le fil des générations.
Comme quelques autres, vous déplorez une « pensée dominante », notamment dans les grands médias. Mais, enfin : entre Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Régis Debray, Marcel Gauchet ou encore vous–même, on ne peut pas dire que le « gauchisme culturel » pour reprendre votre notion soit si bien représenté en une des magazines, ni dans les ventes en librairies !
J-P LG : On assiste, c’est vrai, à la fin d’un cycle historique, mais, si j’ose dire celui-ci « n’en finit pas de finir »… Ceux qui sont nés dans la marmite du gauchisme culturel, c’est à dire ceux qui étaient adolescents après mai 68 ont développé une posture d’anticonformiste et d’imprécateur, rejouant la énième version de l’antifascisme, donnant constamment des leçons au peuple qui a voté Front national, avec les résultats que l’on sait. Ce que j’ai appelé le gauchisme culturel (3) a servi de substitut à la crise de la doctrine de la gauche dans les années 1980, à l’heure du mitterrandisme triomphant.
Son hégémonie est aujourd’hui battue en brèche (4) et ses représentants voient d’ailleurs que le vent tourne en leur défaveur, tout en continuant de se prétendre les représentants d’une certaine idée du Bien, d’une gauche pure, morale et authentique, contre toutes les « trahisons ». Ces gens-là vivent dans un monde de plus en plus coupé de la société et de ses évolutions qu’ils ne comprennent pas, les réduisant bêtement à la montée inexorable de la « réaction », du fascisme, de la xénophobie, du racisme et maintenant de « l’islamophobie » au moment même où la terreur islamique exerce ses ravages… Ils se sont créés un monde à part, angélique, où ils vivent dans l’entre-soi célébrant de grandes valeurs générales et généreuses : ouverture, multiculturalisme invertébré, gentillesse, pacifisme… Ce sont les gardiens des « villages Potemkine » de la post-modernité. Ils se tiennent chaud, y compris économiquement et socialement, dans un milieu à l’écart de l’épreuve du réel et ils ne cessent de célébrer leur monde rêvé sous la forme de multiples fêtes.
Tout se passe comme dans La ville qui n’existait pas, bande dessinée d’Enki Bilal et de Pierre Christin (5), une « cité à l’abri des autres hommes et de leurs cris, des autres villes et de leur crasse », ville littéralement mise sous une cloche transparente, ville aux couleurs chatoyantes, avec ses fêtes et ses défilés de carnaval, avec ses manèges et ses multiples attractions. En dehors de cette ville sous cloche, « parfaite et hors du temps », c’est la désolation, le chômage dans un paysage industriel en ruine… Cette bande dessinée qui date de la fin des années 1970 et a un côté science-fiction n’est plus si éloignée de la réalité ! Paris et les grandes métropoles mondialisées ressemblent à cette « ville qui n’existait pas ». Prenez par exemple Lille, qui voudrait devenir une capitale de l’art contemporain et dont les manifestations s’exposent dans nombre d’anciennes usines. Il n’est pas besoin d’aller bien loin en dehors de cette bulle pour voir la misère et la déstructuration liée au chômage de masse. C’est une fracture à la fois sociale et culturelle, accentuée par certains grands médias qui entretiennent à leur façon un monde fictif « où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».
Quant aux succès de librairie, il ne faudrait quand même pas oublier les multiples best-sellers liés à l’écologie fondamentaliste – qui ne se confond pas avec les problèmes réels que posent l’écologie –, les succès des livres sur le bien-être, la réconciliation avec soi-même, avec les autres et avec la nature, les méditations et les exercices en tout genre qui développent, comme je le montre dans mon livre, un angélisme et un pacifisme qui tentent de mettre les individus à l’abri des désordres du monde et nous désarment face aux ennemis qui veulent nous détruire. Mais je vous l’accorde : on arrive peut-être à la fin de ce courant qui dure depuis des années. Les attentats terroristes, la vague de migrants qui arrivent en Europe, l’impuissance de l’Union européenne, les effets d’une mondialisation économique libérale, le chômage de masse… constituent autant d’épreuves auxquelles il est difficile d’échapper. Sauf à mener une sorte de « politique de l’autruche » qui me paraît encore être pratiquée par une partie de la classe médiatique, politique et intellectuelle française et européenne. Mais la coupure avec la réalité est telle qu’elle ne peut plus être dissimulée comme elle l’a été auparavant. A chaque fois, on « remet le couvercle », mais cela devient de plus en plus difficile et ça déborde…
C’est ce que vous appelez « le point limite » ? Il y a quoi derrière ?
J-P LG : Ce n’est pas parce que cette période historique est en train de finir que ce qui va suivre est nécessairement réjouissant. Le monde fictif et angélique qui s’est construit pendant des années – auquel du reste, à sa manière, l’Union européenne a participé en pratiquant la fuite en avant – craque de toutes parts, il se décompose et cela renforce le désarroi et le chaos. La confusion, les fondamentalismes, le communautarisme, l’extrême droite gagnent du terrain… Le tout peut déboucher sur des formes de conflits ethniques et des formes larvées de guerre civile y compris au sein de l’Union européenne. On en aura vraiment fini avec cette situation que si une dynamique nouvelle émerge au sein des pays démocratiques, ce qui implique un travail de reconstruction, auquel les intellectuels ont leur part. Il importe tout particulièrement de mener un travail de reculturation au sein d’un pays et d’une Europe qui ne semblent plus savoir d’où ils viennent, qui il sont et où il vont. Tout n’est pas perdu : on voit bien, aujourd’hui, qu’existe une demande encore confuse, mais réelle de retour du collectif, d’institutions et d’un Etat cohérent qui puissent affronter les nouveaux désordres du monde. Ce sont des signes positifs.
