dimanche, 26 janvier 2025
Identité politico-civilisationnelle et période axiale chez l'égyptologue et philosophe allemand Jan Assmann
Identité politico-civilisationnelle et période axiale chez l'égyptologue et philosophe allemand Jan Assmann
NdlR: Soucieux d'approfondir les thèses énoncées par Jan Assmann, nous présentons ici un résumé succinct des deux thèmes majeurs de sa pensée, en attendant de nous immerger plus complètement dans les méandres de celle-ci. Aborder la notion de "période axiale" implique de se rappeler des thèses de Karl Jaspers et de Karen Armstrong. Les réponses ci-dessous sont "neutres" et ne révèlent pas notre approche critique de cette notion qui interpelle directement notre vision de l'histoire, Armin Mohler et Giorgio Locchi nous ayant légué également une interprétation rupturaliste de la notion de "période axiale".
Le philosophe allemand contemporain Jan Assmann a écrit des pages d'une grande profondeur sur "l'écriture, la mémoire et l'identité politique dans les hautes cultures de l'antiquité". De même, il a consacré un ouvrage à la "période axiale" de l'histoire, thème qu'avait inauguré le philosophe protestant Karl Jaspers. Pouvez-vous nous dire en quoi consiste sa vision de l'identité politique des hautes civilisations de jadis et en quoi consiste son approche des "périodes axiales de l'histoire, et, accessoirement, quelle est la différence entre son approche et celle de Karl Jaspers?
1) La vision de Jan Assmann sur l'identité politique des hautes civilisations
Jan Assmann, égyptologue et spécialiste de la mémoire culturelle, explore comment les civilisations antiques ont construit leur identité politique autour de pratiques mémorielles, d'institutions religieuses et de formes spécifiques d'écriture. Sa réflexion repose sur plusieurs idées centrales :
L’écriture et la mémoire culturelle
Assmann distingue la mémoire culturelle de la mémoire communicative.
La mémoire culturelle est le socle d’une identité collective, transmise sur plusieurs générations, souvent à travers des supports écrits, des mythes, des rituels et des monuments.
Les civilisations antiques, comme l'Égypte, ont utilisé l’écriture pour archiver leurs lois, rituels religieux et récits fondateurs, qui servaient à structurer et légitimer leur identité politique et culturelle.
L’écriture permet ainsi de figer le temps et de relier les générations présentes aux mythes fondateurs, en construisant une continuité historique et une légitimité politique.
Identité politique et théologie
Assmann souligne que, dans les hautes cultures, l'identité politique est souvent enracinée dans une conception théologique du pouvoir. Par exemple, en Égypte ancienne, le pharaon n’est pas simplement un dirigeant politique, mais l’intermédiaire entre les dieux et les hommes. Cette fusion du pouvoir divin et politique est un trait clé des premières civilisations complexes.
Il introduit également le concept de "distinction mosaïque", en opposition au polythéisme, pour analyser l’émergence du monothéisme (notamment dans le judaïsme) et son rôle dans la formation d’identités politiques exclusives, fondées sur des frontières entre le "vrai" et le "faux" dieu.
Le rôle des récits fondateurs
Les mythes, lois et rituels ne sont pas de simples traditions, mais des outils politiques puissants pour consolider le pouvoir, maintenir l’ordre social et justifier les institutions.
2) La "période axiale" chez Jan Assmann et Karl Jaspers
Le concept de "période axiale" selon Karl Jaspers
Karl Jaspers, philosophe protestant, a introduit le concept de période axiale dans son ouvrage Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (1949). Il identifie une période historique charnière, située entre 800 et 200 avant notre ère, où plusieurs civilisations à travers le monde ont simultanément connu des révolutions spirituelles et intellectuelles majeures.
Cette période voit l'émergence de grandes figures fondatrices comme Confucius, Bouddha, Socrate, les prophètes hébraïques, et des textes fondamentaux tels que les Upanishads ou les dialogues platoniciens.
Pour Jaspers, cette période marque un tournant où l’humanité prend conscience de la transcendance, de l’individu et de l’éthique universelle.
La relecture de la période axiale par Jan Assmann
Jan Assmann reprend le concept, mais il y apporte une approche anthropologique et culturelle :
Il insiste sur le rôle des pratiques mémorielles et des textes écrits dans la transmission des idées de la période axiale. Selon lui, cette période est également marquée par une transition vers des formes d'identités collectives basées sur des textes fondateurs et des traditions mémorisées (ex. la Torah dans le judaïsme ou les Védas dans l’hindouisme).
Contrairement à Jaspers, qui met l’accent sur une évolution presque spirituelle et universelle de l’humanité, Assmann analyse les spécificités culturelles et historiques de chaque civilisation. Il soutient que les changements de la période axiale ne sont pas universels, mais fortement dépendants des contextes sociaux, politiques et religieux locaux.
Différences entre Jaspers et Assmann
Approche universaliste vs particulariste :
Jaspers interprète la période axiale comme une évolution collective et presque simultanée de l’esprit humain vers des valeurs transcendantales.
Assmann, au contraire, insiste sur le rôle des systèmes de transmission culturelle et les diversités de chaque culture.
Centralité des textes et de la mémoire :
Jaspers met en avant les idées philosophiques et spirituelles universelles, tandis qu’Assmann insiste sur le rôle des textes écrits et des institutions mémorielles dans la formation des identités politiques et religieuses.
Émergence du monothéisme :
Assmann explore davantage les implications de la période axiale pour l'émergence du monothéisme, qu’il considère comme une révolution culturelle ayant des conséquences profondes sur les identités collectives.
