samedi, 08 octobre 2022
La présidence uchronique de DSK
La présidence uchronique de DSK
par Georges FELTIN-TRACOL
Comment Dominique Strauss-Kahn (DSK) aurait-il gouverné la France s’il s’était présenté à l’élection présidentielle de 2012? David Desgouilles répond à cette question insoluble par une fiction politique uchronique, Le bruit de la douche.
Depuis ce premier roman, David Desgouilles a ensuite écrit Dérapage en 2017 et Leurs guerres perdues en 2019. Rédacteur au mensuel Causeur, il n’a jamais caché son souverainisme républicain. Jeune adhérent au RPR (Rassemblement pour la République) au début des années 1990, il milite avec Philippe Séguin, député-maire d’Épinal dans les Vosges, et Charles Pasqua, sénateur des Hauts-de-Seine, dans la campagne pour le « non » au traité de Maastricht lors du référendum de 1992. Il participe ensuite au RAP (Rassemblement pour une autre politique) qui regroupe les jeunes séguinistes. Mais le ralliement de leur champion, par ailleurs toujours en pointe contre le Front national, aux traités dits « européens », le déçoit.
David Desgouilles s’active à l’occasion de la présidentielle de 2002 aux côtés de Jean-Pierre Chevènement qui invite les « républicains des deux rives » à venir le rejoindre. Séguin et Pasqua resteront sourds à cet appel. Les 5,20 % de l’ancien maire de Belfort lui brisent tout espoir immédiat. Il prend alors du recul, ouvre un blogue avant qu’Élisabeth Lévy, la directrice de Causeur, ne le remarque et l’embauche.
Dédié à la mémoire de Philippe Cohen, chef de la rubrique « Économie » de l’hebdomadaire Marianne, un « journaliste [qui] s’intéressait beaucoup aux tenants de “ l’autre politique “ », co-auteur avec Pierre Péan d’une magistrale enquête sur l’organe officiel de la désinformation vespérale, Le Monde, et co-fondateur du laboratoire d’idées souverainistes, la Fondation du Deux-Mars (ex-Fondation Marc-Bloch), ce récit de politique très fictive a bénéficié des conseils de Coralie Delaume (1976 – 2020), l’une des rares spécialistes « eurosceptiques de gauche » de l’Union dite européenne.
Les tournants uchroniques
La bifurcation uchronique majeure se déroule le 14 mai 2011 au Sofitel New York Hotel de Manhattan. La femme de ménage, Nafissatou Diallo, nettoie les chambres du 28e étage. Quand elle entre dans la 2806, elle écoute de la musique , mais soudain s’arrête son MP3 ! Mécontente, elle retire ses écouteurs et entend alors distinctement « le bruit de l’eau qui coulait dans une douche. L’occupant de la suite avait omis de prévenir qu’il était présent en accrochant le fameux “ Do not disturb “ ». Elle quitte immédiatement la chambre et passe à la chambre voisine.
L’occupant de la 2806, « Dominique Strauss-Kahn n’avait pas entendu ni la porte s’ouvrir, ni la femme de ménage entrer, ni même la porte claquer ». De nombreuses préoccupations accaparent le directeur général du Fonds monétaire international : la faiblesse de l’euro, la prochaine élection primaire à laquelle il se présentera bientôt, sa décision d’engager comme sa conseillère politique spéciale Anne-Sophie Myotte. Personnage inventé, Anne-Sophie Myotte enseigne l’économie à Dauphine. Franc-comtoise comme l’auteur, elle milite au PS, appartient à un modeste courant souverainiste, critique l’homme fort de sa région Pierre Moscovici, et conseille le candidat de la démondialisation, Arnaud Montebourg. Dans sa vie privée, elle collectionne les aventures bien qu’elle éprouve un béguin réel pour son « Amant de Droite », Bruno Talanski.
Descendant d’émigrés russes et russophone, celui-ci travaille dans l’agence de conseil politique de Patrick Buisson au service du candidat Sarközy. Il discute régulièrement avec le journaliste politique du groupe Le Figaro Éric Zemmour. À l’occasion d’une conversation en terrasse, Bruno Talanski lui parle de sa maîtresse sans la nommer. David Desgouilles semble bien connaître le futur candidat présidentiel en 2022. « Je te connais. Tu ne pourrais pas t’empêcher de la draguer comme un malade. »
Les autres facteurs uchroniques mineurs de ce récit sont, d’une part, l’arrestation de Mohammed Merah avant qu’il ne commette son premier assassinat, et, d’autre part, la chanteuse britannique Amy Winehouse « avait été victime d’une overdose. Mais les médecins londoniens avaient réussi par miracle à la sauver. Elle était désormais hors de danger ».