L’écrivain et journaliste Kamel Daoud a récemment annoncé qu’il entendait se mettre en retrait du journalisme (6). Ses mises en garde contre les dangers de l’islamisme lui ont valu, il y a un an, une fatwa émise depuis son pays, l’Algérie. Mais c’est apparemment les invectives du camp des « bien-pensants », et notamment la tribune d’un collectif d’anthropologues et de sociologues parue dans Le Monde, l’accusant d’islamophobie, qui aura eu raison de son énergie. Etes vous d’accord avec Jacques Julliard quand il écrit que « l’intimidation, l’interdit et la peur dominent aujourd’hui le débat » ?
J-P LG : Sur la question de l’islamisme, oui ! Avec un phénomène de prise en étau. Car vous avez d’un côté, l’islamisme radical qui exerce ses propres menaces, y compris sur la sécurité des personnes, et de l’autre côté, un phénomène de pression sourde, au sein même de la société. Certains pensent tout bas : « J’aurais des choses à dire mais je préfère les garder pour moi sinon cela risque de m’attirer des ennuis. » Quand on commence à raisonner de la sorte, on cède à une pression qui met en cause la libre réflexion et la liberté d’opinion. Ces dernières, oui, doivent faire face aux coups de boutoirs de la nouvelle police de la pensée et de la parole qui fait pression sur tout le monde en dégainant son accusation d’islamophobie à tout va et en n’hésitant pas à porter plainte à la moindre occasion.
Elisabeth Badinder dans les colonnes de Marianne, ou Chantal Delsol, dans celles du Figaro, évoquent les années 70, et les procès d’intention en fascisme à tout bout de champ…
J-P LG : Il peut y avoir de ça, mais la situation actuelle comporte une différence essentielle : aujourd’hui, quand vous accusez un tel ou un tel d’« islamophobie », vous désignez des cibles à des gens qui ne sont pas simplement dans le débat et la polémique avec les outrances et les schémas des années 1970. Vous les désignez à l’ennemi. C’est grave. Ces sociologues et anthropologues patentés ont tout de même dénoncé un intellectuel algérien qui connaît bien l’islamisme et fait preuve de courage en mettant sa vie en jeu. Il faut appeler un chat un chat. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de débat et de confrontation possibles, qu’il faille restreindre la liberté d’expression et les controverses, mais il faut faire attention. Le pluralisme, la critique et la polémiques sont inhérents au débat démocratique, mais encore s’agit-il d’ajouter que celui-ci n’a de sens que s’il existe un ethos commun impliquant un sens de la responsabilité, faute de quoi la référence à la liberté d’expression peut servir à justifier les dénonciations en tout genre.
Les réseaux sociaux bruissent désormais d’odieuses insultes du type « collabeur » à chaque coin de la toile… C’est quand même un climat pourri, qui empêche la libre réflexion et le débat de fond, pourtant absolument indispensables sur ces questions. Je crains que les difficultés et les pressions pour empêcher d’aborder librement les questions relatives à l’islam se développent au fil des ans sous prétexte de ne pas heurter la sensibilité de nos compatriotes de religion musulmane. Ce serait un grave coup porté à liberté de pensée et à l’Europe qui est précisément le « continent de la vie interrogée ». Dans ce domaine, les intellectuels ont un rôle important à jouer en faisant valoir une liberté de pensée qui n’est pas négociable.
Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Anne Rosencher (Marianne, 13 mars 2016)
Notes
(1) Cf. « Comment être à la fois conservateur, moderne et social ? », Le Débat, n° 188, janvier-février 2016.
(2) Malaise dans la démocratie, Ed. Stock
(3) « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, n° 176, avril-mai 2013.
(4) « L’entretien du camp du Bien battue en brèche », Revue des deux mondes, février-mars 2016.
(5) Enki Bilal, Pierre Christin, « La ville qui n’existait pas », in Légendes d’aujourd’hui 1975-1977, Casterman, 2007.
(6) Kamel Daoud, Lettre à un ami étranger
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vendredi, 29 mai 2015
Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social" ...
Jean-Pierre Le Goff : "Comment être à la fois conservateur, moderne et social" ...
Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com
Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Pierre Le Goff, cueilli sur son site Politique autrement et consacré à la question du conservatisme. Sociologue, Jean-Pierre Le Goff a publié de nombreux essais, comme La gauche à l'épreuve 1968-2011 (Perrin, 2011) ou La fin du village (Gallimard, 2012).
Q : Que signifie pour vous le terme de conservatisme ou de conservateur ?
Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, les mots se dissolvent dans le flux continuel de la communication et jouent de plus en plus le rôle de marqueurs symboliques. Le « conservatisme » n’y échappe pas. Il fait partie de ces mots-valises qui jouent le rôle de repoussoir permettant de se situer a contrario dans le bon camp. La gauche l’assimile facilement à la « réaction », à l’« extrême droite ». Pour une partie de la droite, le mot est synonyme d’immobilisme, de repli frileux, d’opposition à toute réforme. Contre cette confusion, il faut revenir sur ses origines, son évolution et la signification nouvelle qu’il peut prendre aujourd’hui.
À l’origine, le conservatisme correspond à un courant de pensée qui s’est constitué en réaction à la Révolution française et à la modernité. Cela ne m’empêche pas pour autant de le prendre en compte librement, en faisant la part des choses entre les aspects réactionnaires au sens propre du terme – à savoir la condamnation globale, voire la diabolisation de la Révolution française et de la modernité, avec l’illusion d’un possible retour en arrière –, et l’éclairage critique qu’il apporte sur la condition de l’homme moderne et la vie en société. À sa façon, ce courant de pensée rappelle que l’histoire ne commence pas à la Révolution française ; il souligne les limites et les ambiguïtés du projet moderne d’émancipation dans sa prétention à ériger la raison et l’individu en références ultimes, faisant fi des héritages culturels passés ; il remet en question la croyance en un progrès nécessairement positif de l’humanité et une conception de l’homme « naturellement bon », le mal n’étant que l’effet du conditionnement d’une mauvaise société et d’un pouvoir oppresseur.