3) En résumé
Jan Assmann apporte une profondeur anthropologique au concept de Jaspers, en examinant comment les textes, les pratiques mémorielles et les institutions ont contribué à structurer les identités politiques et religieuses des hautes civilisations. Là où Jaspers voit une évolution universelle de l'esprit humain, Assmann met en lumière la diversité des réponses culturelles et historiques, tout en montrant comment elles ont influencé la mémoire collective et l’organisation sociale.
Et quel est le rapport entre ces deux philosophes allemands, qui ont planché sur la notion de "période axiale" et les travaux de Karen Armstrong dans l'anglosphère qui, elle aussi, réanime cette thématique philosophique qui avait été quelque peu oubliée?
Karen Armstrong, dans l’anglosphère, reprend et développe le concept de "période axiale" introduit par Karl Jaspers, en y apportant une perspective qui dialogue indirectement avec les travaux de Jan Assmann et enrichit l'approche en l'adaptant à des préoccupations contemporaines. Voici les liens et divergences entre ces trois penseurs :
1) Karl Jaspers et la conceptualisation initiale
Jaspers introduit l’idée d’une période axiale comme une époque historique entre 800 et 200 avant notre ère où les grandes civilisations du monde (Inde, Chine, Proche-Orient, Grèce) ont connu des transformations spirituelles et intellectuelles fondamentales.
Pour lui, cette époque marque la naissance des grands cadres de pensée universelle, comme la quête de transcendance, la réflexion éthique, et l’idée de l’individu en tant qu’agent moral.
Cette vision universaliste a marqué la réflexion philosophique et reste un socle théorique pour les travaux ultérieurs.
2) Jan Assmann et l’approche anthropologique
Assmann reprend l’idée de Jaspers, mais en s'intéressant aux mécanismes culturels qui ont permis la transmission des idées axiales.
Il met un accent particulier sur la mémoire culturelle et les textes fondateurs comme outils de transmission et de structuration des sociétés. Il explore notamment le rôle du monothéisme, qui émerge dans cette période, et ses implications sur l’identité collective et politique.
Là où Jaspers voyait une évolution presque simultanée et universelle de l’humanité, Assmann insiste sur les variations culturelles et les contextes historiques spécifiques des transformations de cette période.
3) Karen Armstrong et la réhabilitation de la période axiale
Dans son ouvrage The Great Transformation (2006), Karen Armstrong revisite le concept de période axiale avec un objectif clair: démontrer la pertinence contemporaine de cette époque fondatrice pour répondre aux crises éthiques, spirituelles et politiques actuelles.
Elle met en avant une lecture plus théologique et humaniste des figures et courants de cette période (Bouddha, Confucius, Socrate, les prophètes hébreux, etc.), en insistant sur leur quête commune: résoudre la souffrance humaine et instaurer une éthique universelle basée sur la compassion et la justice.
Elle partage avec Jaspers l’idée que ces transformations ont eu lieu simultanément dans des régions éloignées, mais elle souligne également leur intemporalité, en montrant comment elles peuvent inspirer le monde contemporain.
4) Points de convergence entre Armstrong, Jaspers et Assmann
Une humanité en quête de transcendance et d'éthique :
Tous trois voient la période axiale comme une étape cruciale où l’humanité a développé des outils pour penser la condition humaine, la souffrance et le sens de l’existence.
Importance des figures fondatrices :
Jaspers met l’accent sur les grands penseurs, Assmann sur leurs textes et contextes, tandis qu’Armstrong explore leur message moral et spirituel.
Relecture de cette période pour le présent :
Armstrong, comme Assmann, fait un lien explicite entre les enseignements de cette époque et les défis contemporains, qu’il s’agisse de violence religieuse, de crise de sens ou de conflits identitaires.
5) Différences entre Armstrong et les philosophes allemands
Avec Jaspers :
Armstrong dépasse la vision purement philosophique ou métaphysique de Jaspers en mettant l’accent sur les dynamiques sociales et pratiques des religions de la période axiale. Elle insiste notamment sur leur rôle dans la création d’une éthique universelle fondée sur la compassion, une dimension que Jaspers aborde moins directement.
Avec Assmann :
Là où Assmann explore la période axiale à travers le prisme de la mémoire culturelle et des textes, Armstrong adopte une approche plus narrative et accessible, centrée sur les enseignements moraux des grandes figures axiales.
Armstrong insiste davantage sur les éléments de continuité spirituelle entre cette période et les enjeux actuels. Assmann, pour sa part, est plus attentif aux ruptures qu’elle introduit, notamment avec la "distinction mosaïque" et les tensions qu’elle crée dans les conceptions religieuses.
6) Une synthèse des trois approches
Karen Armstrong peut être vue comme un pont entre les travaux de Jaspers et Assmann :
Elle partage avec Jaspers une fascination pour les révolutions spirituelles universelles et leurs implications philosophiques.
Elle s’aligne avec Assmann dans son intérêt pour les contextes historiques et culturels spécifiques, mais sans adopter son analyse érudite des textes ou son insistance sur les institutions mémorielles.
Sa vision, plus pratique et centrée sur l’éthique contemporaine, cherche à rendre la période axiale pertinente pour un large public, en tant qu’inspiration pour résoudre les crises modernes.
Conclusion
Les trois auteurs enrichissent le concept de période axiale de manières complémentaires : Jaspers offre une vision philosophique et universaliste, Assmann une lecture anthropologique et contextuelle, tandis qu’Armstrong donne une interprétation théologique et humaniste, axée sur les enjeux contemporains. Ensemble, leurs approches forment une constellation d’idées qui approfondissent notre compréhension de cette période fondamentale de l’histoire humaine.
21:13 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, jan assmann, karl jaspers, karen armstrong, période axiale de l'histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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