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vendredi, 09 août 2024

Jacqueline de Roux, l'amie des écrivains

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Jacqueline de Roux, l'amie des écrivains

Frédéric Andreu

Fille de résistant, épouse d'un célèbre éditeur, productrice de radio, Jacqueline de Roux, 84 ans, nous prévient : « Je ne suis pas une contemporaine extraordinaire » ! Il faut dire qu'elle a traversé une époque d'une intensité à côté de laquelle, la nôtre paraît bien pâle. Enfant, elle a connu les bombardements de Paris ; adulte, elle a vu disparaître les librairies de quartier, les petites maisons d'édition et vu l'écriture se transformer par le traitement de l'outil informatique. C'est donc avec une grande acuité qu'elle observe les ruptures anthropologiques de notre temps: l'épuisement des enthousiasmes et l'avènement de la société spectrale:

L'Autre est devenu invisible, s'écrit-elle. Il n'est plus vu comme un autre, mais comme un vague obstacle. En fait, l'Autre a disparu dans l'abîme des écrans. Il n'y a plus que les bébés dans les poussettes qui savent encore nous regarder dans les yeux ! De même, les gens se parlent de moins en moins. Les commerçants du quartier disent bonjour/bonsoir, mais les conversations d'antan ont disparu. Dans les cafés, les écrivains prenaient un café et écrivaient toute la journée. Aujourd'hui, cela est devenu impossible ; on leur demande de quitter la table. Les gens n'ont plus d'enthousiasme ; ils ne voient plus le merveilleux.

41Z7FPBM0XL._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgUn imaginaire réifié. Un exemple. J'ai bien connu Jean-Marie Turpin, petit-fils de Céline. Un type tout-à-fait extraordinaire. Il a vécu avec les Roms. En Bretagne, il est parti avec des chiens-loups dans la forêt. Mais il est revenu. Une figure marginale, mais respectée. En un temps où les psychiatres mettent les marginaux sous camisoles chimiques, ce type de personnage n'aurait plus sa place aujourd'hui. J'ai vu ainsi se transformer le monde de la psychiatrie.

Une famille avant-gardiste. Ma mère faisait de la moto avec Bernanos ! Tout en étant une femme pudique et catholique, elle pratiquait le ski ! C'est dire si j'ai vécu dans un milieu ouvert sur le monde ! Mon père, Max Brusset, a été le chef de cabinet de Georges Mandel, témoin de mariage de mes parents. Avant-guerre, Mandel avait été un extraordinaire ministre des PTT et des Outres-Mers. Pendant la guerre, mon père aidait à faire passer des gens en Suisse. Un soir, il a traversé lui-même nos chambres pour échapper à une arrestation...

En 44, les avions ont lâché des bombes sur la Chapelle, à Paris. Le matin, on a retrouvé des éclats d'obus sur le balcon. Je ne me souviens pas des Allemands mais des tickets de rationnement et de l'annonce de la mort de Mandel, tué par la Milice. C'est mon oncle qui s'est rendu sur place, à bicyclette, pour reconnaître le corps...

Ma rencontre avec Dominique. J'ai rencontré mon futur mari en Charente-Maritime. Mon père était devenu maire de Royan et député. À cette époque, nous recevions des délégations du monde entier, des Suédois, des Africains... Le maire du village voisin, Chaniers, qui avait trois et quatre enfants, nous avait invités ainsi que la famille De Roux. Ma sœur, 18 ans, venait d'obtenir son permis de conduire. En arrivant dans le domaine de l'Orangerie, la Simca 1000 est entrée dans la grille, devant tous les convives ; une entrée fracassante ! C'est ainsi que j'ai rencontré Dominique... Depuis lors, on ne s'est plus quittés ! Nous avons tournés ensemble des films amateurs et nous avons fait beaucoup de photographies. 

Le temps des aventures. Un vrai groupe d'aventuriers ! Avec Christian Ségard, et un autre ami algérien, Mahfoud Zouïa, nous pilotions des petits avions privés. Dans ces années 56/57, j'emportais avec moi les premiers cahiers ronéotés (la préhistoire de l'Herne !) afin de les jeter par-dessus bord, sur les propriétés de nos amis ! Christian n'avait guère le sens de l'orientation ; un jour, par la fenêtre, j'ai vu un château d'eau où étaient inscrits les lettres « Niort », alors que nous étions sensés survoler Saintes !

En mai 68, Christian est décédé des suites d'un accident d'avion. À cette époque Dominique prenait le train et non l'avion. Il aimait railler cette vogue en qualifiant Saint-Exupéry de «Comtesse de Ségur volante » ! L'éditeur Christian Bourgois l'a ensuite converti aux avions de grande ligne.

51rOvWsHY5L._AC_UF350,350_QL50_.jpgUne passion commune pour la littérature. Très jeune, Dominique a écrit un premier roman, Mademoiselle Anicet, dont un chapitre m'est consacré. Puis, l'aventure de l'édition a commencé... Celle-ci consistait à relire les anciens et les remettre dans le vivant. Tout en restant attentifs aux écrivains d'ailleurs. Grâce à son réseau de correspondant, Dominique aurait aujourd'hui sans doute publié des auteurs russes !