Dans le courant du XIXe et du XXe siècle, le courant conservateur s’est développé et renouvelé en menant une critique de la révolution industrielle, de l’urbanisation et de la massification qui, là aussi, met en lumière des aspects bien réels de la modernité, sans qu’on soit obligé pour autant d’épouser les problématiques globales dans lesquelles cette critique s’insère et les engagements politiques qui ont pu l’accompagner. Le conservatisme n’en a pas moins mis en question l’idée même de « révolution » en tant qu’elle implique une rupture radicale et la construction d’un monde et d’un homme nouveau en faisant table rase du passé. Les totalitarismes ont poussé jusqu’au bout ces idées avec les ravages que l’on connaît.
Que nous le voulions ou non, ce courant de pensée conservateur fait partie de notre héritage et nous pouvons en tirer profit, pour autant que nous opérions un discernement entre ce qui peut apparaître comme ses « branches mortes » et son apport de vérité dans son interprétation des évolutions de la société et du monde. Telle est du moins ma façon d’envisager mon rapport au conservatisme. Elle s’inscrit dans la problématique de la modernité et des Lumières en considérant que la rupture avec la tradition, loin d’être une tare, est au contraire être une condition favorable à l’enrichissement de la réflexion. Comme Hannah Arendt l’a souligné, c’est précisément parce que nous vivons dans un monde qui n’est plus structuré par une autorité et une tradition qui s’imposeraient d’elles-mêmes, qu’il nous est possible d’entretenir un rapport plus libre, plus lucide à cette tradition. Dans les conditions de la modernité et face aux évolutions problématiques de la démocratie, le conservatisme peut être considéré comme une des manifestations de l’esprit de liberté pour qui l’autonomie de jugement demeure une exigence et qui trouve dans le passé des ressources qui nous aident à mieux comprendre et affronter les défis du présent.Q : Le conservatisme développe une vision pessimiste, il est associé à un discours de déploration qui n’offre guère d’alternative… N’est-ce pas là l’une des principales raisons pour laquelle l’appellation de « conservateur » est si peu revendiquée en France ?
Jean-Pierre Le Goff : Le pessimisme est un des traits du conservatisme qui s’oppose à un optimisme naïf qui considère que l’histoire marche toujours dans le sens du progrès, en amalgamant en un tout progrès des sciences, des techniques et progrès culturel et moral. Le totalitarisme et les barbaries du siècle passé et présent ont, pour le moins, mis à mal un tel optimisme. L’histoire nous apprend que les civilisations naissent, se développent, passent par des périodes de crise et sont mortelles. On est ainsi en droit de s’interroger sur l’état de la dynamique de la modernité au sein même de l’Europe et considérer que nous vivons une période particulièrement critique de notre histoire. La démocratie a ses propres ambivalences et son développement n’a rien d’une marche inéluctable, quand bien même ce développement passerait par des crises conçues comme inhérentes à l’idée même de démocratie, ou comme des phases transitoires d’une expansion historique continue. Nous ne sommes pas maîtres de l’histoire et nous n’en détenons pas les clés d’interprétation. S’il y a bien de l’irréversible et des tendances lourdes, tout n’est pas joué d’avance ; l’histoire est ambivalente et tragique, elle demeure ouverte sur des possibles dans des conditions données, et il importe de savoir dans quel monde nous voulons vivre. Ce pessimisme n’est donc pas synonyme de retrait et d’inaction, il est au contraire « actif », un stimulant de la réflexion et de l’action pour qui se soucie des désordres du monde.
Ce pessimisme concerne également une conception de l’être humain qui reconnaît en lui une part sauvage, irréductible, d’agressivité et de destruction. Pour reprendre, les propos de Freud dans Malaise dans la civilisation qui retrouve, à sa façon, une conception qui est bien antérieure à la psychanalyse : « L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. […] Cette tendance à l’agression que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts [1]. » Cette tendance n’a pas disparu, malgré les efforts d’un nouveau moralisme pour la dénier ou l’éradiquer. Le conservatisme me paraît faire preuve de lucidité salutaire face au règne des bons sentiments et à une vision angélique de l’être humain et des droits de l’homme.
Mais, il faut aussi le reconnaître, le conservatisme a ses penchants négatifs lorsqu’il méconnaît l’ambivalence de la démocratie et ses acquis, lorsqu’il flirte avec l’idée d’un âge d’or et d’un retour en arrière. Replié sur lui-même, il tend à idéaliser le passé et verse dans l’amertume et la déploration sans fin. Il peut devenir une posture morale et esthétique qui juge d’en haut le monde moderne, souvent du reste avec talent et des constats critiques judicieux. Plus sommairement, il peut se nourrir des traits négatifs de la modernité qu’il dénonce, s’enfermer dans un face à face délétère avec le progressisme bien pensant où les postures comptent plus que l’échange des arguments. Le conservatisme devient alors incohérent et flirte avec le nouvel air du temps. On peut dénoncer la société du spectacle et les médias tout en rêvant d’en être, en faisant jouer sa posture comme élément de distinction. Il devient alors le vis-à-vis obligé de ses adversaires qui s’en servent comme un repoussoir caricatural pour mieux éviter toute confrontation sur le fond. En fait, les conservateurs d’aujourd’hui sont proches des « antimodernes » qu’a bien caractérisés Antoine Compagnon, lorsqu’il parle de « modernes à contrecœur », « déchirés [2] » et « déçus [3] ».Q : Si la critique du progressisme n’est pas nouvelle, elle semble trouver aujourd’hui en France une vigueur nouvelle – critique des contradictions de la démocratie, du libéralisme sociétal, du « droit-de-l’hommisme », de l’égalitarisme – ce que certains associent de façon négative à l’émergence d’une pensée « réactionnaire ». N’est-ce pas là plutôt le signe d’une certaine crise du progressisme ?