Sous cette trame uchronique, l’auteur raconte au lecteur les coulisses du monde politique. Par exemple, Martine Aubry « avait gagné une image de gardienne du temple de la gauche éternelle à la faveur de sa loi sur les trente-cinq heures. Pourtant, c’était DSK lui-même qui avait imposé l’idée à Jospin, et Aubry était réticente, elle qui avait jadis sauté sur les genoux de Gandois, l’ami de son père ». Il imagine aussi une conversion quasi-réaliste entre deux soutiens du président sortant, Alain Minc et Pierre Giacometti. « Depuis vingt ans, les vainqueurs des élections gagnent sur de l’euroscepticisme, et ils font notre politique ensuite, mais à vitesse lente. Cela discrédite la parole politique mais, l’essentiel, c’est qu’on n’applique pas ce programme démentiel. » Il écrit même avec raison que « Nicolas Sarközy ne se considérait lui-même pas comme un gaulliste ».
Pour créer Anne-Sophie Myotte, l’auteur s’est probablement inspiré de l’exemple de Marie-France Garaud, la conseillère influente de Georges Pompidou à Matignon et à l’Élysée, puis du jeune Jacques Chirac, qui sut impressionner, voire terrifier, tous ses interlocuteurs dans un milieu politique largement masculin à une époque où la présence des femmes en politique était rare. La candidate à la présidentielle de 1981 (1,33 %) est demeurée une figure souverainiste incontestable.
Une campagne électorale dynamique
La campagne de la primaire de la gauche confirme la déferlante strauss-kahnienne. La consultation attire plus de 2.800.000 participants. L’ancien directeur du FMI l’emporte dès le premier tour avec 52,9 % des suffrages. Arnaud Montebourg obtient 18,9 %, François Hollande 17,6 %, Ségolène Royal 9,4 % et le radical de gauche Jean-Michel Baylet 1,2 %. Sur les conseils impératifs de son éminence grise, le vainqueur tend tout de suite la main à Ségolène Royal et intègre dans son équipe Arnaud Montebourg. En revanche, François Hollande doit rentrer au plus vite en Corrèze pour s’y faire oublier…
Fort de ce succès, DSK décide, avec l’approbation de Myotte, de rejeter les avis de Terra Nova d’Olivier Ferrand. Guère indulgent envers la candidate Verte Éva Joly, il rompt aussitôt l’accord électoral conclu entre le PS et Europe – Écologie – Les Verts pour les législatives. « DSK avait décidé. Il ne voulait pas d’un groupe vert à l’Assemblée nationale. » De cette manière, « élu président, il serait beaucoup plus tranquille sans un groupe écolo dans les pattes ».
D’une manière impressionniste, David Desgouilles démonte la pitoyable présidence de Nicolas Sarközy qui « avait fait du Giscard. Il avait souhaité désacraliser la fonction. Comme l’autre avait voulu la “ décrispation “. Erreur funeste ». Il revient aussi sur Éric Zemmour par l’intermédiaire d’une autre conversation avec l’amant d’Anne-Sophie Myotte à un moment où l’éditorialiste ignore qu’il entrera en politique. « Bruno lui reprochait son pessimisme démobilisateur. Pourtant, Zemmour en était certain, ce n’était pas lui qui était pessimiste, c’était le réel. » Pis, est-ce visionnaire ? Pour l’auteur, dans cette fable politique originale, Éric Zemmour « devenait petit à petit prisonnier de son propre personnage médiatique, de l’engouement qu’il suscitait chez ses partisans et, plus encore, de la détestation qu’il provoquait de l’autre côté. » Enfin, avec un pressentiment certain, l’auteur estime que « le féminisme est un concept à géométrie variable, selon les accointances politiques ».
