samedi, 19 octobre 2024
La question de l'idéologie - Vers l'avènement de la quatrième théorie politique
La question de l'idéologie
Alexandre Douguine
Vers l'avènement de la quatrième théorie politique
En fait, nous, Russes, avons changé d'idéologie pour la troisième fois en 35 ans.
Jusqu'au début des années 90, la société était soumise à la dictature du marxisme-léninisme. Elle était obligatoire et (bien que formellement seulement) tout était construit sur cette base - la politique, l'économie, la science, l'éducation, le droit. En général, tout.
Au début des années 90, il y a eu un coup d'État idéologique. Les libéraux occidentalistes (les "réformateurs") ont pris le pouvoir. Une dictature idéologique libérale a été instaurée. Désormais, tout - la politique, l'économie, la science, l'éducation, le droit - a commencé à être remodelé selon les normes libérales occidentales. Le libéralisme était désormais considéré comme la seule vraie doctrine.
Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, Poutine n'a pas aboli la dictature idéologique des libéraux dans un premier temps, mais a exigé de prendre en compte la souveraineté de l'État (lequel demeurait libéral, occidentalisé). Nous sommes restés dans le paradigme du libéralisme, mais en mettant l'accent sur la souveraineté. Sourkov l'a appelé « démocratie souveraine ». Le diktat idéologique du libéralisme a persisté.
Les libéraux purs ont réagi à la politique de souveraineté de Poutine de deux manières: certains, directement, avec l'argent de l'Occident libéral et à l'instigation des services de sécurité occidentaux, ont commencé à protester (c'était la cinquième colonne), tandis que d'autres n'ont pas osé discuter avec Poutine, l'ont imité, se sont cachés et ont commencé à saboter discrètement mais compulsivement la politique de souveraineté (c'est ce que je nomme la sixième colonne, les Sislibs).
Avec le début de l'Opération militaire spéciale (OMS), la dispersion finale de la cinquième colonne a eu lieu et les purges contre la sixième ont commencé. Certains Sislibs (Tchoubaïs, etc.) ont paniqué et se sont réfugiés en Israël et à Londres. Les plus malins se terrent plus profondément.
Mais le véritable bouleversement idéologique n'a commencé que maintenant. Lorsqu'il est devenu clair que la Crimée était à nous pour toujours, comme les vieilles terres récupérées, que la guerre se poursuivait jusqu'à la Victoire et que l'OMS n'était pas un échec technique dans les relations avec l'Occident libéral, comme on avait pu le penser auparavant, mais constituait une rupture irréversible. La dictature de l'idéologie libérale a alors pris fin.
La transition du communisme au libéralisme a été facile, parce que les méthodologies, les instructions et les manuels pouvaient être obtenus à l'Ouest. Non seulement gratuitement, mais aussi contre rémunération - au bénéfice de la CIA, du département d'État et de Soros.
La transition du libéralisme à l'idéologie russe est plus difficile. Il est impossible de revenir au communisme (où, soit dit en passant, on ne nous appelle pas) ou à la monarchie orthodoxe (où l'on ne vous appelle pas de manière intrusive, mais où tout le monde a déjà oublié ce que cela signifiait). Les bénévoles sont formidables, mais ils ne constituent pas une idéologie.
Il n'existe pas de méthodologies, d'instructions et de manuels pour la troisième idéologie russe en advenance. Une chose est claire: ce ne sera ni le communisme ni le libéralisme. Mais ce ne sera pas non plus le fascisme - nous combattons le fascisme en Ukraine.
Nous devons donc faire revivre quelque chose de pré-occidental, d'enraciné, qui est la base même de l'identité russe, mais en le projetant de manière innovante et créative dans l'avenir. Une sorte de futurisme impérial patriotique russe.
Les valeurs traditionnelles, l'éducation historique, la marche en avant vers le monde multipolaire, la thèse de la Russie en tant qu'État-civilisation constituent les éléments les plus importants à approfondir et à diffuser à cet égard. Il ne s'agit en aucun cas de communisme, de libéralisme ou de fascisme. C'est, en fait, la quatrième théorie politique. C'est la transformation idéologique qui se déroule actuellement. Une libération radicale qui est rupture avec la dictature libérale. Mais sans tomber dans le piège du communisme ou du nationalisme (du fascisme). Après tout, ces "-ismes" sont également des doctrines politiques occidentales de l'ère moderne européenne. Elles ne sont pas russes, ni dans la forme ni dans le sens. Et il est nécessaire d'avoir recours à la Russie. Aujourd'hui, nous avons besoin que d'éléments russes.
Ce virage est inévitable et ne dépend pas de l'arbitraire des autorités ou de certains groupes idéologiques. La Russie souveraine doit avoir une idéologie souveraine. Et celle-ci ne sera pas discutée, elle sera approuvée comme les premiers décrets des bolcheviks ou la privatisation des années 1990.
13:16 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexandre douguine, actualité, russie, quatrième théorie politique, nouvelle droite, nouvelle droite russe | | del.icio.us | | Digg | Facebook
vendredi, 27 septembre 2024
Occidentologie: vers une science russe souveraine
Occidentologie: vers une science russe souveraine
Alexandre Douguine
Introduction
L'occidentologie est un nouveau concept qui doit être pris en compte dans la situation actuelle d'escalade du conflit entre la Russie et les pays de l'OTAN, suite à l'opération militaire spéciale en Ukraine, en particulier maintenant que le conflit s'est progressivement et irréversiblement transformé d'un conflit politique en un choc des civilisations. Les dirigeants politiques russes ont déclaré que le pays était un « État-civilisation » indépendant [1] ou un « monde russe » [2]. De telles déclarations ont des conséquences importantes pour les sciences humaines et l'éducation russes dans leur ensemble, car elles établissent un nouveau paradigme pour la conscience historique de la société russe, ainsi que pour notre compréhension de la civilisation occidentale et d'autres peuples et cultures non occidentaux.
Le décret présidentiel n°809 « sur l'approbation des fondements de la politique d'État pour la préservation et le renforcement des valeurs morales et spirituelles traditionnelles russes » stipule sans ambiguïté que notre orientation doit être axée sur le code de la vision russe du monde, qui est le fondement de nos « valeurs traditionnelles » [3]. En fait, il s'agit du cadre sémantique fondamental de la nouvelle vision du monde de l'État et du public russe, dont la nécessité découle directement de la confrontation croissante avec l'Occident au sens large d'un choc entre différentes civilisations.
Cette orientation de la Russie vers la tradition et le renforcement de l'identité est développée et poursuivie dans le décret présidentiel russe n°314 « sur l'approbation des fondements de la politique d'État de la Fédération de Russie dans le domaine de l'éducation historique », qui déclare directement que « la Russie est un grand pays avec une longue histoire, un État-civilisation qui a uni les Russes et de nombreux autres peuples d'Eurasie en une seule communauté culturelle et historique et a apporté une énorme contribution au développement du monde.... ». La conscience de soi de la société russe est fondée sur les valeurs spirituelles, morales, culturelles et historiques traditionnelles qui se sont formées et développées tout au long de l'histoire de la Russie, et dont la préservation et la protection sont une condition préalable au développement harmonieux du pays et de son peuple multinational, faisant partie intégrante de la souveraineté de la Fédération de Russie » (Section II, 5) [4].
En d'autres termes, la reconnaissance de la Russie en tant qu'État civilisationnel et la promotion d'une politique d'État affirmant notre connaissance de l'histoire et la protection des valeurs traditionnelles en tant que fondements de l'État nous obligent à reconsidérer notre attitude à l'égard de la civilisation et de la culture occidentales au cours des dernières décennies, voire des derniers siècles.
La voie particulière de la Russie : avantages et inconvénients
Tout ce qui précède nous ramène à la discussion qui a eu lieu au 19ème siècle entre les slavophiles et les occidentalistes et, plus tard, entre les Eurasiens russes qui ont poursuivi les critiques des slavophiles. Les slavophiles soutenaient que la Russie n'était pas une civilisation slave orientale, mais un type historique et culturel particulier de civilisation byzantine-orthodoxe [5]. Les eurasistes ont ensuite complété ces idées en soulignant les contributions positives apportées par d'autres peuples eurasiens à la richesse et à l'identité de cette civilisation russe. Des concepts tels que « Russie-Eurasie », « État-monde » ou « État-continent » sont synonymes de termes tels que « État-civilisation » ou « Monde russe ».
Ces idées ont été rejetées par les Russes occidentalistes, qu'ils soient libéraux ou sociaux-démocrates, qui ont insisté sur le fait que la Russie faisait partie de la civilisation de l'Europe occidentale et n'était pas une civilisation distincte et indépendante. Par conséquent, la tâche de la Russie était de copier tous les développements occidentaux dans des domaines tels que la politique, la culture, la science, la société, l'économie et la technologie. Les occidentalistes russes étaient des partisans des Lumières et de la science New Age, acceptaient la théorie du progrès linéaire et convenaient que les étapes de développement suivies par l'Occident étaient universelles, ainsi que le fait que les valeurs occidentales devaient être apprises et acceptées par tous les peuples et toutes les sociétés. Ces idées excluaient toute question sur l'identité de la Russie et, au contraire, la décrivaient comme une société arriérée et périphérique soumise à la modernisation et à l'occidentalisation.
Dans le même temps, les occidentalistes russes, qui, dès le 19ème siècle, étaient divisés entre sociaux-démocrates et libéraux, avaient des idées différentes sur l'avenir de la Russie. Les premiers pensaient que l'avenir résidait dans la création d'une société socialiste, tandis que les seconds prônaient le triomphe d'une société capitaliste. Cependant, tous deux partageaient une croyance inébranlable dans l'universalité de la voie suivie par l'Europe occidentale et considéraient donc les valeurs traditionnelles et l'identité originale de la Russie comme un obstacle au développement de notre pays.
Pendant l'ère soviétique, notre société était dominée par l'idéologie marxiste, héritière de la version sociale-démocrate et communiste de l'Occident. Cependant, la confrontation féroce avec le monde capitaliste et les conditions qui nous ont été imposées pendant la guerre froide, qui a débuté en 1947, ont conduit l'idéologie soviétique à accepter certains éléments de l'approche civilisationnelle prônée par les slavophiles et les eurasistes, bien que ces idées n'aient jamais été officiellement reconnues. Les eurasistes eux-mêmes ont objectivement observé cette transformation du marxisme en Russie soviétique, où l'on a assisté à un retour progressif - surtout sous le règne de Staline - à la géopolitique impériale et, en partie, aux valeurs traditionnelles.
Mais l'idéologie d'État n'a jamais reconnu l'importance de cette approche civilisationnelle et les dirigeants soviétiques ont continué à insister sur la nature internationale (et même occidentaliste-universaliste) du socialisme et du communisme, refusant de reconnaître l'aspect russe de la « civilisation soviétique ». Cependant, l'URSS a développé un système scientifique critique vis-à-vis de la société bourgeoise qui lui a permis d'établir une certaine distance avec les codes idéologiques de la civilisation occidentale dans sa version libérale, qui a dominé aux États-Unis et en Europe après la défaite de l'Allemagne hitlérienne. Mais, en même temps, la trajectoire historique de la Russie a été comprise exclusivement en termes de classe, ce qui a déformé l'étude de l'histoire russe au point de la réduire à son tour à un schéma de type occidental, ce qui le rendait inapplicable. Malgré cela, la science sociale soviétique a maintenu une certaine distance par rapport à l'idéologie du libéralisme qui dominait en Occident, bien qu'elle ait partagé les postulats du progrès, des Lumières et qu'elle ait sympathisé avec les Temps modernes, reconnaissant la nécessité historique du capitalisme et du système bourgeois, mais seulement en tant que conditions préalables aux révolutions prolétariennes et à l'édification du socialisme.
Cependant, cette distanciation a été totalement abolie au moment de l'effondrement de l'URSS et du rejet de l'idéologie soviétique. Mais cette fois, c'est le paradigme diffusé par le libéralisme occidental qui a triomphé dans les sciences sociales, et c'est précisément cette idéologie qui s'est maintenue dans ce domaine au sein de la Fédération de Russie jusqu'à aujourd'hui. Cela est dû en grande partie à l'impulsion même donnée par l'État dans les années 1990, lorsque la thèse selon laquelle la Russie faisait partie de la civilisation occidentale - mais pas dans sa version socialiste, mais dans sa version libérale-capitaliste - est devenue un dogme. Si, à l'époque de la Perestroïka, la théorie de la convergence a été promue, avec laquelle les dirigeants soviétiques espéraient que le rapprochement avec l'Occident et le monde bourgeois pourrait conduire à la fusion du socialisme avec le capitalisme et à l'élimination des zones d'influence, mettant ainsi fin aux risques de confrontation directe, après 1991, avec le rejet total du socialisme, la Fédération de Russie a accepté les principes de la démocratie bourgeoise et de l'économie de marché. C'est alors qu'une transition directe vers le libéralisme s'est amorcée dans les sciences sociales, et que les épistémès occidentales ont commencé à être copiées dans toutes les sphères des sciences humaines: philosophie, histoire, économie, psychologie, etc. Certaines sciences humaines - telles que la sociologie, les sciences politiques, les études culturelles, etc. - ont été introduites dans les années 1980 et 1990 en suivant strictement les canons occidentaux.
Ainsi, tant directement (sous l'occidentalisme libéral) qu'indirectement (sous les communistes), les sciences sociales en Russie au cours des 100 dernières années ont été constamment dominées par les idées de la civilisation occidentale sur la société, l'État et la culture russes. Dans les deux cas, l'objectif était que la Russie rattrape (pour les libéraux) ou dépasse (pour les communistes) l'Occident en acceptant sans critique les attitudes, les principes, les codes et les épistémès de l'Occident. D'autre part, alors que les communistes critiquaient les « sciences bourgeoises », les libéraux les acceptaient totalement.
Le problème de la transitologie
Dans les années 1990, les Russes occidentalistes ont adopté le paradigme de la « transitologie ». Selon cette perspective, la Russie n'a qu'un seul objectif: se débarrasser des vestiges du passé (à la fois le monde soviétique et les structures monarchiques et orthodoxes) et se diluer dans une civilisation mondiale avec l'Occident contemporain en son centre. Les humanistes russes partisans de la transitologie devaient aider cette transition de toutes les manières possibles, en critiquant toutes les tendances qui s'écartaient de cet objectif et en contribuant activement à la modernisation (occidentalisation) des sciences sociales.
Les théories, les concepts, les critères, les valeurs, les méthodologies et les pratiques de l'Occident ont été pris comme modèle, tant sur le fond que sur la forme (d'où l'acceptation du système de Bologne, l'imposition de l'OSU dans les écoles, les projets et l'approche basée sur les compétences dans l'éducation). Les mesures scientifiques ont été complètement réorganisées pour s'adapter aux canons occidentaux et le degré de « scientificité » a été mesuré en fonction de la conformité des documents, des recherches, des textes, des programmes éducatifs, des articles scientifiques et des monographies aux normes occidentales modernes et aux index de citations. En d'autres termes, seul ce qui correspondait au paradigme de la transitologie, c'est-à-dire à l'introduction de paradigmes libéraux, était considéré et reconnu comme « scientifique », tandis que toute forme de slogan illibéral était critiquée. C'est toujours la base du système d'évaluation des sciences humaines.
Le piège de l'universalisme occidentalo-centré
Cette approche, dominante depuis 33 ans (bien que l'on puisse étendre cette chronologie à un siècle, en tenant compte de l'internationalisme soviétique et de l'occidentalisme clandestin qui existaient auparavant), est totalement inacceptable dans les conditions actuelles de l'opération militaire spéciale et du choc direct entre deux civilisations distinctes telles que la Russie et l'Occident moderne, ultra-libéral et mondialiste. Dans le discours prononcé par le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, le 30 septembre 2022, lors de la signature de l'accord sur l'incorporation des régions de la NPR (Novorossiya/Donbass), de la LPR (Lugansk), de Zaporojie et de Kherson à la Russie, il a qualifié la société occidentale de « satanique » [5] : « La dictature des élites occidentales est dirigée contre toutes les sociétés, y compris contre les peuples des pays occidentaux eux-mêmes. Elles promeuvent avec défi la négation complète de l'homme, la subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, ainsi que la suppression de la liberté, qui ont acquis les caractéristiques d'une religion, d'un satanisme ouvert <...>. Pour eux, notre pensée et notre philosophie sont une menace directe, c'est pourquoi ils attaquent nos philosophes. Notre culture et notre art sont un danger pour eux, c'est pourquoi ils essaient de les interdire. Notre développement et notre prospérité sont également une menace pour eux : la concurrence s'intensifie. Ils n'ont pas besoin de la Russie, mais nous si. Je voudrais leur rappeler que les prétentions à la domination du monde dans le passé ont été écrasées plus d'une fois par le courage et la fermeté de notre peuple. La Russie sera toujours la Russie » [6].
En outre, lors d'une réunion du club Valdai en octobre 2022, le président de la Fédération de Russie a déclaré: « Ce n'est pas un hasard si l'Occident prétend que sa culture et sa vision du monde sont universelles. S'il ne le dit pas directement - bien qu'il le dise souvent aussi - il le fait indirectement, en se comportant d'une certaine manière et en insistant sur le fait que son mode de vie et son système politique doivent être suivis inconditionnellement par tous les peuples qui composent la communauté internationale » [7].
L'évolution de la conscience russe vers la conception d'un État-civilisation distinct et le refus d'accepter la culture et la vision du monde occidentales comme des principes universels nous ramènent au paradigme slavophile-eurasianiste, rejeté il y a un siècle, et à l'idée que la civilisation occidentale n'est qu'une des voies possibles vers le développement. La Russie doit chercher sa propre voie en s'appuyant sur les valeurs traditionnelles, sur les significations et les fondements de son histoire, dont le pivot est le peuple russe et les peuples frères de Russie-Eurasie, qui ont créé un esprit unique. C'est précisément ici que l'on peut parler d'occidentologie.
Définition de l'occidentologie
Il est évident que le tournant civilisationnel de la politique russe ne pourra se réaliser tant que l'universalité de la civilisation occidentale sera défendue et que les fondements et les principes de cette civilisation seront tolérés sans critique. Par conséquent, il est nécessaire de reconsidérer radicalement notre attitude à l'égard de l'Occident en général et, surtout, à l'égard de ses paradigmes dans le domaine des sciences sociales. Nous ne pouvons plus les accepter comme un article de foi sans en faire une étude attentive et critique, et encore moins sans les mettre en corrélation avec nos valeurs traditionnelles et les impératifs de nos lumières historiques. Non seulement la civilisation occidentale n'est pas universelle, mais dans son état actuel, elle est destructrice et toxique, au point d'être considérée comme « satanique ». D'où la nécessité de l'occidentologie et de la clarification de sa signification.
L'occidentologie est un paradigme qui étudie la culture et les sciences humaines occidentales, rejetant les prétentions de la science et de la culture occidentales à l'universalité, la vérité ultime et les critères normatifs développés par ce paradigme que l'Occident tente activement d'imposer au reste de l'humanité comme s'il s'agissait d'un libre choix.
Cette attitude ressemble en partie à celle des sciences sociales soviétiques à l'égard des disciplines et théories bourgeoises, qui ne devaient être étudiées et enseignées qu'après avoir été soumises à une critique approfondie. La base de cette critique était le marxisme soviétique, qui avait ses propres critères, méthodes et principes. Mais contrairement au modèle de critique soviétique, l'occidentologie a des revendications beaucoup plus radicales contre l'Occident, refusant de reconnaître non seulement la civilisation occidentale dans sa version libérale-capitaliste, mais rejetant également les principes anti-chrétiens sur lesquels les Temps modernes ont été construits, ainsi que les attitudes et les dogmes du christianisme d'Europe occidentale (catholicisme et protestantisme) dans ses premiers stades de développement. La Russie en tant que civilisation a une base et un principe de développement complètement différents qui ne peuvent être correctement compris et décrits que dans le contexte du paradigme mondial russe et en prêtant attention à nos valeurs traditionnelles.
L'ethnocentrisme en tant que phénomène
L'occidentologie part du constat général que l'ethnocentrisme est un phénomène naturel dans toute société [8]. Il s'agit d'un principe accepté par l'anthropologie et la sociologie, qui signifie que tout groupe et toute collectivité, conformément à l'attitude naturelle de toute société, se considère toujours comme le centre du monde [9]. Par conséquent, nous avons la prétention à l'« universalité » de l'être et des qualités d'une société donnée, ainsi que de ses normes et principes (y compris la langue, la culture, la religion, la cuisine, l'habillement, les rituels, les pratiques domestiques, etc.
Les Grecs considéraient toutes les nations qui les entouraient comme des « barbares » et eux-mêmes comme « le centre de la création ». La même idée se retrouve chez les Juifs de l'Ancien Testament comme base de leur religion et, en partie, du christianisme. Les Juifs sont le « peuple élu » et les autres nations (« goyim ») sont à peine considérées comme humaines [10]. L'Empire chinois se considérait comme le centre du monde, d'où le nom de la Chine : Zhōngguó (中国), « État du centre » [11]. Les anciennes puissances suméro-akkadiennes de Mésopotamie avaient également des idées similaires, tout comme la domination mondiale des Achéménides et, plus tard, des souverains de l'Iran sassanide. L'idée de la Rome éternelle, et plus tard de Moscou comme troisième Rome, ont des origines similaires. Il en va de même pour les petites nations, dont chacune est convaincue de la supériorité de sa propre culture par rapport à toute tribu voisine.
L'ethnocentrisme ne nécessite aucune justification, car il reflète un désir naturel d'ordonner le monde environnant, de lui donner une orientation et une structure stables, de le mesurer en établissant des oppositions fondamentales telles que « nous/eux » ; « culture (entendue comme notre culture, la culture de notre société)/nature » (terre/ciel), etc.....
La culture occidentale ne fait pas exception. Comme toutes les autres cultures, elle repose sur une attitude ethnocentrique. En même temps, c'est une culture raffinée et hypercritique dans beaucoup de ses aspects, qui remarque et identifie l'ethnocentrisme qui existe dans toutes les autres sociétés et civilisations. Cependant, la culture occidentale est totalement incapable de reconnaître sobrement qu'elle a aussi des prétentions « universelles » qui s'apparentent à ce phénomène. Selon la civilisation occidentale, l'ambition de toute société d'être au centre de l'univers est une « illusion naïve », alors qu'au contraire, c'est une « vérité scientifique » irréfutable que l'Occident est le centre de tout. En d'autres termes, l'ethnocentrisme occidental est « scientifique » et toutes les autres manifestations ne sont que des « mythes », souvent dangereux, qu'il faut « démystifier ».
Les débuts de l'ethnocentrisme occidental
L'ethnocentrisme a pris différentes formes à différentes étapes de l'histoire occidentale. Dans les temps archaïques, il était une caractéristique naturelle des tribus et des peuples d'Europe occidentale et se reflétait dans les croyances et les cultures païennes. Puisque dans la religion, Dieu (ou les dieux, dans le polythéisme) est au centre de tout, il est naturel que les ancêtres sacrés des peuples européens soient également considérés comme des dieux. C'était le cas des Grecs et des Romains, mais aussi des Celtes, des Germains et d'autres peuples comme les Slaves, les Scythes, les Iraniens, etc.
Dans la Grèce classique, l'ethnocentrisme a été élevé à un niveau supérieur par la philosophie, l'art et la culture, acquérant ainsi une justification « rationnelle ». À partir de l'époque d'Alexandre le Grand, dans la période hellénistique, ce processus a été complété par l'idée d'un royaume universel que les Grecs ont emprunté aux Achéménides. Plus tard, cette synthèse impériale et culturelle a été héritée par les Romains, surtout après la proclamation d'Auguste. Le christianisme a placé l'Église au centre de tout, héritant des idées de l'ethnocentrisme juif (désormais reprises par le Nouvel Israël, les chrétiens), et plus tard - après Constantin le Grand - des ambitions universalistes de la culture hellénistique qui parlait de la doctrine de l'Empire et du Katechon, le Roi sacré.
Il est à noter que jusqu'à la division du monde chrétien en Occident (catholicisme) et en Orient (orthodoxie), cet ethnocentrisme était unifié et identique pour tous les peuples de la Méditerranée. En fait, tout cela était connu sous le nom d'œcuménisme-οἰκουμένη, la civilisation chrétienne étant le centre de l'univers. On peut le constater dans l'ouvrage géographique byzantin de Cosmas Indicopleustes, écrit au 6ème siècle, où l'on retrouve l'idée ancienne que les gens normaux n'habitent que les parties centrales (méditerranéennes) du monde et qu'à mesure que l'on se déplace vers les marges de l'écoumène, les gens deviennent de plus en plus exotiques en apparence, perdant progressivement leurs traits humains. L'ethnocentrisme œcuménique est également une forme d'ethnocentrisme.
L'ethnocentrisme russe et l'œcuménisme bipolaire
Il convient de noter que jusqu'à un certain point - et plus précisément jusqu'à la scission définitive des Églises après le Grand Schisme de 1054 - la structure de l'ethnocentrisme de la civilisation méditerranéenne était commune à la fois à l'Occident et à la civilisation slave orientale qui commençait à peine à émerger. Mais le facteur décisif était l'adhésion des Russes à l'Église d'Orient, à l'orthodoxie et au byzantinisme. Et lorsque cet ethnocentrisme autrefois unifié s'est scindé en deux pôles - l'Occident et l'Orient - l'ancienne Russie s'est identifiée sans équivoque à l'Orient chrétien.
Les racines de l'ethnocentrisme russe se trouvent à Byzance et à Constantinople, tandis que la version occidentale de l'œcuménisme et, par conséquent, son ethnocentrisme religieux, politique et culturel se trouvent en Europe occidentale où, après l'usurpation de l'Empire par Charlemagne, les deux puissances qui ont donné forme à l'Empire russe se trouvent à l'Est, les deux pouvoirs qui ont façonné le monde chrétien, le spirituel (Rome, la papauté) et l'impérial (les empereurs germaniques successifs, des Carolingiens aux Habsbourg en passant par les Ottoniens et les Hohenstaufen), ont été unifiés. Byzance et l'Orient orthodoxe sont considérés par l'Occident comme sa périphérie, c'est-à-dire une zone habitée par des « schismatiques » et des « hérétiques », qui ne sont donc pas pleinement chrétiens, ni même des êtres humains (comme les merveilleux demi-hommes des périphéries du monde décrits par Hérodote ou Pline l'Ancien).
C'est précisément ici que naît la civilisation occidentale telle que nous la connaissons, au moment où se produit la rupture de l'ethnocentrisme œcuménique méditerranéen, et c'est à partir de là que nous pouvons commencer à parler d'occidentologie. L'œcuménisme chrétien antérieur de l'Orient et de l'Occident était un continuum culturel: Constantinople (la Nouvelle Rome) et Rome elle-même étaient le centre du monde et les Pères orientaux n'étaient pas opposés aux Pères occidentaux. Les pères orientaux ne s'opposaient pas aux pères occidentaux. Ils avaient également en commun des idées ethnocentriques antérieures: les royaumes universels mésopotamiens, l'anthropologie religieuse de l'Ancien Testament et l'universalisme hellénistique. Plus tard, cependant, nous pouvons parler de la formation de deux civilisations chrétiennes, dont chacune insiste désormais sur le fait qu'elle est seule au centre de tout.
À partir de là, on peut parler d'un œcuménisme bipolaire qui, de la prise de Constantinople par les croisés lors de la quatrième croisade en 1202-1204 et de l'établissement de l'empire latin en Méditerranée orientale à la chute de Byzance aux mains des Turcs ottomans, a vu le premier pôle se renforcer, tandis que le second s'affaiblissait de plus en plus au fil du temps.
Le tournant historique s'est produit lorsque le Royaume de Moscou a assumé la mission de devenir le centre de l'œcuménisme chrétien oriental et le gardien de la tradition de l'ethnocentrisme byzantin. Mais ce n'est qu'au moment où ces deux œcuménismes se sont affrontés dans une bataille à l'échelle planétaire - le Grand Jeu entre l'Empire britannique et l'Empire russe, puis la Guerre froide et aujourd'hui l'Opération militaire spéciale - que cette confrontation a atteint son apogée.
Métamorphose de l'ethnocentrisme de la civilisation occidentale
Du couronnement d'Ivan le Terrible, c'est-à-dire du moment où la Russie s'est emparée de la version ethnocentrique du christianisme byzantin oriental, à la confrontation entre la Russie et l'Occident à l'échelle planétaire, il faut garder à l'esprit que l'ethnocentrisme occidental a connu plusieurs transformations très importantes
Si, dans un premier temps, la communauté œcuménique occidentale était représentative d'une culture chrétienne gréco-romaine ayant ses propres caractéristiques (le catholicisme proprement dit), la Renaissance européenne et la Réforme ont considérablement modifié ses structures et ses paradigmes, influençant profondément la conscience européenne de soi. L'Europe occidentale se considérait comme le centre du monde et de l'humanité même au Moyen Âge catholique, mais de nouvelles idées - l'humanisme de la Renaissance, l'individualisme protestant, la philosophie rationaliste et le matérialisme scientifique de la modernité - ont transformé la culture de l'Europe occidentale en quelque chose de complètement différent.
L'Occident se considère toujours comme le centre du monde, mais ce postulat repose désormais sur d'autres principes. Les « arguments » ethnocentriques et leurs prétentions à l'universalité étaient la science, la laïcité politique, les prétentions à la rationalité et le fait de placer l'homme, et non Dieu, au centre de la création. Naturellement, par « homme », on entendait l'homme européen occidental des Temps Nouveaux. Tous les autres concepts et théories de l'humanisme, de la laïcité, de la société civile, de la démocratie, etc. se fondent sur lui. Les domaines médiévaux traditionnels ont été relégués à la périphérie et la bourgeoisie a fini par tout dominer.
Parallèlement, l'Europe des Temps modernes entame un processus de colonisation, affirmant son ethnocentrisme à l'échelle planétaire et imposant sa « supériorité » à tous les autres peuples de la terre. L'asservissement de peuples entiers et la conquête de continents et de civilisations entières se sont faits sous la bannière du « progrès » et du « développement ». Les sociétés les plus développées avaient, aux yeux de l'Occident, toutes les raisons de soumettre les moins développées. C'est ainsi qu'est né le racisme occidental, parfaitement reflété dans les œuvres de l'impérialiste britannique R. Kipling (illustration, ci-dessus), qui appelait cyniquement le colonialisme « le fardeau de l'homme blanc ».
Le rationalisme, les inventions scientifiques et les découvertes technologiques, associés aux valeurs des Lumières et à la doctrine du progrès, sont devenus le nouveau contenu de l'ethnocentrisme européen pendant la période coloniale. L'Occident continue à se placer au centre de l'univers, mais sous une forme complètement différente, justifiant son universalisme par des concepts différents.
Dans le même temps, la version traditionnelle de l'œcuménisme byzantin a continué à prévaloir en Russie. L'orthodoxie est devenue le principe déterminant de notre identité et, avec elle, l'héritage de cette civilisation chrétienne qui s 'inscrivait dans la continuité de la culture méditerranéenne, laquelle était autrefois le paradigme commun qui nous reliait aux pays d'Europe occidentale. À partir d'un certain moment, l'Occident est entré dans les temps nouveaux et a habillé son ethnocentrisme de nouvelles formes, tandis que la Russie est restée, en général, fidèle au noyau civilisationnel originel de l'œcuménisme chrétien, que l'Occident a progressivement abandonné ou modifié jusqu'à ce qu'il devienne méconnaissable et même contraire à lui.
L'Europe moderne a remplacé Dieu par l'homme, la foi et la révélation par la raison et l'expérimentation, la tradition par l'innovation, l'esprit par la matière, l'éternité par le temps, la permanence ou la décadence (incarnées par les écritures et les traditions sacrées) par le progrès et le développement. La culture occidentale s'est donc trouvée en opposition non seulement avec l'orthodoxie, incarnée jusqu'à un certain point par la Russie, qui avait hérité de la civilisation gréco-romaine de Byzance, mais aussi avec ses propres fondements. D'où les mythes du « Moyen Âge sombre/obscur » et la glorification sans critique des Temps Nouveaux ou de la Modernité.
C'est ainsi que le traditionalisme et le conservatisme de la société et de la politique russes sont apparus aux yeux de l'Occident non seulement comme un phénomène imputable à des « schismatiques », mais aussi comme l'incarnation de l'arriération, de la barbarie et d'une dangereuse menace pour le progrès et le développement. Si la Russie n'avait pas eu les moyens de se défendre contre l'Occident, elle aurait été victime, comme d'autres sociétés traditionnelles, d'une colonisation agressive. Mais la Russie a résisté, non seulement militairement mais aussi culturellement, en restant fidèle à son identité orthodoxe-byzantine.
Ainsi, un autre élément crucial est venu s'ajouter à la confrontation entre les deux ethnocentrismes œcuméniques au cours du 18ème siècle. L'Occident incarnait les temps nouveaux et la modernité en tant que modèle universel, tandis que la Russie était plutôt sur la défensive, continuant à croire que seule sa voie était véritablement universelle et salvatrice, et cette voie consistait en la loyauté envers l'orthodoxie et le mode de vie traditionnel, en particulier la monarchie sacrée et la hiérarchie des classes, qui sont généralement restées importantes en Russie jusqu'à la révolution de 1917.
L'Occident incarnait la modernité et la Russie la tradition, l'Occident représentait le matérialisme séculier et la Russie le sacré et l'esprit.
Premières versions de l'occidentologie
À partir du moment où l'Occident, en tant que civilisation, a pleinement assumé le paradigme de la modernité, les relations entre l'Occident et la Russie, en tant que civilisations distinctes, ont changé qualitativement. Dès lors, l'occidentalisme, surtout depuis Pierre le Grand, est devenu le principe d'une partie des élites russes, qui ont progressivement adopté la position selon laquelle l'Empire russe était également une puissance européenne et donc destiné à suivre la même voie que les pays de l'Ouest. L'idée de Moscou comme Troisième Rome s'efface progressivement (surtout après le schisme ecclésiastique russe qui a opposé les défenseurs de l'ancienne piété, les Vieux Croyants, aux réformateurs, les premiers étant repoussés à la périphérie) au fur et à mesure que s'amorce le processus de modernisation/occidentalisation de la société russe. Cependant, bien que la Russie ait commencé à succomber à l'épistémè occidentale au cours du 18ème siècle, elle a continué à défendre sa souveraineté politique et militaire, permettant ainsi à l'ancien mode de vie russe de persister par inertie dans de nombreux domaines.
Au 19ème siècle, les slavophiles ont clairement reconnu ce paradoxe, et c'est là qu'est née l'occidentologie, qui n'avait pas encore reçu ce nom. Les slavophiles ont clairement formulé les principes de l'identité constante et immuable de la Russie en tant qu'héritière de l'œcuménisme chrétien oriental, y compris sa position ethnocentrique à l'égard du monde, et ont dénoncé l'arbitraire des prétentions à l'universalisme de la civilisation de l'Europe occidentale sous la forme de la modernité. Danilevsky a formulé la doctrine des types historico-culturels selon laquelle la civilisation européenne était en déclin (tandis que la civilisation orthodoxe restait fidèle à ses racines chrétiennes) et que les Slaves - en particulier les Russes - entraient au contraire dans une ère de prospérité et de renaissance de leur noyau civilisationnel, se préparant à remplir leur mission. Dans cette perspective, toute l'histoire de l'Europe occidentale, ou du monde romano-germanique (Danilevsky), se révèle être un phénomène local incapable de s'approprier l'ensemble de l'histoire. Ce que l'Occident dit de la « vérité », de l'« utilité », du « développement », du « progrès », du « bien », de la « liberté », de la « démocratie », etc. doit être replacé dans un contexte historique et géographique spécifique, c'est-à-dire « ethnique », et ne doit en aucun cas être considéré comme inconditionnellement vrai et axiomatique.
L'ethnocentrisme occidental est normal, mais le problème réside dans le fait qu'il a dépassé les limites normales de l'ethnocentrisme et qu'il est donc devenu agressif, trompeur, mesquin et parfois fou, incapable d'autoréflexion et d'attitude critique à l'égard de lui-même.
Les slavophiles et, plus tard, les Eurasistes ont jeté les bases de l'occidentologie, qui était centrée sur les valeurs russes traditionnelles. L'Occident peut et doit être étudié [13], mais non pas comme la vérité ultime, mais comme une civilisation particulière aux côtés d'autres civilisations non occidentales. Et dans le cas de la science et de la sphère publique russes, il est nécessaire de séparer strictement ce qui peut être fructueux et acceptable pour la Russie de ce qui est toxique et destructeur. Les slavophiles ont été fortement influencés par le romantisme allemand et la philosophie allemande classique (Fichte, Schelling, Hegel), qui ont inspiré toute une pléthore de penseurs russes conservateurs [14].
Une autre version de l'occidentologie a été développée par les courants de gauche en Russie, surtout les populistes (narodniki), qui rejetaient le capitalisme. Les populistes, comme certains slavophiles (par exemple, I. S. Aksakov), pensaient que le cœur de la culture russe était la communauté paysanne vivant selon ses anciennes lois et coutumes et représentant l'apogée d'une existence harmonieuse et spirituelle et restant significative pour le monde [15]. Ils considéraient que le servage n'était rien d'autre qu'une conséquence de l'occidentalisme, mais que son abolition ne devait pas conduire au développement des relations capitalistes et à la prolétarisation des paysans, mais à la renaissance de l'esprit populaire et des valeurs traditionnelles : sociales, professionnelles et ecclésiastiques. Selon eux, les aspects négatifs de l'Empire russe étaient précisément imputables à l'occidentalisation et aux idées occidentales - à l'époque essentiellement bourgeoises et libérales - qui devaient être rejetées. Il existait donc également une critique de la civilisation occidentale à gauche, que l'on peut retrouver dans l'occidentologie.
Le marxisme russe, qui partageait entièrement l'ethnocentrisme ouest-européen de la modernité et acceptait le caractère inévitable et même progressif du capitalisme et de l'internationalisme, tout en soumettant ce capitalisme à une critique radicale, constituait un cas particulier. Pendant la période soviétique, ces idées sont devenues des dogmes, qui ont finalement conduit à l'effondrement de l'URSS sous l'influence de promesses trompeuses de convergence avec l'Occident. Dans les périodes plus raisonnables de l'histoire soviétique, la haine idéologique de classe à l'endroit des capitalistes était largement alimentée par l'esprit du populisme et de la slavophilie. Les nationaux-bolcheviks russes ont tenté de donner de l'importance à l'élément russe et de désambiguïser ce problème, mais ils n'ont pas reçu un soutien suffisant de la part des élites soviétiques.