Jean-Pierre Le Goff : Il faut d’abord prendre la mesure des bouleversements qui se sont opérés dans le dernier siècle, face à un optimisme de façade qui tend à dénier la décomposition historique que nous connaissons. Le développement économique, scientifique et technique s’est accompagné de changements sociétaux qui ont mis en question tout une culture humaniste. La Grande Guerre, qui marque l’entrée dans le XXe siècle, et les totalitarismes qui l’ont suivie n’ont pas seulement mis à mal l’idée d’une marche inéluctable de l’histoire vers toujours plus de progrès – dans laquelle communisme et socialisme s’inscrivaient, chacun à leur manière –, ils ont fait peser un doute profond sur les capacités émancipatrices de notre propre culture, comme si les guerres et les totalitarismes du XXe siècle avaient tout dévasté sur leur passage et empêchaient désormais toute réappropriation. Le christianisme, les conceptions des Lumières, l’idée de progrès issue de la Révolution française et du XIXe siècle… sont entrés en crise. C’est tout un creuset anthropologique et culturel, une façon d’être, de se situer par rapport au monde, aux autres, à la collectivité qui se sont érodés et ont été mis en cause. Portée au départ par des « avant-gardes » révolutionnaires et artistiques minoritaires, la rupture avec cet héritage culturel s’est progressivement répandue dans la société.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, les sociétés démocratiques ont franchi une nouvelle étape de leur histoire, marquée à la fois par le développement de la production, de la consommation et, dans le dernier quart du siècle, par les « désillusions du progrès [4] » et les préoccupations écologiques. Ce tournant s’est accompagné d’une relecture particulièrement critique de notre propre histoire et une érosion de la dynamique des sociétés démocratiques européennes. Une partie des démocraties européennes s’est ainsi déconnectée de l’histoire, le passé étant considéré sans ressources, obsolète, et l’avenir chaotique et indiscernable. Notre héritage culturel et politique passé n’a pas seulement donné lieu à une relecture réflexive et critique dans un souci de vérité, mais il a été l’objet d’un règlement de compte historique qui l’a rendu responsable de tous les maux de l’humanité. Il s’est ainsi opéré un grand retournement. La remise en cause salutaire de l’ethnocentrisme a basculé vers la perte de confiance en ses propres ressources et la mésestime de soi. Au sein de certains pays européens, particulièrement en France, s’est développé une mauvaise conscience liée à une focalisation sur les pages sombres de notre histoire qui a abouti à une vision pénitentielle qui n’en finit pas.
Le paradoxe de la construction de l’Union européenne est qu’elle s’est développée dans un moment où son héritage premier qui la spécifie comme civilisation s’est trouvé mis à mal. Le défunt traité établissant une Constitution pour l’Europe élaboré en 2004 faisait non seulement peu de cas des nations qui se sont construites suite aux empires, il se référait de façon éthérée dans son préambule à des références certes louables (« dignité humaine », « liberté », « égalité », « solidarité », « démocratie », « État de droit »…) mais sans ancrage historique. Les principales sources et les grands moments qui ont façonné l’Europe et la distinguent des autres civilisations n’étaient même pas mentionnées : culture grecque et romaine, juive et chrétienne, sécularisation et importance des Lumières qui ont fait de l’Europe le « continent de la vie interrogée »... Cette difficulté à assumer sa spécificité historique est allée de pair avec l’importance accordée à l’économie, et plus précisément à une politique économique particulière, néo-libérale, qui acquérait de fait un statut constitutionnel dans le défunt Traité. Cette politique économique se trouvait ainsi promue comme l’une des normes fondamentales de la démocratie, au même titre que les libertés publiques fondamentales et les règles juridiques qui encadrent l’organisation et le fonctionnement des institutions. L’économisme est devenu la grille de lecture dominante de pays européens déboussolés qui ne parviennent plus à réinsérer l’économie dans un creuset historique et culturel qui puissent faire sens pour les peuples.Q : Dans vos écrits, vous êtes particulièrement critique sur la modernisation et le management tels qu’ils se sont développés depuis les années 1980. N’est-ce pas là la manifestation d’un certain conservatisme qui peut rejoindre la défense des intérêts corporatistes et refuse les réformes ?
Jean-Pierre Le Goff : Il s’agit avant tout de comprendre que le « néolibéralisme », la « modernisation » ou encore les « réformes » se sont développés depuis un quart de siècle dans le cadre global de cette déculturation historique. Celle-ci constitue une situation nouvelle, en rupture avec le libéralisme traditionnel et les modernisations antérieures. À l’origine, le libéralisme est inséparable de la lutte pour la liberté politique et, sur le plan économique, il s’est accompagné de l’idée selon laquelle le marché libre, le libre jeu des intérêts et de la concurrence, entrainaient la prospérité des nations. Quoiqu’on puisse penser de cette conception économique dont je ne partage pas l’optimisme et le caractère utopique, ce libéralisme est né dans une situation historique particulière et il était lié à une visée éducative des individus dans le cadre d’une collectivité historique [5]. Qu’en est-il aujourd’hui de ce libéralisme des origines, avec une mondialisation marquée par la spéculation et une logique de court terme, qui étend considérablement le champ de la concurrence avec des pays hétérogènes, passant outre aux différences du coût du travail, à l’histoire économique et sociale propre à chaque pays ?
Répondre à cette question suppose de sortir de l’économisme et d’une optique technocratique et gestionnaire, pour prendre en compte les bouleversements culturels – en termes d’idées, de valeurs, de représentations et de comportements qui imprègnent la société – qui se sont opérés dans les années 1970 et 1980. Et plutôt que de dénoncer le « capitalisme » ou la « dictature des marchés », il faut poser la question autrement : que s’est-il passé dans le dernier quart du XXe siècle pour que le marché, et avec lui l’entreprise, soient érigés en nouveaux pôles de légitimité sociale et en modèles pour l’ensemble des activités ? Ce qui amène à s’interroger sur les raisons d’un aveuglement qui ont conduit une partie des élites à adhérer si facilement à une conception angélique de la libre concurrence et de la mondialisation. Autrement dit, qu’en est il de nos ressources politiques et morales, intellectuelles et culturelles qui ont constitué autant de garde fous contre le libre jeu de la concurrence et l’hégémonie du modèle marchand ?
