dimanche, 16 novembre 2025
Une Proto-Noomachie douguinienne dans «Les Racines Métaphysiques des Idéologies Politiques»

Une Proto-Noomachie douguinienne dans «Les Racines Métaphysiques des Idéologies Politiques»
Raphael Machado
Les plus attentifs d'entre les observateurs politiques savent que l’« opus magnum » du philosophe russe Alexandre Douguine est la série en 25 volumes intitulée « Noomakhia » (littéralement «guerre des intellects/mentes»), regroupant plus de 15.000 pages consacrées à l’étude des structures noétiques des cultures humaines.

Les outils théorico-méthodologiques de l’œuvre — expliqués dans les deux premiers volumes — peuvent être condensés dans la découverte du caractère constitutif de trois éléments, aspects ou orientations — appelés par Douguine les « logoi » — qui opèrent comme des paradigmes noétiques, et qui, dans leurs multiples combinaisons et conflits, façonnent la manière dont chaque culture ou civilisation se développe.
Dans la réinterprétation douguinienne de la dualité Apollon/Dionysos théorisée par Nietzsche, Douguine ajoute au Logos d’Apollon et au Logos de Dionysos le Logos de Cybèle.


Superficiellement, on peut caractériser le Logos d’Apollon par son caractère vertical, exclusif, hiérarchique, transcendant, lumineux, masculin, etc. ; le Logos de Dionysos par son caractère médiateur, dialectique, extatique, transcendant-immanent, sombre, androgynique, etc. ; et le Logos de Cybèle par son caractère horizontal, inclusif, démocratique, immanent, obscur, féminin, etc.
Il s’agit de trois manières distinctes d’appréhender le monde, qui façonnent ainsi toutes les œuvres humaines.
Mais, malgré la relative nouveauté de cette formulation douguinienne, il est possible de retrouver, de manière involontaire, des racines possibles de cette « science noologique » dans un texte écrit trente ans plus tôt, « Les Racines Métaphysiques des Idéologies Politiques », un article dans lequel Douguine cherche à proposer une « méta-théologie politique » comme fondement ultime des principales idéologies politiques.
Il ne s’agit pas simplement d’une « théologie politique » à la Carl Schmitt, car ici il ne s’agit pas simplement d’associer des perspectives religieuses explicites, comme le déisme, à leurs expressions politiques possibles, comme le libéralisme classique, mais de remonter jusqu’aux éléments structurants qui sous-tendent même les perspectives théologiques.
Douguine identifie trois principes fondamentaux des idéologies politiques, qu’il nomme « Paradis Polaire », « Créateur-Création » et « Matière Magique ».

Le principe paradisiaque-polaire est identifié par Douguine comme correspondant au caractère absolu et singulier de la nature divine, où tout est conçu comme le reflet de cette même nature divine. Il n’existe pas de distance ou d’intermédiation entre le Sacré et la politique, qui n’est qu’une des clairières où apparaît le Sacré. Par le propre caractère concentré d’absoluité, Douguine voit dans ce principe une tendance monarchique et structurellement impériale (c’est-à-dire une aspiration à l’intégration de vastes territoires sous la tutelle de l’empereur), ainsi qu’un impulsion révolutionnaire et eschatologique.
Le principe créationniste est identifié comme correspondant à une perspective dualiste-dialectique de la réalité, dans laquelle le sujet et l’objet, l’homme et le monde, sont clairement séparés, même si en relation permanente marquée par l’altérité. Le sujet est lancé en périphérie du monde, derrière laquelle se cache le Créateur, et le Sacré n’émerge que par l’intermédiaire du sacerdoce. La forme politique de l’État-nation démocratique et d’autres formulations conservatrices sont imprégnées de cette perspective, dont l’impulsion fondamentale est la stabilisation de la réalité donnée.

Le principe magique-matérialiste est identifié par Douguine comme correspondant essentiellement à une forme de panthéisme. Le sujet n’existe pas en tant que tel, étant simplement un miroir du monde et un objet parmi d’autres immergé dans le monde. La relation au monde est purement instrumentale et guidée par des forces impersonnelles, de sorte que le rôle de l’homme dans le monde est interprété de manière mécaniste. Le monde, en tant que système autonome, identifié à la Raison, ne connaît comme seul mouvement possible que l’évolution. Et c’est ici que résident les tendances politiques niveleuses, comme le communisme et la social-démocratie.
Le principe paradisiaque-polaire et le principe magique-matérialiste peuvent être facilement associés, respectivement, au Logos d’Apollon et au Logos de Cybèle, mais le principe créationniste semble un peu plus éloigné du Logos de Dionysos. Ils se rapprochent dans la perception dualiste-dialectique de la réalité, mais il semble manquer une clarté quant à la nature transcendante/immanente (c’est-à-dire, de « l’Esprit incarné ») propre à la perspective dionysiaque. En réalité, le créationnisme se voit attribuer un caractère purement ésotérique, où le Sacré apparaît toujours comme quelque chose de distant et de médiatisé, tandis que, dans le dionysiaque, le Sacré est toujours à la portée de l’expérience extatique de l’initié. Il est intéressant de noter, cependant, comment Douguine voit dans les deux une connexion, entre autres, avec l’idéalisme actualiste de Giovanni Gentile.
Cette distance entre l’article des années 80 et la Noomakhia peut s’expliquer par le fait que, dans le mûrissement intellectuel de l'auteur, la perception claire des distinctions entre le Logos de Dionysos et le Logos de Cybèle n’apparaît qu’au sein de l’œuvre « À la recherche du Logos Sombre », qui précède la Noomakhia.
Un autre aspect intéressant de cet article, qui est l’un des premiers publiés par Douguine, est que dans son analyse de ce qu’il appelle « matérialisme magique », il est possible de repérer des aperçus de ce qui serait éventuellement développé sous la forme d'une « ontologie orientée objet », notamment dans sa description de l’homme comme un objet pur immergé dans un monde de forces impersonnelles qui dictent le développement autonome de la rationalité du monde.
14:59 Publié dans Nouvelle Droite, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexandre douguine, nouvelle droite, nouvelle droite russe, noomachie, philosophie, traditionalisme |
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