L'ethnocentrisme occidental dans la postmodernité
Après avoir dressé une généalogie générale de l'ethnocentrisme occidental jusqu'au paradigme de la modernité, nous pouvons étendre notre analyse à l'époque actuelle. La postmodernité est un phénomène double. D'une part, elle critique sévèrement l'ethnocentrisme même de la civilisation européenne occidentale, tant dans l'Antiquité qu'aujourd'hui, en insistant sur son rejet et en réhabilitant des idées extravagantes et excentriques, souvent irrationnelles. Mais, d'un autre côté, elle ne remet pas en cause son propre « pathos libérateur » et, retrouvant son vieil esprit colonialiste et raciste, n'hésite pas à imposer son canon occidental, aujourd'hui postmoderne, à toutes les sociétés du monde. Bien qu'elle critique l'Occident et sa civilisation, la postmodernité reste son prolongement naturel, et sa défense de la mondialisation ne fait qu'amplifier l'ethnocentrisme occidental. La postmodernité ne se contente pas d'emprunter à la modernité son intolérance à l'égard de la Tradition, elle l'exacerbe encore en la transformant en parodie agressive et en pur satanisme. Le critère du « développement » et de la « démocratie » consiste désormais à adopter les attitudes et les valeurs du mondialisme postmoderne. Seul est considéré comme « scientifique » ce qui est basé sur l'idéologie du genre, la reconnaissance des droits des minorités de toutes sortes, le rejet de toute identité, y compris l'identité individuelle, et la transitologie, qui est toutefois comprise comme le passage de la modernité à la postmodernité.
L'Occident a opposé sa version de l'universalisme à la civilisation russe dès le Moyen Âge catholique. Plus tard, l'opposition de ces civilisations s'est transformée en lutte de la modernité contre la tradition, c'est-à-dire contre le Moyen Âge russe résiduel tardif, qui a duré presque jusqu'au début du 20ème siècle. Pendant la période soviétique, le conflit des civilisations a pris une teinte idéologique et de classe: la société socialiste prolétarienne (la Russie et ses alliés) contre l'Occident bourgeois et capitaliste.
Au 20ème siècle, la Russie a été confrontée à la fois à la manifestation directe du racisme occidental dans sa guerre contre l'Allemagne nazie, alors que les porteurs autoproclamés du « fardeau de l'homme blanc » menaient une campagne contre les « Untermenschen Slaves ».
Enfin, aujourd'hui, l'Occident post-moderne, qui revendique l'universalité de son modèle civilisationnel, est confronté à la volonté de la Russie de défendre et d'affirmer sa souveraineté. La Russie a d'abord affirmé la souveraineté d'un État-nation contre la civilisation occidentale (période 2000-2022) et maintenant celle de l'État-civilisation. Tout cela peut donner l'impression trompeuse qu'il s'agit d'une réaction exacerbée et conjoncturelle de la Russie au comportement de l'Occident à son égard (expansion de l'OTAN vers l'Est, volonté de rendre les États post-soviétiques indépendants de la Russie, non-respect des accords de politique étrangère, etc. ), ce qui est multiplié par le rejet brutal par la société russe beaucoup plus traditionnelle (à l'exception des libéraux occidentalistes) des attitudes post-modernes de la culture occidentale, mais si nous plaçons tout cela dans une perspective historique beaucoup plus longue, nous verrons qu'il ne s'agit pas d'un accident, mais d'un modèle. La civilisation russe commence maintenant à se comprendre clairement et à comprendre ses propres fondements. Et un choc direct avec l'Occident, qui pourrait à tout moment conduire à un scénario apocalyptique marqué par une guerre nucléaire, ne fait qu'ajouter un drame particulier à ce processus d'éveil de la civilisation russe. La Russie ne se contente pas de rejeter la post-modernité ouvertement toxique et pervertie, elle revient à ses racines et réaffirme son identité et, si l'on veut, son ethnocentrisme, dans lequel la Russie est le centre de l'œcuménisme orthodoxe (et donc chrétien et universel).
Conclusion
Ainsi, avec les considérations ci-dessus à l'esprit, nous pouvons nous faire une première idée de ce qu'est l'occidentologie. Il s'agit d'une discipline d'étude de l'Occident, qui considère l'Occident comme une civilisation distincte et indépendante ayant des racines communes avec la civilisation russe. L'Occident s'est ensuite opposé à la domination de l'œcuménisme chrétien et a ensuite développé un paradigme anti-chrétien et anti-traditionnel connu sous le nom de Modernité, avec lequel il affronte maintenant la Russie, en l'attaquant directement et indirectement (Napoléon, la guerre de Crimée, la Première Guerre mondiale, la Grande Guerre, la Grande Guerre patriotique), Guerre mondiale, Grande Guerre patriotique, Guerre froide), cette confrontation prend aujourd'hui une forme postmoderne et planétaire (mondialisme, NOM), maintenant que l'Occident revendique de manière obsessionnelle l'universalisme et l'absolutisme dans ses attitudes, ses valeurs, ses philosophies et ses visions du monde.
Il est évident qu'à chaque étape de l'histoire de l'Occident par rapport à l'histoire de la Russie, le contenu de l'occidentologie a varié. De l'unité initiale dans le cadre du Moyen Âge chrétien (où la Russie était initialement présente de manière indirecte, incarnée par la civilisation byzantine), à l'opposition totale et absolue à l'ère de la post-modernité occidentale. Une fois ces conditions limites établies, il est facile de construire une structure de stades intermédiaires, l'antagonisme augmentant régulièrement et l'influence de l'Occident devenant de plus en plus destructrice.
La Russie, qui s'est toujours opposée à l'Occident, n'a pas créé un cadre d'étude des principes de sa civilisation aussi clair et solide que l'Occident. Ce processus s'est plutôt manifesté par vagues. Des périodes de rapprochement avec l'Occident, généralement catastrophiques, ont été suivies de moments de retour aux sources.
Il en découle une conclusion importante : maintenant que nous sommes entrés dans une phase de confrontation aiguë et extrêmement intense avec l'Occident (dans un état de guerre chaude et directe en raison de l'opération militaire spéciale en Ukraine), les sciences sociales, ainsi que la culture, l'éducation, les projets et les efforts sociopolitiques doivent embrasser l'identité de la Russie en tant que civilisation souveraine, ce qui signifie que tout emprunt (philosophie, théorie, école, concept, terme) à la philosophie occidentale ou aux sciences humaines ne devrait être fait que si l'exégèse sémantique de la culture et des sciences de la civilisation occidentale est parfaitement connue. Telle est la tâche principale de l'occidentologie : dépouiller les concepts, les dogmes et les règles de la culture et de la science occidentales (de la postmodernité aux querelles religieuses du Moyen Âge et de la Réforme, en passant par les Temps nouveaux et les principes des Lumières) de leur prétention à l'universalité et mettre en corrélation toute thèse, tout système, toute méthodologie avec les fondements de la civilisation russe et du monde russe.
Il est difficile de saisir l'ampleur des tâches qui incombent à l'occidentalisme. Nous parlons d'une décolonisation épistémologique complète et profonde de la conscience russe et de sa libération de l'influence séculaire d'idées toxiques qui ont fasciné la pensée russe et l'ont assujettie à des systèmes et des visions du monde aliénés.
Mais l'énormité de cette tâche ne doit pas nous décourager. Nous avons de nombreuses générations de grands ancêtres: saints, ascètes, orateurs, anachorètes, moines, tsars, chefs militaires, héros, travailleurs, écrivains, poètes, compositeurs, artistes, acteurs et penseurs qui, pendant des siècles, ont porté l'esprit russe et gardé les codes profonds de notre civilisation russe. Il ne nous reste plus qu'à systématiser leur héritage, à lui donner de nouvelles formes et une nouvelle vie.
Source : Bulletin de l'Université d'État de l'éducation : Bulletin de l'université d'État de l'éducation. Série : Histoire et sciences politiques. 2024. № 3. С. 7-21. DOI: 10.18384/2949-5164-2024-3-7-21
Notes :
[1] Discours de Vladimir Poutine acceptant les lettres de créance de dix-sept ambassadeurs étrangers // Président de la Russie : [site web]. URL : http://www.kremlin.ru/events/president/news/70868 (date d'adresse : 20.05.2024).
[2] Session plénière du Conseil mondial du peuple russe // Président de la Russie : [site web]. URL : http://www.kremlin.ru/events/president/news/72863 (date d'adresse : 20.05.2024).
[3] Décret présidentiel n° 809 du 9 novembre 2022 « Sur l'approbation du principe de la politique d'État pour la préservation et le renforcement des valeurs spirituelles et morales traditionnelles russes » // GARANT.RU : [website]. URL : https://www.garant.ru/products/ipo/prime/doc/405579061/ (date d'accès : 20.05.2024).
[4] Décret présidentiel russe n° 314 du 08 mai 2024 « Sur l'approbation des principes de la politique d'État de la Fédération de Russie dans le domaine de l'éducation historique » // GARANT.RU : [website]. URL : https:// www.garant.ru/products/ipo/prime/doc/408897564/ (date de publication : 20.05.2024).
[5] Signature des accords sur l'admission des régions DNR, LNR, Zaporozhie et Kherson au sein de la Fédération de Russie // Président de la Russie : [site web]. URL : http://kremlin. ru/events/president/news/69465 (date de l'adresse: 20.05.2024).
[6] Ibid.
[7] Réunion du club de débat international Valdai // Président de la Russie : [site web]. URL : http:// www.kremlin.ru/events/president/news/69695 (date du discours : 20.05.2024).
[8] Beonist A. de. Quelle Europe // Histoire Ebook : [сайт]. URL : https://histoireebook.com/index.php?post/De-Benoist-Alain-Quelle-Europe(date d'accès : 20.05.2024).
[9] Douguine A. G. Ethnosociologie. Moscou : Projet académique, 2011. 639 p.
[10] Douguine A. G. Noomakhia. Sémites. Monothéisme lunaire et Gestalt de Ba'al. Moscou : Projet académique, 2017. 614 p.
[11] Douguine A. G. Noomakhia. Le dragon jaune. Civilisations de l'Extrême-Orient : Chine, Corée, Japon et Indochine. Moscou : Projet académique, 2017. 598 c.
[12] Douguine A. G. Noomakhia. Les guerres de l'esprit. Logos russes II. Histoire de la Russie : le peuple et l'État à la recherche du sujet. Moscou : Projet académique, 2019. 959 c.
[13] Douguine A. G. Noomakhia. Angleterre ou Grande-Bretagne ? Mission maritime et sujet positif. Moscou : Projet académique, 2017. 595 p. ; Douguine A. G. Noomakhia. Les guerres de l'esprit. Civilisations des frontières. Civilisation de la nouvelle lumière. Pragmatique des rêves et décomposition des horizons. Moscou : Projet académique, 2017. 558 p. ; Douguine A. G. Noomakhia. Le Logos germanique. L'homme apophatique. Moscou : Projet académique, 2015. 639 p. ; Douguine A. G. Noomakhia. Le Logos latin. Le soleil et la croix. Moscou : Projet académique, 2021. 719 c. ; Douguine A. G. Noomakhia. Le Logos français. Orphée et Mélusine. Moscou: Projet académique, 2015. 439 c.
[14] Douguine A. G. Noomakhia. Les guerres de l'esprit. Logos russes II. Histoire de la Russie : le peuple et l'État à la recherche du sujet. Moscou : Projet académique, 2019. 959 c.
[15] Douguine A. G. Noomakhia : les guerres de l'esprit. Logos russes I. Le Royaume de la Terre. La structure de l'identité russe. Moscou : Projet académique, 2019. 461 с.
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dimanche, 22 septembre 2024
En matière de post-vérité, les choses ne sont pas si simples
En matière de post-vérité, les choses ne sont pas si simples
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/it/article/sulla-post-verita-le-cose-non-sono-cosi-semplici
Il n'y aura pas de retour à l'« ancienne vérité », c'est-à-dire à la conception matérialiste et rationaliste de la réalité et aux critères de vérité fondés sur la correspondance positiviste entre le sens et le signifiant, comme nous le croyions dans la modernité. Il n'y aura pas et il ne peut y avoir de retour. Nous l'avons dépassée et, bien que nous soyons encore immergés dans la Modernité, nous n'y sommes pas arrivés de notre plein gré, mais nous avons été entraînés par l'Occident, qui nous a proposé de le suivre, mais nous ne pouvons pas le rattraper.
C'est pourquoi nous avons la modernité et eux la postmodernité. Nous avons encore la « vérité » et ils ont la post-vérité et nous devons cligner des yeux... Se contenter de s'enfermer dans le stade précédent du développement occidental et de crier « nous n'irons pas plus loin » ne fonctionnera pas. Nous devons chercher une autre voie. Un chemin vers la vérité, mais un chemin différent. Pas celle à laquelle nous sommes habitués, car non seulement la post-vérité est occidentale, mais la vérité elle-même est occidentale.
Nous avons besoin de la vérité russe.
Pour la trouver, nous devons remonter loin dans le temps, jusqu'à l'ontologie et la gnoséologie de la vision sacrée du monde, c'est-à-dire jusqu'au Moyen-Âge. C'est ce qu'a suggéré le très perspicace Père Pavel Florensky. Mais même là, il ne s'agit pas d'une vérité matérialiste, mais d'autre chose. La vérité est la correspondance entre notre compréhension d'une chose et la providence divine, que le Créateur a insérée dans la structure de la création. Et la vérité, c'est le Christ. C'est là qu'elle commence et c'est là qu'elle finit.
Inattendu, n'est-ce pas ? Mais il n'y a pas de matière, pas de nature au sens moderne du terme, pas d'atomes, pas de mécanique, pas de rationalité, loin s'en faut. Il n'y a pas non plus de temps linéaire, de progrès et d'évolution. Rien de tout cela n'est vrai. Sommes-nous prêts pour le nouveau Moyen Âge? La question est rhétorique. Bien sûr que non. Elle signifie que des siècles de « modernisation » et de « colonisation mentale » par l'Occident nous empêchent d'accéder à cette vérité.
Nous pouvons encore faire un bond en avant et créer à partir de rien, de nous-mêmes, une réalité (russe) avec sa propre vérité et ses propres critères, mais ce sera la vérité russe (pour les ennemis - ce sera une autre post-vérité - mais une post-vérité qui leur sera hostile !)
On peut essayer de faire les deux en même temps, mais pouvez-vous imaginer les efforts qu'il faudrait déployer pour aller dans l'une ou l'autre de ces directions en même temps ?
Personne en Russie aujourd'hui n'est prêt pour cela. Nous devons donc nous contenter d'une propagande hâtive, une propagande de type "post-vérité" et jeter la couverture sur nous-mêmes sans honte. Il s'agit d'une réponse réactive, comme tout ce que nous pouvons représenter jusqu'à présent. Peu à peu, nous manquerons de ressources pour moderniser notre défense, c'est-à-dire pour tenter d'opposer à l'Occident quelque chose que nous avons appris de l'Occident, mais qui est dirigé contre l'Occident lui-même.
La vérité russe est différente. Il ne s'agit pas simplement d'une « vérité » occidentale renversée. Ce n'est qu'un simulacre qualifiable d'archi-moderne, bien que très patriotique à un niveau superficiel, mais superficiel et quelque peu honteux pour une grande puissance et encore plus pour un État civilisé. Il faudra donc s'efforcer de rechercher, voire d'établir la vérité russe. C'est inévitable. Mais il faut d'abord se rendre compte qu'en rejetant la post-vérité des autres, nous ne connaissons pas encore notre propre vérité. Nous l'avons, nous l'avons certainement, mais même une recherche sérieuse n'a pas encore commencé.
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vendredi, 13 septembre 2024
Lacan et le « trumpisme psychédélique »
Lacan et le « trumpisme psychédélique »
Alexandre Douguine
La méthode de Lacan
Essayons d'appliquer la topologie de Lacan aux élections américaines.
Rappelons le modèle de base de Lacan. Il peut être représenté sous la forme de trois anneaux de Borromée ou de trois ordres :
- 1) Le réel,
- 2) Le symbolique,
- 3) L'imaginaire.
Le réel est le domaine où toute chose est strictement identique à elle-même. Cette identité absolue (A=A) exclut la possibilité même d'être, c'est-à-dire d'être en devenir. Le Réel est donc une zone de pure mort, de néant. Il n'y a pas de changement, de mouvement ou de relation en lui. Le Réel est vrai, comme le néant est vrai, n'ayant pas d'alternative.
Le Symbolique est la zone où rien n'est égal à lui-même, où une chose renvoie toujours à une autre. C'est une fuite du réel, motivée par le désir d'éviter la mort et la chute dans le néant. C'est là que naissent les contenus, les relations, les mouvements, les transformations, mais toujours sur le mode du rêve. Le symbolique est l'inconscient. Le sens du symbole est qu'il désigne quelque chose de différent de lui-même (en fait, peu importe ce que c'est, l'essentiel est que ce ne soit pas lui-même).
L'imaginaire est le lieu où s'arrêtent la dynamique et la cinétique du symbolique, mais sans que la chose ne meure, ne s'effondre dans le réel. L'Imaginaire, c'est ce que nous prenons pour l'être, le monde, nous-mêmes ; c'est la nature et la société, la culture et la politique. C'est tout, et en même temps c'est un mensonge. Chaque élément de l'imaginaire est en fait un moment figé du symbolique. L'éveil est une forme de sommeil, inconscient de lui-même. Tout dans l'Imaginaire se réfère au Symbolique, mais se fait passer pour un prétendu « Réel ».
Dans le Réel, A=A est vrai. Dans l'Imaginaire, A=A est faux. Dans l'Imaginaire, chaque chose n'est pas identique à elle-même, mais contrairement au Symbolique, elle ne veut pas l'admettre - ni à elle-même, ni aux autres.
Le Réel n'est rien. Le Symbolique est un devenir toujours changeant. L'imaginaire est le faux nœud du Symbolique figé.
Lacan et la politique
Lacan lui-même était bien conscient que le modèle des trois ordres jetait une ombre sur la stratégie de base du réformisme, du progressisme et de la révolution. Ce n'est pas un hasard si, dans sa jeunesse, il était de droite et monarchiste, proche de Maurras. Et dans les années 60, il a soutenu, contrairement à la « nouvelle gauche », plutôt le statu quo et le système de De Gaulle. Ceci n'est pas un hasard, mais découle du modèle des trois anneaux de Borromée.
La Nouvelle Gauche révolutionnaire (telle qu'interprétée par Lacan) voulait remplacer le Symbolique (le surréel, le schizophrénique, le transgressif) par l'Imaginaire (les anciennes structures sociopolitiques, l'ordre en tant que tel). Ils ont fait un usage utilitaire de Lacan - le freudisme ironique a aidé à effondrer les prétentions de l'Imaginaire (Ordre) à être complet et logique (A=A), alors qu'il n'était, en fait, qu'un moment figé de délire. Mais ils ont négligé le fait que dès que l'ancien Imaginaire s'effondre ou fond sous la pression de la critique (politique, esthétique, sociale, épistémologique, etc.), le Symbolique lui-même ne peut pas prendre sa place. Il deviendrait aussitôt un nouvel Imaginaire, tout aussi totalitaire, dictatorial et idiot.
Lacan lui-même en a vu des exemples partout, notamment dans le bolchevisme soviétique. Les bolcheviks ont commencé par un appel à la liberté et à l'égalité, et se sont rapidement transformés en une hiérarchie de parti rigide avec un appareil de violence totalitaire. Mais la même chose s'est produite avec Cromwell ou la Grande Révolution française. Le symbolique ne conserve ses propriétés que lorsqu'il reste au niveau de l'inconscient, dans l'élément du sommeil. Lorsqu'il remonte à la surface, il se transforme immédiatement en Imaginaire. Au fond, c'est la même chose, mais sous de nouvelles formes. Ces formes renvoient elles-mêmes au Symbolique, d'où elles viennent. Mais c'est une propriété de tous les systèmes de l'Imaginaire - il fut un temps (jusqu'à ce qu'ils se figent) où ils étaient tous symboliques, vivants et changeants.
Ainsi, le révolutionnaire d'aujourd'hui est le totalitaire de demain, le fonctionnaire brutal et l'exécuteur de la violence. La réforme (dans le contexte de l'ontologie des trois anneaux de Borromée) n'est pas possible parce qu'elle aboutira à la même chose. Le Symbolique n'est pas capable de remplacer l'Imaginaire, jamais et dans aucune condition.
C'est ce que croyait Lacan, et cette conclusion découle directement de son système.
Kamala Harris et le Symbolique
Venons-en maintenant aux élections américaines. Nous assistons à un affrontement féroce entre « progressistes » (Kamala Harris, le Parti démocrate) et « conservateurs » (Trump et les Républicains). Dans une analyse lacanienne, à première vue, les rôles sont clairement distribués : Kamala Harris incarne l'invitation à la transgression, la légalisation de la perversion, la libération de tous les interdits et de toutes les normes, c'est-à-dire l'expansion de la zone du Symbolique. Le programme des démocrates est une structure de non-sens bien tempéré - plus de LGBT, plus de culture de l'annulation, plus de migrants illégaux, plus de drogues et d'opérations de changement de sexe, plus de décommodification des anciens ordres, plus de BLM et de théorie raciale critique. Plus de honte pour les hommes blancs, normaux, mentalement épanouis, puissants, patriarcaux et traditionnels, parallèlement à l'élévation des femmes, des body positifs, des transsexuels, des pervers, des furries, des quadras, des infirmes, des pédophiles, des maniaques, des cannibales et des dégénérés. En d'autres termes, liberté au subconscient! La Machine à Désir en tant qu'usine de micro-incarnations doit remplacer l'Imaginaire.
Et bien sûr, l'Imaginaire principal, ridiculisé et attaqué de toutes parts et par toutes les méthodes disponibles, est Donald Trump - l'archétype généralisé de la « non-liberté », des « hiérarchies », de la « rationalité masculine », etc.
Kamala Harris - représente le Symbolique, d'où son discours étrange, son rire interminable, glacial et dépourvu de sens, sa gestuelle confuse, inarticulée, expressive, désignant à chaque fois clairement quelque chose d'intuitif mais d'indéfinissable. Kamala Harris est une figure du rêve actif. En elle, le fidèle voit l'impossible devenir possible, et une chose se fondre imperceptiblement dans une autre. Mais ce faisant, tout est flou, brouillé. C'est le « progrès ». Le blanc est devenu noir. Autrefois capitalistes, ils sont devenus n'importe quoi (« cassez les magasins, c'est la loi ! »). Les hommes et les femmes sont devenus de vagues objets de désir (le petit « a » de Lacan), évitant toujours la fixation.
En d'autres termes, au mépris des avertissements de Lacan sur l'immuabilité de la structure des anneaux de Borromée, le Parti démocrate tente activement de démolir l'Imaginaire américain, et se montre désireux de le remplacer par le Symbolique.
Une déformation totalitaire du libéralisme
Mais... Lacan a mieux compris son système que sa progéniture illégitime d'obédience gaucho-libérale. On s'en aperçoit aisément dès lors que l'on s'extrait un peu de l'hypnose progressiste. C'est une chose quand l'homosexualité et les autres perversions sont des choses interdites, mal vues, persécutées. Alors, en effet, elle appartient au Symbolique. Mais si ces choses sont légalisées, elles changent immédiatement de nature, devenant une norme prescriptive, une loi, un impératif totalitaire rigide. En d'autres termes, les perversions autorisées deviennent un Imaginaire, un facteur figé, limitatif et nullement libérateur pour le Symbolique.
Il en va de même pour toutes les autres perversions légalisées et l'anomie. La théorie raciale critique n'est pas différente du racisme, mais cette fois-ci, elle est anti-blanche. Le féminisme conduit logiquement à la dégradation systémique de la masculinité, à la transformation des hommes en êtres humains de seconde zone. La haine de tout ce qui est progressiste contre tout ce qui est conservateur (réactionnaire) fait que le traditionaliste est persécuté, opprimé, continuellement insulté par la « minorité ». Les victimes du génocide deviennent elles-mêmes des exterminateurs de masse et des persécuteurs.
L'imaginaire ne peut être défait. Cette vérité est prouvée par les dernières mutations du libéralisme et du gauchisme (car le gauchisme a été traduit à tous ses stades et dans toutes ses versions). Le libéralisme devient normatif, et donc totalitaire. Non seulement on peut être queer (pas comme tout le monde), mais on est obligé de l'être (il se trouve qu'on est obligé d'être comme tout le monde). Au niveau du Symbolique, c'est parfaitement cohérent, puisque le décalage est ici la règle (l'algorithme du rêve ou du délire). Mais au niveau de l'Imaginaire, de la linéarité et de la stricte prescriptivité, même le queer (notamment la légalisation du mariage homosexuel et autres perversions) devient à son tour objet de critique - le tout du même côté, du Symbolique.
Trumpisme psychédélique et rêves de droite
Mais où trouver un lieu pour attaquer l'Imaginaire libéral figé, devenu totalitarisme pur et dur ? La réponse est évidente : dans le pôle opposé. Nous pourrions l'appeler le Symbolique trumpiste. Dès la première campagne présidentielle de Trump, nous avons vu des signes de cette stratégie dans l'alt-right, sur 4chan, dans le mème Pepe the Frog, dans la conspiration reptiloïde, dans la magie du chaos et dans les théories délirantes des Q-anons. Nous pouvons conventionnellement, avec quelques modifications, l'appeler le « Trumpisme ésotérique » ou même plus précisément le « Trumpisme psychédélique ».
Si les Démocrates et leurs pratiques transgressives sont devenus l'Imaginaire, c'est-à-dire le complexe coercitif totalitaire figé des stratégies de pouvoir prescriptives, alors la critique psychanalytique par le Symbolique s'est naturellement centrée sur les Républicains. Pas tous, bien sûr, mais les plus libérés, les plus « désaxés » et les plus délirants.
Et c'est là qu'apparaît une image intéressante. Le pouvoir aux mains du Parti démocrate et des néoconservateurs qui lui sont proches dans le secteur droit, en fait les porteurs de l'Imaginaire, c'est-à-dire de l'ordre mondialiste. Et le progressisme, synonyme de Symbolique, entre en conflit avec le totalitarisme figé dans la course effrénée des Démocrates au pouvoir. Et tandis que dans les récits des démocrates, l'imaginaire est Trump, sa femme Melania, les républicains et l'Amérique paléo-libérale en général, dans le système global, l'imaginaire aujourd'hui est plutôt les démocrates eux-mêmes, qui se frayent un chemin vers le pouvoir. Kamala Harris est une protégée du système organisé rigide, de l'État profond. Elle n'est pas un organisme, mais un mécanisme, un maillon de la verticale du pouvoir. C'est ainsi que se manifeste l'ordre de l'Imaginaire. Les appels au Symbolique ne le voilent que faiblement.
Mais seul le « Trumpisme psychédélique », qui assume de plus en plus les fonctions du Symbolique, peut le reconnaître et donner forme et dynamisme au discours critique.
Une telle analyse explique parfaitement le choix de J. D. Vance comme colistier, voire successeur, potentiel de Trump dans sa lutte idéologique contre le Marais libéral. Vance n'est plus du tout Imaginaire, mais purement Symbolique. Il est ouvertement orienté vers le champ extravagant - purement psychédélique - de la droite post-libérale, c'est-à-dire l'univers chaotique de l'alt-right proprement dit. Peter Thiel, Curtis Yarvin (Maldbog), le brillant philosophe français René Girard (auteur d'ouvrages sur la violence sacrée) sont les figures atypiques par excellence des républicains de droite classiques, qui ne peuvent être dessinées pour illustrer l'Imaginaire (qui est soi-disant ce que les progressistes tentent de détruire - « au nom du Symbolique »). La stratégie psychanalytique des Démocrates échoue sur Vance, puisque Vance lui-même est le pôle du Symbolique de la droite atypique. Il est possible qu'il s'en rende compte lui-même et qu'il connaisse Lacan. C'est pourquoi le choix de Vance comme vice-président est un mouvement crucial dans la campagne de Trump. Une fois de plus, la magie du chaos, c'est-à-dire l'anneau de Borromée, conjuguée aux éléments de l'onirisme et des psychédéliques, est de son côté. Mais cette fois, c'est plus complet et plus systématique.
En même temps, si l'on s'en tient strictement à Lacan, la connexion Trump-Vance est la plus harmonieuse et la plus prometteuse. Chez Trump, en effet, il y a l'Imaginaire qui séduit l'électorat de droite. Mais il est complété par le postmodernisme de droite, la critique sociale et le délire libératoire sous la forme du « Trumpisme psychédélique » et de Vance proprement dit. Le mode rationnel du jour, qui est inévitable pour tout gouvernement et qui, dans le cas de Trump, est transparent et non contradictoire, est contrebalancé par un mode nocturne de rêve libéré (de droite).
La transgression à droite
On pourrait tirer bien d'autres conclusions de cette application du modèle de Lacan à l'élection américaine à venir.
Tout d'abord, elle explique parfaitement le caractère totalitaire du libéralisme mondialiste contemporain, qu'il n'est plus possible d'ignorer. La tentative de remplacer l'Imaginaire par le Symbolique est vouée à l'échec, mais ne peut que donner naissance à un nouvel Imaginaire, encore plus aliéné, agressif, intolérant et violent. D'où le phénomène du « fascisme libéral ».
D'autre part, le phénomène du « Trumpisme psychédélique » lui-même n'est pas une anomalie marginale, mais une stratégie tout à fait sensée et même pragmatique. Si toutes sortes de perversions et de pathologies sont autorisées, mais que la Tradition est interdite, alors la volonté de vivre et la dynamique du Symbolique insuffleront une énergie énorme aux espèces et aux attitudes sexuelles normales, et l'envie de Tradition deviendra révolutionnaire . Si la Tradition est interdite, cela suffit à en faire un objet de désir passionné. Les progressistes figent la vie sociopolitique et culturelle, l'aliènent. Et l'anticonformisme de droite devient alors la nouvelle contre-culture.
Qui gagnera les élections ? Difficile à dire, mais l'attitude de base de l'élite totalitaire agressive, qui mise sur les minorités, peut échouer, car en supprimant le statut de l'interdit de la déviation, le centre d'attraction devient automatiquement la normalité qui est par essence interdite par la loi. Et si, dans l'ordre de l'Imaginaire, la norme se situe dans le territoire du « passé » - ce qui était avant les progressistes, avant les libéraux, alors, dans l'ordre du Symbolique, la norme se situe dans le « futur ». La norme est ce qui est réprimé et interdit aujourd'hui et qui, comme le fruit défendu, aspire à la victoire demain. Les conservateurs ont généralement un problème avec l'avenir. Le « Trumpisme psychédélique » apporte une réponse originale à ce problème, en faisant passer l'inconscient et même les pratiques de transgression du côté de la droite, et en s'appropriant ainsi le territoire de l'avenir.
Attention au néant
Une dernière chose. On remarquera que nous n'avons pas du tout abordé le sujet d'un autre anneau borroméen : l'ordre du Réel.
Ici, les progressistes tentent un difficile saut périlleux : en normalisant le Symbolique, ils essaient de supprimer le problème de la tension entre celui-ci et le Réel. Ils espèrent ainsi inclure le néant (la mort) dans la sphère de leur propre contrôle, plutôt que de l'exclure. C'est probablement le but de l'IA, de la migration dans le cyberespace et de la Singularité, où l'identité de la machine et de l'homme machinisé ne créera plus les flux traumatiques qui animent l'inconscient (le Symbolique). Si le Symbolique (comme le croient naïvement les progressistes) a déjà supplanté l'Imaginaire, alors le problème de la confrontation avec le Réel est écarté. La mort et l'horreur qui en découle ne peuvent être vaincues qu'en abolissant la vie. D'où l'orientation vers le transhumanisme et l'immortalité mécanique. Ce thème est développé dans le réalisme spéculatif.
La réalisation du projet ontologique du parti démocrate conduit inévitablement à l'abolition de l'homme.
Cette élection américaine décidera du sort de l'humanité - to be or not to be. La victoire de Trump maintiendra les trois anneaux de Borromée dans un équilibre relatif. Une victoire de Harris pourrait signifier leur fracture irréversible.
Et ici, nous devrions finalement dire que pour Lacan, les anneaux de Borromée et les trois ordres sont l'homme.
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lundi, 02 septembre 2024
Cercle herméneutique et victoire russe - Alexandre Douguine
Cercle herméneutique et victoire russe
Alexandre Douguine
Il existe un concept de cercle herméneutique en philosophie. Sa signification remonte aux idées de Schleiermacher, puis de Dilthey, et a été développée par Heidegger et Gadamer. L'essentiel est que la connaissance présuppose la connaissance à la fois du tout et de ses parties. Or, au départ, l'homme ne reçoit ni l'un ni l'autre. De plus, il est impossible de connaître la partie sans le tout, et le tout n'existe pas sans les parties (sinon, pourquoi est-il entier et entier par rapport à quoi?). Cette apparente impasse est résolue de la manière suivante. Tout commence par une approximation. Faisons une approximation de la partie et du tout. Deux taches de Rorschach. Et nous commençons avec prudence et sans conclusions hâtives à les relier l'une à l'autre. Une approximation avec une autre, encore et encore, jusqu'à ce que, s'influençant mutuellement et corrigeant l'imprécision de l'une et de l'autre, elles acquièrent des contours plus clairs. C'est le cercle herméneutique, les mouvements circulaires répétitifs autour du noyau afin de décrire la structure de la périphérie et du centre. En d'autres termes, le tout et la partie sont connus dans le processus de leur corrélation circulaire, passant de l'approximation à la clarté.
Heidegger a utilisé cette méthode à plusieurs reprises, en posant la même question à l'infini et en tournant autour du centre toujours insaisissable et de la périphérie floue.
Il convient d'être prudent en essayant de formaliser la méthode. Il est facile de passer à côté de la subtile démarche philosophique qui consiste à saisir ce qui est un tout et ce qui est une partie. L'herméneutique s'appuie sur Aristote et est profondément liée à la phénoménologie (comme Dilthey l'a découvert lorsqu'il a pris connaissance des idées de Husserl). Dès que nous interprétons le tout et la partie en dehors de l'ontologie aristotélicienne (par exemple, par l'atomisme ou le matérialisme), tout est perdu. C'est pourquoi la pratique herméneutique requiert une culture philosophique particulière.
Appliquons maintenant le principe du cercle herméneutique à la Victoire. La victoire dans la guerre avec l'Occident en Ukraine est une fin et un moyen. L'exclusivité de la signification de (cette) victoire dans l'histoire russe nous amène à considérer l'État russe actuel comme un outil, une méthode. En d'autres termes, la Fédération de Russie moderne fait partie de la Victoire, elle en est la condition. La victoire est le point de départ de l'avenir. Le passé et le présent ne sont que des prolégomènes à l'avenir. Et Aristote de rappeler que la cause principale est la cause finale, causa finalis. La victoire en Ukraine est l'entéléchie de l'histoire politique russe, elle est la raison d'être de tout le reste. De Vladimir Krasnaya Solnyshko à la Victoire, de Kiev à Kiev.
La Victoire est plus que la Fédération de Russie dans son ensemble, parce que la Victoire est l'essence de la Russie dans sa totalité. La Fédération de Russie n'est qu'une partie de la Victoire. La Victoire est le tout. C'est le destin et la fin, le triomphe.
Pour atteindre la Victoire, il est nécessaire d'adapter la Fédération de Russie à celle-ci. C'est ce qui se passe actuellement. Et cela se passe à la fois correctement et incorrectement. C'est correct lorsque nous considérons la victoire comme un objectif et un tout, et la Fédération de Russie elle-même - comme un moyen et une partie, comme un moment distinct de notre histoire politique. Elle est erronée lorsque nous partons de la Fédération de Russie comme d'un tout et que nous absolutisons le statu quo, en mettant entre parenthèses le véritable ensemble de l'histoire russe. Un moment de l'histoire politique est exagérément gonflé et éclipse l'être de la Russie (le tout). En passant du mal au bien, la victoire vient à nous. Nous la rapprochons de nous. C'est l'herméneutique de la guerre.
Le droit signifie reconstruire l'État pour la victoire, et lorsqu'il cesse d'être une partie et devient tout, l'État, au contraire, cesse d'être tout et une fin en soi et devient un moyen et un chemin vers la victoire, alors quelque chose de nouveau sera construit - l'État de la Victoire. C'est alors que nous gagnerons.
Et c'est là que s'opère un nouveau tournant herméneutique. La victoire sera le fondement d'un nouvel État russe. Seule une nouvelle Russie peut gagner, et c'est elle qui éclatera après la victoire. Désormais, la victoire elle-même fera partie de l'avenir, elle sera un moment de l'ensemble. Le nouvel État sera un phénomène encore plus intégral, un nouveau noyau et un centre absolu.
En d'autres termes, la victoire est un pont entre le passé (y compris le présent, qui se détériore rapidement et recule dans le passé) et l'avenir. Et plus la Victoire se réalise, plus le temps devient russe.
La Fédération de Russie n'est pas une Russie à part entière. Elle est une partie de la Russie - dans le temps et dans l'espace. La victoire en Ukraine devrait transformer la partie en un tout, pour faire de la Russie la Russie au sens plein du terme. Et il ne s'agit pas seulement de territoires, de population, de stratégie et de géopolitique. Il s'agit du cercle herméneutique de toute l'histoire russe. C'est la solution au problème métaphysique du destin russe.
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dimanche, 23 juin 2024
Être ou ne pas être: la vision de l'apocalypse de Daria Douguina
Être ou ne pas être: la vision de l'apocalypse de Daria Douguina
Par Jafe Arnold
Source: https://www.newdawnmagazine.com/articles/to-be-or-not-to-be-daria-duginas-vision-of-the-apocalypse?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR3Q19LycPBTTRsAUhOGth2rR13QiH4GUZgF3nYGtVrbVAQBI9hMd3DA1ys_aem_ZmFrZWR1bW15MTZieXRlcw
Daria Aleksandrovna Dugina (15 décembre 1992 - 20 août 2022)
Extrait du numéro spécial de New Dawn Vol 18 No 1 (février 2024)
Depuis un an et demi que Daria Dugina, 29 ans, a été tuée dans un attentat à la voiture piégée près de Moscou, la question "Qui est Daria Douguina ?" n'a pas disparu. Au contraire, lorsque la fumée s'est dissipée, cette question s'est intensifiée et élargie.
C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles, en octobre dernier [2023], le Washington Post a publié un "exposé" admettant ce que la plupart des gens sobres savaient déjà: la jeune vie de Douguina a été interrompue par un acte de terrorisme d'État mené par des forces spéciales ukrainiennes créées, entraînées, armées et financées par la CIA (1). Bien entendu, les fonctionnaires américains et ukrainiens qui ont confirmé cela au Washington Post "ont parlé sous couvert d'anonymat en citant des préoccupations de sécurité ainsi que la sensibilité du sujet", car Kiev et Washington refusent toujours officiellement de faire des commentaires. En d'autres termes, il s'agit de la "même vieille histoire" avec les mêmes vieux acteurs qui jouent maintenant avec leurs derniers "partenaires juniors".
Ces assassins se trouvent toujours à court de mots par "souci" de la "sensibilité" de ce qu'ils ont fait : tuer une jeune philosophe, écrivaine et activiste, dont la mort a ouvert une boîte de Pandore et révélé bien des choses sur la véritable Daria Douguina - sur ses pensées et ses écrits, et ce que son activisme et sa mort signifient pour de nombreuses personnes à travers le monde.