Ce nouveau libéralisme et l’économisme qu’il implique dans l’abord des questions de société ont été accompagnés d’une modernisation d’un nouveau genre qui a pratiqué la « fuite en avant » dans tous les domaines, rompant ainsi avec les modernisations antérieures. Après la défaite de juin 1940, la passion modernisatrice de l’après-guerre entendait tirer un trait sur la France de l’avant-guerre, repliée sur elle-même, par une vision d’avenir marquée du sceau du développement économique, scientifique et technique. Cette vision modernisatrice n’en impliquait pas pour autant une dépréciation de l’histoire de France et de sa culture, bien au contraire. L’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958 s’est inscrite dans cette modernisation entamée par la IVe République en lui redonnant un nouveau souffle. En fait, le général de Gaulle incarnait une « alliance singulière entre vision classique et moderne » : la modernisation était l’instrument par lequel la France, identité historique séculaire, pouvait rester égale à elle-même en jouant de nouveau un rôle historique dans le monde [6].
Ce « roman national » qui maintenait le lien entre le passé, le présent et l’avenir du pays, se trouve aujourd’hui en morceaux. Dans une situation où ce continuum historique est rompu, où le passé est déprécié, réduit au « devoir de mémoire » et à la dimension patrimoniale, où l’avenir paraît indiscernable, ouvert sur de possibles régressions, le présent est existentiellement flottant, il devient autoréférentiel et le vide qui le sous-tend est alors comblé par un activisme dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. Le slogan « le changement, c’est maintenant » exprime bien cette absolutisation du présent en état de sollicitation perpétuelle. Dans cette temporalité devenue folle, individus et collectivités sont constamment sommés de rattraper un retard qui paraît sans fin. Les grands médias audio-visuels fonctionnant en boucle, les nouvelles techniques d’information et de communication renforcent et démultiplient ce phénomène mais ils ne l’ont pas créé.
Désarticulée de l’histoire, la politique a elle-même versé dans l’activisme managérial et « communicationnel », faute de projet plus structurant. Cette façon de faire est particulièrement manifeste dans la succession des réformes menées par les différents gouvernements. Celles-ci s’inscrivent dans ce moment de déculturation où la politique est dominée par une optique étroitement gestionnaire et comptable qui, étant dépourvue de creuset humaniste et de vision historique, apparaît non pas comme un moyen mais comme un fin. Cette déculturation et cette fuite en avant concernent l’école qui s’est trouvée de plus en plus soumise à une logique d’adaptation de courte vue, aux pressions des idéologies et des modes dans les domaines de la pédagogie et des mœurs, comme dans celui des nouvelles technologies de l’information et de la communication qui exercent une véritable fascination. Pour le modernisme ambiant, la finalité conservatrice de l’école apparaît désormais comme une survivance d’un autre âge, alors qu’elle est un élément essentiel de la transmission, du maintien et du renouvellement d’un monde commun. Ses missions ne se réduisent pas à l’apprentissage de compétences de base, pour importantes qu’elles soient, elles relèvent en même temps de la transmission d’une culture à travers un corpus structuré de connaissances qui ne sont pas seulement scientifiques et techniques, mais aussi historiques, avec une importance particulière accordée à la littérature, aux arts et à la philosophie qui sont indispensables à la compréhension du monde et à l’autonomie de jugement. Pour ces raisons, l’école ne se confond pas avec l’espace public ; elle doit se protéger des communautarismes et des groupes de pression qui font valoir leurs idéologies et leurs intérêts. Dans ce cadre, la défense de la laïcité issue de notre tradition républicaine trouve son bien fondé.
La fuite en avant moderniste s’étend également aux mentalités et aux modes de vie emportés dans un changement perpétuel, sans finalité autre que celles de la survie et de la concurrence dans un monde chaotique. Si le monde et notre héritage culturel ne sont pas immuables, on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent, indéfini, et un multiculturalisme invertébré, à moins de considérer que notre faculté de penser et de juger est désormais hors de propos. C’est précisément ces idées que diffusent les rhéteurs de la postmodernité qui commentent indéfiniment les évolutions et veulent à tout prix apparaître dans le camp d’un « progrès » devenu synonyme de « changement » sans but ni sens. Pour une partie des élites, l’important c’est d’« en être », en faisant du surf sur les évolutions et en essayant de tirer parti d’une telle situation. Face à cette insignifiance, les questions fondamentales : « Qu’est-ce qui est vrai ? », « Qu’est-ce qui est juste ? », « Qu’est-ce que je peux en penser ? » sont devenues des exigence à la fois conservatrices et très actuelles, à l’heure d’une « réactivité » et d’un zapping permanent qui ne permettent plus la distance et brouillent le discernement.
Une partie du pays en a assez, non pas de la modernité, mais de la fuite en avant moderniste dans une logique de remise en cause et d’accélération permanentes. Telles me paraissent être les points aveugles d’un nouveau management et d’un pouvoir informe qui n’ont cessé de déstabiliser les individus et les collectifs, de générer l’angoisse au sein de la société, rendant ainsi plus difficile une reconstruction qui est tout autant économique et sociale que politique et culturelle.Q : Pourquoi la gauche a-t-elle tendance à tout réduire à la lutte contre les inégalités et à la nécessité d’adapter sans cesse l’homme et la société aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès ?
Jean-Pierre Le Goff : Dans sa décomposition actuelle, la gauche bricole un curieux mélange de fuite en avant et de restes morcelés de son ancienne doctrine ; la lutte contre les inégalités est un marqueur d’identité auquel elle se raccroche. Outre le fait qu’il s’agit de prendre en compte de façon pragmatique les effets réels des politiques de lutte contre le chômage de masse et la précarité, l’« égalité » est devenue un mot fourre-tout qui joue de plus en plus un rôle symbolique de démarcation avec la droite. Là aussi, il faut opérer un retour aux sources pour mieux comprendre le glissement qui s’est opéré.