De nos jours, l'édition est ciblée de façon sociologique ; ils ne savent plus ce qu'est un texte, la beauté d'un style. Les récits sont nombrilistes. Les lecteurs achètent ce qui est pris dans un carcan de publicité, dans le métro et internet.

1965, l'année charnière. Cette année-là, nous avons accueilli Ezra Pound à la maison. Immense écrivain et découvreur des grands talents, dont Joyce. Un homme stoïque qui, après-guerre, avait choisi le mutisme. Un personnage impressionnant. Une tête magnifique. Nous venions d'aménager rue de Bourgogne et sortions le premier Cahier de l'Herne autour de Louis-Ferdinand Céline. À cette occasion, Gen-Paul et Nimier, les amis de Céline, sont sortis de terre ! Un événement éditorial avec les moyens du bord ! À  l'époque, nous stockions les cahiers chez mes parents. Ce n'est qu'en 1968 que nous nous sommes équipés de notre premier bureau. J'ai vécu des années incroyables ! Ensuite, Constantin Tacu, un roumain, s'est mis à tournicoter autour de nous. Comme un coucou. Il a racheté les parts des Éditions de l'Herne et nous a mis en minorité...

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1977, mort de Dominique. Après la chute de l'Herne, Dominique est parti de par le monde comme Grand Reporter. En Angola notamment. Une façon de s'exiler de Paris et de ses « arlequinades ». Pierre-Guillaume, mon fils, a grandi au milieu des cartons. Son père est mort lorsqu'il avait douze ans. Une tragédie absolue car Pierre-Guillaume adorait son père. Bien qu'il n'était pas très scolaire, Pierre-Guillaume a rédigé ses premiers articles vers 14 ou 15 ans. Nous venions de terminer le premier Dossier H consacré aux écrivains de la Guerre d'Espagne. Dominique disparu, ce numéro a été publié aux Éditions de l'Âge d'Homme. Vingt cinq autres dossiers ont suivis, avec les moyens du bord !

L'aventure radiophonique. De 1979 à 85, j'ai été productrice déléguée à France Culture. Mon travail consistait à préparer Les chemins de la connaissance, émissions matinales d'une demi-heure. Nous avons notamment réalisé « Les femmes troubadours de Dieu », les mystiques rhénanes. Puis, « Les lieux du Graal ». Les Cahiers de l'Herne m'ont bien sûr servi de trame pour fabriquer les émissions Une vie, une œuvre. Sur Pierre-Jean Jouve, Gombrovicz notamment.

Dominique avait écrit à Ernst Jünger en vue d'étayer avec lui un Dossier H. C'est à l'occasion des 80 ans du Waldgänger que Jacqueline le rencontre à Paris avec l'éditeur Christian Bourgois. L'homme avait une présence élégante et forte, une attitude seigneuriale très maîtrisée de lui-même.

« Ces visages reconnaissables lissés en tableaux de famille, Jacqueline les détecte à l'aune de textes d'une grande acuité poétique. C'est le fait des poètes sensibles de noter tout ce que l'informatique exclut de notre monde: la présence réelle et vivifiante des êtres. Dans « la Maison » (in la revue Midi n° 50, 2019), elle suit les voies qui conduisent à sa maison présentielle :

Il y avait toujours eu là des messages d'enfance chevaleresque. Et puis, Elle respirait, la maison, calmement à la hauteur de mes poumons, odeur de tilleul épandu sur des papiers journaux, dans le grenier surchauffé, mélange subtil de cire et de livres humides jusqu'à l'été.

Si je fermais les yeux, je suivais en doigts aveugles l'entrelacs des pervenches au papier déchiré, l'enfance revenait en siestes insipides, riches d'ennui méditatif.

A l'aube, dans mon lit, il était tous là, sur les oreillers, des visages reconnaissables, lissés en tableau de famille. Les voix s'élevaient, souffles légers dans les escaliers, salle à manger, cuisine. Il ne fallait pas les suivre les voix, trop dangereuses, elles circulaient dans le sang, affolement du cœur, boum, boum. Ils n'avaient rien perdu de leurs présences, plus doux, peut-être, une tonalité en dessous, mais les rires jaillissaient. Je les recueillais, reconstituant par écrit, le rêve effacé.

Cet appartement témoin de la littérature française, je l'ai visité, scruté, rêvé. Ses parquets à chevrons qui grincent, ses falaises d'ouvrages et de photos souvenirs ; ses miroirs qui réfléchissent les silhouettes d'Ernst Jünger mais aussi d'Arno Breker et de Pound... tel est le lieu où réside Jacqueline, en gardienne de trésor et vestale de la Parole Vivante. Au mitan de la rue de Bourgogne. À l'abri des machines du monde et des médias mensonges.

contact : jacderoux@gmail.com

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