À la suite de la publication de son livre posthume, Eschatological Optimism, Daria "Platonova" Douguina - la philosophe - est apparue sous les feux de la rampe (2). Les lecteurs du monde entier savent désormais ce que beaucoup savaient déjà dans sa Russie natale: Douguina n'était pas seulement la fille de l'éminent philosophe russe Alexandre Douguine, mais aussi une philosophe profonde et radicale à part entière.
À la veille de sa mort, Daria Douguina préparait un doctorat en philosophie politique ancienne et commençait à présenter des idées clés au public.
Elle a milité toute sa vie au sein du Mouvement international eurasien, dont la vision prône la (re)création d'un monde multipolaire dans lequel les diverses civilisations et cultures ne sont pas subordonnées au diktat du bloc impérialiste américain et de l'Occident moderne.
Parallèlement à son activisme (géo)politique, la carrière de Douguina, à la fois jeune, lointaine et chevronnée, en tant que journaliste et analyste audacieuse, a été révélée. Daria était également une femme d'art: elle avait un projet musical (Dasein May Refuse), écrivait des poèmes, fréquentait les expositions d'art et le théâtre et en était parfois la commissaire (3). Elle envisageait de s'essayer au cinéma.
D'un point de vue plus personnel, ceux qui lisent le russe peuvent apprendre de ses journaux intimes récemment publiés que Daria était un être humain qui luttait constamment contre la mélancolie et l'épuisement. Elle s'est constamment efforcée de donner le meilleur d'elle-même pour les autres et dans un but noble.
Les mêmes médias occidentaux qui se sont empressés de célébrer sa mort comme un "message" fort et clair ont commencé à se plaindre de la montée d'un "culte de Daria Douguina" et à s'inquiéter du message réel que sa vie et sa mort signifient aujourd'hui.
Peut-être devraient-ils s'en inquiéter, car l'un des messages de Douguina résonne haut et fort de nos jours : nous sommes au bord du gouffre. Dans l'une de ses conférences publiques les plus importantes, prononcée quelques jours seulement avant le début des confinements à cause du COVID-19 en mars 2020, Daria Douguina a insisté sur le fait que "nous vivons probablement à l'ère de la mondialisation": "Nous vivons probablement l'ère de la fin du monde, comme en témoignent la pandémie, les diverses catastrophes naturelles qui se sont multipliées et les changements fondamentaux survenus dans les domaines de la politique, de la géopolitique et de la philosophie" (4).
Lors d'une conférence donnée un an plus tard, Daria Douguina a parlé d'un "sentiment apocalyptique aigu, d'une fin proche" et a qualifié notre époque de Kali-Yuga, le dernier "âge sombre" du cycle hindou (5). Lorsqu'un membre de l'auditoire a demandé ce que les dissidents pouvaient tirer de la culture moderne, Douguina s'est montrée sceptique : "De la culture moderne? Laquelle? Par la culture de l'ontologie orientée objet, des cyborgs et des mutants?" (6).
Dans un autre exposé sur la philosophie post-féministe, Douguina a parlé de la nécessité de "sauver l'humanité de la mort qui la guette", puis a mis en garde contre les conséquences de l'avènement du transhumanisme en des termes très clairs: "Lorsque le féminin et le masculin seront définitivement abolis et remplacés par des cyborgs, ce sera la fin du monde... Avec la disparition de l'homme et de la femme, c'est l'être humain lui-même que nous perdrons" (7).
En d'autres termes, la jeune femme dont la vie a été odieusement enlevée alors qu'elle rentrait chez elle en voiture un soir, a vu sa vie - et la nôtre - confrontée à un crépuscule apocalyptique à la veille d'un minuit apocalyptique.
Selon Daria, la fin qui se précipite vers nous n'est autre que la fin de l'humanité, de l'homme en tant que tel. L'aspect le plus flagrant de cette fin est la montée en puissance d'une matrice technologique omnipotente dans laquelle, selon elle, "l'homme moderne se retrouve sous l'influence destructrice de la matière, sous les clichés de la société de consommation, sous la pression proliférante de la technologie qui le réprime et lui dicte la nécessité de suivre ses algorithmes intrusifs et aliénants" (8).
L'humain du 21ème siècle "high-tech" est une créature qui se trouve "jetée dans un espace où la technologie et la matière le détruisent essentiellement, où il perd son axe de rébellion et de souveraineté face à la matérialité et à l'illusoire" (9).
Bientôt - et Douguina n'a été ni la première ni la dernière à le prévoir - la technologie qui gouverne de plus en plus nos vies étouffera notre capacité à penser, à agir et même à exister. Tout ce que nous comprenons ou soupçonnons de définir l'être humain - la mortalité, la pensée, la liberté, la volonté, le cœur, l'âme, la capacité de relation avec les autres, ainsi que les relations avec le sacré et l'au-delà - est destiné à être contrôlé, simulé, remplacé ou déplacé par les forces technologiques que nous avons déclenchées et que nous pensons naïvement pouvoir contrôler de manière stable.
Daria Douguina a cherché à découvrir les racines de notre apocalypse technologique dans la philosophie moderne et postmoderne. Elle se considère comme un éclaireur dans la guerre cosmique de l'esprit ("Noomakhia"): l'une de ses missions consistait à étudier intensément et à exposer la pensée qui permet et préfigure cela, sur ce plan philosophique subtil auquel trop peu de gens prêtent attention.
Le concept central de sa philosophie est l'optimisme eschatologique. La vision de l'apocalypse de Daria Dugina était révolutionnaire au sens premier du terme - un "retournement" ou une transformation de notre façon d'être dans le monde.
Douguina a insisté sur le fait que la philosophie postmoderne - que la plupart des gens rejettent comme de simples "salades de mots" ou des "théories" oiseuses confinées aux départements universitaires et aux soi-disant "politiques identitaires" - est la chambre d'incubation, le laboratoire et le talon d'Achille de la crise apocalyptique qui se profile.
Des décennies avant le transhumanisme, l'un des parrains de la philosophie postmoderne, Gilles Deleuze, soutenait que l'être humain étant un sujet trop hiérarchique, oppressif et problématique, il devait être transformé - ou déformé - en une toile gluante qui s'étend et se coagule de manière aléatoire comme un rhizome.
L'"ontologie orientée objet", l'une des dernières tendances "à la mode" en philosophie, prétend que l'existence doit être libérée de la pensée humaine afin que le véritable nœud de l'être puisse être "rendu" aux objets inanimés et aux machines qui nous entourent. Daria Douguina n'a pas mâché ses mots: "Bien entendu, le terme "philosophie" doit être compris au sens où l'entend Douguina : non pas comme des expériences de pensée superflues, mais comme une capacité radicale et essentielle de l'être humain, comme l'architecture spirituelle du "logiciel" derrière le "matériel" - et même, comme dans son cas, comme une question de vie ou de mort.
Deux anecdotes illustrent les incursions audacieuses de Daria dans les tendances sombres de notre époque.
Lors du lancement de l'édition russe de Cyclonopedia du philosophe irano-américain Reza Negarestani (qui parle d'un démon au cœur de la Terre, de plus en plus puissant et libéré par l'extraction pétrolière), un membre du public a saisi l'occasion pour demander la main de Daria Douguina. Celle-ci a répondu qu'elle n'accepterait que s'il apprenait par cœur Cyclonopedia en anglais. En d'autres termes: "Connais ton ennemi".
À une autre occasion, Douguina a assisté à une exposition du philosophe anglo-américain Timothy Morton, au cours de laquelle ce dernier a engueulé sa main parce qu'elle ne vivait pas sa propre vie et ne se soulevait pas contre son oppresseur humain.
Daria Douguina a passé son temps à réfléchir avec des personnalités comme Negarestani et Morton parce qu'elle croyait - ou plutôt savait - qu'elles représentaient la pensée et la manière d'être (ou de ne pas être) derrière la dystopie technologique, transhumaniste et "orientée objet" dans laquelle nous nous entraînons et nous nous (ou ne nous) pensons pas nous-mêmes. En sondant ce territoire et ce "no man's land" philosophique, en nommant des noms et en exposant certaines idées, l'activisme philosophique de Daria représentait une véritable menace (11).
Pourtant, cette philosophe montante de la fin des temps - fauchée avant l'heure - n'était pas seulement une penseuse et une observatrice profonde. Le concept central de sa philosophie est l'optimisme eschatologique. La vision de l'apocalypse de Daria Douguina était révolutionnaire au sens premier du terme - un "retournement" ou une transformation de notre façon d'être dans le monde. Se retourner et voir ce qui se passe autour de nous, se retourner et voir que d'autres dans le passé et le présent ont d'autres orientations à offrir, se retourner contre toutes les idées préconçues et les idéologies qui ont régné sur notre époque et qui nous mènent aujourd'hui à notre perte.
À une époque où nous sommes fixés sur des écrans, branchés sur ce qu'on appelle les "médias sociaux" et liés ("connectés") à des forces et à des signaux qui dépassent nos désirs et nos actes, Daria Douguina affirme qu'il n'y a qu'une seule issue pour l'être humain consciencieux, le dissident, le penseur authentique: accepter le défi - le destin - de vivre, de penser et de s'exprimer, ici et maintenant, à ce moment précis. Ce faisant, notre être reflète et s'accorde au même courant de dissidents et de pensée dans les sociétés, les systèmes et les situations d'avant et d'ailleurs; nous sommes profondément humains en ce dernier moment où les entités humaines émasculées, irréfléchies, qui cliquent et défilent, sont destinées à être "dépannées".
Douguina propose une vérité simple mais brutale comme point de départ : "Chacun a sa propre place dans le monde, sa patrie spirituelle... Ce qui est certain, c'est que, où que nous nous trouvions dans le monde moderne, nous sommes au centre de l'enfer. Il est difficile de voir l'authenticité quelque part. Nous sommes maudits. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas se précipiter vers le salut" (12).
Nous sommes mis au défi de saisir l'occasion d'être radicaux à l'ère des machines, des robots, des algorithmes et de la montée du non-humain et de l'inhumain.
Bien entendu, rien de ce qui précède ne figure dans le journalisme grand public ou dans les reportages assistés par l'IA sur la vie, les pensées et la mort de Daria Douguina. Tout ce qu'ils peuvent répéter, c'est que Douguina était une "propagandiste" russe dont la "rhétorique agressive" à l'égard de l'Ukraine justifiait l'assassinat d'un civil.
Douguina avait insisté sur le fait que l'"opération militaire spéciale" de la Russie en Ukraine était une manœuvre offensive-défensive audacieuse visant à empêcher le virus postmoderne et le déluge apocalyptique, qui dévorent déjà l'Occident, d'envahir l'une des régions historiques et culturelles de la Russie (ou l'une de ses régions frontalières). Quelle que soit l'interprétation que l'on donne à ce conflit, il s'inscrit néanmoins dans le concept d'optimisme eschatologique de Dugina: contre toute attente, quoi qu'il arrive, nous sommes obligés de mener une lutte finale contre la "fin de l'histoire", qui, comme nous pouvons désormais le prévoir, n'inclura plus les humains - sans parler des cultures et des peuples tels que les Russes, les Ukrainiens, les Américains, les Australiens, etc.
La citation préférée de Daria Douguina, souvent citée, est celle de René Guénon, auteur d'ouvrages eschatologiques prophétiques: "La fin d'un monde n'est jamais et ne peut jamais être que la fin d'une illusion" (13).
Selon Douguina, les scénarios qui nous attendent sont l'aboutissement apocalyptique d'une illusion profonde et perfide. Notre tâche est de mettre fin à cette illusion par et en nous-mêmes, de reconquérir la réalité, et de le faire contre toute attente en tant qu'optimistes eschatologiques humbles, audacieux, inspirés et aspirants. C'est pour cette raison que cette jeune femme, porteuse d'un message d'éveil grandiose et saisissant, a été assassinée, et que sa mort et sa vie sont de la plus haute importance pour nous tous.
L'ouvrage de Daria Platonova Douguina, Eschatological Optimism, est disponible aux éditions Prav à l'adresse suivante : pravpublishing.com/product/eschatological-optimism.
Cet article a été publié dans le numéro spécial de New Dawn, vol. 18, n° 1.
Notes:
- (1) Greg Miller, Isabelle Khurshudyan, Shane Harris et Marya Ilushina, "Ukrainian spies with deep ties to CIA wage shadow war against Russia", The Washington Post, washingtonpost.com/world/2023/10/23/ukraine-cia-shadow-war-russia.
- (2) Daria Platonova Dugina, Eschatological Optimism, trans. Jafe Arnold, éd. John Stachelski (PRAV Publishing, 2023) ; Jafe Arnold, "Life in the End : The Message of Daria Dugina", Continental-Conscious, 19 décembre 2023, continentalconscious.com/2023/12/19/life-in the-end-the-message-of-daria-dugina.
- (3) Daria était proche d'Alexey Belyaev-Guintovt, sur lequel voir David Herbst, "Alexey Belyaev-Guintovt : Court Painter of the Eurasian Empire", New Dawn Special Issue Vol 15 No 3 (2021).
- (4) Dugina, Eschatological Optimism, 39
- (5) Ibid, 73-74
- (6) Ibid, 107-108
- (7) Ibid, 137-138
- (8) Ibid, 55
- (9) Ibid, 54
- (10) Ibid, 39
- (11) Voir : Askr Svarte, Tradition and Future Shock : Visions of a Future that Isn't Ours (PRAV Publishing, 2023).
- (12) Douguina, Optimisme eschatologique, 114.
- (13) René Guénon, Le règne de la quantité et les signes des temps, trad. Lord Northbourne (Hillsdale : Sophia Perennis, 2004), 279.
A propos de l'auteur
Jafe Arnold est traducteur, voyageur et rédacteur en chef fondateur de PRAV Publishing (pravpublishing.com). Il a étudié la culture européenne à l'université de Wrocław, les études religieuses et l'ésotérisme occidental à l'université d'Amsterdam, et la philosophie à l'université de Varsovie. Il est le conservateur fondateur de l'Eurasianist Internet Archive et du blog Continental-Conscious (continentalconscious.com).
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mardi, 04 juin 2024
Le nouveau romantisme et la Quatrième Théorie Politique (4TP)
Le nouveau romantisme et la Quatrième Théorie Politique (4TP)
Carlos X. Blanco
S'il existe un dénominateur commun aux trois théories politiques prédominantes dans le monde, en particulier dans le monde occidental, c'est bien le matérialisme. Selon la caractérisation du philosophe russe Alexandre Douguine, les trois théories politiques dominantes de la modernité occidentale sont, dans l'ordre, 1) le libéralisme [1TP], 2) le socialisme-communisme [2TP] et 3) le fascisme et le national-socialisme [3TP]. Tous trois sont imprégnés d'une métaphysique léthargique et brutale, qui est la conception philosophique matérialiste. Cela se voit même dans les déclarations que la théorie politique fait sur elle-même, qui servent souvent des objectifs très différents de ceux d'une véritable philosophie : l'objectif de montrer la vérité. La propagande et la polémique contre les théories politiques rivales sont des facteurs qui sont à l'origine du fait que les théories politiques ne sont pas présentées telles qu'elles sont réellement, et il est nécessaire, dialectiquement, de comprendre les précédentes à partir d'une nouvelle théorie politique qui comprend et dépasse les précédentes. Toute théorie politique qui émerge au sommet de son époque implique l'engagement de comprendre cette même époque et, en même temps, intrinsèquement, de dépasser les précédentes qui, d'une manière ou d'une autre, prétendent maintenir leur validité et leur influence.
La quatrième théorie politique [4TP] de Douguine n'est pas seulement chronologiquement postérieure, comme l'affirmation selon laquelle le soir suit le matin, ou l'automne le printemps. La 4TP doit être - et est en effet - un dépassement du matérialisme en tant que dénominateur commun du libéralisme, du socialisme-communisme et du nazi-fascisme.
La 1TP, rappelons-le, ne s'en tient pas exclusivement au libéralisme de Locke, mais aussi au matérialisme grossier de Thomas Hobbes, un autre Anglais qui, comme son lointain mais fondamental prédécesseur, le nominaliste Guillaume d'Ockham, a radicalisé la thèse d'Aristote : la seule chose qui existe est l'individu, et il n'y a pas de place pour les substances « secondes ». Les termes linguistiques qui correspondent à des entités supposées collectives, abstraites, génériques, n'existent qu'en tant que termes de langage (ontologiquement, ils se limitent à être des effets de voix - flatus vocis -, des taches d'encre sur du papier, des impulsions électromagnétiques dans un ordinateur...). Les termes nominalistes se réfèrent de manière univoque à des individus - humains ou non - distincts et ab-solus (c'est-à-dire « libres », détachés de l'arrière-plan sur lequel ils se profilent). Il est évident, comme l'a déjà souligné Costanzo Preve, que la clé de l'ontologie de la 1TP réside dans la doctrine sociopolitique sous-jacente, une ontologie de l'être social : l'entité individuelle, désignée de manière univoque à la manière nominaliste, n'est autre que l'individu humain absolutisé par le libéralisme : un atome sociopolitique et économique. Cette philosophe luciférienne, anglaise elle aussi, Mme Thatcher, l'a exprimé avec la clarté des flammes de l'enfer lui-même : « la société n'existe pas ». C'est du matérialisme pur : ce n'est pas seulement un matérialisme abstrait qui sous-tend une théorie de gouvernement et une conception économique. C'est un matérialisme imposé : la société doit être convertie, manu militari s'il le faut, et par des « chocs » (Pinochet, Videla, Eltsine...), en une masse d'atomes devant un État au service de certains capitaux tout-puissants, c'est-à-dire que la société doit disparaître.
La 2TP a l'avantage de ne pas cacher son matérialisme. Il est vrai que le Hobbes de la 1TP ne le cachait pas non plus, mais la rhétorique de la « libre initiative individuelle », de la liberté et de la société ouverte est une rhétorique qui continue à séduire de nombreuses personnes. Le socialisme et le communisme, en particulier dans sa version marxiste-engelsienne, sont des théories matérialistes et athées avouées. Mais ce n'est pas si simple. Nous devons à plusieurs auteurs (Gramsci, Preve, Fusaro, S. Bravo...) la réinterprétation de la philosophie marxiste dans une clé idéaliste : le philosophe de Trèves était un fidèle disciple de Fichte et de Hegel, un philosophe de la praxis (« au commencement était l'action »), dans la tradition allemande la plus authentique, poursuivie, grâce à Gramsci, par les Italiens.
Cependant, l'implantation dogmatique et obligatoire de ce que l'on appelle le « matérialisme dialectique » et le « matérialisme historique », non seulement dans les États communistes (URSS, Europe de l'Est, Chine, etc.), mais aussi dans les partis communistes de l'Occident et dans une grande partie du monde, a justifié cette identification entre 2TP et matérialisme. Mais je crois que le grand maître Preve a montré au monde que ce qui est pérenne et vrai dans l'œuvre de Marx, c'est que les êtres sont des êtres communautaires, qui tissent et reconstruisent sans cesse leur communauté par l'action, et que c'est l'action communautaire - enracinée malgré les assauts du capital - qui transforme le monde et le fait évoluer, non pas dans sa pensée des Lumières tardives, mais dans son aristotélisme. Les êtres humains sont des êtres communautaires, qui tissent et reconstruisent constamment leur communauté par l'action, et c'est l'action communautaire - grosse de ses racines malgré l'assaut du capital - qui transforme le monde et le fait évoluer.
La 3TP est aussi un matérialisme grossier. Dans sa version nationale-socialiste, nul ne peut nier que derrière les appels nationalistes ou « patriotiques », la destination de cette théorie politique était la Race, et non la nation, une race prétendument supérieure, inventée sur la base de prémisses pseudo-scientifiques tirées de la science britannique et française du 19ème siècle. Le concept purement linguistique de l'« Aryen » a été extrapolé et mélangé à la pseudo-science darwiniste sociale du colonialisme occidental du 19ème et du début du 20ème siècle. L'humanité a été décrite dans des termes très similaires à ceux du bétail, parlant ainsi de races supérieures et inférieures. Les 3TP ont en fait négligé et manipulé les contributions traditionalistes et spiritualistes des penseurs de la révolution conservatrice, et ont compris l'État national allemand, dans le cas du national-socialisme, comme un simple instrument au service d'une « race » mystique et irréelle.
Dans le cas du fascisme italien, c'est précisément la « statolâtrie » proclamée qui lie plus clairement les 3TP au matérialisme, qui tend à réduire toutes les expressions de la vie sociale et communautaire à une seule. La communauté organisée de Perón et d'autres formes (peu développées dans la pratique en raison des attaques et des interférences du néolibéralisme) auraient peut-être été des formes moins matérialistes de la 3TP, dotées d'entrailles plus spirituelles. Voir, par exemple, le profond catholicisme non-vaticaniste du général Perón. Le culte de l'État, au-dessus des peuples et des communautés qui le suscitent, est le triomphe d'une mentalité « romaine », prosaïque et matérialiste, que le grand Oswald Spengler retrouvait dans d'autres organismes « correspondants » (les Aztèques, par exemple).
C'est la 4TP qui est appelé à restaurer l'esprit. Le sujet - Dasein - de l'Histoire est constitué par le Peuple (Ethnos, Volk). Ces peuples « sont là », ils sont des réalités premières, et tous ne doivent ni ne peuvent avoir leurs propres entités étatiques. Parfois, la fortune et l'expansion vitale d'un peuple résident dans sa bonne intégration dans des unités supérieures - empires, civilisations - qui le « transportent » dans le temps, qui servent de véhicules à ses possibilités, qui sont toujours, en dernière analyse, spirituelles. Les micro-peuples (Basques, Bretons, Catalans, Corses), ainsi que ceux de l'Est et des Balkans, n'ont pas seulement été victimes de l'oppression et de l'acculturation par l'unité étatique supérieure dans laquelle ils étaient logés, un fait qui, dans de nombreux cas, ne peut être nié, mais ont également été « sauvés » pour l'histoire par ces unités supérieures. Par exemple, dans le cas le plus proche géographiquement, personne aujourd'hui ne se souviendrait de l'existence d'un peuple et d'une langue basques sans leur sauvetage pour l'histoire par la Couronne espagnole.
La lutte décisive aujourd'hui sera une lutte entre la première théorie politique et la quatrième. L'hégémon nord-américain et son anglosphère représentent le matérialisme le plus brut, qui fait de l'individu non plus un « sujet capable de choisir dans une société ouverte », mais un atome égoïste, un consommateur compulsif (même s'il n'est plus producteur), avide de sexe et d'autres plaisirs déconnectés de l'amour des hommes, de la patrie et de la nature. Face à l'austère matérialisme de la 1TP, un nouvel « idéalisme » fait son apparition. Tout comme le romantisme a secoué l'Europe à la fin du 18ème siècle et a ébranlé toutes ces têtes perlées et ces visages ridés et poudrés, un Sturm und Drang de la jeunesse du 21ème siècle doit et peut commencer. Peut-être commencera-t-il modestement : un groupe d'adolescents brûlera ses sweat-shirts arborant l'énorme Union Jack et redeviendra fidèle à sa culture. La musique commerciale « bâtarde » promue par les majors anglo-saxonnes échouera, et les jeunes rechercheront des racines et une profondeur de sentiment. La procrastination vestimentaire cédera la place au décorum et à la modestie. Le goût pour le noble, le sage et le beau, en se généralisant, remettra en cause la « culture de supermarché »... Cela peut arriver s'il y a une révolution de l'Esprit.
Il ne s'agit pas seulement d'une lutte ouverte dans le domaine militaire, commercial, cybernétique... C'est une lutte pour les consciences. C'est une lutte qui se déploie sur le plan des idées. Elle implique une reconnaissance de soi. Si chaque jeune commence à dire, dès demain, « Je ne suis pas comme les horribles chaînes de hamburgers et je ne suis pas ce que vos producteurs de “reggaeton” veulent que je sois », « Je ne suis pas un animal, je suis une personne », le néolibéralisme sera comme une marée qui ne cessera de reculer. Il y aura alors beaucoup de batailles à mener, mais quelque chose bougera dans cette sorte de chambre magmatique qu'est l'Inconscient ; une énergie profonde et irrépressible qui jaillit de l'inconscient collectif de chaque peuple sera mobilisée. De grandes cheminées et de grands cratères s'ouvriront alors et l'explosion ne tardera pas à se produire. C'est une bataille contre le matérialisme sur tous les fronts, et en leur sein, sur les fronts de l'Esprit : l'esthétique, les loisirs, la bienséance, la morale, l'amour et les loyautés, tout ce qui est le patrimoine de l'homme et non du singe nu, et qui est le patrimoine de l'être humain et non du singe. C'est le magma qui ruinera le néolibéralisme ; c'est le magma qui peut un jour éclater et s'élever pour percer les nuages.
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lundi, 27 mai 2024
Le virage conservateur global
Le virage conservateur global
Alexander Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/konservativnyy-povorot
L'entrée en fonction du président Poutine marque une nouvelle étape dans l'histoire de la Russie. Certaines lignes de force des périodes précédentes seront certainement poursuivies. D'autres atteindront un seuil critique. D'autres encore seront renversées. Mais il faut aussi que quelque chose de nouveau apparaisse.
Je voudrais attirer l'attention sur l'aspect idéologique, qui peut devenir un vecteur fondamental du développement futur de la Russie dans le contexte international.
Dans notre confrontation devenue féroce avec l'Occident, qui nous amène au bord d'un conflit nucléaire et d'une Troisième Guerre mondiale, le problème des valeurs devient de plus en plus contrasté. La guerre en Ukraine n'est pas seulement un conflit d'États avec leurs intérêts nationaux tout à fait rationnels, mais un choc de civilisations défendant farouchement leurs systèmes de valeurs.
Aujourd'hui, nous pouvons affirmer avec certitude que la Russie a définitivement misé sur la défense des valeurs traditionnelles, et c'est avec elles qu'elle lie les processus fondamentaux de renforcement de sa propre identité civilisationnelle et de sa souveraineté géopolitique. Il ne s'agit pas simplement d'intérêts différents d'entités distinctes au sein d'une même civilisation - occidentale -, car jusqu'à récemment, il était encore possible d'interpréter le conflit entre la Russie et l'Occident collectif, même si c'était avec un certain décalage. Il est désormais évident que deux systèmes de valeurs sont entrés en collision.
L'Occident collectif moderne est fermement en faveur de ce qui suit :
- l'individualisme absolu ;
- le mouvement LGBT* et la politique du genre ;
- le cosmopolitisme ;
- la culture de l'annulation (Cancel culture) ;
- le posthumanisme ;
- l'immigration sans restriction ;
- la destruction de toutes les formes d'identité ;
- la théorie critique de la race (selon laquelle les peuples anciennement opprimés ont tous les droits d'opprimer à leur tour leurs anciens oppresseurs) ;
- la philosophie relativiste et nihiliste du postmodernisme.
L'Occident censure impitoyablement sa propre histoire, interdit des livres et banni des œuvres d'art, et le Congrès américain s'apprête à supprimer des passages entiers de l'Écriture qui offenseraient certains groupes de personnes pour des raisons ethniques et religieuses. En outre, le développement des technologies numériques et des réseaux neuronaux a mis à l'ordre du jour le transfert de l'initiative de diriger le monde de l'humanité à l'intelligence artificielle - et un certain nombre d'auteurs occidentaux en font déjà l'éloge comme d'un succès incroyable et d'un moment de singularité attendu depuis longtemps.
Face à tout cela, la Russie de Poutine s'oppose explicitement à un ensemble de valeurs très différentes, dont beaucoup sont inscrites dans le décret n° 809 du 9 novembre 2022. La Russie défend fermement:
- l'identité collective contre l'individualisme ;
- le patriotisme contre le cosmopolitisme ;
- la famille saine contre la légalisation des perversions ;
- la religion contre le nihilisme, le matérialisme et le relativisme ;
- l'être humain contre les expériences posthumanistes ;
- l'identité organique contre son érosion;
- la vérité historique contre la culture de l'annulation (Cancel culture).
Il y a deux orientations opposées, plus encore, deux idéologies antagonistes, deux systèmes de vision du monde. La Russie choisit la tradition - l'Occident, au contraire, tout ce qui est non-traditionnel et même anti-traditionnel.
Cela fait du conflit en Ukraine, où ces deux civilisations se sont affrontées dans une bataille féroce et décisive, quelque chose de bien plus qu'un simple conflit d'intérêts. Ce conflit est bien là, assurément, mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est que deux modèles d'évolution de l'humanité se sont affrontés: la voie libérale, mondialiste et anti-traditionnelle de l'Occident moderne ou la voie alternative, multipolaire et polycentrique, qui préserve les traditions et les valeurs traditionnelles, pour laquelle la Russie se bat.
Il est temps de noter que le monde multipolaire, auquel la Russie a proclamé sa loyauté au cours de la phase précédente du règne de Poutine, n'a de sens que si nous reconnaissons que chaque pôle, chaque civilisation (aujourd'hui clairement représentée dans les BRICS) a droit à sa propre identité, à sa propre tradition, à son propre système de valeurs. La multipolarité prend tout son sens et sa justification si l'on part de la pluralité des cultures existantes et que l'on reconnaît leur droit à préserver leur identité et à se développer sur la base de principes internes. Cela signifie que les pôles du monde multipolaire, contrairement au modèle unipolaire mondialiste, où les valeurs occidentales dominent par défaut en tant que valeurs universelles, suivent plus ou moins la voie tracée par la Russie, mais uniquement en protégeant leurs valeurs traditionnelles, qui sont différentes à chaque fois.
Nous le voyons clairement dans la Chine moderne. Non seulement elle rejette le mondialisme, le libéralisme et le capitalisme mondial comme des dogmes néfastes, tout en conservant de nombreuses caractéristiques du mode de vie socialiste, mais elle se tourne de plus en plus vers les valeurs éternelles de la culture chinoise, faisant revivre d'une nouvelle manière l'éthique politique et sociale de Confucius, qui a inspiré et ordonné la société chinoise pendant plusieurs millénaires. Ce n'est pas un hasard si l'une des principales théories des relations internationales dans la Chine moderne est l'idée ancienne de Tianxia, où la Chine est considérée comme le centre du système mondial, avec toutes les autres nations entourant l'Empire céleste à la périphérie. La Chine est son propre centre absolu, ouvert au monde, mais gardant strictement sa souveraineté, son unicité et son identité.
L'Inde moderne (Bharat) évolue dans la même direction, en particulier sous le règne de Narendra Modi. Là encore, elle est dominée par une identité profonde, l'Hindutva, qui fait revivre les fondements de la culture, de la religion, de la philosophie et de l'ordre social védiques anciens.
Le monde islamique rejette encore plus catégoriquement le système de valeurs de l'Occident collectif, qui n'est pas du tout compatible avec les lois, les règles et les attitudes islamiques. Dans ce cas, l'accent est mis sur la tradition.
Les peuples d'Afrique évoluent dans la même direction en entamant un nouveau cycle de décolonisation - cette fois-ci de la conscience, de la culture et de la façon de penser. De plus en plus de penseurs, d'hommes politiques et de personnalités africaines se tournent vers les racines de leurs cultures autochtones.
L'Amérique latine, elle aussi, découvre peu à peu ces nouveaux horizons du traditionalisme, de la religion et des racines culturelles, entrant de plus en plus en conflit direct avec les politiques des États-Unis et de l'Occident collectif. Et la spécificité de l'Amérique latine est que, pendant longtemps, la lutte anticoloniale a été principalement menée sous des slogans de gauche. Aujourd'hui, la situation est en train de changer : la gauche découvre les origines traditionnelles et conservatrices de sa lutte (par exemple, dans la « théologie de la libération » dominée par les catholiques) et un front anticolonial conservateur se développe (par exemple, la « théologie des peuples »).
Mais jusqu'à présent, aucune des civilisations orientées vers la multipolarité et préférant la tradition n'est entrée en conflit armé direct avec l'Occident, à l'exception de la Russie. Beaucoup hésitent, attendant le dénouement de cette confrontation dramatique. Et bien que la majorité de l'humanité rejette potentiellement l'hégémonie de l'Occident et ses systèmes de valeurs, personne, à part nous, n'est prêt à entrer en conflit direct avec lui.
Cela donne à la Russie une chance unique de prendre la tête du virage conservateur mondial. Le moment est venu de déclarer directement que la Russie est en guerre contre la prétention de la civilisation occidentale à l'universalité de ses valeurs et qu'elle défend entièrement la tradition, à la fois la sienne (le folklore russe, le pouvoir orthodoxe) et celle de tous les autres. Après tout, dans le cas du triomphe du mondialisme et de la préservation de l'hégémonie occidentale, ils sont également menacés d'une destruction imminente.
Toutes les civilisations du monde sont conservatrices, c'est en cela que réside leur identité. Et elles en sont de plus en plus conscientes. Seul l'Occident postmoderne a décidé de rompre radicalement avec ses racines chrétiennes classiques et a commencé à construire une culture de la dégénérescence, de la perversion, de la pathologie et du remplacement technique des personnes par des technorganes posthumains (de l'IA aux cyborgs, en passant par les chimères et les produits du génie génétique). Et en Occident même, une partie importante de la société rejette cette voie et s'oppose de plus en plus à l'orientation des élites libérales postmodernes au pouvoir vers l'abolition finale de l'identité culturelle et historique des sociétés occidentales elles-mêmes.
Dans son nouveau mandat de président, il serait tout à fait logique que Poutine proclame la défense de la tradition - en Russie et dans le monde entier, y compris en Occident - comme sa principale mission idéologique. Vladimir Poutine est déjà le plus grand leader aux yeux de toute l'humanité, jouant ce rôle, résistant héroïquement à l'hégémonie occidentale. Il est grand temps d'annoncer la mission mondiale de la Russie pour protéger les civilisations et leurs valeurs traditionnelles. Cessez de jouer le jeu de l'Occident et d'utiliser ses stratégies, ses termes, ses protocoles et ses critères. La souveraineté civilisationnelle consiste en ce que chaque nation a le plein droit d'accepter et de rejeter toute directive extérieure, de se développer à sa manière, indépendamment du fait que quelqu'un de l'extérieur puisse en être mécontent.
Ainsi, récemment, le 7 mai, le journal britannique Mirror a déclaré que neuf mots du discours d'investiture du président Poutine constituaient « une terrible menace pour l'Occident ». Ces mots étaient les suivants : « La Russie elle-même, et elle seule, déterminera son propre destin ». En d'autres termes, toute allusion à la souveraineté est perçue par l'Occident comme une déclaration de guerre à son encontre. La Russie l'a fait et est prête à soutenir quiconque défendra sa souveraineté avec autant de force qu'elle.
Bien sûr, chaque civilisation a ses propres valeurs traditionnelles. Mais aujourd'hui, elles sont toutes attaquées par une civilisation agressive, intolérante, trompeuse et pervertie, qui mène une guerre sans merci contre toute tradition - contre la tradition en tant que telle. Dans une telle situation, la Russie de Poutine peut ouvertement se déclarer porteuse d'une mission inverse : devenir le défenseur de la tradition et de la norme, de la continuité et de l'identité.
Auparavant, au 20ème siècle, l'influence de la Russie dans le monde reposait principalement sur le mouvement de gauche. Mais aujourd'hui, ce mouvement s'est progressivement effacé, soit absorbé par le libéralisme, soit épuisé par lui-même (à quelques exceptions près, et le plus souvent en alliance avec des tendances conservatrices anticoloniales). Il faut désormais parier sur les conservateurs, partisans de l'identité civilisationnelle. C'est ainsi qu'est né un nouveau slogan : traditionalistes de tous les pays, unissez-vous !
Et nous ne devrions pas être gênés, honteux ou le cacher. Plus nous nous engagerons avec confiance dans cette voie, plus notre influence dans le monde augmentera rapidement et sûrement. Si nous avons choisi de nous concentrer sur la multipolarité, nous devons être cohérents.
Tout le monde voit déjà en Poutine le personnage clé du renouveau conservateur. Il est temps de le proclamer ouvertement. Les critiques de l'Occident ne peuvent en aucun cas être évitées, mais les facteurs décisifs dans les relations avec l'Occident sont désormais différents. Et nos alliés - actuels et potentiels - commenceront à soutenir la Russie avec une vigueur renouvelée. Après tout, nos buts et objectifs de grande envergure leur apparaîtront désormais clairement. Ils nous feront confiance et commenceront à construire avec nous un monde juste et équilibré dans l'intérêt de l'humanité tout entière, sans méfiance ni hésitation.
* Organisation extrémiste interdite en Russie.
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vendredi, 17 mai 2024
Alexandre Douguine: "Nous avons perdu l'Occident, mais nous avons découvert « le reste »"
Nous avons perdu l'Occident, mais nous avons découvert « le reste »
Alexandre Douguine
Source: https://www.globaltimes.cn/page/202405/1312443.shtml?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR0ffx0OreGKYPtut4jBPJH9zSlaJYX0UyMRC0Kr-x6nLa4vD0WyShqLZTU_aem_AatyfKceoirUhiqHOGccOdhAQiRfdnWrL5iGVH3JHREB1-xH5dDb4moZEve_jQMF31w9-KD0i2NSQhoxaay5OBn5
Note de l'éditeur :
Le philosophe et analyste politique russe Alexandre Douguine, que certains médias occidentaux appellent le « cerveau de Poutine », est l'un des universitaires les plus controversés de Russie. Il a rejoint les plateformes de médias sociaux chinoises telles que Sina Weibo et Bilibili, afin d'approfondir la communication avec les internautes et les universitaires chinois.
Avant l'annonce de la visite d'État du président russe Vladimir Poutine en Chine, le journaliste du Global Times (GT) Yang Sheng a eu un entretien exclusif avec Douguine à Moscou, où il a fait part de son point de vue sur les relations entre la Chine et la Russie et répondu à certains commentaires acerbes et critiques formulés par des net-citoyens chinois sur ses opinions.
Certaines questions et réponses ont été éditées pour des raisons de concision et de clarté.
GT : Comment prévoyez-vous l'issue de la visite d'État du président Poutine en Chine et l'avenir des relations entre la Chine et la Russie ?
Douguine : En diplomatie, beaucoup de choses ont une signification symbolique. C'est la première visite à l'étranger de Poutine après sa réélection et son investiture. Cette visite n'est cependant pas unique. Il y a quelque chose de plus derrière - la volonté de créer un monde multipolaire.
La Chine ne fait pas seulement partie du système capitaliste, libéral, économique et politique occidental, mais aussi, et d'une certaine manière, elle en est déjà sortie. La Chine y participe, elle y est liée, mais c'est un pôle totalement indépendant, un État souverain et civilisationnel. Il ne fait donc aucun doute que la Chine représente un pôle souverain et un pilier de l'ordre mondial multipolaire.
L'autre pilier est la Russie. Lorsque ces deux piliers d'un monde multipolaire se rencontrent et communiquent, c'est pour montrer la volonté de continuer à construire cette multipolarité avec les deux instances les plus importantes. Le monde d'aujourd'hui n'est plus unipolaire, l'hégémonie de la puissance occidentale est terminée.