La liberté est la première des valeurs inscrites dans la devise républicaine et l’égalité est d’abord juridique et politique : elle implique l’égalité des citoyens devant la loi et l’élection de leurs représentants par le suffrage universel. La conception de la citoyenneté républicaine met en avant une exigence, celle du dépassement des intérêts particuliers et des appartenances particulières pour se penser membre de la cité. Cette conception a un caractère d’idéalité qui ne peut complètement coïncider avec les faits, mais elle n’en constitue pas moins un « idéal régulateur » face au repli sur les particularismes individuels, sociaux ou religieux. La lutte contre les inégalités économiques s’inscrit dans le cadre d’une « justice sociale » et vise à créer les conditions favorables à cette citoyenneté. C’est en s’inscrivant dans cette perspective que la lutte contre les inégalités prend son sens et ne verse pas dans l’égalitarisme et le ressentiment. Dans cette optique, il s’agit d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation, particulièrement en direction des catégories les plus défavorisées, afin d’accroître cette liberté et de former des élites issues du peuple. Les paroles de Carlo Rosselli, socialiste, antifasciste italien, assassiné en 1937, constituent le meilleur de la tradition de la gauche et du mouvement ouvrier : « Le socialisme, disait-il, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres [7]. » La dynamique historique qu’ont pu représenter le mouvement ouvrier et le socialisme n’est plus, mais cette idée d’une liberté concernant les couches populaires est une exigence à laquelle je demeure attaché. Celle-ci n’a rien à voir avec les revendications du « droit à la réussite pour tous » et des « droits à » de la part des individus ou des groupes communautaires, revendications qui ont été promues de façon démagogique par une gauche en crise d’identité.
Plus globalement, la gauche reste encore largement prisonnière d’une lecture réductrice de la société : le domaine économique et social demeure le fondement de la réalité, le point focal à partir duquel elle interprète les phénomènes. Les questions anthropologiques n’échappent pas à cette problématique. Elles sont encore envisagées le plus souvent comme des phénomènes superstructurels ou des « constructions sociales de la réalité » marqués du sceau des inégalités et de la domination, qu’il faut adapter aux évolutions considérées comme naturellement porteuses de progrès, avec ce même point aveugle de certitude : la gauche est nécessairement dans le camp du progrès et du Bien. Dans l’ensemble, la gauche manque de liberté d’esprit pour aborder ces questions : peu ou prou, il faut relier ces phénomènes à la sphère marchande, aux inégalités, à la domination… pour qu’ils acquièrent une légitimité suffisante et que la gauche puisse s’y retrouver avec des repères sécurisants face la droite, alors que ces questions engagent une conception de la condition humaine dont on ne peut faire abstraction et qui ne recoupe pas les clivages partisans. Les difficultés théoriques de la gauche dans l’abord de ces questions se conjuguent avec la crainte d’être catalogué dans le mauvais camp. On vit dans un « entre-soi » où l’on tient à conserver à tout prix à une image progressiste, de gauche, en ayant peur d’avoir « mauvaise réputation », d’être catalogué comme un « nouveau réactionnaire » ou un suppôt de l’extrême droite. La confusion intellectuelle et le relativisme de bon ton se conjuguent avec une forme de lâcheté face à la pression et aux anathèmes d’un milieu restreint mais influent qui occupe des positions de pouvoir dans les médias et la communication. Dans ces conditions, il s’agit de faire valoir la liberté de pensée et l’autonomie de jugement face à une gauche repliée sur elle-même et sectaire, incapable de comprendre ce qui lui arrive, pratiquant l’invective et se servant de l’extrême droite pour masquer sa propre inconsistance et dénier la réalité. Resituée dans un temps long, cette dégradation me paraît typique de la fin d’un cycle historique, celui du mouvement ouvrier issu du XIXe siècle et du pôle qu’il pu représenter dans la société.Q : Peut-on dire que le concept de « gauchisme culturel » que vous avez développé et critiqué, s’oppose à la conception d’une gauche positivement conservatrice ?
Jean-Pierre Le Goff : En effet, le gauchisme culturel s’oppose au conservatisme qu’il assimile à la réaction et à l’extrême droite de façon des plus caricaturales. Ce gauchisme culturel paraît pacifique et non violent, dans la mesure où il entend « changer les mentalités » par les moyens de l’éducation, de la communication moderne et par la loi. Mais il n’en véhicule pas moins l’idée de rupture avec le « vieux monde » et de « révolution culturelle », en étant persuadé qu’il est porteur de valeurs et de comportements correspondant à la fois au nouvel état de la société et à une certaine idée du Bien. Plus fondamentalement, il s’inscrit dans un courant déstructurant présent au sein des sociétés démocratiques qui met à mal toute une conception de la condition humaine et un sens commun qui lui était attaché.
Les origines, le contenu et la genèse de ce gauchisme sont inséparables du basculement opéré par le mouvement de mai 68. En France, cet événement multiforme marque un moment de pause et de catharsis dans une société qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’est trouvée transformée en peu de temps par la modernisation des Trente glorieuses [8]. Mai 68 a fait apparaître au grand jour la jeunesse adolescente comme nouvel acteur social, il a mis en question les finalités du progrès, mis en cause le moralisme et le paternalisme, les bureaucraties en place, les pouvoirs et les institutions sclérosés… En ce sens, il n’appartient à personne et l’on ne reviendra pas en arrière. Ce qui m’apparaît avant tout en question est ce que j’ai appelé son « héritage impossible » qui comporte une remise en cause radicale des symboles de l’autorité, une conception de l’autonomie érigée en absolu, une vision noire de notre histoire… Cet héritage impossible a été transmis de génération à génération, passant par une dynamique contestataire et transgressive pour aboutir à un nouveau conformisme et à une forme de nihilisme d’affaissement [9].