Suivant les indications de sa conseillère, DSK conduit une campagne au style chiraquien de 1995. Il ne parle pas de « fracture sociale ». Il se focalise sur la « fracture culturelle » (comprendre identitaire). Loin du cliché du « candidat des élites », il s’adresse à la France qui se lève tôt, qui travaille dur et qui ne reçoit aucune aide. Marine Le Pen en 2022 a mené sa campagne électorale sur des thèmes assez proches qui renforcent le sentiment de proximité de la candidate. Dans une réunion électorale tenue au Puy-en-Velay en Haute-Loire, le candidat socialiste « désigna les véritables adversaires de l’identité nationale : les enseignes de grande distribution, l’industrie agro-alimentaire et même le lobby sucrier qui tuaient la paysannerie française, qui uniformisaient les saveurs, empoisonnaient nos assiettes, amochaient les entrées de nos villes ».
Ses prises de position surprennent les journalistes politiques et agacent le microcosme intello qui se reporte sur Sarközy. Anne-Sophie Myotte se plaît aussi à dynamiter la scénographie prévue de son candidat. Ses réunions électorales diffusent la musique composée par Ennio Morricone pour le film Mission de Roland Joffé (1986). Cette musique a vraiment servi aux réunions du camp du « Non » au référendum de Maastricht en 1992. Les messages du candidat socialiste trouvent un vrai écho dans la population si bien que « Zemmour faisait partie des journalistes qui mesurent les chances de victoire au nombre de jolies filles qui se pressent dans les meetings du candidat ».
Une action politique sensée ?
Au soir du 22 avril 2012, DSK atteint 31,8 % des voix. Nicolas Sarközy obtient pour sa part 22,9 %; Marine Le Pen 18,3 %; Jean-Luc Mélenchon 12,3 %; François Bayrou 5,8 %; Nicolas Dupont-Aignan 4,2 %; Éva Joly 1,9 %; Philippe Poutou 1,3 %; Nathalie Arthaud 1,1 % et Jacques Cheminade 0,4 %. Malgré le ralliement de François Bayrou en sa faveur et face à la forte dynamique électorale de son concurrent, Nicolas Sarközy « avait même limité le nombre de ses meetings d’entre-deux-tours. Au moins ne serait-il pas épinglé par la commission des comptes de campagne pour dépassement du plafond des dépenses électorales ». Il n’y aura donc jamais d’affaire Bygmalion ! Entre 53,9 et 54,3 %, Dominique Strauss-Kahn est élu président de la République. Investi chef de l’État le 6 mai 2012, il nomme Jean-Jacques Urvoas secrétaire général de l’Élysée et Manuel Valls Premier ministre. Le gouvernement compte Arnaud Montebourg à la Justice, Ségolène Royal à l’Intérieur, Laurent Fabius aux Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian à la Défense, Martine Aubry à la Culture et les Communications, Pierre Moscovici à l’Économie, Vincent Peillon à l’Éducation nationale, Marisol Touraine aux Affaires sociales, Jean-Marc Ayrault au Travail, Jean-Marie Le Guen à l’Agriculture, Nicole Bricq à l’Écologie et aux Transports, Najet Vallaud-Belkacem à la Jeunesse, aux Sports et à la Ville et Sylvia Pinel au Logement.
Dès l’été 2012, soit deux mois après son élection et la victoire du PS qui rafle la majorité absolue à l’Assemblée nationale, le mariage gay est adopté en urgence. Cette célérité évite une cristallisation des crispations françaises. Faute d’une grande mobilisation populaire, la « Manif pour Tous » reste un phénomène anecdotique !
Le président uchronique français veut que le monde agricole produise de la qualité des produits et sorte des impératifs du productivisme. L’Élysée soutient ouvertement « l’agriculture [qui] devait devenir l’équivalent, pour la France, de ce qu’était la production d’automobiles de luxe et de machines-outils en Allemagne ».
Rapports de force avec l’Allemagne
Le président Strauss-Kahn s’interroge sur l’euro et des relations tumultueuses entre Berlin et Paris. Sur ce point, David Desgouilles ne développe pas assez. Contrairement à François Hollande qui n’a jamais eu la moindre expérience ministérielle ou à Sarközy jugé arrogant et agité, Dominique Strauss-Kahn a été nommé au ministère de l’Industrie et du Commerce extérieur dès mai 1991 alors qu’en janvier 1991, Angela Merkel accédait au ministère fédéral des Femmes et de la Jeunesse. En outre, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie de 1997 à 1999, DSK met en pratique la monnaie unique européenne. Son expérience gouvernementale, son expertise économique et sa forte personnalité auraient très certainement impressionné la dirigeante allemande. Mais on sait qu’en matière financière, le dernier mot au sein du gouvernement allemand revenait à l’intraitable Wolfgang Schäuble.