Grâce à cette communication et à cette coopération entre deux pôles ou deux piliers (la Chine et la Russie), d'autres pays et régions veulent également rejoindre le « club multipolaire », comme l'Inde, le monde islamique, l'Afrique et l'Amérique latine.
Cela ne signifie pas que nous construisons ou bâtissons une alliance contre quelqu'un. Si l'Occident accepte la multipolarité, il peut participer à la construction de ce monde multipolaire. Mais si l'Occident continue à s'opposer à l'émergence de cette multipolarité, nous serons obligés de lutter contre cette tentative, non pas contre l'Occident, mais contre l'hégémonie en tant que telle.
Nous avons déjà vu à maintes reprises que lorsque l'Occident déclare qu'il poursuit quelque chose, il présume qu'il existe un « ordre mondial fondé sur des règles ». Mais lorsqu'il y a contradiction entre ces "règles" et leurs intérêts, ils changent tout simplement de position.
Ils ont invité la Chine à entrer dans le marché mondial ouvert, mais lorsque la Chine a commencé à prendre de l'avance, certains pays occidentaux ont commencé à imposer des mesures protectionnistes contre la Chine. Ils changent les règles pour servir leurs propres intérêts, parce que ce sont « leurs règles ».
Ensemble, nous voulons nous défendre contre toute tentative de détruire cette multipolarité ou de maintenir l'hégémonie d'une puissance quelconque dans le monde.
GT : Comment la Russie pourrait-elle surmonter toutes les difficultés et tous les défis auxquels elle a été confrontée au cours des deux dernières années, depuis l'éclatement de la crise ukrainienne en 2022 ? Une série de sanctions a été lancée par le monde occidental contre la Russie, mais l'année dernière nous avons vu que selon les données publiées par le gouvernement russe, l'économie russe a réalisé une croissance du PIB d'environ 3,6% en 2023.
Douguine : Pour répondre à votre question, nous devons étudier les différentes versions du processus de participation et de mondialisation. Vous, les Chinois, avez une expérience très particulière en la matière. Vous êtes entrés dans la mondialisation en tant que pays plus ou moins retardé dans son développement. Pendant et après les réformes, vous avez réussi à utiliser la participation à la mondialisation en votre faveur. Vous en avez tiré tous les avantages et vous avez sauvé et renforcé la souveraineté et le pouvoir du Parti communiste chinois (PCC). Ces éléments ont garanti à votre pays une certaine stabilité.
L'expérience russe de la participation à la mondialisation a été tout à fait différente. Tout d'abord, nous avons perdu l'ordre (stabilisateur). Nous avons perdu notre système de cohésion géopolitique, y compris notre contrôle sur l'Europe de l'Est. Nous avons perdu les pays du Pacte de Varsovie et les avons cédés à l'OTAN. Nous avons accepté les valeurs occidentales, les systèmes occidentaux, le type de constitution occidentale, et nous avons perdu tous les atouts de l'Union soviétique.
Nous avons également perdu nos industries, notre économie et notre système financier. Nous avons tout perdu dans les années 1990. Il s'agit donc de deux expériences différentes du processus de mondialisation. La Chine a adopté un meilleur style et a réalisé une croissance rapide tout en préservant son indépendance et sa souveraineté. Aujourd'hui, la sagesse de Deng Xiaoping et du PCC, au cours de toutes ces décennies, se manifeste clairement.
Lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, il a commencé à restaurer la souveraineté de la Russie étape par étape. La souveraineté a été placée au centre de sa politique. Et lorsque nous avons été coupés de l'économie occidentale mondialiste, nous n'avons rien perdu. Mais nous avons gagné parce que nous avons été obligés de suivre notre propre volonté, même si cela peut nous faire perdre certains intérêts. En même temps, nous n'avons pas été isolés et nous avons redécouvert que nous n'étions pas seuls dans ce monde.
Nous avons de nombreux partenaires, comme la Chine, le monde islamique, l'Inde, etc. Nous avons également découvert qui est prêt à coopérer avec nous. Nous avons découvert que de plus en plus de pays sont intéressés par un partenariat économique avec la Russie. Nous avons découvert les autres remplaçants de l'Occident, comme les pays d'Afrique et d'Amérique latine ; nous avons donc perdu l'Occident, mais nous avons découvert « le reste ».
GT : Vous avez récemment ouvert des comptes personnels sur certaines plateformes de médias sociaux chinoises telles que Sina Weibo et Bilibili. De nombreux internautes chinois vous suivent pour savoir ce que vous allez dire au public chinois. Pourquoi avez-vous fait cela et lisez-vous les commentaires des internautes chinois ?
Douguine : Tout d'abord, j'ai un grand respect pour la Chine moderne et les traditions chinoises. J'ai écrit un livre intitulé « Le dragon jaune », entièrement consacré à la civilisation chinoise, des origines à nos jours. Aujourd'hui, je vois la gloire de l'esprit, de la culture et de la philosophie de la Chine. C'est le livre d'un amoureux et d'un admirateur de la Chine.
Aujourd'hui, je pense que nous devons développer davantage la base philosophique de l'amitié entre la Chine et la Russie. Les deux pays ne sont pas seulement des partenaires tactiques, mais un alignement entre deux grandes civilisations, et pour promouvoir cela, nous devons mieux nous comprendre.
Nos sociétés, nos cultures, nos civilisations et nos valeurs traditionnelles sont très différentes. Elles sont divergentes et, sur certains points, convergentes. Afin de promouvoir un dialogue à part entière entre deux civilisations, j'ai décidé d'ouvrir des comptes sur les médias sociaux en Chine et de parler au public chinois, d'ouvrir la discussion. Je ne fais qu'exprimer mon opinion sur ce qui se passe en Russie, sur ce qui se passe dans le monde, sur la façon dont les Russes perçoivent l'importance de la Chine et sur les principes qui devraient être à la base de nos relations futures.
J'ai commencé par un geste très amical et ouvert à la discussion. Mais après cela, une énorme vague de débats a émergé, et pour moi, c'est étonnant et stupéfiant. Je ne m'attendais pas à cela.
Certaines personnes ont commencé à utiliser des fragments de mes opinions antérieures, datant des années 1990, lorsque la Russie vivait dans des conditions totalement différentes. Avant Poutine, le pays était dirigé par « les traîtres à notre civilisation ». Je considérais [à l'époque] que la Chine entrait dans la mondialisation et qu'elle allait perdre sa souveraineté, et qu'elle allait trahir ses valeurs traditionnelles au profit du capitalisme mondial en trahissant ses idées socialistes et communistes.
GT : Dans les années 1990, vous pensiez donc que la Chine serait transformée par la mondialisation, voire qu'elle rejoindrait l'Occident pour devenir une menace pour la Russie. Mais après cela, vous avez changé d'avis parce que la Chine a également changé, et le changement de la Chine vous a surpris, parce que vous ne vous y attendiez pas, et ensuite vous êtes devenu amical envers la Chine et vous soutenez à nouveau l'amitié Chine-Russie. Est-ce exact ?
Douguine : Absolument ! Tout à fait ! Le fait que le changement ait eu lieu il y a environ 25 ans n'est pas nouveau.
Mes opinions ont changé parce que la Chine a changé, le monde a changé, la Russie a changé, la géopolitique a changé. Et il n'est pas correct d'utiliser mes opinions qui sont sorties de leur contexte pour m'attaquer.
J'ai finalement changé d'avis après avoir effectué des visites en Chine dans les années 2000. J'ai rencontré de nombreux intellectuels chinois et nous avons eu des discussions sérieuses et très fructueuses. Aujourd'hui, j'ai une opinion totalement différente, non seulement d'un point de vue théorique, mais aussi parce que je suis très impliqué dans le travail visant à améliorer la vie de la société universitaire chinoise. Plus je connais la Chine, plus je l'admire.
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jeudi, 18 avril 2024
Alexandre Douguine: "L'émergence de la multipolarité"
L'émergence de la multipolarité
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/zarozhdayushchayasya-mnogopolyarnost
Entretien d'Alexandre Douguine avec Eren Yeşilürt
Cet entretien d'Alexandre Douguine a été réalisé le 12 février et publié le 18 mars 2024 sous la houlette du journaliste turc Eren Yeşilürt, un soufi proche du traditionalisme et de la philosophie islamique. L'entretien est consacré aux problèmes de la multipolarité et du choc des civilisations. Matériel original : https://erenyesilyurt.com/index.php/2024/03/18/alexander-dugin-rus-ortodokslugu-baskaldiran-bir-guc-olarak-bati-hegemonyasina-karsi-ana-kaynaktir/
Eren Yesilürt : Cela fait longtemps que je pense à réaliser une série d'interviews sur le concept de "révolution conservatrice". Je voulais interviewer des personnes connues dans le monde comme des révolutionnaires conservateurs et rendre compte de leurs réflexions. J'ai voulu commencer par le nom d'Alexandre Douguine. Mon objectif était de comprendre comment le concept de révolution conservatrice a façonné la politique russe, plutôt que de propager et d'approuver les idées qu'il représente.
Q : Aux XIXe et XXe siècles, le concept d'Occident a pris une signification différente. Selon vous, que signifie la notion d'Occident aujourd'hui et a-t-elle un avenir ?
Je pense que le concept d'Occident est le concept d'une civilisation particulière, une civilisation occidentale qui prétendait et prétend toujours être universelle. Donc, le concept d'Occident, c'est le concept d'une sorte d'universalisme, qui est une projection de la culture de la partie occidentale de l'humanité, c'est-à-dire européenne, ouest-européenne et nord-américaine. Ainsi, l'Occident signifie civilisation, mais cette civilisation particulière a toujours prétendu être une civilisation unique, et tout le reste était considéré comme n'étant pas de la civilisation mais de la barbarie, de la sauvagerie... Ainsi, le mot "civilisation" était utilisé au singulier, et l'Occident s'identifiait et s'identifie toujours à l'humanité. Si l'humanité n'est pas assez occidentalisée, elle est sous-humaine. Auparavant, il s'agissait d'un sens purement racial et biologique, aujourd'hui il s'agit d'un sens économique ou culturel.
Tout ce qui coïncide, tout ce qui s'inscrit dans la culture, l'économie et le système politique de l'Occident libéral moderne est considéré comme moderne, progressiste et civilisé... Et tout ce qui ne s'inscrit pas dans ce cadre est considéré comme sous-développé ou comme relevants de "marchés émergents", etc.
Mais cette civilisation occidentale a évidemment ses étapes, ses phases, ses époques. Elle a commencé avec la civilisation chrétienne, catholique, après que le christianisme occidental a été divisé en deux parties, de sorte que les versions catholique et protestante de la civilisation occidentale ont émergé. Ensuite, le capitalisme et la laïcité se sont fondés principalement sur la laïcisation de la civilisation protestante d'Europe du Nord, comme l'a très bien montré Max Weber dans son célèbre ouvrage. Petit à petit, l'Occident a identifié sa culture au libéralisme, à la version anglo-saxonne du libéralisme mondialiste universel.
Donc, si on regarde toutes ces étapes de la civilisation occidentale, il y a quelque chose de commun et quelque chose de différent, parce que le développement de la civilisation occidentale est orienté vers l'absolutisation de l'individualisme. Le libéralisme avait autrefois un sens différent de celui qu'il a aujourd'hui.
Ainsi, le processus de maturation de la pensée libérale, du système libéral et de la civilisation libérale a connu différents moments. En commençant par la compréhension individualiste de la relation entre l'homme et Dieu dans le protestantisme, le premier protestantisme, après la destruction des domaines traditionnels, de l'empire, de la structure sociale du Moyen Âge, les a amenés à des États-nations, ce qui est devenu l'ordre mondial. L'étape suivante a été la destruction, la désintégration des États-nations, utilisés par la même tendance, la même tendance libérale, la tendance réaliste en faveur de la société civile. Et cette société civile a commencé à devenir une société mondiale plutôt qu'un État-nation. Ensuite, il y a eu la victoire de sa version socialiste de la modernité ou la victoire du communisme, du communisme soviétique.
Cette tendance libérale a atteint un point de libération de l'individualité par rapport à l'identité de genre, connu sous le nom de politique de genre. Lorsque le genre et le sexe sont devenus facultatifs, c'est l'étape suivante de la civilisation. Et maintenant, nous sommes au seuil de la dernière étape où cette civilisation libérale mettra fin à l'humanité, parce que l'être humain est une identité collective. Nous approchons de la dernière étape de cette civilisation occidentale. Il y a donc quelque chose en commun : la civilisation occidentale a un universalisme ethnocentrique qui prétend être une civilisation unique et un critère pour tout type de civilisation. C'est aussi le racisme culturel de l'Occident.....
Maintenant que l'Occident s'est identifié au libéralisme, au libéralisme anglo-saxon, nous avons une civilisation mondialiste, une civilisation occidentale qui s'est mondialisée, avec un nouveau programme de destruction des familles traditionnelles et des relations traditionnelles entre les genres, entre les sexes. Et maintenant, la dernière étape est la perte de l'identité humaine. Ainsi, à chaque étape de son développement, l'Occident a signifié différentes choses, mais cela a été son noyau, et nous savons très bien ce que l'Occident appelle lui-même : c'est le progrès, l'idée d'une augmentation progressive des libertés individuelles et l'idéologie des droits de l'homme, le développement progressif, la modernité et la postmodernité.
Mais nous pouvons aussi l'envisager sous un autre angle, celui d'une société traditionnelle. Toute religion traditionnelle définirait immédiatement la civilisation occidentale des derniers siècles comme l'Antéchrist, une civilisation antichrétienne, le royaume de l'Antéchrist... comme Dajjala dans la perspective islamique, comme Kali Yuga dans la perspective hindoue, ou comme une grande maladie aux yeux de la culture chinoise, parce que la culture chinoise est basée sur l'équilibre, et la civilisation occidentale, depuis le tout début, est quelque chose de totalement déséquilibré, un schisme paranoïaque sans aucune harmonie, tellement conflictuel par nature. Ainsi, tout d'abord, nous devons comprendre que l'Occident n'est qu'une des civilisations qui peut poser ses limites, mais nous devons également tenir compte des différentes époques, des différents stades de civilisation, où la notion même d'Occident a changé au fil du temps sur le plan culturel, politique, social, intellectuel, philosophique et ainsi de suite. Il y a donc des différences et une unité.
Il faut donc avant tout redéfinir l'Occident et le replacer dans le cadre des autres civilisations, et nous devons lutter non pas contre l'Occident en tant que tel, mais avant tout contre sa prétention à être quelque chose d'universel, parce qu'il n'est pas universel. Il y a autour de lui des cultures et des civilisations différentes. Et la lutte... cette lutte s'appelle la multipolarité contre l'unipolarité. Mais pour comprendre cela, il faut d'abord comprendre la nature de l'Occident.
Question : La Russie dispose-t-elle aujourd'hui d'une éthique capable de s'opposer à l'Occident et au "capitalisme satanique" ? D'où peut venir aujourd'hui la proposition éthique et idéologique la plus forte contre l'hégémonie mondiale de l'Occident ? Pour nous (musulmans), l'orthodoxie fait partie de la civilisation occidentale. L'orthodoxie russe peut-elle devenir une force contre-hégémonique en dehors du monde islamique ?
Tout d'abord, nous devons comprendre, comme je l'ai déjà expliqué dans ma réponse à la première question, ce qu'est l'Occident. Nous devons tenir compte, dans une perspective historique, du fait que l'Occident d'aujourd'hui est différent de ce que l'on entendait par Occident, de ce qui était l'Occident à l'origine. Il y a eu une scission entre l'orthodoxie orientale, le christianisme oriental et le christianisme occidental aux neuvième et dixième siècles, et même bien avant Charlemagne, de sorte qu'il y avait déjà une scission. Nous ne pouvons donc pas dire que la Russie fait partie de l'Occident, car l'Occident s'est divisé entre le christianisme oriental et le christianisme occidental. Dès le début de notre civilisation russe, nous, les héritiers de Byzance, avons hérité du christianisme oriental. Il est faux de considérer la Russie comme la voie de l'Occident, car la Russie était un christianisme oriental, différent à bien des égards du christianisme occidental. Ainsi, notre orthodoxie, le christianisme oriental, bien avant la modernité, considérait le christianisme occidental comme une chute pécheresse, une hérésie, une sorte de perversion satanique des enseignements du Christ. Nos différences éthiques avec l'Occident sont donc très, très anciennes, et pas seulement aujourd'hui. Le capitalisme n'est pas la continuation directe de la civilisation occidentale chrétienne, mais c'est un phénomène antichrétien au sein de la civilisation occidentale.
C'était un terme antichrétien, un visage antichrétien de la civilisation occidentale, et nous devons tenir compte du fait que la modernité était laïque, que le capitalisme était antireligieux dès le départ. Le capitalisme ne se fonde que sur la vie terrestre et néglige et rejette toute relation avec la vie éternelle. Ainsi, le capitalisme et le sécularisme ne reconnaissent pas les enseignements du Christ, ils sont antichrétiens au sein de la civilisation occidentale.
C'est pourquoi nous, Russes, chrétiens, aidons encore aujourd'hui la Russie à faire revivre l'éthique traditionnelle et à opérer un retour conservateur aux racines de notre propre civilisation eurasienne orthodoxe russe, et non à celles de la civilisation occidentale. Cette renaissance de l'éthique de notre identité a deux ou peut-être trois raisons, trois raisons principales de rejeter l'Occident. Tout d'abord, j'ai déjà mentionné la raison pour laquelle l'orthodoxie orientale, le christianisme oriental, est différent et opposé au christianisme occidental depuis le tout début. Toute notre histoire en tant qu'État et en tant que culture s'est construite sur cette différence entre nous et eux. Et c'est la raison pour laquelle de nombreuses batailles et guerres anti-occidentales ont eu lieu dans le passé, dans le passé russe. D'un point de vue éthique, nous disposons donc d'une base solide pour combattre l'Occident et rejeter la civilisation occidentale dès son stade chrétien. Ainsi, parce que nous étions des branches différentes, des branches conflictuelles du christianisme, on a supposé que le christianisme occidental était une hérésie, quelque chose qui n'était pas vraiment chrétien, et c'est la première chose. C'est la base éthique du rejet de tout ce qui est occidental.
Deuxièmement, en revenant à nos racines chrétiennes, nous rejetons radicalement la civilisation occidentale capitaliste, laïque et anti-chrétienne. Être chrétien ou être laïque, laïque, ces positions s'excluent mutuellement. Nous rejetons donc l'Occident en raison de sa nature antireligieuse, antichrétienne et antichrétienne.
Et troisièmement, notre base éthique est le rejet, le rejet des prétentions de la culture occidentale moderne, postmoderne, laïque, LGBT et transhumaniste à être universelle. Nous avons donc trois raisons et résonances éthiques de rejeter le capitalisme satanique occidental parce que, premièrement, y compris ses origines, il n'était pas orthodoxe, ce qui, à notre avis, est une erreur. Deuxièmement, il était basé sur un rejet du christianisme traditionnel, y compris des valeurs occidentales.
Troisièmement, telle qu'elle se présente aujourd'hui, la civilisation libérale mondiale occidentale LGBT représente le pur royaume de l'Antéchrist. Nous avons donc trois raisons de rejeter la civilisation occidentale, et il est donc totalement erroné de considérer les Russes comme des Occidentaux.
Vous, les musulmans, avez donc tout simplement tort, car vous considérez à tort que l'orthodoxie fait partie de la civilisation occidentale. J'ai expliqué pourquoi ce point de vue est totalement erroné. C'est pourquoi l'orthodoxie russe est une source majeure de pouvoir contre-hégémonique, et je pense que c'est la raison pour laquelle nous combattons l'hégémonie, l'hégémonie occidentale en Ukraine et ailleurs, et le monde islamique n'est pas prêt à aider votre frère musulman à Gaza. Le monde musulman, qui prétend être une puissance anti-occidentale, n'a rien pu faire contre elle....
Aujourd'hui, la véritable force, l'unique force qui lutte contre l'hégémonie américaine, contre le royaume de Dajjal et l'Antéchrist, c'est la Russie orthodoxe, la Russie chrétienne. C'est pourquoi il serait totalement erroné de l'identifier à une partie de la culture et de la civilisation occidentales. Nous sommes une civilisation différente et complètement distincte, qui fait partie du christianisme oriental depuis le tout début et qui est doublée d'une identité mongole et touranienne, qui n'a rien à voir avec l'Occident.
Q : Comment voyez-vous le paysage géopolitique du monde actuel ? Depuis l'effondrement de l'Union soviétique, certains affirment que le monde est passé de la bipolarité à l'unipolarité. Considérez-vous ce processus comme une transition douloureuse vers un monde multipolaire ?
Je pense que nous avons contribué à créer différents paysages mondiaux au cours des cent dernières années. Par exemple, dans la première moitié du XXe siècle, le monde était tripolaire et reposait sur trois idéologies. Il y avait le camp libéral, la Russie communiste et l'Europe fasciste. Il y avait donc, en quelque sorte, trois mondes polaires. Quelle est la souveraineté d'un État-nation autre que les grands États ? Je dirais l'Union anglo-saxonne, l'Allemagne et la Russie soviétique. Il y avait donc trois pôles.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un monde bipolaire a émergé avec deux pôles : le camp communiste et le camp capitaliste. Après l'effondrement de l'Union soviétique, il ne restait plus qu'un monde unipolaire, un moment unipolaire qui a duré jusqu'à aujourd'hui. À certains égards, il existe toujours, car la puissance accumulée par l'Occident est supérieure à celle de son éventuel adversaire virtuel. Néanmoins, nous assistons aujourd'hui à l'affirmation de nouveaux pôles dans le processus de formation d'une alliance contre-hégémonique. Ce n'est pas très clairement et précisément défini, mais c'est l'émergence de la multipolarité.
Nous pouvons observer cette multipolarité émergente avec deux pôles presque entièrement établis. La Russie lutte contre l'unipolarité, car la lutte en Ukraine est une lutte de la multipolarité contre l'unipolarité. La Russie s'affirme donc comme un pôle, un pôle indépendant du monde multipolaire. Nous constatons que la Chine est entrée en conflit principalement dans la sphère économique avec l'hégémonie économique de l'Occident, qui est un pôle très significatif et très réel. Nous avons une nouvelle version d'un monde tripolaire, mais nous avons aussi l'Inde. L'Inde est désormais le quatrième pôle, presque parfait, presque complet, mais qui affirme de plus en plus son indépendance. Nous avons potentiellement, virtuellement un pôle islamique, mais à moins que l'Islam ne puisse surmonter son hostilité et ses contradictions internes, cette qualité du nouveau pôle pourrait être suspendue. Nous voyons clairement, comme je l'ai dit, qu'il existe dans le monde islamique un pôle chiite radicalement opposé à l'hégémonie mondiale. Et il y a de nombreux problèmes avec le reste du monde islamique. Mais certaines tendances permettent d'espérer que le monde islamique émerge enfin en tant que pôle indépendant dans le contexte de la multipolarité.
Les BRICS, par exemple, peuvent être considérés comme la structure de la multipolarité future. Le fait que non seulement l'Iran, mais aussi les pays sunnites que sont l'Arabie saoudite, les Émirats et l'Égypte aient rejoint les BRICS à Johannesburg est un très bon signe. Mais vous êtes maintenant invités à vous battre pour ces ambitions et la plupart des pays sunnites préfèrent rester en quelque sorte neutres. Je pense que c'est une grande déception pour les vrais musulmans dans le monde, où il y a un moment, un moment pour défendre leur souveraineté, leur dignité religieuse et idéologique. Vous n'êtes pas présents sur le champ de bataille, et je pense que c'est très triste, parce que ce qu'Israël et l'Occident font à Gaza est un véritable crime et un génocide, et vous le regardez sans passion et sans réaction. La polémicité de l'islam, malgré sa revendication religieuse idéologique, est donc désormais discutable. Elle n'est donc pas certifiée, elle n'est pas étayée par des faits.
L'Afrique essaie aussi de devenir un pôle, et l'Afrique du Sud et l'Éthiopie sont les deux pays BRICS, et l'Afrique de l'Ouest autour du Mali, du Niger, du Burkina Faso, du Gabon, de la République centrafricaine... Ils essaient de construire leur pôle africain indépendant, et c'est une très, très bonne initiative, mais la formation de ce pôle panafricain n'en est qu'à la première étape, au tout début. Il y a aussi l'Amérique latine, un autre pôle suivant. Le Brésil est présent dans les BRICS.
Nous avons donc une sorte de multipolarité naissante dans laquelle certains des pôles - la Russie et la Chine - sont totalement achevés. D'autres le sont à moitié ou presque, comme l'Inde. Le pôle islamique est en cours de formation, tout comme l'Afrique et l'Amérique latine. Il s'agit de la transition vers un monde multipolaire, mais pour y arriver, il faut gagner. Nous ne pouvons pas nous contenter d'attendre que le monde multipolaire arrive, nous devons nous battre pour lui. Sinon, il ne viendra pas. Si vous n'êtes pas le monde musulman, si vous n'êtes pas suffisamment unis, vous ne pouvez pas et ne pourrez pas vaincre la coalition occidentale. Je pense donc que le statut de pôle sera suspendu pour l'Islam. Mais ce processus est inévitable, c'est un processus de guerre.
Q : Nous avons vu l'attitude de l'Occident à l'égard de l'occupation israélienne de la Palestine. Le monde est-il entraîné dans un "choc des civilisations" à la Huntington ? Pensez-vous que cette thèse soit toujours d'actualité ?
Oui, bien sûr. L'occupation israélienne de la Palestine, c'est l'hégémonie de l'Occident. Il s'agit d'un choc des civilisations lorsqu'Israël, une civilisation ou une culture très spécifique, est utilisé dans la géopolitique occidentale et le mondialisme occidental principalement contre l'Islam. Nous présentons donc le choc des civilisations dans la bande de Gaza et au Moyen-Orient comme une guerre entre l'unipolarité, représentée par la civilisation occidentale, et la multipolarité. Mais cette fois, la civilisation islamique est mise à l'épreuve. Elle doit prouver qu'elle est une civilisation, un pôle capable de maintenir son unité, son indépendance et sa souveraineté.
Je pense donc que nous avons un autre front de choc des civilisations en Ukraine, avec la Russie qui lutte désespérément contre l'Occident. J'ai souligné à plusieurs reprises dans cet entretien l'importance d'inclure d'autres pays islamiques dans la lutte pour relever le défi, car il est impossible d'affirmer le statut de la civilisation dans les circonstances actuelles sans vaincre la partie agressive.
Cette fois-ci, la partie agressive est l'Occident, qui attaque directement les civilisations islamiques et tue des musulmans simplement parce qu'ils sont musulmans. Je pense qu'il est temps de réagir. Le choc des civilisations est donc la bonne thèse. Sans elle, nous ne pourrions pas rêver de multipolarité. Nous devons dépasser cela. Nous devons passer par cette épreuve, ce test, pour créer un meilleur ordre mondial, plus juste, plus équilibré et plus harmonieux. Mais sans une victoire commune sur l'hégémonie, c'est impensable.
Traduit du turc et de l'anglais par Maxim Medovarov
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mardi, 02 avril 2024
Alexandre Douguine: Construire l'ère nouvelle
Construire l'ère nouvelle
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/adostroitelstvo-novogo-vremeni
Aujourd'hui, plusieurs plans qui, jusqu'à récemment, étaient indépendants, se rejoignent :
- La religion, la théologie et surtout l'eschatologie, qui semblaient avoir été bannies à la périphérie depuis longtemps, mais qui pénètrent à nouveau tout, jusqu'à la vie de tous les jours.
- La géopolitique, où se jouent des types d'ordre mondial fondamentalement incomparables.
- Les idéologies politiques qui se ré-agencent et donnent naissance à des hybrides interdits (le nazisme-libéralisme, par exemple).
- Les processus philosophiques, où le déclin extrême contraste avec la finalisation d'intuitions absolues.
- Le déglaçage des cultures qui se figent dans une extrême vélocité et se fondent dans l'immuabilité.
Toutes les strates se croisent de manière exotique et excentrique, formant des nœuds sémantiques dont le nombre de dimensions est difficile à définir. Tout cela s'effondre dans la guerre et la bacchanale de la technologie, bien que la guerre elle-même soit une métaphysique profonde qui exige une nouvelle pensée, et que la technologie soit un phénomène non moins métaphysique. Tout cela est extrêmement intense et en aucun cas superficiel, non linéaire et à la limite du chaos et de la complexité. Les méthodes conventionnelles ne suffisent pas à démêler un tel enchevêtrement sémantique.
De plus, le conventionnel est aujourd'hui miné par une suspicion systématique. Toute tentative de construction d'un modèle bute sur des sous-entendus accumulés ou de simples erreurs du passé. Dès lors que l'on remet en cause une théorie naïve (voire carrément fausse) du progrès, on perd confiance dans ce qui est venu après par rapport à ce qui est venu avant. Si une erreur s'est glissée au début, un monstre naîtra à la fin.
Quand les choses ont-elles mal tourné ? L'ère des explorations. En dépassant la frontière interdite des colonnes d'Hercule, l'Europe occidentale a commis un acte de transgression irréversible. C'était fatal. La place de l'Atlantide est au fond.
La seule explication généralisable qui couvrirait d'un seul coup tout le territoire des problèmes insolubles est la conclusion qu'il y a cinq cents ans, l'Europe occidentale a commencé à devenir systématiquement folle. Elle est devenue folle, elle a commencé à devenir folle, elle deviendra complètement folle à un moment ou à un autre. Cinq anomalies ont convergé de cette manière.
- L'athéisme et le matérialisme de l'image scientifique du monde, basés sur le nominalisme et l'idéologie protestante pathologique. Déjà à l'époque, on pouvait conclure que l'Occident entrait dans le régime de l'Antéchrist et que tout ce qui était occidental et moderne en était irrémédiablement marqué.
- Le faux empire britannique est le début d'un atlantisme hypertrophié. Les Anglo-Saxons incarnent le Léviathan biblique. Dès le 20ème siècle, le relais a été pris par les États-Unis, mais la domination de la civilisation de la mer est d'origine et d'essence anglaises.
- Le Moyen Âge et son idéologie indo-européenne trifonctionnelle, le catholicisme et l'Empire ont été rejetés et ridiculisés, au profit d'un capitalisme complètement pathologique à tous égards. Sur le plan idéologique, il s'est ensuite transformé en libéralisme (la principale forme de dégénérescence mentale), en nationalisme et en une version renversée qui reconnaît les attitudes de base - le socialisme. Tout mouvement idéologique dans le système du capitalisme est voué au mimétisme et à l'effondrement. Le capitalisme est absolument totalitaire. Comme l'a montré Deleuze, le capitalisme culmine dans la schizophrénie.
- La philosophie du New Age s'est divisée (sans crier gare) en une continuation excentrique de la tradition classique et en perversions destructrices solidaires du matérialisme et de l'externalisme de la science. Il en est résulté une confusion systématique, un glissement sémantique des interprétations. La pensée se débattait comme une biche, passant parfois à travers les mailles du filet. Mais personne ne savait vraiment où était la percée et où était l'agonie, et souvent tout semblait strictement à l'envers.
- La culture a commencé à passer à la civilisation (selon Spengler), se refroidissant, mais non sans excès - de temps en temps, un génie imprévisible voyait l'essence de l'obscurité épaissie et la pénétrait avec une aiguille brillante. Dans l'ensemble, la culture glissait délibérément vers l'enfer.
La Russie s'est soudain trouvée en guerre contre tout cela. Sans le vouloir, sans le comprendre, sans s'y préparer, sans le calculer. Une main invisible a mis la Russie dans la position où elle se trouve aujourd'hui. Et maintenant, contre toute attente, nous allons devoir - institutionnellement ! - répondre à tous les défis de la civilisation de l'Antéchrist.
Y compris le défi de la technologie. Tous les appareils électroniques dont l'Occident a équipé l'humanité se sont révélés être un piège : grâce à eux, un inconnu recueille des informations sur tout le monde afin de régner sans discernement.
Surtout, l'homme cache ses péchés. C'est ce qui intéresse Big Brother. Il les enregistre et les laisse entrer quand c'est nécessaire. La techno-dépendance est l'outil le plus parfait du diable et de sa civilisation. Et nous nous réjouissons de la numérisation - nous aidons le diable à se gouverner lui-même. Mais que sont les océans de péché sinon un champ de folie ?
Le cycle est presque achevé. Seul notre "Opération militaire spéciale", désespérée, s'y oppose. Comment voulez-vous l'interpréter ?
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lundi, 26 février 2024
Un vaccin contre la modernité
Un vaccin contre la modernité
Anastasia Korosteleva
Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/una-vacuna-contra-la-modernidad?fbclid=IwAR3PleFttkgGkgC6AaS2Ft9hD_2sWu0oy-nzf2lu2XRz1kD1yriuoBnFB14
Recension de la monographie Postphilosophie. Trois paradigmes dans l'histoire de la pensée par Aleksandr Douguine
"La sagesse, c'est de savoir que tout est un".
- Héraclite
"Qu'est-ce que le singe pour l'homme ? Une dérision ou une honte douloureuse. Et c'est justement ce que l'homme doit être pour le surhomme : une irritation ou une honte douloureuse".
- F. Nietzsche
Le livre Post-Philosophie. Trois paradigmes dans l'histoire de la pensée d'Aleksandr G. Douguine, récemment publié en 2020, est une réimpression d'un ouvrage plus ancien qui a vu le jour en 2009. Ce livre est une série de conférences importantes données par Aleksandr G. Douguine en 2005 à la Faculté de philosophie de l'Université d'État de Moscou où la méthode traditionaliste a été systématiquement exposée. Le livre Postphilosophie vise à fournir aux lecteurs, de manière exhaustive, les clés pour comprendre le processus philosophique dans une perspective historique. Pour ce faire, A. G. Douguine a recours au concept de paradigme en philosophie, en en identifiant au moins trois groupes ou catégories dans l'histoire de la pensée: le paradigme de la tradition (prémoderne), le paradigme de la modernité et le paradigme de la postmodernité. L'objectif de cette classification est de développer un discours cohérent qui permette de comprendre la diversité de l'ensemble du paysage philosophique. En rappelant la maxime d'Héraclite, qui sert d'épigraphe au livre, nous pouvons dire que Douguine utilise les paradigmes comme reflet du Logos. Héraclite voulait signifier que la véritable sagesse consistait à reconnaître l'unité fondamentale et l'interconnexion entre les différents systèmes philosophiques par le biais des catégories. Ainsi, Douguine, au lieu de considérer les processus philosophiques comme des réalités isolées et sans lien entre elles, encourage les lecteurs à rechercher l'unité sous-jacente dans toutes les formes de pensée.
Dans son livre Postphilosophie, A. G. Douguine tente d'examiner l'histoire des paradigmes de pensée, ovo usque ad mala, sous leurs aspects anthropologiques, ontologiques et épistémologiques, en essayant de mettre en lumière les "post-épiphanies" qui les ont engendrés, une sorte de post-anthropologie, de post-ontologie et de post-gnoséologie. Cela signifie que l'auteur examine les idées qui ont émergé après que les idées traditionalistes ont été critiquées et réinterprétées par la modernité, qui à son tour sera réinterprétée par la postmodernité. Douguine explore le développement et les transformations de ces paradigmes, en proposant une excursion critique des valeurs postmodernes et en citant ses figures de proue pour expliquer le phénomène. Ce faisant, il structure, analyse, synthétise, compare et généralise les idées postmodernes afin de démontrer qu'il s'agit d'un paradigme unifié. En expliquant comment sont les idées postmodernes, Douguine tente de créer un vaccin contre la modernité, un vaccin que nous pouvons trouver en analysant attentivement ces paradigmes. Chaque époque, culture et système de valeurs possède ses propres caractéristiques de ce qu'elle considère comme juste, constituant ainsi les normes d'un temps et d'un lieu particuliers. Chaque époque a ses propres valeurs et "chaque nation parle son propre langage quant au bien et au mal" (1) : par exemple, certaines formes de souffrance sont considérées comme naturelles à une époque, alors qu'à une autre, elles sont considérées comme des pathologies. L'ère de l'intersection et du changement de paradigme, c'est-à-dire le passage du pré-moderne au moderne, puis du moderne au post-moderne, a été une période douloureuse et perplexe dans l'histoire de l'humanité. Souvent, des générations entières ont été entraînées dans ce processus, perdant toute continuité, tout naturel et toute perfection.
Friedrich Nietzsche, "philosophe réfractaire à toute catégorisation", ayant affirmé le caractère nihiliste du monde moderne, a vécu bien avant les autres la catastrophe à venir, ce qui l'a empêché d'être compris par ses contemporains. Aujourd'hui, des milliers de personnes éprouvent le même sentiment que celui qu'il a dû supporter seul. Nous avons probablement un pied dans la postmodernité, mais la modernité continue d'influencer nos vies. Le point de transition où nous nous trouvons aujourd'hui nous permet de mieux comprendre les changements qui se produisent dans tous les domaines de notre vie et il est nécessaire d'étudier la dynamique et l'essence historique de la modernité.
Si nous considérons la modernité comme un processus de destruction délibérée de la systématicité et du holisme des époques précédentes, le processus de transition dans lequel nous nous trouvons peut être comparé au passage d'un ensemble organisé à un état de décomposition. La modernité a tenté de diviser, de détruire et de désintégrer tous les concepts et structures établis afin de créer un nouvel espace illimité dans lequel elle peut affirmer ses valeurs. Pour expliquer cela, Douguine utilise une métaphore où il parle de la fonte de la glace dans un étang qui se réchauffe: même s'il reste des morceaux de glace flottants, cela n'a pas d'importance, parce qu'en fin de compte la transformation a eu lieu. Au cours des périodes de transition, ces transformations n'ont pas eu lieu de manière définitive et c'est pourquoi nous assistons à ces processus. Nous pouvons dire que ces transformations ont eu lieu à la Renaissance "lorsque le paradigme traditionnel - créationniste et prémoderne - de la société européenne s'est effondré et que la transition vers le monde moderne a eu lieu" (3). Dans les Temps Nouveaux de la modernité, une transition similaire a eu lieu où la "bonne raison" cartésienne, avec son cogito ergo sum, et la "raison pure" kantienne ont été dépassées: "La raison pure correspond à des opérations mathématiques abstraites et ce n'est pas un hasard si c'est la pensée mathématique qui est devenue le paradigme épistémologique de la Modernité" (4). Cela signifie que la philosophie de la "raison pure" et le mécanicisme intrinsèque au rationalisme cartésien sont les fondements du paradigme de la Modernité. La philosophie en tant que discipline indépendante de la religion, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est apparue dans la modernité. Descartes et Locke sont les piliers qui ont façonné ce paradigme. Kant a remis en question l'existence du monde extérieur et, plus tard, Nietzsche a prédit la postmodernité avec la mort de Dieu. Les textes de Nietzsche, Jünger et Evola parlent des aspects héroïques de la modernité, y compris du traditionalisme, parce que ce dernier n'a pas complètement rompu avec la tradition. Cependant, la Modernité exclut toute possibilité de retour au traditionalisme, tandis que la postmodernité appelle à la création de rhizomes, de schizons, de sous-systèmes et de domaines de signes où l'on entre dans un monde où l'on ne consomme que des simulacres et des marques dans une post-réalité sans contenu.
