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mercredi, 26 juillet 2023

La Russie archéofuturiste

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La Russie archéofuturiste

par Paolo Mathlouthi

Source: https://www.centrostudilaruna.it/russia-archeofuturista.html

Qu'est-ce qu'un vrai voyage ? Quel est le ressort qui pousse l'homme depuis des temps immémoriaux à partir sur les routes du monde ? Il est difficile de donner une réponse univoque à cette question à la saveur ultime : la curiosité peut-être, le désir atavique de se mesurer à l'Inconnu, cette réalité située juste au-delà du seuil de la maison qui, comme l'explique Ernst Jünger dans Jeux africains, est à la fois "réglementée et sans loi", ou peut-être le besoin continuel de s'étonner, puisque pour les Grecs, le thaumazein est l'origine de la pensée, l'étincelle primordiale de l'illumination qui fait de nous des êtres sensibles. La connaissance présuppose nécessairement l'expérience directe des hommes et de leurs manières de faire.

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Si nous avions pu poser cette question hamlétique à Vassili Golovanov, l'écrivain russe récemment décédé dont Adelphi vient de publier le livre Verso le rovine de Cevengur (= Vers les ruines de Cevengur), l'une de ses proses itinérantes les plus significatives, il nous aurait probablement surpris en répondant que le voyage recèle en lui-même quelque chose d'archaïque qui a à voir avec le Mythe, une folie divine, une expérience initiatique avec une progression circulaire qui sert en fait à nous reconnecter à l'Origine, à retrouver le chemin perdu qui nous ramène à l'aube du Temps, à l'enfance du monde, là où reposent les certitudes ultimes et, en tant que telles, les fondements de notre être: la Vie, la Mort, l'inextricable et mystérieuse toile du Destin qui marque l'avenir de chacun d'entre nous. Partir pour revenir. Telle est, par définition, l'essence homérique de tout voyage.

ivgolmages.pngGolovanov est un écrivain au cœur ancien; en pessimiste actif qu'il est, le présent lui est étroit, tandis qu'il ne se soucie pas du tout de l'avenir, demain n'étant qu'un autre aujourd'hui. En revanche, il s'intéresse beaucoup au passé, à cet entrelacs dense de lieux et d'événements de l'Histoire qui est la marque la plus authentique de notre expérience terrestre ; il craint que sa mémoire ne se perde, dévorée par le tourbillon irrépressible de la Modernité. Comme Antoine de Saint-Exupéry, Sylvain Tesson, Paul Morand ou Patrick Leigh Fermor, écrivains vagabonds liés à lui par une profonde et intime consanguinité, Golovanov est atteint, peut-être malgré lui, par ce que Giuseppe Ungaretti aurait appelé le "sentiment du Temps" : une pulsion émotionnelle, irrationnelle et néanmoins puissante, qui se traduit par une nostalgie perçante des époques que nous n'avons pas vécues et nourrit le désir spasmodique de donner un corps et un sens à notre identité.

Connaître un lieu, en particulier son lieu de naissance, c'est donc le retracer. Entre le sentiment d'appartenance et le voyage, il existe une affinité élective inattendue. Si, comme dans le cas de Vassili Golovanov, le théâtre de cette initiation est la Russie, le voyage ne peut que commencer à Okov, dans une chapelle votive située près de la source de la Volga, le grand fleuve qui, dans la géographie sacrée de l'orthodoxie, s'identifie au Jourdain, puisqu'il représente symboliquement l'artère vitale du pays, sa source baptismale intarissable. "C'est ici le commencement", souligne l'auteur, "le calice caché, les forêts impénétrables et cachées. Toute la force à venir est dans cette fragilité". En d'autres termes, l'Omphalos.

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Sur ses rives, on ressent plus fortement qu'au-delà de l'Oural cette interpénétration entre l'Est et l'Ouest qui est le fondement même de l'identité multiple et kaléidoscopique de la Russie ainsi que son obsession culturelle la plus tourmentée. Suivant le cours du fleuve, des milliers de peuples différents se sont déversés au fil des siècles du cœur de l'Asie, du Moyen-Orient, de l'Inde et de la Scandinavie vers la Caspienne, comme autant de lignes de force convergeant vers un point focal unique, et chacun d'entre eux a apporté une pièce à cette mosaïque d'arabesques que nous appelons aujourd'hui Russkij mir. C'est un itinéraire secret qu'entreprend Golovanov, un chemin intérieur dessiné selon le tracé inextricable de ce que Bruce Chatwin appelait les "Routes of Songs" : une carte, un itinéraire dont seul le voyageur connaît les stations exactes. À l'horizon, une destination fabuleuse à atteindre, Cevengur (Tchevengour), le Shambala rouge, une ville mythique située au centre du continent eurasien où l'écrivain Andrej Platonov a préfiguré, dans les tons lugubres et apocalyptiques de la dystopie, l'accomplissement de l'utopie révolutionnaire, le rêve qui, lâché dans le futur et appliqué à la lettre, se transforme inévitablement en cauchemar.

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En chemin, il y a des étapes obligées comme le domaine princier de Prjamukhino, où naquit Michail Bakounine, l'apôtre de la Révolution qui inspira à Dostoïevski la figure de Stavroguine, l'archétype de la sodalité politique théorisée plus tard par Trotski et Goebbels, celui qui conçoit l'Idée comme le but ultime, même au prix de son propre anéantissement. Enfin, dans une sorte de contrapasso, les mystérieuses constructions mégalithiques de Touva, vieilles de plusieurs milliers d'années, à l'ombre desquelles les nomades évoquent la figure du baron Ungern Sternberg et racontent des histoires de chamans qui échappent au contrôle de la police soviétique en franchissant les murs des cellules et en prenant l'apparence de loups ou de hiboux. Commissaires politiques et sorciers, armes hyperbares et sortilèges... La Russie, c'est tout cela. Et tout le contraire.

Vasilij Golovanov, Verso le rovine di Cevengur, Adelphi, Milan 2023 ; p. 376 € 28.00 euro.

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