Sans surprise, l’auteur critique le projet et la réalisation de l’euro. « Dans la France des années 2010, où l’on développait volontiers les syllogismes imbéciles du genre “ tu es contre l’euro, tu es pour Le Pen “, on avait oublié le dictateur portugais, qui avait fait de l’escudo l’une des monnaies les plus fortes du monde, tout en appauvrissant son pays ». La crise entre la France et l’Allemagne surgit à propos du rôle de la France dans les opérations militaires extérieures. Paris avance la création d’« un fond européen des actions militaires extérieures ». Serait-ce l’ébauche d’« Europe militaire » ? Que nenni ! « Aucune chance, explique Anne-Sophie Myotte. Les Allemands ne voudront pas payer pour la puissance militaire française. » Le propos reste très actuel. Sous couvert d’une hypothétique « souveraineté européenne », faute de volonté politique et d’émancipation de la tutelle atlantiste, l’Allemagne sociale-démocrate – libérale – verte, alignée sur Londres et Washington, réclame une harmonisation des normes militaires qui anéantirait l’industrie française de l’armement. Le fusil d’assaut d’origine allemande HK 416 F se substitue au FAMAS.
L’Élysée réplique à Berlin et envisage que « l’effort de défense, les dépenses militaires et diplomatiques des États ne soient désormais plus comptés dans le calcul du déficit ». Nouveau refus obstiné de l’Allemagne ! DSK propose aux États-membres de l’Eurolande « de dissoudre la zone euro de manière concertée ». Auparavant, il ordonne au ministre de l’Économie Moscovici d’appliquer cette mesure. Mais, bouleversé, Moscovici est renversé dans une rue de la capitale. DSK nomme à sa place l’économiste souverainiste de gauche Jacques Sapir. Celui-ci insiste sur le retour aux monnaies nationales et non à la constitution de deux zones euro (du Nord ou Euro-Mark et du Sud ou Euro-franc). Il prévient aussi à propos de cette sortie que « ce genre de choses ne se programme pas. Cela doit forcément passer par un effet de surprise ». L’intention de l’exécutif français est claire : « il s’agissait d’en finir avec l’euro pour sauver l’Europe ».
Dans ces circonstances, Martine Aubry, Vincent Peillon et Jean-Marie Le Guen quittent avec fracas le gouvernement. Les remplacent à leurs ministères respectifs Aurélie Filippetti, le communiste auvergnat André Chassaing et Jean-Luc Mélenchon qui prend l’Éducation nationale. Quant à l’Agriculture, la fonction revient à Nicolas Dupont-Aignan ! La sortie de l’euro soulève une tempête politique inouïe. Véritable « droite allemande » (l’auteur aurait dû la qualifier d’« américano-germanique »), « l’UMP était vent debout face à cette trahison de l’idéal européen ».
Il va de soi que le retour au franc se déroule fort simplement et dans un calme total. David Desgouilles inscrit dans une intrigue assez bien menée son hostilité rabique à la monnaie européenne. Dans la réalité, la dissolution de la zone euro serait plus compliquée à mettre en œuvre en raison de l’enchevêtrement voulu des traités, des jurisprudences et des liaisons économiques, financières et monétaires. L’auteur ne néglige-t-il pas le rôle clandestin de certaines officines de déstabilisation professionnelle prêtes à troubler l’opinion publique dans de pareilles circonstances ?
Le bruit de la douche est une plaisante uchronie, nonobstant le tropisme souverainiste républicain non identitaire qui sous-tend tout l’ouvrage. Cette intéressante spéculation est à lire à l’aune des événements actuels avec des pénuries qui ne relèvent pas d’un éventuel départ de l’Union pseudo-européenne. Le Frexit ne serait-il pas plus proche qu’on ne le croit ? En fait, accompagnée de ses « caniches » (Autriche, Flandre belge, Pays-Bas, Luxembourg, Irlande, Pays baltes, Slovénie, Slovaquie), l’Allemagne pourrait fort bien sortir de la monnaie unique européenne. Il importe de prendre en compte cette donnée méconnue, mais déterminante.
Georges Feltin-Tracol
- David Desgouilles, Le bruit de la douche, Michalon, 2015, 255 p.
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