Face à un tel vide spirituel où tous les paradigmes ont été brisés, la figure du sujet radical émerge. Ce processus de changement de paradigme devient intéressant pour nous dans la mesure où le sujet radical est séparé de tout environnement sacral, y compris de la composante anthropologique dans laquelle il existait à l'origine. A. G. Douguine écrit que, pendant l'âge d'or, le sujet radical était indéfinissable parce qu'il était présent partout en tant que "sujet spirituel" derrière lequel il se cachait. Le sujet radical était pratiquement identique à l'âge d'or et ne différait de ce paradigme que par une légère nuance. Après la fin du paradigme de la Tradition et le début du paradigme post-humain de la Modernité, le Sujet radical reste inchangé en tant qu'anima stante et non cadente, étant celui "qui voit le paradigme de l'autre côté" (5) et identique au "surhomme" de Nietzsche dans le contexte de l'effondrement de chaque paradigme. Le sujet radical n'est pas simplement un produit du paradigme actuel, il se trouve de l'autre côté des paradigmes et n'entre dans le schéma d'aucun d'entre eux, nous pourrions dire qu'il est une anomalie. Être indépendant de tous les paradigmes est une propriété fondamentale du sujet radical, de sorte qu'une fois les couvertures extérieures du sacré enlevées, le sujet radical est chargé de conduire les changements de paradigme afin de se révéler au monde après avoir été caché. C'est ainsi que la Postphilosophie de Douguine nous fournit une vaste boîte à outils pour tenter de comprendre la Modernité et nous fournit une "clé" pour comprendre la Postmodernité. C'est ce désir "transitoire" qui conduit les êtres humains à lancer une "flèche du désir" au-delà de tout paradigme, "de l'autre côté". Bien que la post-philosophie nie le paradigme de la modernité, elle ne postule pas un retour à la prémodernité. Il s'agit là d'un aspect essentiel de la postmodernité, car tous les autres aspects du phénomène découlent de cette affirmation et la seule façon de sortir de ce problème est la figure du sujet radical décrite par A. G. Douguine.
Notes :
1 - Ницше Ф., Сочинения в 2-х томах. Т. 2 - М. : Мысль, 1990. 829 с.
2, 3, 4, 5 - Дугин А. Г., Постфилософия. Les deux sont en train de s'entendre sur un projet de loi. - М. : Евразийское Движение, 2009. 744 с.
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lundi, 12 février 2024
Approche civilisationnelle
Approche civilisationnelle
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/civilizacionnyy-podhod?fbclid=IwAR2PKXcRp-oKPezM0NK4jFCcAPkIUbzIc8tUefUlgFmtR48OLT541yeA1M8
Pour affronter efficacement l'Occident dans la guerre des civilisations que la Russie mène déjà, il faut tenir compte de la hiérarchie des plans.
Le niveau le plus élevé est celui de l'identité :
- quelle est l'identité de l'ennemi (avec qui sommes-nous en guerre?);
- quelle est notre propre identité ;
- quelle est l'identité des autres acteurs civilisationnels?
Nous devons commencer par un tel cartographiage civilisationnel. Et dès ce niveau, nous rencontrons un problème: l'ennemi a pénétré si profondément dans notre propre civilisation qu'il a en partie détourné le contrôle des significations, des structures mentales pour déterminer qui est qui - non seulement de l'extérieur de la Russie, mais aussi de l'intérieur. Par conséquent, nous devons commencer par nettoyer le champ mental, procéder à la souverainisation de la conscience.
Voici le problème suivant: celui de l'approche dite civilisationnelle. L'ennemi a réussi à imposer aux sciences sociales et humaines russes que l'approche civilisationnelle (russe) est soit fausse, soit marginale, soit facultative. Mais il n'en est rien. Le rejet de l'approche civilisationnelle (spécifiquement russe) ne signifie automatiquement qu'une chose: l'acceptation totale de l'universalité du paradigme de la civilisation occidentale et le consentement au contrôle externe de la conscience de la société russe par ceux avec qui nous sommes en guerre.
En d'autres termes, quiconque remet en question l'approche civilisationnelle devient automatiquement un agent étranger - au sens propre du terme. Peu importe que ce soit intentionnel, stupide ou par inertie. Mais aujourd'hui, il en est ainsi et il n'y a pas d'autre solution. Seule une approche civilisationnelle nous permet de parler d'une conscience publique souveraine, et donc d'une science et d'une éducation souveraines.
C'est le dernier appel pour les sciences humaines russes : soit nous passons rapidement aux positions de l'approche civilisationnelle (Russie = civilisation souveraine), soit nous écrivons notre lettre de démission. Parfois, l'augmentation de la connaissance scientifique se fait par soustraction, et non par addition - si nous soustrayons le non-sens, les algorithmes toxiques, les stratégies épistémologiques subversives, en un mot, le virus libéral de l'occidentalisme.
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vendredi, 26 janvier 2024
Le péronisme selon Alexandre Douguine
Le péronisme selon Alexandre Douguine
Nicolas Mavrakis
Source: https://www.geopolitika.ru/es/article/peronismo-segun-aleksandr-dugin
"J'aime beaucoup votre pays, la culture argentine, la philosophie argentine, Carlos Astrada, la culture du gaucho, cette identité, cette identité profonde que l'on ressent en Argentine malgré la modernisation", c'est avec ces paroles que s'est présenté le Moscovite Alexandre Douguine, unique en son genre. C'était à l'École supérieure de guerre des forces armées, dans la ville de Buenos Aires, avant de prononcer une conférence sur la géopolitique. C'était en novembre 2017, mais "le penseur de la nouvelle Russie de Vladimir Poutine", comme il est connu dans les cercles intellectuels pour sa planification de la politique internationale de la Fédération de Russie, se rendait en Argentine depuis 2014. En fait, Douguine a été un visiteur régulier jusqu'en avril 2019, lorsqu'il a donné sur le sol argentin une autre série de conférences à l'occasion du 70ème anniversaire du Congrès national de philosophie de Mendoza de 1949, événement au cours duquel ont été présentés les fondements de la communauté organisée, le livre dans lequel nul autre que Juan Domingo Perón a exposé sa philosophie du gouvernement.
La célébration était opportune, car pour ce penseur russe de 62 ans, habile à exploiter l'étiquette de "philosophe le plus dangereux du monde", comme l'ont qualifié les médias européens, l'héritage péroniste a peut-être été, du moins jusqu'au début de l'invasion russe de l'Ukraine en Europe et de l'éclipse du péronisme en tant que force motrice en Argentine, l'un des éléments stratégiques insoupçonnés de l'histoire de l'Europe, l'un des alliés stratégiques insoupçonnés de la "cause russe" que Douguine lui-même a contribué à façonner en tant que conseiller du président de la Douma d'État russe entre 1998 et 2003, et en tant que directeur du département de sociologie des relations internationales à l'université d'État de Moscou entre 2009 et 2014. L'idée que ce philosophe et sociologue appelle la quatrième théorie politique est la plus proche des grandes aspirations de Vladimir Poutine à une influence mondiale : un dépassement des trois grandes théories politiques du 20ème siècle (libéralisme, communisme et nationalisme) qui, en raison de leurs interprétations erronées de l'individu, de la classe et de la nation, se sont révélées insuffisantes pour intégrer politiquement, culturellement et spirituellement une région continentale aussi vaste que l'Eurasie, zone sur laquelle la Russie cherche à construire un bloc d'opposition à la mondialisation libérale menée par les États-Unis.
À première vue, les points de contact entre le poutinisme russe et le péronisme argentin peuvent sembler inhabituels, voire farfelus. Mais c'est précisément contre cette perception que Douguine s'est efforcé d'expliquer que l'eurasisme, c'est-à-dire le modèle d'expansion continentale russe fondé sur les liens entre différentes sociétés traditionnelles basées en Europe de l'Est et en Asie mais ayant des intérêts stratégiques communs, peut dialoguer avec une alliance potentielle sur le continent latino-américain comme celle que Perón avait envisagée autrefois entre l'Argentine, le Brésil et le Chili. "C'est pourquoi je suis très heureux d'être avec l'Argentine, parce qu'en étant avec vous, je défends ma cause, la cause russe, la cause de la communauté organisée, de la justice et de l'identité", écrit Douguine dans Logos Argentino. Métaphysique de la Croix du Sud, son livre consacré à la compréhension de l'Argentine.
Le philosophe argentin Esteban Montenegro est l'un des lecteurs les plus attentifs de l'œuvre de Douguine, éditeur de ses conférences en Argentine et auteur de Pampa y Estepa. Peronismo y Cuarta Teoría Política, un livre qui oriente les idées de ce penseur russe (identifié à la steppe) vers un dialogue actif avec la philosophie argentine (identifiée à la pampa). La Quatrième théorie politique de Douguine a la vertu de ne pas donner d'indications mais plutôt d'ouvrir des questions et de nous inviter à repenser au-delà du "clivage" entre néolibéraux et progressistes, dans lequel il y a plus de continuité que de rupture", explique M. Montenegro. Ainsi, sur la base des projets de Douguine pour la Russie, il s'agit de renouveler les outils pour repenser l'Argentine. "Il faut une vision patriotique et souverainiste qui, liée au monde du travail et enracinée dans sa propre tradition, puisse défier la gauche et la droite hégémoniques", affirme M. Montenegro.
Dans ce scénario, l'héritage de Perón fonctionne comme une figure attrayante et unificatrice, aussi utile pour discuter de ce que les poutinistes russes considèrent comme une valeur stratégique dans la projection de leurs intérêts en Amérique latine que pour les péronistes argentins pour discuter de la reconstruction d'un péronisme moins relativiste et concessif lorsqu'il s'agit d'exercer le pouvoir. La tâche n'est pas simple et, comme le soulignent les deux parties, il faut éviter les dogmatismes de leurs passés respectifs. À tel point que, lors d'une de ses conférences à la Confédération générale du travail, Douguine a surpris ses auditeurs en déclarant que "Perón survit à sa mort parce qu'il a créé le péronisme, alors que le poutinisme n'existe pas". Ce qui existe pour le "réveil de la Russie", c'est l'eurasisme et la quatrième théorie politique, ainsi que la théorie du monde multipolaire et la géopolitique. Des concepts que, dans un esprit de provocation, ce penseur utilise pour diviser le monde en termes clairs : "Si vous êtes en faveur de l'hégémonie libérale mondiale, vous êtes l'ennemi".
Au cœur de l'expansion de la "nouvelle Russie de Poutine" se trouve l'hypothèse que la Russie est une civilisation distincte de l'Occident, une idée familière à ceux qui ont lu Limonov, ainsi que la biographie qu'Emmanuel Carrère a publiée en 2011 sur l'écrivain et homme politique russe Edouard Limonov. C'est d'ailleurs avec ce personnage exotique qu'Alexandre Douguine fonde en 1992 le Parti national bolchevique, dont la dissolution conflictuelle conduira le futur conseiller présidentiel à créer le Mouvement eurasien en 2001. Sous une forme ou une autre, le postulat de l'eurasisme est le même : s'appuyant sur les traces de l'échec de l'Union soviétique et sur les idées de philosophes tels que Martin Heidegger et Carl Schmitt, la Russie devrait aspirer à préserver, protéger et conduire, dans une perspective impériale, une identité commune parmi la diversité des pays, des ethnies, des communautés, des religions et même des Etats sous son influence en Europe de l'Est et en Asie. Dans un monde divisé en civilisations, la "civilisation terrestre eurasienne" dirigée par la Russie serait donc la meilleure option pour se défendre contre l'impérialisme de la "civilisation maritime atlantique" dirigée par les États-Unis et leurs alliés.
Le continentalisme de Juan Domingo Perón, en ce sens, doit être revendiqué comme "la voie ibéro-américaine" pour faire avancer cette civilisation de la terre, "parce que là où se trouvent les Ibères, les Portugais, les Espagnols et les Indiens qui sont entrés dans ce contexte créole, là se trouve la civilisation de la terre, de l'identité". Prêt à forger des alliances bien au-delà des frontières géographiques, Douguine affirme également que l'avenir de l'Amérique latine et de l'Argentine réside dans cette "lutte", dans ce "réveil de l'identité latino-américaine profonde", capable de réveiller les "logos ibéro-américains", comme Perón l'avait prévu en son temps. En attendant, pour comprendre comment la cause eurasienne fonctionne dans le grand chœur des conflits internationaux réels, il suffit de regarder la présence russe en Syrie, où le leadership militaire de Poutine se déploie sur les différences religieuses entre les factions belligérantes, ou la récupération désormais presque complète par les Russes des territoires en conflit militaire avec l'Ukraine et l'OTAN. Cette dernière est sans doute la bataille idéologique et géopolitique la plus importante dans la vie de Douguine, car elle lui a coûté, entre autres, la vie de sa fille, la philosophe Darya Douguina. Âgée d'à peine 29 ans, Darya Douguina a été assassinée en 2022 à l'extérieur de Moscou au moyen d'une bombe placée sous sa voiture. On ne sait toujours pas qui a fait cela, mais il s'agissait probablement d'un attentat contre Douguine lui-même, que l'on espérait assassiner dans la même voiture.
L'étape suivante après la revendication territoriale de l'eurasisme est un nouveau modèle idéologique pour organiser sa signification politique. Une fois de plus, la nouvelle Russie de Poutine et l'ancienne Argentine de Perón semblent avoir des points communs. "Le dialogue entre les deux traditions découle d'un besoin commun de trouver un modèle politique alternatif au communisme et au libéralisme", explique M. Montenegro. Dans son livre, Montenegro définit la quatrième théorie politique comme une alternative aux trois théories politiques classiques (libéralisme, communisme et nationalisme) sous un jour nouveau. Sinon, il ne reste que la soumission à la seule théorie politique triomphante : le libéralisme, qui, pour défendre l'"individu", conçoit l'être humain comme libéré de toute identité collective, "parce qu'elles sont toutes coercitives et violentes", expliquait Douguine lors d'une conférence à la Faculté des sciences sociales de l'Université de Buenos Aires en 2017. Pour le Russe, "si nous libérons le socialisme de ses traits matérialistes, athées et modernistes, et si nous rejetons les aspects racistes et xénophobes des doctrines nationalistes, nous arrivons à un nouveau type d'idéologie politique". Il s'agit bien sûr d'imaginer une nouvelle façon d'affronter le vieil ennemi triomphant.
Mais n'est-ce pas là la fameuse troisième position du péronisme qui, en pleine guerre froide, refusait d'être étiqueté capitaliste ou marxiste ? Loin de la considérer comme étrangère ou comme une simple répétition d'idées déjà connues, nous considérons qu'elle nous aide à sortir de l'oubli des choses qui restent cachées dans nos meilleures traditions", écrit Montenegro dans Pampa y Estepa. Le péronisme et la quatrième théorie politique: et s'il était possible d'actualiser la doctrine péroniste à la lumière d'une nouvelle époque ? Une quatrième théorie politique ibéro-américaine combinant les points de vue poutinistes et péronistes est-elle possible au 21ème siècle ? À ce stade, le débat péroniste semble encore obligé de résoudre diverses discussions internes concernant le vieux modèle d'"unité nationale" qui, sous prétexte de réconcilier le capital et le travail, tourne encore aujourd'hui autour de positions antagonistes telles que la "droite péroniste" et le "progressisme", avec leurs accusations croisées respectives de "fascisme" et de "communisme".
L'hypothèse de Douguine est que les pays qui ont une politique étrangère ferme sont ceux qui réaffirment le fait que leurs véritables frontières politiques, en réalité, s'étendent jusqu'à l'unité du peuple autour de leur tradition et la conscience stratégique de leurs dirigeants. C'est ce que Poutine tente de prouver en intervenant par le biais de la Syrie au Moyen-Orient et en redéfinissant les relations avec des pays comme la Turquie et l'Iran, ainsi qu'en avançant sur l'Ukraine pour sécuriser ses frontières face à l'OTAN et aux États-Unis. C'est également la base de la théorie du monde multipolaire, destinée à faire face au monde unipolaire du libéralisme dirigé par les États-Unis. Tout le travail de Douguine converge vers cet objectif, sauf que, dans le processus, il permet à différentes identités locales d'émerger avec une plus grande autonomie que l'Union soviétique ne l'a fait en son temps. Mais derrière cette discussion, il y a aussi un projet existentiel enraciné dans la manière dont chaque pays peut se comprendre lui-même et comprendre le monde dont il fait partie. Dans le cas de l'Argentine, où la plupart des textes et des manuels qui constituent la tradition géopolitique sont anglo-saxons, souligne Douguine, la possibilité de penser à une politique étrangère ferme implique d'autres défis.
Lors d'une de ses visites dans la province de Cordoue, il y a quelques années, le "conseiller de Poutine" a développé cette question: "Ceux qui se présentent comme les véritables maîtres du monde tentent d'imposer leur agenda à tous les peuples. Ils le font en réduisant leur souveraineté à zéro, par le biais de l'économie et de la technologie, et par le biais d'institutions internationales supranationales qui limitent ouvertement la marge de manœuvre des civilisations. Ainsi, de la même manière que l'Union européenne fonctionne comme une confédération dotée de ses organes directeurs et d'une vision géopolitique, "l'Union eurasienne de Poutine peut être considérée comme la réintégration de l'espace post-soviétique pour créer un autre pôle". Dans le cas de l'Argentine, cependant, le parcours de ce type d'expérience est aussi divers que chaotique : du projet d'adhésion aux BRICS (l'alliance des économies émergentes du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud) à l'endettement record auprès du Fonds monétaire international, il est clair que la position géopolitique est loin de consolider un axe cohérent dans le temps.
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dimanche, 07 janvier 2024
Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)
Le peuple russe et l'État russe dans l'avenir (dans la logique de Hegel)
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/russkiy-narod-i-russkoe-gosudarstvo-v-budushchem-v-logike-gegelya
Dans la philosophie politique de Hegel [1], il y a une transition cruciale en ce qui concerne l'établissement de l'État (der Staat). Heidegger, dans son plan de cours sur Hegel [2], s'attarde sur la terminologie même de Staat - stato - statut. Il est basé sur la racine latine stare - se tenir, mettre, établir. En russe, État vient du mot "souverain", c'est-à-dire seigneur, maître. Si, en latin et dans ses dérivés, l'accent est mis sur l'acte d'établissement - l'État est quelque chose d'établi (artificiellement), de posé, de construit, de créé, d'érigé, d'installé -, dans les langues slaves, il n'indique que le fait d'un pouvoir suprême - seigneurial. Et comme, dans la tradition slave, le seigneur était en même temps un juge, le mot fait référence au tribunal - go-sud-arj, ce qui apparaît clairement dans l'adresse polie russe dérivée de souverain - "juge". Le pouvoir juge, celui qui juge est le pouvoir. L'État est la zone de ses possessions, ce qui est en son pouvoir, ce qu'il détient et maintient en tant qu'autocrate. D'où le pouvoir.
La distinction même des concepts correspond à la distinction, beaucoup plus profonde, que fait Hegel entre l'"ancien état" ("imperfect - unvolkommener Staat - state") et le "nouvel état", le "véritable état". L'ancien État est précisément la possession, la domination, dans la limite négative, la tyrannie. Il est construit autour de l'élément réel du pouvoir, autour de l'axe vertical ordre-subordination. Bien qu'il y ait ici certaines nuances.
Parmi les "vieux États", Hegel distingue plusieurs types :
- Le type oriental (despotisme rigide, fossilisation) ;
- Type grec (première tentative de donner au pouvoir dans l'empire d'Alexandre un sens philosophique unificateur, mais on en arrive encore au despotisme);
- type romain (formalisation extrême du droit privé, séparation des pouvoirs, cycles changeants de despotisme des autorités et de despotisme de la foule).
Le Staat au sens propre est autre chose. C'est un "nouvel État". En lui, le fait de son établissement, de sa constitution, de sa création est fondamental. Le Staat est un moment de l'Esprit, pleinement réalisé et conscient de lui-même. Autre définition : "l'État est la procession de Dieu dans le monde" [3] (der Gang Gottes in der Welt). Ou:
Dans le système hégélien, l'État est considéré comme un produit de la conscience de soi. L'État en tant que Staat est l'expression du degré de concentration de la réalisation, c'est-à-dire un phénomène philosophique. Nous voyons ici une consonance avec l'"État" de Platon. Le Staat est le πολιτεία de Platon, mais pas tout à fait la Res Publica, bien qu'il y ait aussi quelque chose d'important pour Hegel dans cette traduction. L'État n'est institué que par les philosophes, c'est-à-dire par ceux en qui la conscience de soi de la société atteint son point culminant. Mais les philosophes expriment le mouvement même de Dieu dans le monde, qui se manifeste à travers une série de liens dialectiques, y compris les moments de la conscience de soi du peuple.
L'État, selon Hegel, appartient à la sphère de la moralité (Sittlichkeit). L'ensemble de cette sphère se décompose en deux séries de moments dialectiques :
thèse - famille
antithèse - société civile
synthèse - Etat (Staat)
thèse - État (Staat)
antithèse - relations internationales
synthèse - empire mondial
L'État est l'élément commun aux deux séries, leur centre. Dans la première série, il correspond à la synthèse, dans la seconde à la thèse. Et la synthèse de la deuxième série est le super-État - l'Empire, où l'Esprit atteint le stade de l'Absolu (universel, Idée universelle). C'est là que s'achève l'histoire, en tant que séquence du déploiement de l'Esprit et de son accession à un nom propre. L'État est donc le membre intermédiaire entre la famille et la "fin de l'histoire".
Dans la philosophie du droit, cette étape est précédée de deux autres séries: le droit abstrait et la morale. Le droit établit l'idée de l'individu et la morale celle du sujet. L'individu, cependant, ne devient un esprit que dans le domaine de la morale.
Le sujet spirituel se réalise à travers la théorie et la pratique de la famille. Dans la famille, l'Esprit réalisé devient d'abord lui-même. L'individu dans la famille se révèle comme l'expression d'une Idée concrète. Il est plus qu'un individu, et sa moralité (Hegel entend par là la capacité de prendre une distance critique par rapport à la loi formelle) s'exprime en pratique dans le soin du tout qu'est la famille.
Mais une société qui vit sur la base de la famille (agraire, patriarcale) n'est pas encore une nation ou un État au sens hégélien. La famille ne peut être mise à l'échelle linéaire de la famille des familles, c'est-à-dire de l'État, tant qu'elle n'a pas parcouru tout le chemin de la dialectique. Ce n'est que dans l'"ancien État" (et non dans le Staat) qu'il existe une société de familles. Elle représente généralement les classes inférieures dans les conditions du monde de la vie. Mais ce monde de la vie n'est pas animal, il est moral, car la famille est animée par l'Esprit, et c'est en elle qu'elle s'exprime. Le pouvoir n'appartient pas à la projection ascendante des familles, mais aux représentants de l'élite, qui se sont retrouvés dans leur position selon une logique complètement différente. Ludwig Gumplowicz [4] décrit cette situation comme le résultat d'une "lutte raciale", en considérant les "races" comme les porteurs de différentes cultures ethniques. Les plus forts subjuguent les plus faibles. C'est ainsi que se forment les vieux États, les despotismes, les tyrannies, les principautés (pas le Staat). Dans ces systèmes, les familles et les dirigeants vivent dans des mondes parallèles, ne se comprenant pas, ne réalisant pas clairement la nature de leur lien et la nature de ce qui les unit.
Dans la pratique, cette distinction entre famille et pouvoir était particulièrement caractéristique de l'Europe de l'Est et, dans une plus large mesure encore, de la Russie tsariste. Ernest Gellner [5] a résumé ce type de société par le nom d'un pays fictif et "agraire". Dans l'Europe occidentale de l'époque moderne, l'équilibre commence à se modifier. Hegel résume la nature des changements par le terme "Lumières" (Aufklärung). Il s'agit d'un point crucial de sa dialectique.
Au cours du siècle des Lumières, une nouvelle forme de société civile (bürgerliche Gesellschaft) émerge en Europe occidentale. Ce phénomène correspond à la démocratie bourgeoise et au capitalisme. Gellner appelle ce pays "Industrie" de manière généralisée. Selon Hegel, ce phénomène repose principalement sur la désintégration de la famille, l'individualisme et l'acquisition d'une conscience sociale aiguë. C'est la phase de l'antithèse, la suppression de la famille. La société civile est mauvaise en soi, mais elle est nécessaire dans la structure dialectique du déploiement de l'Esprit. L'Esprit doit passer par cette phase pour atteindre un nouveau niveau. La famille se désintègre en tant qu'unité collective pour laisser place au citoyen. En lui, la personne de la loi abstraite, le sujet moral et le père de famille sont présents, mais sous une forme retirée. Ils ne le définissent pas. Ce sont ses droits et libertés sociopolitiques qui le définissent. C'est le libéralisme.
Et ce n'est que maintenant que nous arrivons au "nouvel État", c'est-à-dire au Staat, tel que le concevait Hegel.
Plus important encore: selon Hegel, l'État est le moment du dépassement, de la suppression de la société civile. L'État réel ne peut pas être bourgeois, il est toujours super-bourgeois. Son but ne devrait pas être de servir les individus de la société civile, de garantir ou de protéger leur bien-être ou leurs libertés. Hegel écrit:
"Dans la liberté, il faut procéder non pas à partir de la singularité, non pas à partir d'une conscience de soi singulière, mais seulement à partir de son essence, car cette essence, qu'on en soit conscient ou non, se réalise comme une force indépendante dans laquelle les individus séparés ne sont que des moments [6]".
L'État devient lui-même lorsque la société civile est complètement dépassée (quand elle est supprimée) et que le citoyen (Bürger) est finalement et irréversiblement aboli, transformé en quelque chose d'autre. Historiquement, l'État n'a pas été créé par les familles ni par la bourgeoisie (industrielle ou commerciale ou ses prototypes), mais par un domaine spécial - le domaine du courage [7] (der Stand der Tapferkeit), comme l'appelle Hegel.
Contrairement à l'émergence des anciens États, cela ne se produit pas en vertu d'une nation plus puissante et guerrière qui en soumet une autre, plus faible et plus pacifique, ou par quelque autre méthode d'usurpation du pouvoir par un tyran ou un groupe oligarchique, mais en vertu du fait que les membres de la société civile dans laquelle le mouvement de l'Esprit qui se connaît lui-même aura lieu réaliseront l'impasse qu'est le libéralisme, mais ne reviendront pas simplement à la famille (la thèse), mais surmonteront l'antithèse (eux-mêmes en tant que libéraux) par la synthèse. Cette synthèse est l'établissement de l'État en tant que Staat. Ici, comme dans la famille, l'homme sacrifie sa liberté formelle et morale au nom d'une moralité supérieure. Mais il est désormais uni non seulement à la famille, mais aussi à l'État, qui est sa mission, son être et son destin.
C'est alors que la société civile devient un peuple (Volk). La pluralité des familles n'est pas encore un peuple. La société civile composée d'individus (c'est le demos) n'est pas non plus un peuple. La société devient un peuple lorsque l'Esprit qui l'habite parvient à dépasser le libéralisme et est prêt à établir un État (Staat).
Il est important que dans cette compréhension de Hegel la catégorie de peuple (Volk) soit très proche du terme λαός, que j'utilise dans "Ethnosociologie" [8]. [8]. Volk est un peuple construit dans un ordre raisonnable. Ce n'est pas une foule, c'est une armée. D'où le mot slave "régiment", formé précisément à partir de l'allemand Volk. La société civile cesse d'être un mouvement chaotique de bourgeois à la recherche du profit individuel. La société des marchands se transforme en une société de héros (selon Sombart [9]), en une "classe de bravoure". Le peuple en tant que société de héros crée l'État. Hegel souligne en particulier "le droit des héros à fonder l'État" [10] (das Heroenrecht zur Stiftung von Staaten).
Si nous suivons Hegel à la lettre, nous parviendrons à la conclusion intéressante que, jusqu'à présent, l'État au sens où il l'entend (Staat) n'a jamais été véritablement créé. Tout ce que nous avons vu dans l'histoire n'est qu'une approximation plus ou moins grande du Staat, et le plus souvent il s'agit d'États qui sont des tyrannies ou des despotismes, ou au contraire des républiques chaotiques atomisées par la société civile, le demos, qui ne communiquent rien sur la nature spirituelle du pouvoir.
L'État véritable et définitif appartient donc à l'avenir.
Appliquons ce modèle à l'histoire russe. Évidemment, au sens strictement hégélien, les Russes n'ont jamais vraiment eu d'État (au sens de Staat). Historiquement, il y avait, d'une part, un "monde de familles (slaves)" et, d'autre part, une élite politique (presque toujours majoritairement étrangère - sarmate, scythe, varègue, mongole, européenne, juive, etc.). Les Russes n'avaient pas de société civile.
Néanmoins, depuis le 19ème siècle, on assiste à certaines tentatives de construction d'une telle société civile. Ce projet a débuté lorsque les Lumières européennes ont pénétré en Russie, mais jusqu'au 19ème siècle, il n'a touché que les élites. Au 19ème siècle, les Occidentalistes et les Slavophiles ont participé à ce projet. Les slavophiles s'inspiraient à bien des égards de Hegel, tout comme les Russes occidentalistes, marxistes et libéraux. D'où la "citoyenneté". En même temps, traduit en russe, l'allemand Bürgerlichkeit a cessé d'être fermement associé à bourgeoisie, qui a le même sens et la même étymologie, et a acquis un sens plus "élevé" mais moins correct. Le but des Lumières était de transformer le monde des familles en capitalistes individualistes aliénés, de créer une société de marchands. Il fallait détruire les familles et la paysannerie en tant que territoire des familles (et des communautés), en les transformant en un prolétariat atomisé. Tel était le point de vue des marxistes hégéliens. Les libéraux russes pensaient que la libération des paysans transformerait la population russe en une classe moyenne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que le peuple russe devait affirmer son intégrité et sa conscience spirituelle et morale. C'est aussi le siècle des Lumières, mais en russe.
Dans le schéma hégélien :
- les marxistes russes aspirent à une société civile avec une interprétation de classe corrigée ;
- les libéraux russes à la société civile ;
- et les slavophiles immédiatement à la phase suivante - au statut du peuple (Volk), celui-là même où la création de l'État en tant que Staat devrait avoir lieu (et certains slavophiles - Golokhvastov et Aksakov - ont proposé à cette fin à Alexandre II puis à Alexandre III de rétablir l'État russe par la convocation du Zemsky Sobor).
Les libéraux recherchaient l'antithèse classique de Hegel - la destruction des familles (communautés) et la promotion du capitalisme. Les marxistes pensent que le capitalisme existe déjà et qu'il doit être vaincu par la révolution prolétarienne. Quant aux slavophiles, ils pensaient que l'antithèse devait être immédiatement corrélée à la synthèse et que le peuple russe, déjà suffisamment imprégné des idées libérales des Lumières, devait passer le plus rapidement possible à la troisième phase, celle de la création de l'État.
Nous savons comment les choses se sont passées dans l'histoire russe. Les idées libérales ne sont pas restées longtemps à l'état pur, mais au lieu de les surmonter dans le peuple (Volk), la révolution d'octobre a eu lieu, qui a d'abord été considérée comme la première phase de la transition vers le communisme mondial - c'est-à-dire vers la "fin de l'histoire" au sens marxiste (hégélien de gauche) - sans l'État, dans un pur internationalisme prolétarien.
Lorsque la révolution a eu lieu dans un seul pays, et même dans la Russie agraire sous-capitaliste (avec une société civile minimale), Lénine et Trotsky l'ont acceptée, mais les marxistes occidentaux, qui s'efforçaient de rester des marxistes orthodoxes, ne l'ont pas fait.
La suite est intéressante. C'est une chose de mener une révolution prolétarienne dans un pays où il n'y avait pas de prolétariat du tout, afin de commencer ensuite à soutenir le mouvement ouvrier en Europe et dans le monde entier à partir des positions gagnées, ce que Lénine et Trotsky étaient enclins à faire, et c'est tout à fait autre chose de construire le socialisme dans un seul pays - c'était tout à fait contraire au marxisme, quelle que soit l'interprétation que l'on en donne. Mais Staline s'est engagé dans cette voie. Et là, il était tout à fait en phase avec Hegel, et Hegel lui-même, et non avec son interprétation marxiste.
Dans la pratique, Staline a commencé à construire l'État russe sur le dépassement de la société civile (qui existait pourtant nominalement). Ce moment de l'histoire a coïncidé avec l'émergence d'une nouvelle entité - non pas tant les familles et les communautés paysannes, mais le peuple soviétique, qui était pensé en étroite unité avec l'État. Selon Marx, le nouvel État (Staat) selon Hegel ne devrait pas exister du tout, et s'il existe, c'est uniquement en tant que sous-produit des premières sociétés capitalistes créant des nations temporaires dans le cadre de l'"industrie" (Gellner). Lénine, lui aussi, pensait que les États bourgeois passaient au stade de l'impérialisme et étaient voués à l'extinction. Le capitalisme est un phénomène universel et planétaire. Et la fin de l'histoire en tant que victoire du communisme dans le monde entier se produira indépendamment de la création d'États et de l'émergence de relations internationales entre eux, ce qui n'a pas grande importance et n'est qu'un détail insignifiant.
En cela, les communistes étaient d'accord avec les libéraux, la seule différence étant que les libéraux étaient convaincus que tout se terminerait au stade du capitalisme mondial, tandis que les communistes pensaient que ce stade serait suivi d'une révolution prolétarienne mondiale, qui établirait l'internationalisme prolétarien sur la base de l'internationalisme bourgeois.
Mais Staline et l'État soviétique qu'il a construit ne s'inscrivent pas dans ce schéma (à la fois communiste et libéral). En substance, l'URSS ressemblait au Staat de Hegel, tandis que le peuple soviétique ("soviétique" est le terme exact à employer dans le présent contexte, et non pas "russe" - comme l'était le monde des familles) était le Volk selon Hegel. Dans l'URSS en tant qu'État, on croyait en effet que la société civile (l'identité bourgeoise) avait été vaincue.
Les relations internationales revêtent alors un caractère véritablement hégélien, puisque c'est la confrontation entre l'URSS et les pays occidentaux qui déterminera le type d'empire mondial (Reich) - communiste, nazi ou libéral - qui adviendra.
L'arrière-plan hégélien est encore plus évident dans le fascisme italien, où il a été conceptualisé par l'un de ses théoriciens, Giovanni Gentile [11], et dans le national-socialisme allemand (Julius Binder [12], Karl Larenz [13], Gerhardt Dulckeit [14]). C'est à travers le prisme de la philosophie du droit de Hegel que Martin Heidegger a conceptualisé le national-socialisme.
Dans le camp libéral, l'État apparaît sous l'influence des idées de Keynes et dans l'expérience américaine de la politique du New Deal de Roosevelt, mais il ne fait pas l'objet d'un développement théorique (les fascistes britanniques d'Oswald Mosley ne comptent pas dans ce contexte). Plus tard, à l'époque de la guerre froide, l'hégélien libéral Alexandre Kojève théorise la "fin de l'histoire" en tant que victoire de la société civile mondiale [15]. Et après l'effondrement de l'URSS, le philosophe politique américain Francis Fukuyama [16], développant les idées de Kojève, a écrit un programme manifeste sur la "fin de l'histoire" et la victoire planétaire du libéralisme. Mais cela n'a rien à voir avec l'État de Hegel, qui devrait être fondé sur le dépassement de la société civile, c'est-à-dire du capitalisme.
Il est important de retracer le destin de la société soviétique où, selon Staline, la société civile doit être complètement dépassée. Tel était le sens de l'État soviétique (si nous le considérons dans une optique hégélienne). Mais l'effondrement de l'URSS et l'abandon de l'idéologie communiste ont montré que ce dépassement était une illusion. D'une part, Staline a effectivement contribué à la formation d'une société civile dans une coquille prolétarienne en URSS (le monde de la paysannerie et l'écoumène des familles ont été fondamentalement sapés, et la majorité de la population a été déplacée vers les villes - c'est-à-dire qu'elle est devenue "citadine", "citoyenne"), mais d'autre part, cette société civile, qui était presque inexistante dans la Russie tsariste avant la révolution, n'a pas été surmontée dans l'État. Cela devrait se produire (selon Hegel) lors du prochain cycle. Entre-temps, la société soviétique s'est effondrée précisément dans le capitalisme, l'État s'est affaibli autant que possible et a presque disparu dans les années 1990, et les idées libérales ont triomphé dans la Russie post-soviétique.
C'est précisément parce que l'État stalinien n'a pas été un véritable dépassement du capitalisme qu'il a été contraint de revenir à la phase précédente - purement nihiliste et libérale - afin de repartir du fond libéral.
Mais - et ceci est d'une importance cruciale - l'inclusion de la Russie post-soviétique dans le contexte libéral global et sa transformation en une société civile post-soviétique sont devenues l'élément le plus important dans la réalisation du scénario hégélien. Ce n'est qu'à ce moment-là que la société russe est devenue véritablement bourgeoise, ce qui signifie que le moment historique du dépassement de la bourgeoisie en faveur de l'institution du Staat peut finalement se produire.
En même temps, la Russie a, contre toute attente, conservé sa souveraineté politique, que l'Allemagne, par exemple, qui avait auparavant revendiqué, et avec non moins, sinon plus de raisons, de créer un État hégélien à part entière, a perdue après la Seconde Guerre mondiale.
Il ressort de cette analyse qu'au sens plein du terme, le peuple russe en tant que Volk hégélien ne peut devenir une réalité que dans l'avenir, un avenir dont nous nous sommes rapprochés. Et l'opposition à l'Occident libéral, qui ne deviendra pas (pour l'instant du moins) un État et un peuple, décomposant les familles dans la version extrême de la société civile mondialiste, ajoute de l'énergie spirituelle interne aux Russes.
Hegel lui-même pensait qu'à la "fin de l'histoire", la mission de devenir l'expression de l'idée universelle, c'est-à-dire l'Empire mondial, revenait aux Allemands. Il prévoyait la création d'une monarchie constitutionnelle allemande sur la base de l'État prussien, ce qui s'est produit sous Bismarck et les Hohenzollern. Ensuite, grâce au système de relations internationales avec d'autres États et très probablement grâce à la métaphysique de la guerre, les Allemands sont destinés à devenir un "peuple historique mondial", fermant la chaîne des quatre empires historiques (déjà évoqués - oriental, grec et romain). Cette idée de l'importance historique mondiale de l'Allemagne et de son esprit, de sa place géographique et anthropologique dans l'histoire mondiale, a été développée plus tard au 20ème siècle par les révolutionnaires conservateurs Arthur Moeller van den Bruck [17] et Friedrich Hielscher [18]. Cependant, cette perspective a été retirée de l'ordre du jour ou reportée indéfiniment après la défaite de l'Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, les Allemands ont de nouveau été rejetés dans la société civile, essentiellement sans le droit de s'engager dans la politique. L'établissement héroïque de l'État n'était plus possible dans leur cas. L'Allemagne est donc sortie de l'horizon hégélien de la lutte pour le sens de l'histoire mondiale, pour le cours de Dieu dans le monde.