Les années qui ont suivi mai 68 ont d’abord été marquées par un règlement de compte d’une génération contestataire, celle des « baby boomers », contre l’héritage culturel et politique qui lui avait été transmis, tant bien que mal, dans une société marquée par le développement sans précédent de la production, de la consommation et des loisirs. Les gauchistes de l’époque qui prétendaient faire table rase du passé n’en étaient pas moins des héritiers, des héritiers rebelles mais des héritiers « quand même ». Ils se sont révoltés contre les cultures juive et chrétienne, humaniste et républicaine, mais ils avaient été éduqués dans leur creuset. Toute rupture se voulant radicale est marquée par une référence (fût-elle en négatif) à ce qui est légué par les générations antérieures. N’oublions pas, au demeurant, que Rimbaud, élevé au rang d’icône de la révolte et de l’artiste maudit, n’en a pas moins été d’abord un lycéen brillant qui a obtenu des premiers prix des concours académiques de vers et de discours en latin.
Les générations post-soixante-huitardes ont grandi et ont été formées dans une période critique où les éducateurs et les enseignants assumaient mal leur rôle de transmission d’un héritage avec lequel ils étaient eux-mêmes en rupture. À cette rupture dans la transmission est venu s’ajouter un retournement de la situation avec la fin des Trente glorieuses, le développement du chômage de masse et les préoccupations écologiques. Le premier « fossé des générations » des années 1960-1970 a été suivi d’un second pour qui mai 68 est devenu un sorte de mythe fondateur dans un contexte bien différent. Une culture post soixante-huitarde abâtardie dont le gauchisme culturel est l’héritier, s’est progressivement distillée et installée dans la jeunesse.
Aujourd’hui, les figures du « révolté » et du « rebelle », de l’« artiste maudit » et du « génie méconnu » sont devenues des modèles de référence dans la société du spectacle, aboutissant à un résultat paradoxal : celui d’un nouveau conformisme de la révolte et de la transgression banalisées qui s’étalent dans les milieux médiatiques et branchés. Dans le même temps, les thèmes de la souffrance et de la victime ayant des droits ont pris le dessus.
Au fil de plusieurs générations, tout un public adolescent et post-adolescent a baigné dans une sous-culture historique et idéologique pour qui l’absolutisme, l’esclavagisme, le colonialisme, Pétain et la collaboration, la Shoah… constituent le résumé de l’histoire de la France, de l’Europe et de l’Occident. En contrepoint, les autres cultures du monde exercent leur fascination sous un angle des plus angéliques. Cette sous-culture gauchiste est entretenue et diffusée par des politiques et des journalistes militants, des groupes de pression minoritaires qui font valoir leur statut de victimes pour s’ériger en justiciers du passé, faire prévaloir leur idéologie et leurs intérêts particuliers. Ils encouragent le ressentiment et pratiquent la délation, le lynchage médiatique et les plaintes en justice. De cette façon, ils ont réussi à paralyser une partie de la gauche et l’empêchent de penser librement, en même temps qu’ils laissent le champ libre à l’exploitation populiste des problèmes qu’ils dénient, en faisant de l’extrême droite leur adversaire attitré. Aujourd’hui, ce gauchisme culturel me paraît être parvenu à un point limite. Son agitation et son influence dans certains milieux intellectuels et médiatiques peuvent laisser croire qu’il occupe toujours une place prépondérante alors qu’une bonne partie de la population le rejette ou l’ignore. Au sein de la société, après l’hégémonie culturelle de l’héritage impossible de mai 68, nous assistons à un mouvement de balancier avec des aspects traditionalistes et réactionnaires bien réels, sans qu’on puisse réduire ce mouvement à ces aspects.
Ce qui me frappe le plus, c’est la légèreté et la précipitation avec lesquelles la gauche convertie au gauchisme culturel aborde les questions sociétales au nom de l’égalité sans se rendre compte que cette dernière a changé de registre. La « passion de l’égalité » propre à la démocratie a franchi une nouvelle étape en s’appliquant désormais à des domaines qui relèvent de l’anthropologie. Une donnée de base de la condition humaine reconnue comme telle depuis des millénaires a été mise en question : la division sexuelle et la façon dont les êtres humains conçoivent la transmission de la vie et de la filiation. On s’excusera du peu… En se voulant à l’avant-garde d’une évolution des mœurs problématique, la gauche a ouvert en toute irresponsabilité une boîte de Pandore. Désormais, avec la nouvelle conception de la lutte contre les inégalités, les différences liées à la condition humaine et les aléas de la vie peuvent être considérés comme des signes insupportables d’inégalité et de discrimination. Cette revendication bien particulière de l’égalité a partie liée avec un fantasme de toute puissance qui considère que les problèmes anthropologiques sont une sorte de matière qu’on pourrait modeler à loisir et sans dommage, en fonction des désirs de chacun et des minorités qui font valoir leur statut de victimes ayant des droits. À l’inverse, parce qu’elles mettent en jeu ce qui fait l’humain, ces questions anthropologiques me paraissent devoir être considérées avec prudence et le plus grand soin, pour empêcher que le monde humain se défasse. Le « principe de précaution » – qui est devenu un leitmotiv concernant des espèces en voie de disparition ou de certaines recherches et expérimentations scientifiques et techniques – est mis hors champ concernant l’humain, au nom d’une passion de l’égalité sans limite. Dans ces domaines, le conservatisme est une forme de sagesse, de prudence et de résistance face à un nouvel hubris qui se veut décomplexé dans un climat de confusion intellectuelle et éthique.Q : Le conservatisme peut-il être de droite autant que de gauche ?