Il est évident que les pays de l'Occident libéral, déjà en vertu de leur dévotion radicale à l'idéologie bourgeoise, au capitalisme et à la société civile, ne contiennent pas non plus de conditions préalables à l'établissement de l'État et à l'incarnation de l'Esprit.
Par conséquent, parmi les prétendants à ce rôle à l'échelle mondiale à l'heure actuelle, il ne peut y avoir que la Russie et la Chine. Et tant la Russie - surtout ces dernières années - que la Chine ont déjà fait certains pas dans cette direction. Le facteur décisif sera la volonté de surmonter complètement la société civile dans ces pays, la prise de conscience de la nécessité et de la capacité d'un nouvel établissement de l'État (Staat) et l'existence d'une masse critique de "domaines du courage". La société devient un peuple, dépassant les normes bourgeoises, les structures de la conscience ordinaire, pour devenir une armée, un régiment (Volk).
Dans la société chinoise, la tradition confucéenne de l'État éthique et le maoïsme, qui rejette le capitalisme, peuvent servir de support idéologique. En Russie, la condition préalable pour devenir une grande nation peut être considérée comme la métaphysique de l'Empire katékhonique et une certaine expérience du stalinisme soviétique, la construction d'un État solidaire non-bourgeois et illibéral. Celui qui y parvient a une occasion historique unique de devenir un réceptacle de l'Esprit universel. Les Russes ont toujours pensé qu'ils étaient le moment du "passage de Dieu dans le monde". C'est pourquoi l'idée que les Russes sont un "peuple porteur de Dieu" est apparue. Le moment est venu d'en prendre pleinement conscience et d'agir en conséquence.
Notes:
[1] Гегель Г.Ф.В. Философия права. М.: Азбука,2023.
[2] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling. 2011, Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011.
[3] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284
[4] Gumplowicz L. Der Rassenkampf: Sociologische Untersuchungen. Innsbruck: Wagner'sche Univer-Buchhandlung^ 1883
[5] Геллнер Э. Нации и национализм. Мю: Прогресс, 1991.
[6] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 258. С. 284.
[7] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 325. С. 361.
[8] Дугин А.Г. Этноосоциология. М.: Академический проект, 2011.
[9] Зомбарт В. Собрание сочинений: В 3 т. - СПб.: Владимир Даль, 2005.
[10] Гегель Г.Ф.В. Философия права. § 350. С. 373.
[11] Джентиле Дж. Избранные философские произведения. Краснодар: КГУКиИ, 2008.
[12] Binder J. Der deutsche Volksstaat, Tübingen: Mohr, 1934.
[13] Larenz K. Hegelianismus und preußische Staatsidee. Die Staatsphilosophie Joh. Ed. Erdmanns und das Hegelbild des 19. Jahrhunderts. Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt, 1940.
[14] Dulckeit G. Rechtsbegriff und Rechtsgestalt. Untersuchungen zu Hegels Philosophie des Rechts und ihrer Gegenwartsbedeutung. Berlin: Junker u. Dünnhaupt, 1936.
[15] Кожев А. Из Введения в прочтение Гегеля. Конец истории//Танатография Эроса, СПб:Мифрил, 1994.
[16] Фукуяма Ф. Конец истории и последний человек. М.: ACT; Полиграфиздат, 2010.
[17] Мёллер ван ден Брук А. Миф о вечной империи и Третий рейх. М.: Вече, 2009.
[18] Хильшер Ф. Держава. СПб: Владимир Даль, 2023.
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jeudi, 28 décembre 2023
Hegel et la quatrième théorie politique
Hegel et la quatrième théorie politique
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/gegel-i-chetvyortaya-politicheskaya-teoriya
L'hégélianisme de gauche de Marx
La Quatrième théorie politique, si nous réalisons ses structures préliminaires, peut devenir plus systématique et concrète si nous considérons certaines doctrines, écoles et figures fondamentalement importantes pour la philosophie politique dans son optique. Prenons l'exemple de Hegel.
Tout d'abord, il convient de noter que le système de Hegel a reçu des interprétations assez développées dans le contexte de trois théories politiques, ce que la Quatrième théorie politique s'efforce de surmonter.
Le développement le plus détaillé (mais aussi le plus déformé) de Hegel a eu lieu dans le contexte de la deuxième théorie politique, dans le marxisme. Marx a créé son propre système sur la base de Hegel, lui empruntant les mouvements et méthodes fondamentaux pour justifier sa propre philosophie politique. En un sens, tout le marxisme est une interprétation de Hegel. La philosophie de Hegel n'est donc pas seulement un objet extérieur que l'on peut regarder à travers le prisme d'une seconde théorie politique, mais elle constitue une dimension essentielle de celle-ci. Le marxisme est un hégélianisme de gauche.
La différence fondamentale est cependant le rejet de la position principale de Hegel sur l'esprit subjectif, sur l'Idée originelle, encore cachée et inconnaissable (qui n'est pas encore devenue elle-même). C'est ainsi que le Hegel chrétien entend Dieu. Et c'est cette Instance primordiale (la thèse principale de tout le système) qui explique tout le reste de la théorie générale de Hegel.
L'athée et matérialiste Marx écarte ce moment "idéaliste" et proclame le premier commencement que Hegel lui-même a été le second - la Nature. Selon Hegel, la Nature est le résultat de la négation de l'Idée, l'antithèse. Et tout le contenu ontologique de la Nature consiste en ce qu'elle est la négation de l'esprit subjectif, son retrait. Mais le retrait n'est pas l'anéantissement total. L'esprit sommeille dans la Nature, et c'est ce qui explique le devenir lui-même (das Werden). C'est le travail de l'esprit dans la Nature que Hegel explique par le passage du niveau mécanique au niveau chimique et organique. La vie est la manifestation de cet esprit - retiré de la nature (en tant qu'elle-même), mais présent en tant qu'autre. En outre, c'est l'éveil de l'esprit qui permettra à Hegel de comprendre les principaux moments de l'existence historique - jusqu'à la société civile et l'étape finale - l'établissement d'États d'un nouveau type, comme les monarchies constitutionnelles.
Pour Marx, tout commence avec la Nature, et il est contraint, comme Spinoza, de lui attribuer la primauté par rapport à la conscience. Marx est aidé en cela par la théorie de l'évolution de Darwin. Aucun commencement transcendantal n'est plus affirmé, bien que Marx emprunte à Hegel la logique même de la description du devenir et du passage de la nature à l'histoire. Mais la déformation du modèle de base de la philosophie de Hegel n'affecte pas seulement le début de son système, mais aussi sa fin. Pour Hegel, l'histoire du monde est le réveil de l'esprit assoupi. Et ce réveil s'amplifie pour atteindre ce que Hegel appelle le domaine de la moralité (Sittlichkeit). Là encore, il distingue la triade dialectique : famille - société civile - État. C'est dans l'État qu'il voit l'approximation de l'épanouissement de l'esprit du monde à sa forme absolue. L'État, comme le dit Hegel, "est le cours de Dieu dans le monde".
Évidemment, pour le matérialiste Marx, l'État ne peut avoir une telle ontologie et un tel statut téléologique. Par conséquent, Marx s'arrête à la société civile, et par "État", il entend ce que Hegel considérait comme les "anciens États" par opposition aux nouveaux États, les monarchies constitutionnelles, qui, selon sa logique, devraient être fondées après que la société civile ait atteint le moment de la conscience de soi et ait décidé de se dépasser. La société civile de Hegel est elle-même la négation de la famille en tant que premier moment de l'entrée de l'homme dans le domaine de la moralité. L'instauration de la monarchie constitutionnelle est la négation de la négation, c'est-à-dire la synthèse. Au moment du dépassement de soi et de la préparation à l'établissement d'un État, la société civile de Hegel se transforme en peuple (Volk).
Marx ne connaît pas un tel état "parfait" et reste au niveau de la société civile. De ce côté-là uniquement. Par ailleurs, Marx introduit le concept de classe, absent chez Hegel, et donne la priorité à la "lutte des classes". Bien que Marx emprunte à nouveau à Hegel le rôle de la lutte (Widerstreit, Kampf) en tant que force motrice de l'histoire. Selon Marx, la société civile (= le capitalisme) doit devenir mondiale et, au cours de cette mondialisation, les anciens États seront abolis. Et lorsque le capitalisme deviendra un phénomène planétaire, les contradictions de classe qui s'y sont accumulées conduiront à une crise systémique et à une révolution mondiale. Le prolétariat s'emparera du pouvoir et la structure de la société civile sera bouleversée du point de vue des classes - le pouvoir ne sera plus entre les mains du capital (bourgeoisie), mais entre celles des travailleurs, après quoi une société sans classes sera construite. Mais il n'y aura plus d'État en tant que tel, ni de nations. "La fin de l'histoire", selon Marx, est une société communiste, conçue comme pleinement internationale.
Il y a beaucoup de nuances et de courants dans cette image hégélienne de gauche, mais en général, Hegel, dans le contexte de la deuxième théorie politique, apparaît justement sous une forme déformée, réduite et pervertie par rapport à la pensée de Hegel lui-même.
Staline et Hegel
Une autre question est la réfraction de l'hégélianisme de gauche dans la pratique historique. Et ici, il est nécessaire de s'attarder séparément sur l'expérience historique de l'URSS et de la Chine communiste. Le stalinisme et le maoïsme sont des systèmes politiques qui, bien que formellement modelés sur le marxisme et l'idéologie prolétarienne, étaient en pratique des systèmes politiques beaucoup plus proches de l'hégélianisme en tant que tel. Sans attendre la victoire finale du capitalisme à l'échelle mondiale et la généralisation de la société civile, la Russie soviétique sous Staline, puis la Chine communiste sous Mao, ont commencé à construire un État post-civil dans lequel le centre de gravité était la construction de l'État, et où la théorie des classes ne contribuait qu'à l'industrialisation et à l'urbanisation accélérées (forcées) de la population auparavant agraire.
Ainsi, la Russie soviétique et la Chine communiste ont suivi la voie de Hegel, dans une version plus proche de la Troisième théorie politique que du marxisme classique.
Hegel et le libéralisme (société civile)
La Première théorie politique propose deux attitudes différentes à l'égard de Hegel. Puisque Hegel considère qu'il est nécessaire de surmonter la société civile, c'est-à-dire la démocratie libérale et le capitalisme, un certain nombre de penseurs libéraux proposent de se débarrasser radicalement de Hegel comme d'un auteur inacceptable et non pertinent. C'est ce que pense Karl Popper, qui développe sa pensée en détail dans son programme "La société ouverte et ses ennemis" [1]. Hegel y est identifié comme "l'ennemi de la société ouverte" et comme une figure appelant au dépassement des Lumières. Le point de vue libéral considère la société civile comme le couronnement du processus historique. L'État n'est qu'un phénomène temporaire. Hegel lui-même appelait cette interprétation de l'État Notstaat, "l'état de nécessité" ou l'État extérieur (äusserer Staat). Il n'a pas de sens, pas d'ontologie, et est un état transitoire entre la "barbarie", "les ténèbres du Moyen-Âge", et la société civile. Au fur et à mesure que la société devient plus éclairée, un tel état ne sera plus nécessaire. C'est la thèse centrale du libéralisme dans les relations internationales. Popper et ceux qui le suivent (ainsi que les positivistes tels que B. Russell) rejettent toutes les interprétations de Hegel, laissant sa philosophie aux interprètes de gauche et de droite.
La deuxième approche des libéraux à l'égard de Hegel consiste à tenter d'interpréter son système et, surtout, sa téléologie d'une manière libérale. L'exemple le plus frappant est celui d'Alexandre Kojève, qui a repris la fascination de Hegel que cultivent les marxistes tout en proposant une interprétation libérale de sa philosophie. Selon Kojève, la fin de l'histoire sera la société civile, et non l'État (qu'il considère comme un état intermédiaire). Mais Kojève rejette l'approche de classe de Marx, et il s'avère que le triomphe de la civilisation capitaliste est le but du processus historique. Ce concept a été emprunté à Kojève par Francis Fukuyama, qui a interprété l'effondrement de l'URSS et le début du "moment unipolaire" exactement de cette manière. En fait, la dialectique hégélienne, grossièrement déformée dans ce cas, a été mise au service du mondialisme. Évidemment, cette interprétation de Hegel dans le contexte de la Première théorie politique n'a été possible qu'en faisant violence au système de Hegel lui-même, pas moins (sinon plus) que dans le cas de Marx. Il s'agit également d'une interprétation athée fondée sur la négation de la thèse centrale de Hegel sur l'esprit subjectif. Il est révélateur qu'un tel hégélianisme libéral (caractéristique de certains trotskistes et néoconservateurs américains) ait été formulé par d'anciens communistes génétiquement liés à l'interprétation gauchiste de Hegel.
Les hégéliens libéraux tels que Benedetto Croce, qui a proposé une version purement esthétique de l'interprétation de Hegel, rejetant sa doctrine de l'État, sont à part dans ce cas. En Russie, au 19ème siècle, il existait une école d'hégéliens libéraux (K. D. Kaveline, B. N. Tchitcherine, A. D. Gradovsky, etc.) qui comprenaient la philosophie de Hegel comme une justification du constitutionnalisme en opposition au système autocratique qui existait en Russie à l'époque. Ils ne s'intéressaient pas à l'ontologie de l'État proprement dit.
L'hégélianisme de droite
La lecture de Hegel dans le contexte de la Troisième théorie politique est beaucoup plus proche de l'original. C'est l'hégélianisme qui est à la base de la théorie politique du fascisme italien. Le principal idéologue du régime de Mussolini était l'hégélien Giovanni Gentile. Dans ce cas, la doctrine de l'État acquiert sa propre ontologie. La théorie fasciste reconnaît la nécessité de dépasser la société civile au profit d'une nation politique. Le symbole proprement romain du lictor fascia, qui était un faisceau de verges, c'est-à-dire le symbole de la solidarité et de l'unité des différentes couches de la société romaine, symbolisait ce nouvel État.
Cependant, le capitalisme n'a jamais été vaincu au cours du 20ème siècle fasciste (Ventennio). Le fascisme a poursuivi la tradition du Risorgimento, lancée par des nationalistes libéraux de gauche tels que le jacobin Mazzini et mise en pratique par le monarchiste libéral Camillo Cavour. L'idée était de construire un État unifié en Italie sur la base d'entités politiques disparates, de principautés, d'autonomies, etc.
Dans le fascisme et dans la théorie de Gentile, ces tendances ont atteint leur point culminant et, dans l'esprit de Hegel, se sont transformées en un dépassement de la société civile et en la création d'un État corporatif.
Cependant, l'idée principale de Hegel était l'établissement conscient d'une monarchie constitutionnelle par le dépassement de la société civile. La monarchie était un point fondamental, car c'est le monarque unique qui occupait une place au sommet de l'État hiérarchique, remplaçant en cela la triade libérale des pouvoirs - le pouvoir judiciaire. Hegel - dans l'esprit de Cicéron - pensait que dans un véritable État, les trois formes politiques de pouvoir mises en avant par Aristote devaient être présentes :
- La monarchie (le pouvoir d'un seul, en qui l'Esprit est personnifié),
- l'aristocratie (qu'il associe au gouvernement et à l'exécutif), et
- politique (représentée par le parlement).
Hegel conçoit la constitution comme l'expression de la volonté historique réalisée de la société civile d'établir librement et délibérément une monarchie sur elle-même. La monarchie est précisément établie, et non simplement préservée.
En Italie, le rôle du roi Victor Emmanuel III a été préservé par inertie et n'était chargé d'aucun contenu. Le véritable pouvoir était entre les mains de Benito Mussolini, dont le rôle n'était pas clairement défini d'un point de vue dogmatique et constitutionnel.
En même temps, l'Italie fasciste a conservé dans une large mesure les structures du capitalisme économique et les notions individualistes de la nature humaine inhérentes à la société civile. C'est pourquoi il a été si facile pour les Italiens de revenir au paradigme libéral après l'occupation américaine. Les Italiens ne sont jamais devenus une nation au sens hégélien du terme, les relations bourgeoises ont persisté et sont redevenues dominantes après 1945.
En Allemagne, dans les années 1920 et 1930, une école d'hégéliens s'est également développée, interprétant les enseignements de Hegel dans l'esprit de la Troisième théorie politique - Julius Binder [2], Karl Larenz [3], Gerhardt Dulckeit [4]. Mais l'appel des nationaux-socialistes à la "race" déformait la structure de la pensée de Hegel, qui comprenait le peuple (Volk) sans aucune référence à la biologie et à la génétique, puisque le peuple était, selon Hegel, le moment de l'auto-découverte de l'Esprit dans le domaine de la morale, où toute prédétermination biologique était complètement et irréversiblement supprimée. Les hégéliens allemands ne pouvaient que s'en rendre compte, mais ils ont dû adapter leur philosophie aux exigences des dirigeants nazis.
Parallèlement, la monarchie, la monarchie allemande abolie par Weimar après l'abdication de Guillaume II, n'a jamais été restaurée par Hitler après l'arrivée au pouvoir des nazis. Ses pouvoirs dictatoriaux et le statut charismatique du "chef" n'ont pas fait l'objet d'un développement juridique et constitutionnel à part entière - malgré les importants développements théoriques du modèle juridique et constitutionnel réalisés par des philosophes allemands et, surtout, par Carl Schmitt [5].
Ainsi, dans le contexte de la troisième théorie politique, le système de Hegel et sa conception de l'État et du peuple ont été fondamentalement déformés.
Notre analyse conduit à deux conclusions importantes :
- L'hégélianisme a eu une influence significative sur les trois théories politiques de la modernité occidentale, qui a été la plus évidente au vingtième siècle ;
- et dans chacune des trois théories, il a été fondamentalement déformé, parfois au point d'être méconnaissable.
C'est ici que doit commencer une lecture de Hegel dans le contexte de la Quatrième théorie politique.
Une telle lecture peut se contenter de suivre directement Hegel lui-même, sans adapter sa théorie à des exigences idéologiques extérieures. Les lectures libérales et communistes de Hegel doivent être écartées en premier lieu parce qu'aucune d'entre elles n'accorde l'importance nécessaire à l'ontologie spirituelle de l'État proprement dit, opérant uniquement soit avec la société civile en tant que telle, aboutissant à l'individualisme pur (la version radicale de cette approche est celle des mondialistes modernes qui ont finalement détruit la famille), soit avec la version de classe, qui aboutit en pratique à la même chose que le libéralisme (marxisme culturel, hyper-internationalisme). Le stalinisme ou le maoïsme, en revanche, où l'État joue un rôle plus important, sont rejetés par la gauche classique.
L'hégélianisme de droite est historiquement plus proche de Hegel, mais il est tronqué, déformé et ne va pas jusqu'au bout de sa logique. Lorsque le nationalisme bourgeois, qui ne s'élève pas au niveau de la monarchie constitutionnelle, et, plus encore, le racisme biologique, qui efface d'emblée la nature morale de l'État (ce qui, chez Hegel, est un point fondamental), entrent en jeu, la déviation par rapport au système hégélien est encore plus évidente.
Ainsi, le rejet des trois théories politiques classiques de la modernité occidentale nous permet d'accéder au vrai Hegel - le Hegel authentique et tout à fait cohérent qu'il était en lui-même - de l'autre côté des interprétations idéologiques.
Ainsi, la Quatrième Théorie Politique peut s'appuyer sur une lecture pure de Hegel et écarter facilement tous les modèles déformants de ses interprétations.
En même temps, nous avons souligné à plusieurs reprises que le sujet de la quatrième théorie politique devrait être le Dasein heideggérien ou le peuple (Volk) dans son expression existentielle. Le peuple non pas en tant que nations, non pas en tant qu'agrégat d'individus atomiques (et nous pourrions ajouter : non pas en tant qu'oekoumène de familles au sens hégélien), mais le peuple en tant que moment de déploiement de la conscience de soi de l'Esprit. C'est ici que la structure impressionnante et plutôt détaillée de la lecture de Hegel par Heidegger nous vient en aide. Le point de départ est l'interprétation générale de Hegel dans le contexte de la philosophie heideggérienne, mais surtout le matériel des conférences et des séminaires sur la philosophie du droit de Hegel [6] que Heidegger a donnés en 1934-35. En effet, Heidegger y donne une interprétation de la doctrine de l'État et du droit de Hegel, en essayant de rester le plus proche possible de l'original et en se fondant sur la reconnaissance de Hegel comme le couronnement de la pensée philosophique de l'Europe occidentale, achevant le long voyage commencé par les présocratiques, Platon et Aristote.
Selon Heidegger, l'État hégélien est l'être (Seyn) en relation avec ce qui apparaît comme Dasein, c'est-à-dire le peuple, qui est à son tour le moment du dépassement (suppression) de la société civile. Dans la société civile, après s'être réalisé en tant qu'individu immergé dans les interactions sociales, mais agissant et existant sur la base d'une conscience de soi rationnelle et développée, l'individu arrive au point où il réalise son individualité non pas comme une liberté, mais comme une pure abstraction, et donc comme une unilatéralité et une limitation. C'est alors que l'individu prend la décision volontaire et consciente d'abandonner cette identité civique au profit du Dasein, c'est-à-dire du peuple. Et dans ce mouvement spirituel, le peuple établit (constitue) une monarchie constitutionnelle. C'est dans cette monarchie que se manifeste la compréhension et l'expression fondamentale-ontologique, l'action d'être (Seyn). Seul un Dasein authentiquement existant est capable de créer un état authentique (hégélien). Ainsi, l'état métaphysique de l'Esprit de Hegel reçoit son fondement existentiel dans le peuple, compris comme le Dasein de Heidegger. C'est donc à travers Heidegger, qui peut être considéré comme l'un des principaux auteurs à l'origine de la Quatrième théorie politique, que nous pouvons aborder une lecture de Hegel qui est exclue tant que nous restons dans le contexte des trois idéologies familières.
Dans ce cas, l'accent mis par Hegel lui-même sur l'affirmation, fondamentale pour l'ensemble de son système, selon laquelle seul l'État possède la véritable liberté et que, par conséquent, servir l'État n'est pas un rejet de la liberté, mais un moyen d'y parvenir, devient clair. Le rejet vient de l'individualisme, qui est un simulacre de liberté et même un obstacle dialectique sur le chemin de la liberté.
Heidegger, réfléchissant sur les différents moments de la description du pôle de signification des différents moments de la société dans la Philosophie du droit [7], arrive à une conclusion très claire, en arrive à une hiérarchie très importante :
- le sujet du droit abstrait est la personne (Persona) ;
- le sujet de la moralité (dans la compréhension hégélienne de Kant, en tant que liberté par rapport aux structures et aux rôles rigides de la loi abstraite) est le sujet ;
- le sujet de la famille - le membre de la famille - le père de famille (alias le maître de maison en économie) ;
- le sujet de la société civile - le bourgeois, le citoyen.
Mais lorsqu'il s'agit de l'État et du peuple, le sujet - pour la première fois ! - devient l'homme (Mensch). Et jamais auparavant la nature même de l'homme - dont l'origine est la liberté (= volonté) - n'a été pleinement révélée, ne restant que des moments, des maillons de la chaîne menant à l'homme en tant que but. L'homme n'est pleinement homme que dans la nation et l'État. Avant cela, nous avons encore affaire au sommeil de l'Esprit, même s'il est moins profond que dans la Nature. Mais encore, tant que le peuple ne se manifeste pas - et surtout dans l'acte d'instauration d'une monarchie constitutionnelle - il n'y a pas d'homme en tant que tel. Pas encore. Et c'est là que Heidegger situe le Dasein.
Ainsi, l'ensemble du système de Hegel, et en particulier sa Philosophie du droit, correspond de la meilleure manière possible à la Quatrième théorie politique.
La seule chose qu'il convient de mentionner séparément est le lien organique et spirituel des deux grands penseurs - Hegel et Heidegger - avec le destin et l'ontologie de l'histoire allemande, avec le peuple allemand et l'État allemand. Cela détermine leur point de vue sur l'histoire du monde et l'identité des autres peuples, occidentaux et non occidentaux. L'histoire allemande est intimement liée non seulement au christianisme d'Europe occidentale dans son ensemble, mais aussi au protestantisme, qui considérait le catholicisme comme quelque chose d'historiquement surmonté (supprimé), et l'orthodoxie n'était pas du tout connue ou sérieusement prise en compte. Tout ce qu'écrivent Hegel et Heidegger est directement lié au peuple allemand et à l'histoire de l'Europe occidentale. Cet ethnocentrisme doit simplement être pris en compte. Grâce à lui, et avec une certaine justification, ils s'orientent vers des principes plus généraux. Mais comme toujours, le fossé entre l'universalisme germanique (et plus anciennement grec, latin et plus largement occidental) et l'universalisme en général est facilement négligé. Vu de l'extérieur et en tenant compte des civilisations non occidentales complètement réinterprétées par les traditionalistes (en premier lieu, R. Guénon [8]) et, en particulier, de la distance de l'histoire russe, évoluant en partie parallèlement, en partie perpendiculairement ou même à l'opposé, le germanocentrisme de ces grands penseurs s'avère plus relatif qu'ils ne le croyaient eux-mêmes. Mais les slavophiles russes, la philosophie religieuse russe et les grands esprits de l'âge d'argent russe ont rendu hommage à Hegel en proposant d'appliquer le système hégélien lui-même à un champ civilisationnel différent - à la Russie, au peuple russe et à l'État russe. Nous avons nous-mêmes répété quelque chose de similaire à propos de Heidegger [9] - et encore avec une correction pour un Dasein différent (ce qui, cependant, nécessitait une transition de l'eurocentrisme et du germanocentrisme plus privé de Heidegger à la théorie de la pluralité des Dasein). Ainsi, en relativisant cette position ethnocentrique (qui est confirmée par le destin historique du peuple allemand et de l'État allemand, qui, après deux tentatives, s'est effondré dans le nihilisme de la société civile et a complètement perdu sa liberté et sa souveraineté), nous obtenons un modèle étendu pour un développement plus solide de l'analyse politique dans le contexte de la quatrième théorie politique et de la théorie du monde multipolaire.
Notes:
[1] Поппер К. Открытое общество и его враги. М.: Международный фонд «Культ. Инициатива», 1992.
[2] Binder J. Der deutsche Volksstaat, Tübingen: Mohr, 1934.
[3] Larenz K. Hegelianismus und preußische Staatsidee. Die Staatsphilosophie Joh. Ed. Erdmanns und das Hegelbild des 19. Jahrhunderts. Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt, 1940.
[4] Dulckeit G. Rechtsbegriff und Rechtsgestalt. Untersuchungen zu Hegels Philosophie des Rechts und ihrer Gegenwartsbedeutung. Berlin: Junker u. Dünnhaupt, 1936.
[5] Schmitt C. Staat, Bewegung, Volk. Hamburg:Hanseatische Verlag Anstalt, 1933.
[6] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling. Frankfurt am Main: Vittorio Klostermann, 2011.
[7] Heidegger M. Seminare: Hegel – Schelling. S. 149.
[8] Генон Р. Восток и Запад. М.:Беловодье, 2005.
[9] Дугин А.Г. Мартин Хайдеггер. Возможность русской философии. М.: Академический проект, 2011.
16:35 Publié dans Nouvelle Droite, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hegel, hegelianisme, alexandre douguine, nouvelle droite, nouvelle droite russe, philosophie, quatrième théorie politique | | del.icio.us | | Digg | Facebook
samedi, 02 décembre 2023
Entretien avec Luca Siniscalco: L'axe archéofuturiste d'Alexandre Douguine, de Platon à Heidegger
Entretien avec Luca Siniscalco:
L'axe archéofuturiste d'Alexandre Douguine, de Platon à Heidegger
Propos recueillis par Gerardo Adami
Source: https://www.geopolitika.ru/pt-br/article/entrevista-com-luca-siniscalco-o-eixo-arqueofuturista-de-aleksandr-dugin-de-platao-heidegger
Expliquer la pensée politique et philosophique de l'un des intellectuels les plus originaux de la scène eurasienne, Alexandre Douguine, selon un possible axe "archéofuturiste": tel est l'objectif du dialogue avec Luca Siniscalco, l'un des impulseurs en Italie de l'œuvre du penseur moscovite.
Luca Siniscalco, De la quatrième théorie politique au platonisme politique. Douguine va au-delà des courants actuels de la pensée politico-philosophique. Dans quelle perspective ?
Toute la spéculation philosophico-politique de Douguine est une tentative courageuse de révéler des scénarios herméneutiques, symboliques et narratologiques sans précédent à travers lesquels comprendre - et orienter démiurgiquement - un nouvel horizon communautaire de sens et de destin.
Si la Quatrième Théorie Politique représente une cour ouverte pour l'élaboration d'une doctrine et d'une praxis politiques capables de dépasser les trois grands récits idéologiques du 20ème siècle (libéralisme, communisme, nazi-fascisme), selon un axe archéofuturiste qui relie les instances traditionnelles aux scénarios postmodernes, le platonisme politique constitue une formule pour comprendre et orienter un nouvel horizon communautaire de sens et de destin, le platonisme politique constitue une formule pour thématiser à nouveau la structure du politique dans un sens axial, traditionnel et organiciste, par le biais d'un effort révolutionnaire-conservateur visant à repenser, sur la base d'une "topographie verticale" et d'une "politique transcendante", la structure générale de la vie agrégée de l'homme dans le nouveau millénaire.
Où peut-on trouver ces spéculations ?
Le lien entre les deux perspectives apparaît clairement dans l'essai "Théorie existentielle de la société" (publié dans Platonisme politique), où Douguine affirme le lien entre la Quatrième théorie politique et la redécouverte du lien vital qui existe entre la sphère du politique et celle du sacré, lien qui devient le cœur battant du platonisme: "Dans la Quatrième théorie politique, le peuple décide d'avoir Dieu, et c'est le Dasein lui-même qui prend cette décision, le Dasein en tant que peuple (Volk). Et si, dans les domaines métaphysique, philosophique et sociologique, la Quatrième théorie politique se révèle révolutionnaire (conservatrice-révolutionnaire), elle doit aussi se révéler dans le domaine de la religion. Ainsi, la foi du peuple éveillé à l'histoire est la foi de ceux qui osent croire au Dieu vivant, au Selbst de Dieu, à Dieu comme antithèse de son simulacre institutionnalisé, le Grand Inquisiteur".
En quoi consiste la référence à une reformulation du platonisme ?
L'essai Platonisme politique englobe plusieurs écrits, qui abordent des questions très hétérogènes. Toutefois, le trait d'union qui permet d'unifier de manière cohérente les réflexions de Douguine est la reconnaissance, dans la philosophie platonicienne, d'un noyau archétypal: "l'unité fondamentale des structures de la connaissance, de la société et du cosmos". Contrairement à la compartimentation réductionniste et analytique de la réalité promue par la modernité rationaliste et libérale, l'horizon spéculatif platonicien sanctionne, avec la rigueur méthodologique de la philosophie dialectique, la vérité déjà hermétique de l'Unus Mundus: l'homme et la nature, l'âme et le monde, le microcosme et le macrocosme sont le reflet l'un de l'autre - de même que la théorie et la pratique, la psyché et la politique, l'individu et la communauté. Le platonisme politique identifie dans la structure hiérarchique, verticale, organiciste et métaphysique de la politique l'instrument par excellence - bien enraciné dans la tradition indo-européenne - pour réaliser la transcendance dans l'immanence, en inversant le ciel sur la terre, puisque "l'homme est un maillon de la chaîne des dieux. Il est tendu entre les deux origines (nachala) et réalise par lui-même, par son existence, le transfert de l'une à l'autre, comme un démiurge, un dieu (...). Il crée l'ordre du cosmos, organise les copies et dissout les phénomènes dans la contemplation des idées". De même, "la République - Politeia - est une coupe transversale du cosmos (la République des âmes, dans le platonisme de Crisippus) (...). La République (Platonopolis) est organisée de bas en haut et de haut en bas (poiesis/noesis). Elle établit la vérité en droit, révélée par les philosophes; l'impulsion est déléguée aux gardiens, tandis que les artisans intègrent l'orientation dans la production de choses empiriques.
Les philosophes créent la République de manière démiurgique. L'âme du monde se trouve précisément au centre de la République. C'est l'or de l'être. C'est la concentration noétique de l'échange dynamique entre le monde des idées et le monde des choses". Le platonisme politique - c'est cette intuition qui fait de l'essai douguinien non pas un simple exercice philologique, mais une proposition paradigmatique concrète, moulée dans la facticité du monde de la vie - est une forme originale du politique qui, mutatis mutandis, peut toujours être réactualisée. Cela est d'autant plus vrai qu'avec la notion de platonisme, comme le montre Noomakhia. La révolte contre le monde postmoderne ne doit pas être comprise simplement comme le corpus platonicien, mais plutôt comme une forme archétypale du Logos apollinien qui, dans la guerre millénaire des Logoi (la Noomachie), se manifeste également au sein de civilisations qui n'ont jamais eu de contact direct avec Platon. Selon Douguine, une grande partie des cultures grecque, romaine, iranienne, indienne et slave est apollinienne et, en ce sens, politiquement platonicienne. D'où la richesse d'un horizon mythico-symbolique vers lequel les futures études métapolitiques devraient se tourner avec grand intérêt".
Dans quelle mesure la pensée de Douguine influence-t-elle le débat russe ?
Question insidieuse. Comme pour tout penseur de haut niveau, il n'est pas facile d'établir dans quelle mesure la vision de Douguine affecte ou non la conscience culturelle, politique et existentielle d'un peuple - le peuple russe, en l'occurrence. C'est à la postérité qu'il revient d'en juger.
Il est souvent décrit comme proche du président Poutine...
Certes, un examen lucide de la question doit faire abstraction de la sclérose à laquelle sont souvent réduites les informations - italiennes et internationales - sur le sujet. Douguine n'est pas un intellectuel "organique" de la classe dirigeante russe, ni le "Raspoutine du Kremlin" ou l'"éminence brune" de Poutine, comme on l'a facétieusement défini. Cependant, il serait tout aussi erroné de considérer que les pensées d'un auteur de renommée internationale, traduit dans des dizaines de langues, qui a eu une carrière importante en Russie en tant que professeur à l'Académie militaire dans les années 1990, a occupé le poste de professeur de sociologie à l'Université d'État Lomonossov de Moscou de 2008 à 2014 et est toujours le protagoniste d'importants débats publics sur des questions culturelles et d'actualité, n'ont que peu d'influence. Ce qui est certain, c'est que le débat sur la pensée de Douguine concerne principalement, en Russie et dans le reste du monde, ses réflexions sur l'actualité politique et les questions géopolitiques (multipolarisme, relations internationales) et politico-philosophiques (Quatrième théorie politique). Beaucoup plus restreint est le débat sur son œuvre métahistorique, métaphysique et ontologique - sur laquelle, peut-être selon le professeur lui-même, c'est en Italie qu'est lancée l'étude approfondie la plus intéressante, probablement dans le sillage d'un certain intérêt ancien et profondément enraciné pour les auteurs traditionnels (en premier lieu Julius Evola) et pour la pensée métapolitique d'orientation révolutionnaire-conservatrice
Quels sont les auteurs du panthéon des penseurs russes ?
Ils sont nombreux et très hétérogènes. C'est précisément de cette ouverture intelligente et sans préjugés à la pluralité des formes de la pensée humaine que découlent la grande force et l'originalité de l'œuvre de Douguine - ainsi que certaines contradictions (certaines apparentes, d'autres peut-être insolubles) dans son système. Je crois qu'il est possible d'identifier cinq grands courants culturels avec lesquels l'œuvre de Douguine entretient explicitement des relations critiques dans le domaine philosophico-spéculatif.
Quels sont ces courants ?
La pensée de la tradition - ou le traditionalisme intégral (Guénon, Evola et, dans l'interprétation de Douguine, Eliade) ; l'ésotérisme occidental, médiatisé par l'expérience du Cercle Yuzhinsky (avec Mamleev, Golovin et Dzhemal) ; Nietzsche et la révolution conservatrice (Heidegger, Jünger, Niekisch, Schmitt) ; le postmodernisme français (Deleuze et Guattari, Lacan, Baudrillard, Foucault) ; la théologie orthodoxe et l'eurasisme anti-occidental qui lui est lié (Leontiev, Danilevski, Alexeiev, Gumilev).
A cela s'ajoutent, outre les classiques de la géopolitique, les auteurs des écoles russes d'ethnologie, de sociologie allemande, d'anthropologie culturelle américaine et de sociologie et d'anthropologie structurale françaises (surtout Širokogorov, Weber, Tönnies, Sombart, Boas, Durkheim, Lévi-Strauss, Durand), auxquels notre auteur emprunte de nombreux concepts qui sont à la base de son modèle "ethnosociologique" (qui fera prochainement l'objet d'un volume aux éditions Aga en Italie).
Douguine en Occident : à qui peut-on l'associer dans sa critique du mondialisme ? Quelles sont ses particularités ?
Le rejet révolutionnaire-conservateur de la "planétarisation" mondialiste (Heidegger) suit chez Douguine des logiques non dichotomiques et parfois avant-gardistes, étant donné l'intérêt de l'auteur pour le postmodernisme, les dernières tendances de la culture pop, les questions technologiques (cybernétique, virtualité, posthumain, réalisme spéculatif) et les "mythes modernes", que le monde conservateur a souvent traités de manière superficielle ou tout simplement ignorés par myopie intellectuelle. En ce sens, l'antimodernisme douguinien fait appel à une origine métaphysique qui ne se trouve pas dans le passé historique, mais dans le pouvoir transfigurant du regard que les individus et les civilisations posent sur le monde - et qui peut toujours, ici et maintenant, être métamorphiquement renouvelé et transfiguré.
Au niveau de la doctrine étatique, Douguine rejette la mondialisation libérale et capitaliste, ainsi que les options souverainistes au sens nationaliste et chauvin - qu'il considère comme les aboutissements de la politique moderne - et repropose l'idée traditionnelle d'Empire, en corrélation avec le concept de "civilisation" (Huntington). L'Empire, pour le philosophe russe, "se distingue de l'État-nation par trois caractéristiques principales: l'existence d'une mission historique ou métahistorique (sacrée) qui dépasse de loin le simple jeu des intérêts pragmatiques (...); la préservation d'enclaves ethniques avec leurs particularités linguistiques, religieuses et même juridiques (...); et, enfin, le contrôle d'un grand espace" (au sens schmittien du terme). D'une figure pré-moderne, donc, au protagoniste des développements multipolaires de la géopolitique post-moderne.
Pour cette puissante charge synthétique de caractère métaphysique et traditionnel, qui a récemment trouvé un condensé théorique, également en Italie, dans l'ouvrage Noomachia déjà cité. Révoltée contre le monde postmoderne et soutenue par la position philosophique illibérale, antimatérialiste et antiréductionniste qui le caractérise, la pensée de Douguine trouve, à mon avis, une harmonie et une résonance en Occident, avec toutes les distinctions qui s'imposent, dans les œuvres uniques de son brillant, érudit et polygraphe ami français Alain de Benoist et du visionnaire - mais oublié par la plupart des gens - Jean Parvulesco, le chanteur de l'"Étoile de l'Empire invisible", pour reprendre une définition de Douguine lui-même.
Le volume Platonisme politique contient un dialogue intéressant entre Douguine et Bernard Henri Lévy. Quelles sont les forces et les faiblesses des deux penseurs ?
Le 21 septembre 2019, l'Institut Nexus d'Amsterdam a célébré son 25ème anniversaire avec un symposium public intitulé The Magic Mountain Revisited : Cultivating the Human Spirit in Dispirited Times, dans le sillage du roman de Thomas Mann La Montagne magique. Le symposium s'est ouvert sur le duel intellectuel susmentionné, présenté comme une revisite du 21ème siècle des célèbres débats entre Settembrini et Naphta dans le roman de Mann.
Les thèmes philosophiques et géopolitiques abordés par les penseurs - devenus les emblèmes médiatiques de deux factions antithétiques : le libéral progressiste politiquement correct Bernard-Henri Lévy contre le traditionaliste antilibéral politiquement incorrect Douguine - sont nombreux et nous ne pouvons certainement pas les résumer ici. Cependant, au centre du désaccord entre les deux visions du monde, qui trouve peut-être son origine avant leurs positions respectives dans les sphères politiques et internationales (sur lesquelles une grande partie du débat a été menée), se trouve l'interprétation de la question du nihilisme, sur laquelle j'aimerais m'attarder brièvement. En effet, Douguine et Bernard-Henri Lévy s'accusent mutuellement de nihilisme, "hôte inquiétant" de l'Occident.
Le nihilisme est un thème récurrent de la spéculation philosophique du 20ème siècle et de la modernité ultérieure...
Douguine reprend explicitement la notion dans l'œuvre de Friedrich Nietzsche et montre qu'il est conscient de la double face du phénomène, abordé par le philosophe de Zarathoustra et repris plus tard par Martin Heidegger; il y a un nihilisme passif et un nihilisme actif: le premier coïncide avec la perte de foi dans les valeurs traditionnelles et la vérité métaphysique; le second "dit oui" au déclin du monde passé et, reconnaissant en lui la source du monde futur, le fonde comme législateur du sens selon la volonté de puissance. Selon Douguine, dans le sillage de l'école révolutionnaire-conservatrice, le système libéral global représente le renversement sociopolitique du nihilisme, avec la désintégration totale de l'Europe traditionnelle en Occident.
Et que dit le "philosophe" français ?
Bernard Henri Lévy semble plutôt utiliser le concept de nihilisme selon un sens plus commun et populaire: un nihiliste est un individu sombre et sulfureux qui désire le néant - la mort, la stasis, le mal, et donc le contraire du progrès utopique et de la liberté démocratique. Ce ne sont donc pas les habitants de l'esprit moderne (comme dans la tradition philosophique post-nietzschéenne) qui sont des nihilistes, pour l'intellectuel français, mais Douguine, les eurasistes et les conservateurs, c'est-à-dire les ennemis de la "société ouverte", pour reprendre les termes de Popper. En effet, Bernard-Henri Lévy affirme, avec beaucoup de pathos mais peu de précision philosophique, que "la meilleure définition du nihilisme (...) c'est la Russie, avec ses vingt-quatre millions de morts pendant la Grande Guerre patriotique. C'est l'Europe, occupée par le nazisme. Et ce sont les Juifs, mon peuple, presque exterminés, réduits à néant par les pires nihilistes de tous les temps. Oui, il y a une définition claire du nihilisme, c'est: ceux qui ont commis ces crimes. Et ces gens, ces nazis, ne sont pas tombés du ciel. Ils sont venus d'idéologues. De Carl Schmitt. De Spengler. De Stewart Chamberlain. De Karl Haushofer. Tous des gens que, je suis désolé de le dire, vous appréciez, que vous citez et dont les paroles vous inspirent. Alors quand je dis que vous êtes un nihiliste, quand je dis que Poutine est un nihiliste, quand je dis qu'il y a un climat malsain de nihilisme à Moscou, qui provoque, entre autres, des morts réelles - Anna Politkovskaïa, Boris Nemtsov et tant d'autres, tués à Moscou ou à Londres -, je le pense. Je veux dire que, malheureusement, un vent sombre et lugubre de nihilisme au sens propre du terme, c'est-à-dire au sens nazi et fasciste, souffle aujourd'hui sur cette grande civilisation russe".
Comment Douguine a-t-il réagi ?
Douguine tire efficacement parti de l'accusation de son adversaire en revenant aux termes de la question: il admet explicitement qu'il est un nihiliste, mais uniquement en raison de son rejet de "l'universalité des valeurs occidentales modernes" et du préjugé "selon lequel la seule façon d'interpréter la liberté est la liberté individuelle et que la seule façon d'interpréter les droits de l'homme est de projeter une version moderne, occidentale et individualiste de ce que signifie être humain sur d'autres cultures". Le nihilisme de Douguine est un nihilisme actif qui déconstruit les dogmes des Solons de la modernité pour construire de nouveaux cadres de valeurs - selon des principes inspirés de la clarté apollinienne du platonisme politique. Par ailleurs, en précisant que ce qui est proprement nihiliste, au sens théorique, c'est le moderne dans son ensemble - ce qui inclut les régimes mentionnés par Bernard-Henri Lévy, mais aussi la société libérale contemporaine - Douguine fait preuve d'une compréhension beaucoup plus radicale du Zeitgeist qui nous habite, révélant une pensée aussi lucide qu'excentrique.
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mercredi, 29 novembre 2023
Interview de Daria Douguina (2013): "Nous vivons à l'ère de la fin"
Interview de Daria Douguina (2013):
"Nous vivons à l'ère de la fin"
Le site en langue anglaise "Open Revolt" avait été très heureux de présenter, en 2013, une conversation entre Daria Dougina, de l'Union de la jeunesse eurasienne, et James Porrazzo. Nous vous offrons aujourd'hui une première traduction française de cet entretien.
Daria, la fille d'Alexandre Douguine, outre son travail au sein de l'Union de la jeunesse eurasienne, est également directrice du projet Alternative Europe pour l'Alliance révolutionnaire mondiale.
Daria, vous êtes une eurasienne de la deuxième génération, la fille de notre penseur et leader le plus important, Alexandre Douguine. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions sur le fait d'être une jeune militante au cœur du Kali Yuga ?
Nous vivons dans l'ère de la fin, c'est-à-dire la fin de la culture, de la philosophie, de la politique et de l'idéologie. C'est une époque sans véritable mouvement; la sombre prophétie de Fukuyama sur la "fin de l'histoire" devient une sorte de réalité. C'est l'essence de la modernité, du Kali Yuga. Nous vivons dans l'élan du Finis Mundi. L'arrivée de l'Antéchrist est à l'ordre du jour. Cette nuit profonde et épuisante est le règne de la quantité, masqué par des concepts tentants tels que le Rhizome de Gilles Deleuze: les morceaux du Sujet moderne se transforment en "femme-chaise" du "Tokyo Gore Police" (film japonais post-moderne) - l'individu du paradigme moderne se transforme en morceaux de dividuum.
"Dieu est mort" et sa place est occupée par les fragments de l'individu. Mais si nous procédons à une analyse politique, nous découvrirons que ce nouvel état du monde a bel et bien toujours été le projet du libéralisme. Les idées extravagantes de Foucault, apparemment révolutionnaires dans leur pathos, sont analysées avec plus de scrupule pour montrer leur fond conformiste et (secrètement) libéral, qui va à l'encontre de la hiérarchie traditionnelle des valeurs, établissant un "nouvel ordre" pervers où le sommet est occupé par l'individu qui s'adore lui-même, la décadence atomistique.
Il est difficile de lutter contre la modernité, mais il est insupportable d'y vivre, d'accepter cet état des choses, où tous les systèmes sont modifiés et où les valeurs traditionnelles sont devenues une parodie, purgées et moquées dans toutes les sphères de contrôle des paradigmes modernes. C'est le règne de l'hégémonie culturelle. Cet état du monde nous dérange. Nous luttons contre lui - pour l'ordre divin - pour la hiérarchie idéale. Dans le monde moderne, le système de castes est complètement oublié et transformé en parodie. Mais il y a un point fondamental.
La République de Platon contient une idée très intéressante et importante : les castes et la hiérarchie verticale en politique ne sont rien d'autre que le reflet du monde des idées et des biens supérieurs. Ce modèle politique manifeste les principes métaphysiques fondamentaux du monde normal (spirituel). En détruisant le système de castes primordial dans la société, nous nions la dignité de l'être divin et de son ordre. En démissionnant du système des castes et de l'ordre traditionnel, brillamment décrit par Dumézil, nous endommageons la hiérarchie de notre âme. Notre âme n'est rien d'autre que le système des castes avec une large harmonie de justice qui unit trois parties de l'âme (la philosophique - l'intellect, la gardienne - la volonté, et les marchands - la convoitise). En luttant pour la tradition, nous luttons pour notre nature profonde en tant que créature humaine. L'homme n'est pas un acquis, c'est un but. Et nous nous battons pour la vérité de la nature humaine (être humain, c'est aspirer à la surhumanité). C'est ce que l'on peut appeler une guerre sainte.
Que signifie pour vous la quatrième théorie politique ?
C'est la lumière de la vérité, de quelque chose de rarement authentique dans les temps post-modernes. C'est l'accent juste sur les degrés de l'existence - les accords naturels des lois du monde. C'est quelque chose qui grandit sur les ruines de l'expérience humaine. Il n'y a pas de succès sans premières tentatives - toutes les idéologies passées contenaient en elles quelque chose qui a causé leur échec.
La quatrième théorie politique - c'est le projet des meilleurs aspects de l'ordre divin qui peuvent se manifester dans notre monde - du libéralisme nous prenons l'idée de la démocratie (mais pas dans son sens moderne) et de la liberté au sens évolien ; du communisme nous acceptons l'idée de la solidarité, de l'anticapitalisme, de l'anti-individualisme et l'idée du collectivisme ; du fascisme nous prenons le concept de la hiérarchie verticale et la volonté de puissance - le codex héroïque du guerrier indo-européen.
Toutes ces idéologies passées ont souffert de graves lacunes - la démocratie, à laquelle s'est ajouté le libéralisme, est devenue une tyrannie (le pire régime d'État selon Platon), le communisme a défendu le monde technocentrique sans traditions ni origines, le fascisme a suivi la mauvaise orientation géopolitique, son racisme était occidental, moderne, libéral et antitraditionnel.
La quatrième théorie politique est la transgression globale de ces défauts - la conception finale de la future histoire (ouverte). C'est le seul moyen de défendre la vérité.
Pour nous, la vérité est le monde multipolaire, la variété florissante des différentes cultures et traditions.
Nous sommes contre le racisme, contre le racisme culturel et stratégique de la civilisation moderne occidentale, promue par les États-Unis, parfaitement décrit par le professeur John M. Hobson dans "The Europocentric conception of world politics". Le racisme structurel (ouvert ou subliminal) détruit la charmante complexité des sociétés humaines - primitives ou complexes.
Rencontrez-vous des défis particuliers en tant que jeune femme et activiste à notre époque ?
Cette guerre spirituelle contre le monde (post)moderne me donne la force de vivre.
Je sais que je me bats contre l'hégémonie du mal pour la vérité de la Tradition éternelle. Elle est aujourd'hui obscurcie, mais pas complètement perdue. Sans elle, rien ne peut exister.
Je pense que chaque sexe et chaque âge a ses formes d'accès à la Tradition et ses moyens de défier la Modernité.
Ma pratique existentielle consiste à abdiquer la plupart des valeurs de la jeunesse mondialiste. Je pense que nous devons être différents de ce thrash. Je ne crois en rien à la modernité. La modernité a toujours tort.
Je considère l'amour comme une forme d'initiation et de réalisation spirituelle. Et la famille devrait être l'union de personnes spirituellement semblables.
Outre votre père, évidemment, qui conseillez-vous aux jeunes militants désireux d'apprendre nos idées d'étudier ?
Je recommande de faire connaissance avec les livres de René Guenon, Julius Evola, Jean Parvulesco, Henri Corbin, Claudio Mutti, Sheikh Imran Nazar Hosein (traditionalisme) ; Platon, Proclus, Schelling, Nietzsche, Martin Heidegger, E. Cioran (philosophie) ; Carl Schmitt, Alain de Benoist, Alain Soral (politique) ; John M. Hobson, Fabio Petito (IR) ; Gilbert Durand, G. Dumézil (sociologie). Le kit de base de la lecture pour notre révolution intellectuelle et politique.
Vous avez vécu quelque temps en Europe occidentale. Comment compareriez-vous l'état de l'Occident à celui de l'Orient, après une expérience de première main ?
En fait, avant mon arrivée en Europe, je pensais que cette civilisation était absolument morte et qu'aucune révolte n'était possible. Je comparais l'Europe libérale moderne à un marécage, sans possibilité de protester contre l'hégémonie du libéralisme.
En lisant la presse étrangère européenne, en voyant les articles avec des titres comme "Poutine - le satan de la Russie" / "la vie de luxe du pauvre président Poutine" / "pussy riot - les grands martyrs de la Russie pourrie" - cette idée était presque confirmée. Mais au bout d'un moment, j'ai découvert des groupes et des mouvements politiques antimondialistes en France - comme Egalité & Réconcilation, Engarda, Fils de France etc - et tout a changé.
Les marécages de l'Europe se sont transformés en quelque chose d'autre - avec la possibilité cachée de se révolter. J'ai trouvé "l'autre Europe", l'empire caché "alternatif", le pôle géopolitique secret.
La véritable Europe secrète devrait être réveillée pour combattre et détruire son double libéral.
Maintenant, je suis absolument sûr qu'il y a deux Europe ; absolument différentes - l'Europe libérale décadente atlantiste et l'Europe alternative (antimondialiste, antilibérale, orientée vers l'Eurasie).
Guénon a écrit dans "La crise du monde moderne" que nous devons diviser l'état d'être anti-moderne et anti-occidental. Être contre la modernité, c'est aider l'Occident dans sa lutte contre la modernité, qui est construite sur des codes libéraux. L'Europe a sa propre culture fondamentale (je recommande le livre d'Alain de Benoist - "Les traditions de l'Europe"). J'ai donc trouvé cette autre Europe, alternative, secrète, puissante, traditionaliste et j'ai mis mes espoirs dans ses gardiens secrets.
Nous avons organisé avec Egalité & Réconcilation une conférence à Bordeaux en octobre avec Alexandre Douguine et Christian Bouchet dans une salle immense mais il n'y avait pas de place pour tous les volontaires qui voulaient assister à cette conférence.
Cela montre que quelque chose commence à bouger...
En ce qui concerne mon opinion sur la Russie, j'ai remarqué que la plupart des Européens ne font pas confiance aux informations diffusées par les médias et que l'intérêt pour la Russie grandit, comme en témoigne le fait d'apprendre le russe, de regarder des films soviétiques et de comprendre que les médias européens sont totalement influencés par le Léviathan hégémonique, la machine à mensonges libérale et mondialiste.
Les graines de la protestation sont donc en terre, et avec le temps, elles grandiront, détruisant la "société du spectacle".
Toute votre famille est une grande source d'inspiration pour nous, ici à Open Revolt and New Resistance. Avez-vous un message pour vos amis et camarades d'Amérique du Nord ?
Je ne peux m'empêcher d'admirer votre travail révolutionnaire intensif ! La façon dont vous travaillez - dans les médias - est la façon de tuer l'ennemi "avec son propre poison", en utilisant la stratégie de la guerre des réseaux. Evola en a parlé dans son excellent livre "Chevaucher le Tigre".
L'Uomo differenzziato (l'homme différencié) est quelqu'un qui reste au centre de la civilisation moderne mais qui ne l'accepte pas dans l'empire intérieur de son âme héroïque. Il peut utiliser les moyens et les armes de la modernité pour causer une blessure mortelle au règne de la quantité et de ses golems.
Je peux comprendre que la situation actuelle aux États-Unis soit difficile à supporter. C'est le centre de l'enfer, mais Hölderlin a écrit que le héros doit se jeter dans l'abîme, au cœur de la nuit et ainsi vaincre les ténèbres.
Avez-vous des réflexions à formuler en guise de conclusion ?
En étudiant la philosophie à la faculté et en travaillant sur Platon et le néo-platonisme, je peux remarquer que la politique n'est rien d'autre que la manifestation des principes métaphysiques fondamentaux qui sont à la base de l'être.
En faisant la guerre politique pour la quatrième théorie politique, nous établissons également l'ordre métaphysique - en le manifestant dans le monde matériel.
Notre lutte n'est pas seulement pour l'état humain idéal - c'est aussi la guerre sainte pour rétablir la bonne ontologie.
Source: http://openrevolt.info/2013/01/23/we-live-in-the-era-of-the-end-a-interview-with-dari-dougina/
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mercredi, 22 novembre 2023
Alexandre Douguine: "Nous avons plus d'alliés qu'il n'y paraît"
Alexandre Douguine: "Nous avons plus d'alliés qu'il n'y paraît"
Source: https://www.geopolitika.ru/en/article/we-have-more-allies-it-seems?fbclid=IwAR3XWeI3Mut1C7Lk_g7U_qd_bcBYog_hdhUrke77iXa8-azTisFDbn0yCGQ
Dans le contexte des défis mondiaux, la Russie est en train de trouver sa voie unique et son idée nationale. Alexandre Douguine, politologue, philosophe et idéologue de l'eurasisme, est l'une des personnes indispensables pour comprendre le rôle et la place de la Russie dans le monde moderne. Ses idées ont été reconnues non seulement en Russie, mais aussi au-delà de ses frontières. La géopolitique, dans le cadre de laquelle il développe ses théories, a gagné en importance non seulement dans les cercles universitaires, mais aussi au sein de l'élite dirigeante grâce à lui. Les nouvelles réalités exigent une nouvelle idéologie, qui s'exprimera par une nouvelle étape dans l'avenir, estime Alexandre Douguine. En réponse à l'hégémonie du monde occidental, la Russie devrait présenter sa grande idée et devenir le centre d'une alternative globale à l'ordre mondial libéral. La quatrième théorie politique d'Alexandre Douguine repose sur des concepts tels que la justice sociale, la diversité, la solidarité, la souveraineté nationale et les valeurs traditionnelles. Dans le cadre du projet "Histoire de la pensée russe", Lenta.ru s'est entretenu avec le philosophe sur les fondements de son idéologie antilibérale, sur l'état actuel de l'idée nationale en Russie et sur les raisons pour lesquelles le monde occidental est en train de mourir.
Qu'est-ce que la Quatrième théorie politique et comment en êtes-vous venu à la créer ?
Alexandre Douguine : La Quatrième théorie politique est le résultat d'une réflexion sur l'expérience de la philosophie politique occidentale au cours des derniers siècles, c'est-à-dire une philosophie qui prétend à l'universalité.
Lorsque j'ai réfléchi à l'idéologie politique optimale pour la Russie, j'ai remarqué que toutes les disputes se déroulaient entre le nationalisme et le libéralisme, le nationalisme et le communisme, et le communisme et le libéralisme.
En fait, toutes les possibilités se résument à trois grandes macro-idéologies: le libéralisme, le socialisme et le nationalisme avec leurs différentes versions.
À propos du socialisme, du libéralisme et du nationalisme
J'ai remarqué que ces trois idéologies politiques, au-delà desquelles rien d'autre n'existe, sont en fait le produit de l'histoire occidentale et de la culture politique occidentale de l'ère moderne. En principe, elles prétendent épuiser tous les choix possibles.
Si nous prenons un peu de distance par rapport à nos propres opinions (quelles qu'elles soient), nous nous rendons immédiatement compte que nous pensons dans le cadre de l'une de ces idéologies, si tant est que nous ayons une pensée politique.
Si l'on se penche sur l'histoire de l'une de ces idéologies, on constate immédiatement qu'il s'agit de l'histoire de l'Occident moderne, de l'Occident des derniers siècles, où ces trois idéologies sont nées. Par conséquent, quelle que soit la manière dont nous agissons dans le cadre de ce choix, de cette triade, nous nous trouvons toujours sous l'influence de l'Occident. Chacune de ces idéologies contient l'expérience historique de l'Occident, du développement de l'Europe occidentale et de la modernité de l'Europe occidentale.
Qu'est-ce que la modernité ?
Accepter le libéralisme, le socialisme ou le nationalisme signifie implicitement que nous considérons la Russie comme faisant partie de la civilisation ouest-européenne - et plus encore dans sa version laïque - et que nous acceptons les postulats occidentaux sans aucune critique et sans aucune distance.
Suggérez-vous donc que la Russie devrait franchir la prochaine étape de son développement politique après le libéralisme, le socialisme et le nationalisme ?
En réfléchissant à la voie politique et idéologique que la Russie devrait emprunter, je suis arrivé à la conclusion que, dans le cadre de ce choix, nous serons toujours condamnés à copier l'Occident, et que l'Occident aura toujours une longueur d'avance à tous les égards.
Si nous adoptons le modèle occidental, la logique nous conduira tôt ou tard à choisir l'idéologie qui a triomphé en Occident, c'est-à-dire le libéralisme. Cela signifie qu'il faut reconnaître que le libéralisme est une sorte de résumé de l'histoire politique des idéologies mondiales et qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre la recherche de notre propre voie.
Car si l'Occident a conclu que l'idéologie libérale a triomphé de manière irréversible et définitive, alors la Russie, en tant que partie du monde occidental, est condamnée au libéralisme tôt ou tard.
Bien sûr, nous pouvons encore essayer le nationalisme (nous avons déjà essayé le communisme) - une autre version du modèle occidental, mais nous arriverons toujours au libéralisme, même si c'est par des voies détournées.
Le libéralisme est ce qui ne me satisfait pas (et, je pense, la plupart de nos concitoyens). C'est ainsi qu'est née l'idée de la quatrième théorie politique, l'idée qu'il faut aller au-delà de la pensée politique de l'Europe occidentale et faire un pas en avant. Nous devons chercher l'inspiration et une vision du monde politique au-delà de l'Occident contemporain.
Bien sûr, on peut se tourner vers le spectre non moderne et non occidental des doctrines politiques. C'est l'essence même de la quatrième théorie politique.
Lorsque je l'ai formulée, j'ai constaté un intérêt colossal pour ce problème dans le monde entier.
Nous devons comprendre que de nombreux représentants des peuples occidentaux ne sont satisfaits ni de la victoire du libéralisme ni de la nécessité de choisir entre ces trois théories politiques. Sans parler des autres pays et cultures, où la quatrième théorie politique est devenue un slogan pour la décolonisation de la conscience politique.
Cette idée a gagné une immense popularité, et les libéraux ont commencé à la combattre avec les méthodes les plus dures. Car en proposant de dépasser la pensée politique occidentalo-centrée de l'époque moderne, je touche au but, et c'est ce que les élites libérales au pouvoir craignent le plus. Elles ont appris à composer avec les communistes et les nationalistes, à les neutraliser et à les vaincre, voire à les utiliser à leurs propres fins.
Mais la quatrième théorie politique est un défi qu'elles n'ont jamais relevé. Ils ont même nié son existence. Par conséquent, la quatrième théorie politique est notre destin.
Mais les trois idéologies occidentales étaient une réponse à la configuration de l'ordre mondial qui existait au moment de leur émergence. Que propose la quatrième théorie politique ?
Elle commence par une analyse sérieuse et profonde, une déconstruction des trois théories politiques existantes aujourd'hui. Le libéralisme fonctionne avec l'individu comme sujet principal, le communisme avec la classe, et le nationalisme avec la nation ou la race. Tous ces concepts font également partie de la philosophie politique de l'Europe occidentale de l'ère moderne. Et pour construire la quatrième théorie politique, il faut rejeter ces fondements.
Car, en essayant de penser la politique, nous tendons toujours vers l'une de ces trois options.
Nous sommes tellement hypnotisés par le mode de pensée de l'Europe occidentale que nous ne voyons aucun horizon au-delà.
Pour se libérer du charme de la pensée ouest-européenne, la quatrième théorie politique propose de se concentrer sur le concept d'"existence", ou Dasein en termes philosophiques. Cette approche met l'accent sur l'essence fondamentale ou l'être des individus et des communautés, au-delà des simples définitions politiques.
En outre, je propose de redéfinir l'idée de "peuple". Au lieu de les considérer comme de simples citoyens d'une nation ou d'un État, nous devrions les considérer comme une communauté culturelle dotée d'un patrimoine riche et durable qui s'étend sur plusieurs siècles. Dans cette théorie, le peuple est considéré comme le sujet principal et l'élément fondateur. Il est compris de manière existentielle, ce qui signifie que son identité et son existence sont considérées dans un contexte plus profond et plus philosophique qui dépasse les frontières politiques conventionnelles.
En ce sens, le peuple existe face à la destruction ; il s'agit toujours d'une relation avec la guerre, avec la fin, avec la possibilité de ne pas être, comme dans la doctrine de Moscou en tant que troisième Rome - précisément parce qu'il n'y aura pas de quatrième Rome.
Dans le peuple, les générations précédentes, les morts et l'avenir, c'est-à-dire les enfants à naître, sont présents. Le peuple est donc une catégorie qui inclut le temps. Ce n'est pas quelque chose qui existe à un moment donné; le peuple existe toujours, il existait avant et continuera d'exister après.
L'essence du peuple est profondément liée à l'acte d'amour, non seulement envers son pays, mais aussi dans la famille, dans le mariage, car dans le mariage ne naissent pas seulement des individus, mais aussi des Russes. Le peuple fonctionne grâce à l'énergie du pouvoir de l'amour et existe au bord de la destruction, de sorte que l'amour et la guerre sont nécessaires à l'existence du peuple.
En d'autres termes, la quatrième théorie politique n'est pas une conception ouest-européenne du peuple ?
Oui, le concept de peuple est un phénomène métaphysique. Et nous nous tournons immédiatement vers les Slavophiles russes, les Eurasiens et la conception orthodoxe du peuple comme porteur d'une mission, à qui est révélée une fonction théophorique élevée dans l'histoire.
Qui sont les Eurasistes ?
Le peuple devient une catégorie absolue, qui, si vous voulez, est absente des autres formes de philosophie politique.
Ensuite, nous construisons un système politique basé sur cette compréhension du peuple. En d'autres termes, nous devrions avoir un gouvernement populaire, un système économique populaire et notre politique devrait viser à préserver et à protéger le peuple.
L'État lui-même n'est pas considéré comme une superstructure au-dessus du peuple, mais comme un arbre qui pousse à partir des racines du peuple. La conception du peuple comme catégorie historique principale, comme sujet de l'histoire, dicte ce que doit être la politique.
"Populaire" ne signifie pas absence de hiérarchie. Au fil du temps, les héros qui forment la classe guerrière et les intellectuels, c'est-à-dire les prêtres, émergent du peuple. Ce sont les branches du peuple qui s'élancent vers le ciel, et le peuple s'étire ainsi en une sorte de pyramide.
Cette pyramide populaire nous permet effectivement de développer la doctrine de l'État populaire et les fonctions populaires de cet État, ce qui a été partiellement fait par les slavophiles, les eurasistes et les représentants de la philosophie religieuse russe.
Une philosophie politique fondée sur la centralité du concept de "peuple" nous permet de construire rapidement et indépendamment une idéologie politique qui ne sera ni de droite ni de gauche, mais qui expliquera en même temps les étapes conservatrices et de gauche de notre histoire politique.
La quatrième théorie politique n'ouvre pas seulement des horizons à la créativité politique future, mais sert également de clé pour déchiffrer l'histoire politique russe. Il s'agit d'une perspective russe sur nous-mêmes, sur notre passé, notre présent et notre avenir.
Compte tenu de ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, quelle pourrait être la première étape de la construction d'un État populaire dans la Russie contemporaine ?
Si nous nous engageons systématiquement dans cette voie et la suivons, nous nous libérerons des formes de pensée coloniales.
Car penser en termes d'universalité des critères, théories et conceptions occidentaux de l'histoire, de la politique, de la société et de la philosophie signifie rester dans le cadre de la colonisation, c'est-à-dire ne pas penser à nous-mêmes avec notre propre conscience.
C'est la caractéristique des États postcoloniaux, un problème majeur pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine.
D'un point de vue mental, la Russie a également été une colonie de l'Occident pendant plusieurs siècles. Cette question a été bien discutée par les eurasistes, qui ont avancé la thèse du "joug romano-germanique", une période pendant laquelle la Russie était dans un état d'esclavage intellectuel de l'Europe occidentale. Cette situation doit être changée et la civilisation russe doit être affirmée dans une perspective d'indépendance.
L'eurasisme et l'idée du "joug romano-germanique"
Pour ce faire, il est nécessaire d'identifier les valeurs traditionnelles, de former le code de notre civilisation, l'algorithme fondamental de sa formation.
Il est nécessaire de comprendre notre peuple et notre civilisation comme un sujet de l'histoire, et non comme une périphérie de l'Europe. Cette affirmation de la Russie en tant que civilisation, et non en tant qu'État, est la position de départ.
La quatrième théorie politique n'est donc que la prise de conscience que nous sommes porteurs d'un Logos russe unique.
Et ce Logos russe nous permet d'offrir notre perspective sur tous les processus mondiaux : notre relation avec l'Occident, avec le non-Occident, notre relation avec nous-mêmes, et d'apporter des réponses à toutes les questions philosophiques. Tout cela devrait découler du Logos civilisationnel russe, car tous les récits avec lesquels nous travaillons actuellement sont centrés sur l'Occident. Et nous nous trouvons dans la position d'une colonie.
La quatrième théorie politique implique le début de la lutte de libération nationale de la Russie pour obtenir le statut de civilisation indépendante avec ses propres codes et concepts, et plus tard l'application de cet outil à des aspects absolument différents de notre vie.
Vous suggérez de nous libérer d'une certaine identité collective de l'humanité...
En fait, il n'y a pas d'humanité unique, comme l'enseigne l'idéologie libérale mondialiste occidentale.
L'humanité se compose de civilisations, de cultures, et ces cultures sont uniques et ont des points de vue complètement différents sur les aspects les plus fondamentaux de l'être et sur l'être lui-même. La Russie est l'une de ces civilisations, mais pas une civilisation occidentale (bien qu'elle puisse la comprendre) ; elle est indépendante.
Ce Logos russe est à l'état embryonnaire chez nous, car à la place de l'élite intellectuelle, qui serait porteuse de ce Logos russe, il existe une administration coloniale de représentants de la domination coloniale, surveillants des Russes, qui se considèrent comme des émissaires de la civilisation occidentale. Ils sont engagés dans notre numérisation et notre modernisation ; ils nous enseignent et disent ce qui est progressif et ce qui ne l'est pas.
Cette situation est apparue il y a plusieurs siècles et se poursuit encore aujourd'hui. Aujourd'hui, dans les conditions de l'opération militaire spéciale de la Russie en Ukraine, alors que nous nous trouvons face à face avec l'Occident, nous vivons un moment historique unique où le Logos russe peut s'exprimer pleinement.
Ainsi, selon vous, la question qui se pose à chacun d'entre nous aujourd'hui est la suivante : êtes-vous pour l'humanité dans sa diversité culturelle ou pour une civilisation mécanique universelle ?
Le fait est que j'étudie la civilisation occidentale depuis de nombreuses années, voire des décennies. Je la connais bien mieux que les libéraux. Et je comprends la nature de l'admiration pour l'Occident.
Mais l'Occident d'aujourd'hui n'est plus ce qu'il était. C'est une civilisation unique qui représente le sommet de la dégénérescence - une dégénérescence agressive.
Le monde occidental actuel s'est éloigné de ses valeurs traditionnelles et se transforme en un espace mécanique, sans vie, qui détruit toute culture originale, y compris sa propre identité.
Chacun d'entre nous est en effet confronté à la nécessité d'un travail énorme, mais se libérer de l'enchantement de l'Occident peut se faire non seulement en se tournant vers les cultures non occidentales (bien que ce soit aussi une voie), mais aussi en comprenant que l'Occident lui-même - traditionnel ou opposé de manière critique à la ligne libérale dominante - est prêt à nous fournir des arguments, par exemple, sous la forme de traditionalistes.
Qu'est-ce que le traditionalisme ?
L'Occident a fourni une base fondamentale pour se critiquer lui-même. La tâche de se libérer de l'influence de l'Occident moderne (c'est-à-dire de la mondialisation et du libéralisme) a été facilitée par les génies occidentaux eux-mêmes.
Si nous commençons à examiner attentivement l'héritage de l'Europe occidentale, nous verrons que, même à l'époque moderne, de nombreux penseurs occidentaux parmi les plus brillants étaient des opposants au cours capitaliste libéral qui s'est établi en Occident comme une force dominante, par exemple Oswald Spengler et Julius Evola. Aujourd'hui, la lutte contre cet Occident-racine bat son plein. Mais nous devons nous rappeler que nous avons des alliés en Occident ; ils nous fournissent des arguments qui nous aideront à nous libérer.
À un moment donné, nous devons comprendre que, quel que soit l'attrait de la civilisation ouest-européenne au-delà du libéralisme, notre identité est différente. C'est là que nous devons nous plonger dans notre propre histoire, dans la formation de notre Logos russe, qui est lié à l'orthodoxie et à une profonde compréhension de la valeur de la justice.
Ce commencement national, étatique et religieux en nous présente des caractéristiques uniques provenant de la source même de l'histoire russe.
Cela ne signifie pas que nous devions être hostiles à l'Occident en tant que tel. Il suffit d'écarter la civilisation occidentale libérale, mondialiste et technique actuelle et de lui refuser le droit de prétendre à quelque chose d'universel, de général et de déterminer le destin de l'humanité, et nous découvrirons un autre Occident, qui pourrait être très attrayant pour nous. C'est ce que devrait faire chaque Russe de notre époque. Pour mener à bien cette tâche, il faudra les efforts de toute une génération, voire de plusieurs.
Et quelle est, selon vous, votre tâche dans ce travail ?
Ma tâche consiste uniquement à tracer des orientations, à préparer le terrain intellectuel et philosophique.
Nous devons renforcer notre propre civilisation, comprendre en profondeur la civilisation occidentale et entamer un dialogue avec les autres civilisations, en les aidant à se libérer de cette conscience de soi mondialiste professionnelle et étrangère.
Selon Hegel, l'esclave n'a pas de conscience propre, il l'emprunte à son maître.
Nous devons sortir de cet état d'esclave par rapport à l'Occident, lui retirer le droit d'être notre maître, acquérir notre propre conscience russe et affirmer triomphalement notre propre Logos - indépendant, souverain et libre.
Dans la confrontation mondiale avec l'Occident, la Russie a-t-elle des alliés parmi les autres civilisations ?
La Russie a certainement des alliés. Si nous reprenons les mots de Nikolai Troubetzkoï, il s'agit de l'humanité. Dans son livre L'Europe et l'humanité, il affirme que l'Europe contemporaine, le monde romano-germanique, représente l'usurpation du statut de l'humanité. Et l'Occident affirme qu'il est l'humanité. Mais dès que l'on remet en cause cette affirmation, on s'aperçoit qu'il y a d'autres segments de l'humanité qui sont contre l'Occident.
Si la Russie est aujourd'hui contre l'Occident, l'humanité est son alliée.
Il s'agit tout d'abord de civilisations qui ont elles aussi compris que l'hégémonie occidentale était corrompue et inacceptable. C'est le cas de la Chine, qui défend son identité et ses valeurs traditionnelles. Une perception similaire de l'Occident comme un mal, un pôle colonial, est en train de s'éveiller en Inde. La perception de l'Inde en tant que civilisation indépendante, et pas seulement post-coloniale, devient de plus en plus distincte. L'Inde est notre alliée dans notre stratégie d'affirmation de la Russie en tant que civilisation.
Nous ne devons pas oublier le monde islamique, qui bouillonne et rejette l'hégémonie occidentale. L'Amérique latine ne s'entend pas non plus avec l'Occident anglo-saxon mondialiste, dont elle perçoit la politique comme coloniale. L'Afrique s'éveille, entrant dans le troisième cycle de décolonisation - la décolonisation de la conscience.
La Russie a pris la tête de ce soulèvement multipolaire.
Notre allié devient aussi cette partie de l'Occident qui n'accepte pas la domination de l'idée libérale mondialiste. Et il s'agit d'une partie importante du monde occidental, au moins la moitié des Américains - non seulement les républicains, comme l'ancien président Donald Trump, mais aussi une partie importante des démocrates de gauche, ainsi que des populistes de droite et de gauche en Europe. Ils sont déjà en train de "faire exploser" la France de l'intérieur, ébranlant progressivement l'emprise de l'élite mondialiste-libérale.
L'humanité occidentale qui rejette la mondialisation sous sa forme ultra-libérale est aussi notre alliée.
Nous sommes la majorité ; c'est juste qu'actuellement, une grande partie des élites dans le monde sont des agents d'influence de l'hégémonie libérale, et c'est un problème. La majorité est de notre côté, mais notre propre élite est encore largement une agence de notre ennemi. Dès que la Russie pourra rééduquer cette élite mondialiste pro-occidentale, nous gagnerons des ressources colossales, tant au sein de notre société qu'à l'extérieur.
Les peuples voient la Russie, et son dirigeant Vladimir Poutine, à l'avant-garde de la révolution multipolaire. Des positions similaires sont occupées par Xi Jinping en Chine. Recep Tayyip Erdoğan en Turquie et Narendra Modi en Inde s'efforcent également de mener des politiques de souveraineté maximale.
Dans la lutte pour un monde multipolaire, nous avons bien plus d'alliés que nous ne pouvons l'imaginer.
Mais nous devons achever la russification de nos élites, car notre élite dirigeante n'est pas russe.
Nous luttons contre l'anti-Russie sous la forme de l'Ukraine, mais il y a aussi une anti-Russie en nous.
Il s'agit d'oligarques, d'occidentalistes, d'un segment important de notre système éducatif, qui est recruté par des subventions et des réseaux d'influence du monde occidental. La lutte contre cette anti-Russie est le moyen de débloquer des ressources dans notre société et au-delà.
Quels philosophes pourriez-vous considérer comme vos alliés conditionnels?
Je me considère comme un eurasiste, mais j'ai été davantage influencé par les critiques de l'Occident parmi les traditionalistes: René Guénon, Julius Evola, Martin Heidegger, Oswald Spengler. Ce sont des auteurs occidentaux antilibéraux et antimodernes.
C'est dans l'eurasisme que j'ai trouvé le courant le plus proche des traditionalistes européens. Et comme je suis un Russe et un patriote russe, j'ai commencé à m'appuyer sur ma propre tradition.