Jean-Pierre Le Goff : Aujourd’hui, dans les conditions historiques et idéologiques que je viens de décrire, c’est un courant de pensée pluriel qui n’est pas réductible à un camp ; il me paraît transversal à la droite et à la gauche, même si la droite a pu être son représentant pendant longtemps et si la gauche s’est toujours présentée comme le camp du progrès contre la réaction assimilée au conservatisme. L’écologie qui s’interroge sur l’avenir de la planète et n’appartient pas à un camp politique, est à sa façon conservatrice. Bien plus, tout un courant écologique fondamentaliste est réactionnaire, voire nihiliste, dans sa façon de remettre en cause la prééminence de l’homme sur la nature et ce qui fait précisément la spécificité de l’humain qui n’est pas, contrairement à ce qui est asséné, une « espèce comme les autres ». Il est également un domaine sur lequel une partie de la gauche peut apparaître « conservatrice », c’est celui de la défense d’un modèle social lié à l’État providence qui s’est constitué dans la période dite des Trente glorieuses et qui connaît de sérieuses difficultés aujourd’hui. S’il n’est pas intangible, le modèle social français est le fruit d’une histoire et de conquêtes sociales dont on ne peut faire abstraction en prônant ouvertement une « révolution culturelle » qui le mettrait à bas, comme le fait une partie de la droite libérale. Là aussi, il s’agit de faire la part des choses, de façon pragmatique et non idéologique, à gauche comme à droite, entre ce qui relève des idéologies et des dogmes et d’une adaptation nécessaire d’un modèle auquel je demeure attaché.
L’économie de marché a ses lois propres, mais elle s’insère aussi dans un creuset anthropologique et historique. L’économisme dominant passe outre cette dimension essentielle à la vie en société et à la politique. Un pays n’est pas une entreprise et la culture n’est pas une sorte de « pâte à modeler » ou de « supplément d’âme » à une société conçue comme une mécanique gérable et adaptable à volonté ; elle est précisément ce qui donne sens à la vie en société.
Cette approche conservatrice qui s’inscrit dans la modernité trouve plus globalement sa pertinence face à un nouvel individualisme désaffilié et autocentré, à une déculturation politique et culturelle. Il s’agit très directement de savoir si nous avons encore des motifs pour croire que nos repères culturels et politiques, transmis tant bien que mal à travers les générations, peuvent encore nous inspirer et nous guider, si notre pays peut encore apporter quelque chose de spécifique à l’Europe et au monde. C’est précisément sur ce point que les choses sont devenues floues pour beaucoup, non seulement parce qu’elles seraient plus « complexes » qu’auparavant, mais, plus simplement et plus fondamentalement, parce que beaucoup ne savent plus trop quoi penser et transmettre.
C’est dans ce cadre, qu’être conservateur peut trouver une signification nouvelle en mettant en question l’insignifiance, en faisant valoir l’importance d’un recul réflexif et critique, inséparable d’une relecture et d’une réappropriation éclairée de notre passé. Il s’agit de sortir du faux choix, sous forme de chantage, dans lequel tout un courant de la gauche, mais aussi de la droite moderniste, enferme l’alternative et le débat entre un passé, un héritage culturel figé et dépassé qui n’auraient plus rien de substantiel à nous apporter, et un présent et un avenir perpétuellement mobiles et fluides auxquels nous n’aurions plus qu’à nous adapter.
Tout un courant intellectuel gauchiste et moderniste réduit bêtement les notions d’« identité » et de « culture » à une conception essentialiste qui nous ramènerait du côté du traditionalisme, de Maurras, de Pétain, de l’extrême droite… L’identité d’un peuple n’est pas une substance immuable qui ne changerait pas avec le temps, mais on ne saurait faire valoir comme modèle a contrario un mouvement permanent et indéfini, sauf à considérer le monde commun comme un chaos et à abdiquer toute prétention à le rendre signifiant. L’idée d’« identité narrative » développée par Paul Ricœur ouvre d’autres perspectives en soulignant l’importance du récit qu’un pays se forge de sa propre histoire. Cette identité n’est pas celle d’une « structure fixe, mais bien celle mobile, révisable, d’une histoire racontée et mêlée à celle des autres cultures [10] ». Cette identité narrative ne signifie pas pour autant un multiculturalisme invertébré et soumis à une recomposition constante ; elle suppose une interprétation qui implique des choix, structure les événements, leur donne une signification et met en valeur des potentialités inexploitées du passé. La France et les pays de l’Union européens n’échappent pas aujourd’hui à cette nécessité.
Le passé n’est pas un patrimoine muséifié, il ne comporte pas seulement en lui du révolu, il contient des ressources et ce que Paul Ricœur appelle des « potentialités inaccomplies », pourvu que nous sachions les redécouvrir et nous approprier le meilleur de nos traditions. En ce sens, être conservateur ne signifie pas être « traditionaliste » ou « réactionnaire », contrairement à ce que voudraient nous faire croire une gauche bien pensante et une droite moderniste. Un pays qui rend insignifiant son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable porteur des espérances d’émancipation ; un pays qui ne croit plus en lui-même est ouvert à toutes les servitudes. Dans ce cadre, conservatisme et progrès ne me paraissent pas contradictoires, ils constituent les deux pôles d’une modernité éclairée qui rejette le faux dilemme entre traditionalisme et fuite en avant. En fin de compte, il importe avant tout de savoir ce à quoi l’on tient et ce que l’on veut transmettre pour entreprendre un travail de reconstruction. Pour paraphraser la formulation de Kolakowski, je dirai qu’il est possible d’être à la fois conservateur, moderne et social, dans la mesure où aujourd’hui ces orientations ne me paraissent pas antinomiques.Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart (décembre 2014)
Notes
[1] Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, 1988, p. 64 et 65.
[2] Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005, p. 7.
[3] Ibid, p. 446.
[4] Raymond ARON, Les désillusions du progrès, Gallimard, 1969.
[5] Michel GUENAIRE, Les deux libéralismes, Perrin 2011, et Il faut terminer la révolution libérale, Flammarion 2009.
[6] Edgard PISANI, « De Gaulle et la modernisation de la France », Cahier de Politique Autrement, octobre 1998.
[7] Carlo ROSSELLI, cité par Monique CANTO-SPERBER, Les règles de la liberté, Plon, 2003, p. 13-14.
[8] Cf. « Mai 68 : La France entre deux mondes », Le Débat, n° 149, mars-avril 2008.
[9] Cf. Mai 68, l’héritage impossible, La Découverte, 1998, 2002, 2006 et 2015.
[10] Paul RICŒUR, « Identité narrative et communauté historique », Cahier de Politique Autrement, octobre 1994.
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