Mais le contenu de l'ensemble de la critique des prétentions de l'Occident moderne à l'universalisme, je l'ai pris chez les traditionalistes occidentaux. Ce n'est qu'ensuite que j'ai découvert en Nikolaï Troubetzkoï, Pyotr Savitsky et Lev Goumilev des analogues très proches, mais uniques et indépendants. Elles existent également dans la tradition orthodoxe russe, par exemple chez Ioann de Kronstadt et Lev Tikhomirov, et dans une large mesure chez Ivan Ilyin. Des idées similaires sont également présentes chez les narodniki (populistes). Elles résonnent avec la critique radicale de la civilisation libérale de l'Europe occidentale.
Il y a des choses qui nous unissent. Nous avons des choses à discuter, par exemple, avec la Pologne - un pays traditionaliste et croyant. Il faut juste savoir comment le faire, et pour cela il faut être très conscient de nous-mêmes et d'eux.
Chacun doit se débarrasser du libéralisme occidental nihiliste qui ne permet à aucune culture de se réaliser et de s'engager dans une voie souveraine. Nous devons lutter ensemble contre cette désouverainisation.
Les Polonais ne nous aiment pas, ils sont pratiquement en guerre contre nous, mais au fond, c'est un peuple slave assez conservateur avec des valeurs traditionnelles particulières. Sans leur animosité historique à notre égard, ils seraient nos alliés.
Nous pourrions corriger beaucoup de choses si nous les abordions avec délicatesse. Nous pourrions résoudre des conflits très aigus et douloureux. Mais pour cela, nous devons croire davantage en nous-mêmes et moins écouter les voix occidentales.
Ce qui se passe actuellement en Russie en termes de rupture des liens avec l'Occident est le gage d'un grand renouveau, d'une purification, d'un retour à nos racines, à notre identité. C'est une chance historique unique de redevenir nous-mêmes.
Pourquoi les idées eurasiennes sont-elles pertinentes pour la Russie moderne ?
Tout d'abord, l'eurasisme est la même chose que le concept d'empire. En fait, le concept d'identité impériale de la civilisation russe et l'eurasisme peuvent être considérés comme équivalents. La différence est que les eurasistes, contrairement à d'autres partisans de l'empire, soulignent la contribution positive d'autres peuples à la construction de l'État sur le territoire de l'Empire russe (et plus tard de l'Union soviétique).
Il existe une version nationaliste de l'empire, centrée sur la Russie. Elle n'est pas marginale, mais les eurasistes ont corrigé les excès destructeurs du nationalisme, en reconnaissant le rôle d'autres peuples, non slaves orientaux, dans la création de l'empire. Nikolai Troubetzkoï a appelé cela le "nationalisme pan-eurasien".
Le nationalisme pan-eurasien de Nikolaï Troubetzkoï
D'une manière générale, je n'aime pas le mot "nationalisme". Je suis contre le nationalisme, car c'est une fausse théorie purement occidentale.
Les peuples d'Eurasie, les peuples de l'empire, ont créé une civilisation unique, dont le noyau est le peuple russe orthodoxe, autour duquel se sont ralliés d'autres peuples, non moins importants pour la construction de l'État.
Tous ont participé à nos victoires, sont devenus des membres à part entière de notre élite, et nous devons leur rendre hommage, préserver leur identité, cultiver leur passion et les impliquer dans la construction créative pour le bien de la patrie commune.
L'eurasisme est la valeur de l'empire en tant qu'État doté d'une mission et la valeur d'une société fondée sur le principe de la justice. Et même si un tel empire n'existait pas, construisons-le.
Nous comprenons très bien la valeur de la justice. La période soviétique nous a montré que les gens ont soif de justice et sont prêts à prendre des mesures extrêmes pour l'obtenir.
La reconstruction de notre empire eurasien et russe doit tenir compte de ce facteur.
Pour les eurasiens, l'empire se distingue également de l'État national par l'absence de racisme et de chauvinisme.
Il s'agit d'un système ouvert dans lequel les représentants de toute culture et de toute religion, vivant traditionnellement sur le territoire de l'Eurasie, ont la liberté de choisir : de préserver leur propre identité et de vivre dans leur société ou de faire partie de l'élite impériale et d'assimiler de nouveaux codes.
C'est aussi la liberté du Russe. C'est naturel et cela a toujours été le cas, tant dans l'Empire russe que dans l'Union soviétique. Aujourd'hui, il est nécessaire d'unir les territoires de l'espace post-soviétique, et ce sera l'eurasisme.
La Russie peut-elle suivre une autre voie ? Par exemple, créer un État mono-ethnique.
La Russie n'a tout simplement pas d'alternative ! Si nous essayons de construire un État mono-ethnique ici, nous nous détruirons nous-mêmes. Ce serait la réalisation du plan occidental de démembrement de la Russie. L'idée d'un État national russe est une provocation absolue. Car l'Occident a compris que la Russie peut surmonter le libéralisme assez facilement; nous n'avons pas les conditions nécessaires au succès de l'idéologie libérale; ses porteurs sont soit des renégats, soit des gens complètement ignorants, incapables de lire les textes classiques.
Mais les formulations du nationalisme sont dangereuses précisément parce que de nombreuses personnes à l'esprit patriotique peuvent être tentées par elles. Mais cela conduirait à la disparition de notre pays et de notre peuple.
La Russie n'a qu'une seule voie, et cette voie est impériale.
Vous êtes l'exemple même de la manière dont une idéologie passe du statut d'indésirable à celui de pertinente, voire de populaire. Comment expliquez-vous ce phénomène?
J'essaie de gommer mon individualité autant que possible. Je suis opposé à l'individualisme et à l'individualité en général ; une personne devrait s'efforcer de remplacer l'individualité atomique par des propriétés plus générales.
La Russie est plus importante pour moi que moi-même et ma société, et la société est plus importante que l'individualité. C'est à la Russie que je veux donner une voix, afin qu'à travers moi, ce ne soit pas moi, avec mes idées, mais le Logos du monde russe qui s'exprime.
J'essaie de rechercher la vérité et de lui donner une voie.
De nombreuses idées que certains croient à tort que j'ai inventées ou créées sont en fait des vérités oubliées qui ont été négligées par la plupart des gens. Dans mon travail, je m'efforce de rester proche de ces vérités essentielles, en n'incorporant qu'une quantité minimale de ma perspective personnelle et de mon caractère unique.
J'espère réussir à parler non pas en mon nom, mais au nom de mon peuple.
Si nous sommes si honnêtes à l'égard du monde des idées, si nous comprenons leur supériorité fondamentale sur les capacités pathétiques d'un individu, alors je pense que tout chercheur sera pertinent et suscitera de l'intérêt. Tout simplement parce que nous essaierons de créer une carte objective de la réalité. Ma tâche est d'aider et de contribuer à clarifier cette carte, sur laquelle chacun peut tracer ses propres trajectoires, ses propres routes. L'essentiel est que mon peuple, mon État, puisse les tracer.
Que souhaiteriez-vous à la jeunesse ?
De cesser d'être jeune le plus rapidement possible. Je crois qu'être jeune, c'est ne pas être préparé. L'enfance est une période très difficile parce qu'on est traité comme un objet, alors qu'une âme immortelle vit déjà en nous.
J'aime les enfants qui veulent grandir vite, j'aime les jeunes qui ne veulent pas être jeunes.
Quand on catégorise quelqu'un comme jeune, à mon avis, c'est une diminution artificielle d'une personne, on la traite comme un invalide mental. Pour moi, être jeune et se reconnaître jeune, c'est être idiot et s'en réjouir. Cessez d'être jeunes, devenez adultes. Vous devriez cracher sur cette jeunesse.
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jeudi, 12 octobre 2023
A. Douguine: Les empires en tant que civilisations
Les empires en tant que civilisations
Alexandre Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/imperii-kak-civilizacii?fbclid=IwAR1bHougxF3DilQYNtamq7sn9f7REvFUFQw7OPu3nrOH9MDCPMqYDEOnnm4
En avant vers l'Empire !
Le thème de l'Empire va inévitablement revenir sur le devant de la scène. Le terme "État-Civilisation", introduit dans la circulation scientifique par notre ami le penseur chinois Zhang Weiwei [1], signifie essentiellement "Empire".
Lors de la dernière réunion du club Valdai, et plus tôt dans ses discours politiques, Poutine a directement qualifié la Russie d'"État-Civilisation". En substance, il s'agit d'une déclaration annonçant une trajectoire idéologique et morale vers l'avènement d'un réel empire. Non pas d'un point de vue historique, mais d'un point de vue technique.
L'empire est une forme d'organisation politique supranationale avec un centre de décision stratégique unique (incarné par l'empereur) et une grande variété de sujets locaux (des communautés aux ethnarchies et aux polities à part entière), unissant le "Grand Espace" et ayant une spécificité civilisationnelle (religieuse, culturelle, idéologique) prononcée.
Il est possible de rejoindre l'Empire de manière pacifique, mais il est également possible de le rejoindre de manière non pacifique. S'il y a harmonie avec les limitrophes, ils peuvent conserver une souveraineté partielle et, dans le cas de l'Empire, il n'est pas si important que les États frontaliers étroitement liés à l'Empire soient indépendants ou en fassent partie. Ils font définitivement partie du "Grand Espace" et c'est ce qui importe le plus. Tant qu'ils se comportent correctement, ils peuvent se considérer comme des États-nations. S'ils commencent à se rebeller contre l'Empire et à travailler pour un autre Empire, leur sort ne devrait guère être enviable. Cela s'applique non seulement à l'Ukraine et aux autres États post-soviétiques, mais aussi à Taïwan et à bien d'autres.
Un seul empire
Le monde unipolaire est considéré comme un empire unique (en fait, les États-Unis et leurs satellites, réunis au sein de l'OTAN et d'autres blocs). Le politologue américain contemporain Niall Ferguson, travaillant grâce à des subventions de la famille des banquiers Rothschild [2], a montré comment l'idée impériale s'est progressivement insinuée dans le discours politique américain contemporain [3]. Alors que les États-Unis se considéraient comme une République, et l'Empire, en particulier l'Empire britannique [4], était perçu, chez eux, comme quelque chose de négatif, contre lequel les Américains, épris de liberté, se sont battus pendant la guerre d'indépendance; plus tard, peu à peu, l'idée d'un Empire mondial a commencé à s'imposer aux élites américaines, jusqu'à ce que les néoconservateurs prononcent haut et fort le mot tant convoité. L'Amérique s'est effectivement déclarée "Empire" régnant sur l'humanité. Les élites libérales mondialistes du monde entier étaient d'accord avec eux.
Mais une autre partie de ces élites a rejeté cette vision des choses. Cette autre partie devint progressivement si influente qu'elle en vint à rejeter purement et simplement l'hégémonie américaine et à se déclarer "Empires" (au pluriel), c'est-à-dire "États-Civilisations". C'est cela, en fait, la multipolarité.
Un aperçu critique de l'Empire de l'Occident peut être trouvé chez les auteurs de gauche Negri et Hardt [5], chez le célèbre sociologue Emmanuel Todd [6] ou dans la catégorisation politique profonde et inhabituelle d'Alain Soral [7].
Sept Empires : le projet multipolaire
Le monde multipolaire est la coexistence de plusieurs Empires, pleinement souverains, d'abord à l'égard des Etats-Unis, ce qui contrarie la prétention de ces derniers à l'unicité et à l'universalité, mais aussi souverains les uns à l'égard des autres.
Aujourd'hui, le monde présente progressivement les caractéristiques d'une Heptarchie multipolaire, c'est-à-dire que le modèle des sept Empires se dessine.
- 1) L'Empire occidental (USA + UE + vassaux).
- 2) L'Empire eurasien (Russie + espace post-soviétique, empire qui ne se réalise pas par la douceur mais par le carnage). C'est notre État-Civilisation qui se reconstruit à neuf, dont Poutine a parlé à Valdai.
- 3) L'empire chinois (Chine continentale + Taïwan et un certain nombre d'États qui s'étendent vers la Chine depuis l'orbite de "One Belt-One Road").
- 4) L'empire indien (le Bharat, le Népal, le Bangladesh et les entités d'Asie du Sud-Est qui s'étendent jusqu'à l'Inde).
- 5) L'Empire islamique (un bloc potentiel d'États islamiques, dont les pôles les plus importants sont l'Arabie saoudite + les pays arabes sunnites, l'Iran chiite, le Pakistan, la Turquie, l'Indonésie, les pays du Maghreb et tous les autres).
- 6) L'Empire latino-américain (basé sur l'union du Brésil et de l'Argentine avec l'adhésion du reste des pays d'Amérique ibérique - jusqu'aux États des Caraïbes et au Mexique).
- 7) L'Empire africain (Empire du plateau mandingue autour du Mali + l'oekumène bantou central et méridional + Éthiopie et monde couchitique).
Le premier Empire, qui prétend toujours être le seul(valable et en place), s'est formé après l'effondrement de l'URSS et, bien qu'agonisant, s'efforce toujours de maintenir son hégémonie. Malgré toutes les crises, il est encore assez fort - plus fort que tous les autres, mais uniquement si l'on prend chacun de ces empires séparément. Mais il est déjà inférieur à l'alliance des autres empires non occidentaux selon un certain nombre d'indicateurs clés (économiques, démographiques, de ressources et même idéologiques).
Les trois empires suivants - qui, soit dit en passant, ont une très longue histoire séculaire, voire millénaire - la Russie, la Chine et l'Inde - sont en phase de formation active. En fait, ils sont déjà des pôles souverains indépendants qui renforceront et étendront leur influence et seront achevés.
L'Empire islamique, dont il serait logique de faire de Bagdad le centre (il s'agirait alors d'une sorte de nouveau califat abbasside), est uni par une religion puissante et une idéologie fondée sur celle-ci, mais il est politiquement fragmenté.
Les empires africain et latino-américain sont encore à l'état de projets, mais un certain nombre de mesures concrètes sont prises pour aller dans le sens de la formation d'un "Etat-Civilisation".
Les six empires, à l'exception de l'empire occidental, c'est-à-dire les États de civilisation actuels ou potentiels, sont aujourd'hui réunis dans la structure élargie des BRICS après Johannesburg. L'année prochaine, la Russie présidera les BRICS, et il est grand temps de promouvoir la multipolarité et de la renforcer autant que possible sur les plans idéologique, économique, énergétique, financier, politico-militaire et stratégique. Pour que la multipolarité existe, nous devons tous ensemble écraser la prétention à l'unicité de l'Empire occidental. Pas l'Empire lui-même, mais sa prétention. Les peuples du monde sont appelés à briser l'orgueil mondialiste de l'Occident. C'est en fait ce que la Russie fait aujourd'hui en Ukraine.
L'Opération militaire spéciale est le premier conflit chaud entre l'unipolarité et la multipolarité.
Trois pôles purement potentiels
Par souci d'équité, nous pouvons supposer, de manière purement théorique, trois autres "grands espaces". Si l'Occident se scinde entre l'Amérique et l'Europe, alors l'UE, bien sûr, ayant préalablement rejeté les élites globalistes atlantistes et porté au pouvoir les continentalistes de type gaullien, pourrait devenir un pôle distinct. Mais cela n'est pas encore à l'ordre du jour.
Il est tout aussi spéculatif d'imaginer une civilisation bouddhiste sous l'égide du Japon. Mais le Japon est aujourd'hui totalement dépendant de l'Occident et ne mène pas de politique indépendante.
Et le "Grand Espace" de l'Océanie, qui se transforme progressivement en une zone de confrontation militaro-stratégique entre l'Empire chinois et l'Empire américain, est une valeur encore très insaisissable. Et il aurait pu en être autrement. Mais on ne peut guère s'attendre à ce que de braves Mélanésiens, Papous, Aborigènes australiens et Maoris militants soient capables de soulever une révolte anticoloniale contre les Anglo-Saxons. À moins, bien sûr, qu'on ne les aide à le faire. L'Afrique l'a fait, et ça a marché. Cesera plus compliqué, mais ça vaut le coup d'essayer - vers les autres pôles.
Eh bien, bonjour mon Empire !
Si les empires reviennent, il est grand temps de comprendre leurs racines historiques, de comprendre leurs origines et l'idéologie qui leur correspond. C'est un sujet tout à fait passionnant qui permet de comprendre beaucoup de choses sur ce que nous sommes, nous les Russes. Et nous sommes le peuple de l'Empire. Nous l'avons été, nous le sommes et nous le serons, quel que soit le nom qu'on nous donne et quelle que soit l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Le temps viendra et nous nous en rendrons compte à nouveau. Après tout, l'URSS était aussi une sorte d'"Empire" au sens technique du terme, comme nous l'avons souligné. Et certainement une "civilisation d'État". Nous devons simplement nous rendre compte que c'est notre destin.
Le livre en trois volumes de Konstantin Malofeev "Empire" [8] et mon ouvrage philosophique généraliste "Genèse et Empire" [9] seront très utiles pour se familiariser en profondeur avec ce sujet. Ensuite, en suivant la bibliographie détaillée et exhaustive, chacun pourra avancer dans cette direction, en choisissant librement ses itinéraires - à l'Ouest et à l'Est, dans le passé et dans l'avenir.
Notes:
[1] Zhang Weiwei. The China Wave: Rise of a Civilizational State. Beijing: World Century Publishing Corporation, 2012.
[2] Фергюсон Н. Дом Ротшильдов. Пророки денег. 1798—1848. М.: Центрполиграф, 2019.
[3] Ferguson N. Colossus: The Rise and Fall of the American Empire. NY.: Penguin Press, 2004.
[4] Фергюсон Н. Империя: чем современный мир обязан Британии.М.: Астрель, Corpus, 2013.
[5] Хардт М., Негри A. Империя. М.: Праксис, 2004.
[6] Todd E. Après l’empire - Essai sur la décomposition du système américain est un essai. P.: Gallimard, 2002.
[7] Сораль А. Понять Империю. Завтра: глобальное управление или восстание народов? М.: Академический проект, 2017.
[8] Малофеев К.В. Империя. В 3 т. М.: АСТ, 2020-2021.
[9] Дугин А.Г. Бытие и Империя. М.: АСТ, 2022.
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jeudi, 28 septembre 2023
Alexandre Douguine - Alternative postmoderne: un phénomène sans nom
Alternative postmoderne: un phénomène sans nom
Alexandre Douguine
Source: https://katehon.com/ru/article/alternativnyy-postmodern-yavlenie-bez-imeni?fbclid=IwAR35iYgBQytDZPH4sK718gd5glijlgpxy5K2VNCir4jvrpBrHEijJD3QNKc
Déconstruction de la postmodernité
Plusieurs aspects importants de la postmodernité doivent être clarifiés. Il ne s'agit pas d'un phénomène à part entière, et bien que ce soient les postmodernistes (en particulier Derrida [1]) qui aient introduit la notion de "déconstruction" (basée toutefois sur la notion de "destruction" de Heidegger dans "Sein und Zeit" [2]), la postmodernité elle-même peut être déconstruite à son tour, et pas nécessairement dans le style postmoderne.
La postmodernité prend forme sur la base de la modernité. Ce faisant, elle critique en partie la modernité et la prolonge en partie. Au fur et à mesure que cette tendance s'est développée, ce qu'elle critique exactement dansla modernité et comment elle critique exactement cette modernité, et ce qu'elle continue exactement à critiquer et comment elle poursuit cette critique, est devenu une sorte de dogme philosophique, contre lequel les attaques sont délibérément interdites. C'est ce qui fait que le postmoderne est postmoderne, ce qui n'est ni mauvais ni bon, mais tel qu'il est. Sinon, le phénomène finirait par se dissoudre. Mais ce n'est pas le cas, et malgré toute l'ironie, la dérobade et le manque de sincérité du discours postmoderne, il existe un noyau très précis de principes fondamentaux qu'il n'abandonne jamais et des frontières très clairement délimitées qu'il ne franchit jamais. Si nous nous plaçons à une distance critiquement significative de ce noyau, et si nous franchissons librement certaines limites interdites, nous pouvons regarder le postmoderne de loin et nous poser la question suivante: n'est-il pas possible d'enlever au postmoderne certaines lignes qu'il a lui-même empruntées quelque part et de les recombiner différemment de ce qu'il fait lui-même? Et aussi, n'est-il pas possible d'ignorer certaines limites et certains impératifs moraux qu'elle établit, et de démembrer la postmodernité en ses éléments constitutifs, en ignorant complètement ses inévitables protestations et ses cris de douleur théorique?
Démanteler le moderne: pourquoi pouvons-nous aimer le postmoderne?
Je propose les considérations les plus générales sur ce sujet. Structurons notre analyse de la manière suivante: tout d'abord, nous identifierons les lignes principale du Postmodernisme, qui sont intéressantes du point de vue d'une critique radicale de la Modernité, isolée de la morale postmoderne, puis nous énumérerons les traits qui, au contraire, sont tellement imprégnés de cette morale qu'ils en sont inséparables.
Qu'est-ce qui attire donc le critique radical de l'époque contemporaine en Europe occidentale vers le postmoderne ?
- La phénoménologie et son fonctionnement avec la notion d'intensionnalité (Brentano, Husserl, Meinong, Ehrenfels, Fink).
- Le structuralisme et l'identification d'une ontologie autonome du langage, du texte, du discours (Saussure, Troubetskoy, Jakobson, Propp, Greimas, Riker, Dumézil).
- Le pluralisme culturel et l'intérêt pour les sociétés archaïques (Boas, Mauss, Lévi-Strauss).
- La découverte du sacré comme facteur le plus important de l'existentialisme (Durkheim, Eliade, Bataille, Caillois, Gérard, Blanchot).
- L'existentialisme et la philosophie du Dasein (Heidegger et ses épigones).
- L'acceptation des thèmes psychanalytiques comme un "travail de rêve" continu subvertissant les mécanismes de la rationalité (Freud, Jung, Lacan).
- La déconstruction comme contextualisation (Heidegger).
- Attention à la narration comme mythe (Bachelard, G. Durand).
- Critique du racisme, de l'ethnocentrisme et du suprématisme occidentaux (Gramsci, Boas - Personnalité et culture, Nouvelle anthropologie).
- Critique de la représentation scientifique du monde (Newton) et de la rationalité (cartésienne et rococo principalement) qui la justifie (Foucault, Feyerabend, Latour).
- Démonstration de la fragilité, de l'arbitraire et de la fausseté des attitudes fondamentales de la modernité (Cioran, Blaga, Latour).
- Pessimisme à l'égard de la civilisation de l'Europe occidentale, exposant les mythologies utopiques de "l'avenir radieux" et du "progrès" (Spengler, Jünger, Cioran).
- Sociologie - principalement fonctionnalisme (Durkheim, Mauss), montrant le caractère illusoire des prétentions de l'individu à la liberté vis-à-vis de la société et à la souveraineté rationnelle-psychologique.
- Exposition du nihilisme du New Age (Nietzsche, Heidegger).
- Relativisation de l'homme (Nietzsche, Jünger).
- Découverte de l'intériorité de l'homme (Mounier, Corbin, Bataille, Jambet).
- Théologie politique (C. Schmitt, J. Agamben).
Progressisme postmoderne et censure
Il convient de noter d'emblée que ces tendances fondamentales ont pris forme avant le postmoderne et ont existé indépendamment de lui.
Elles ont toutes apporté quelque chose d'essentiel à la postmodernité et, à partir d'un certain moment, ont commencé à se déployer dans son contexte au point de se confondre partiellement avec elle. Mais il est évident que chacune de ces approches, leurs intersections et leurs points de rencontre, leurs dialogues et leurs discussions possibles et réelles, sont tout à fait réels et possibles, et ce, complètement en dehors du contexte postmoderne. Ayant affirmé cela, nous ne manquerons pas de nous heurter aux protestations des postmodernistes eux-mêmes. Pour eux, toute interprétation non postmoderniste de ces courants est délibérément écartée par la postmodernité elle-même, et en dehors de son contexte, elle n'est admissible qu'en tant que recherche archéologique.
Les postmodernistes insistent fermement : ces disciplines, écoles et mouvements sont devenus des objets incorporés au sujet postmoderne, qui s'est emparé de tout le pouvoir d'interprétation. En d'autres termes, tous ces courants de pensée sont considérés comme dépassés, surpassés, "enlevés" au sens hégélien, et n'ont aucun droit à une interprétation souveraine. Ils ne peuvent que continuer dans le postmoderne et selon ses règles. En elles-mêmes, toutes ces tendances ne sont pas seulement dépassées, mais toxiques, si elles sont prises en dehors du contexte postmoderne.
Néanmoins, toutes ces tendances sont apparues au tournant du vingtième siècle ou au cours du vingtième siècle et représentent un tournant systémique dans l'histoire de la modernité elle-même. La modernité y affronte frontalement sa crise sous-jacente, son échec et sa fin inévitable. Mais ce qui est important, c'est que cette confrontation a lieu avant même que la postmodernité n'acquière ses traits caractéristiques explicites. Toutes ces tendances pénètrent dans la Postmodernité, fondent son climat intellectuel, façonnent son langage et ses systèmes conceptuels, mais dans la Modernité elle-même, elles sont présentes dans un contexte différent, surveillé avec vigilance par les "orthodoxies de la pensée" - celles-là mêmes sur lesquelles la critique de la Postmodernité elle-même fonde son pathos émancipateur. Tout comme la modernité a remplacé la société traditionnelle (prémodernité) sur une vague d'antidogmatisme, mais a très vite formulé son propre dogmatisme ; tout comme les régimes communistes qui ont pris le pouvoir sous le slogan de la lutte contre la violence et l'oppression ont donné naissance à des systèmes totalitaires brutaux fondés sur une violence et une oppression bien plus grandes, il en va de même pour la postmodernité, qui a très vite acquis un caractère exclusiviste et tyrannique. Le paradoxe est que la postmodernité élève le relativisme au rang de valeur universelle, mais défend ensuite cet "acquis" avec les méthodes les plus brutales et les plus globalistes - absolutistes. La transgression passe d'une possibilité à un impératif, et l'attention accrue portée à la pathologie devient la nouvelle norme. Dès lors, tout ce qui a précédé la formation d'un tel système est soumis à une exclusion rigide.
Si nous examinons attentivement la liste ci-dessus, nous pouvons constater que ces mouvements et écoles philosophiques se considèrent en partie dans le contexte de la modernité, mais comme des mouvements de pensée qui ont découvert l'insuffisance ou la défectuosité de la modernité, et en partie (bien que beaucoup moins fréquemment) ils tirent des conclusions plus radicales sur la modernité dans son ensemble en tant que phénomène sombre, pervers, nihiliste et erroné.
Qu'est-ce qui doit être radicalement rejeté dans la postmodernité ?
Soulignons maintenant les caractéristiques de la postmodernité qui sont probablement responsables de cette renaissance totalitaire.
- Le progressisme. Mais cette fois-ci, il est paradoxal, puisque le "progrès" est désormais considéré comme le démantèlement de la foi en un "avenir radieux", le renversement de l'utopie et du projet. On peut parler de "progressisme noir" ou de "Lumières sombres" (N. Land [3]).
- Le matérialisme. Ce n'est pas seulement l'héritage non critique de la modernité, mais l'attitude ultime, puisque les formes précédentes de matérialisme sont reconnues comme trop "idéalistes". Il faut maintenant justifier le "vrai matérialisme". (Deleuze [4], Kristeva [5]).
- Le relativisme. Tout universalisme, c'est-à-dire la réduction à des instances unificatrices supérieures de la multitude environnante, est critiqué, ce qui est projeté sur toutes les formes de hiérarchies verticales et de taxonomies. Le relativisme lui-même est érigé en dogme incontestable (F. Lyotard [6], Negri et Hard [7]).
- Le Post-structuralisme. Reconnaissance de l'insuffisance de la méthode structuraliste parce qu'elle ne couvre pas les dynamiques historiques et sociales et qu'elle interdit (ou prédit sciemment) les mutations. D'où l'appel au dépassement du structuralisme (M. Foucault, J. Deleuze, R. Barthes).
- La Critique radicale de la Tradition. La Tradition est considérée (dans l'esprit du marxisme - notamment par E. Hobsbawm [8]) comme une "fiction bourgeoise", un "opium pour le peuple". Ainsi, toute allusion à une ontologie souveraine de l'esprit est complètement éliminée. La modernité elle-même est perçue comme un "re-façonnage de la Tradition", et cette remarque a valeur de verdict.
- Un nouvel universalisme - critique, sceptique -. L'exigence de soumettre toute généralisation au ridicule et à la décomposition ironique, parallèlement au déplacement de l'attention vers des fragments hétérogènes, des fractales ontiques.
- La morale de la libération totale et du dépassement des frontières. La transgression (M. Foucault [9], G. Deleuze, F. Guattari, G. Bataille [10])
- L'anti-essentialisme. De l'analyse du Dasein par Heidegger, on tire une conclusion hâtive et perverse sur le caractère vicieux du concept même d'"essence", et l'être est tellement placé dans le devenir (même dans le devenir corporel) que la question de l'essence, et a fortiori de l'espèce, est rejetée à la racine.
- L'annulation de l'identité. Toute identité apparaît comme temporaire, ludique, accidentelle et arbitraire. Seul le dépassement de l'identité, et non sa construction, devient moral.
- La théorie du genre. La découverte d'ontologies autonomes de minorités et de classes opprimées devient une contrainte totale à relativiser le genre ainsi que l'âge, dans la limite de toute identité d'espèce. (Kristeva [11], D. Harroway [12])
- La construction de modèles postmodernes de psychanalyse avec une tentative de dépasser les topiques structurelles de Freud et même de Lacan (F. Guattari [13]).
- Une haine farouche de toute hiérarchie et de toute verticalité (contre la métaphore de l'Arbre). Démocratisme radical jusqu'à l'apologie des schizo-masses et des dividuums, démembrés en organismes constitutifs souverains séparés - " parlement des organes " (B. Latour [14]).
- Le nihilisme. L'affirmation du nihilisme moderne se transforme ici en une valorisation consciente du néant, en une "volonté de néant" (Deleuze [15]). Le néant cesse d'être un concept péioratif et est pris comme une fixation de but.
- L'annulation de l'événement. Le passage au recyclage (J. Baudrillard [16]).
- Le posthumanisme. L'épuisement du début humain comme porteur d'une verticalité trop traditionnelle (B. H. Levy [17]). L'appel à transcender l'humain dans les hybrides, les "machines à désir", les cyborgs et les chimères. L'écologie profonde et les théories du cthulhuzen (D. Harroway [18]).
- L'apologie des minorités. Assimilation des cultures archaïques organiques à des sous-cultures mécaniques artificielles. Organisation artificielle de communautés en réseau de pervers et de malades mentaux.
La postmodernité comme finalisation nihiliste de la modernité
Si nous examinons attentivement ces points, nous pouvons clairement voir que la postmodernité n'est pas seulement une continuité avec la modernité, mais qu'elle porte la moralité de l'ère contemporaine à sa limite logique. Dans cette liste de traits postmodernes, nous voyons - déjà sans équivoque et sans ambiguïté (contrairement à la première liste) - une critique de la modernité par la gauche, c'est-à-dire la tristesse de voir que la modernité telle que nous la connaissons n'a pas été capable de mener ses postulats à leur pleine réalisation, et que la postmodernité est maintenant prête à s'acquitter de cette tâche difficile. Dans ce cas, le postmoderne se révèle comme la finalisation de la modernité, l'accomplissement de son telos. Mais si la Modernité a accompli son travail d'émancipation dans les conditions de la société traditionnelle (Prémodernité), les conditions de départ sont désormais la Modernité elle-même, qui doit être surmontée cette fois-ci. D'où le caractère bolchevique totalitaire des épistémologies postmodernes, qui embrassent pleinement la théorie de la terreur révolutionnaire. La modernité doit être éradiquée précisément parce qu'elle n'est pas assez moderne, parce qu'elle a échoué dans sa mission. Toute cette structure reproduit intégralement la logique du marxisme : la bourgeoisie est une classe progressiste par rapport au féodalisme, mais le prolétariat est encore plus progressiste et doit renverser le pouvoir de la bourgeoisie. La postmodernité suit strictement le même schéma: la modernité est meilleure que la tradition (prémodernité), mais la postmodernité est inévitable comme son dépassement. Un dépassement par la gauche.
Théorie critique implicite
Examinons maintenant les lignes que nous avons notées comme étant intéressantes. Si nous les séparons de la postmodernité, et surtout des aspects que nous avons jugés inacceptables, nous obtenons toute une série de théories, d'écoles et d'approches qui forment une certaine unité. Et cette globalité ne devient visible qu'après avoir soumis la postmodernité elle-même à la déconstruction et à la séparation. Le fait que toutes ces tendances se soient développées indépendamment de la postmodernité, avant elle et en dehors d'elle, nous permet de conclure que nous avons affaire à un ensemble d'idées complètement différentes et autonomes. Toutes se fondent sur la reconnaissance de la crise fondamentale et décisive de la civilisation occidentale moderne ("La crise du monde moderne" de R. Guénon [19]), tentent d'identifier le moment de l'histoire où les erreurs fatales ont été commises et ont conduit à l'état actuel des choses, identifient les principales tendances au nihilisme et à la dégénérescence et proposent leurs propres scénarios pour sortir de cette situation - certains plus radicaux, d'autres moins: de la correction de trajectoire en tenant compte des dimensions épistémologiques nouvellement découvertes à la rébellion directe contre le monde moderne ou à la révolution conservatrice. La fixation sur le nihilisme du New Age ouest-européen, et en particulier sur les phases purement négatives révélées au 20ème siècle, relie ces lignes à la postmodernité et lui permet de les intégrer dans son contexte jusqu'à un certain point. Mais si nous examinons de plus près cet ensemble de théories et de courants, nous constatons qu'ils peuvent être harmonisés entre eux - bien que de manière relative - sur la base d'un vecteur sémantique complètement différent. Ils se proposent de libérer la Modernité avant tout de cette facette qui, au contraire, est devenue dominante dans la Postmodernité.
En d'autres termes, nous avons affaire à un point de bifurcation dans la culture intellectuelle du 20ème siècle, où l'attitude critique générale à l'égard de la civilisation occidentale moderne, de sa philosophie, de sa science, de sa politique, de sa culture, etc. s'est scindée en deux lignes principales :
- La postmodernité elle-même, qui est devenue le détenteur explicite et inclusif d'un noyau d'interprétation et de valeurs, revendiquant l'unicité,
- et le second phénomène, qui n'a pas reçu de nom propre, étant déplacé, démembré et modifié par la postmodernité elle-même.
L'absence de nom pour cette direction, ainsi que le manque de consolidation de ses représentants, l'acceptation de la majorité des écoles et des courants ayant une existence isolée dans les conditions de la postmodernité naissante et la concentration sur l'étude de problèmes et de questions sectorielles locales, ne nous permettent pas de parler de cette branche de la pensée critique dans l'Occident du 20ème siècle comme de quelque chose d'intégral.
La seule tentative d'unification de ces courants disparates a été faite par la Nouvelle Droite française. Elle y est parvenue en partie, mais en partie aussi, ce mouvement de pensée a été étiqueté avec un certain nombre de positions sans principes et artificiellement marginalisé. Par conséquent, il n'y avait tout simplement pas de nom, de structure ou d'institutionnalisation pour une alternative postmoderne ou non postmoderne.
Cependant, ce n'est pas une raison décisive pour accepter cette branche de la pensée critique comme quelque chose de fantomatique et accepter les prétentions hégémoniques du postmoderne. Nous pouvons considérer l'ensemble de ces vecteurs intellectuels comme une vision du monde implicite mais tout à fait cohérente. Il est facile de le faire si nous adoptons le point de vue d'une histoire alternative dans le domaine des idées. Il est bien connu que dans l'histoire, le côté gagnant - dans les guerres, les conflits religieux, les processus apolitiques, les élections, les révolutions, les soulèvements, les coups d'État, les polémiques scientifiques et philosophiques, et dans d'autres formes d'agonalité physique et spirituelle - ne s'avère pas nécessairement être juste, bon et du côté de la vérité. Tout se passe différemment. Et nous pouvons appliquer cela au postmoderne et à son alternative, l'alt-post-moderne.
La phénoménologie
Reprenons les directions que nous avons identifiées comme attrayantes dans cette perspective.
La phénoménologie est importante avant tout parce qu'elle affirme le statut fondamental du sujet, sa priorité ontologique et sa souveraineté. Elle rompt avec l'axiomatique matérialiste de la Modernité en plaçant le sujet de l'acte intensionnel à l'intérieur même du processus de pensée et de perception. D'où le terme même d'in-tentio, se diriger vers ce qui est à l'intérieur.
Brentano, le fondateur de la phénoménologie [20], a puisé cette idée dans la scolastique européenne, et dans l'aristotélisme radical de l'ordre bénédictin (Friedrich von Freiberg, mystiques rhénans), qui insiste sur le fait que l'intellect actif est immanent à l'âme humaine. Et il est caractéristique que Brentano lui-même ait consacré sa thèse précisément au problème de l'intellect actif chez Aristote [21]. Et bien que la phénoménologie, développée par Husserl et portée aux sommets par Heidegger, soit un mouvement philosophique moderne, si l'on y regarde de près, on peut y reconnaître un style de pensée antérieur au nominalisme, au matérialisme et à l'atomisme de l'époque moderne et de l'ère contemporaine. La phénoménologie transcende les frontières de la modernité, mais en même temps, un certain nombre de ses dispositions sont très proches de la pensée classique et médiévale.
Le structuralisme
Le structuralisme est extrêmement intéressant en ce qu'il rétablit la primauté de la parole (encore la dimension subjective !) sur tout le domaine des objets extra-linguistiques. Si cette position, qui bat en brèche l'approche des positivistes convaincus de la primauté des choses réelles et des faits atomiques correspondants, est nouvelle tant dans le domaine de la linguistique que dans celui de la logique et de la philologie, on peut y reconnaître l'attitude à l'égard du Logos, de l'ontologie de l'esprit et de la parole, qui était caractéristique de la société traditionnelle. Bien que la conclusion sur l'ontologie souveraine du texte semble extravagante et même grotesque - dans le contexte de la domination du positivisme, à la fois conscient et inconscient - c'est précisément la façon dont le langage et la pensée étaient traités à l'époque précédant l'assaut total de l'approche nominaliste. Après tout, la dispute sur les universaux était essentiellement une polémique entre ceux qui affirmaient une ontologie autonome des noms (les réalistes et les idéalistes) et ceux qui la niaient (les nominalistes).
Le structuralisme entre donc bien en résonance avec le réalisme et l'idéalisme, bien qu'il déploie sa doctrine dans un contexte philosophique et culturel différent.
Une fois encore, un certain trait, régulièrement associé aux méthodologies postmodernes, s'avère proche des prémodernes.
Et si l'on tient compte des liens des grands structuralistes, des fondateurs de la phonologie, de Troubetskoy et de Jakobson avec le courant eurasien, de la proximité du thème principal des travaux de Dumézil sur l'idéologie trifonctionnelle des Indo-Européens [22] avec le traditionalisme, des parallèles des études de Propp [23] et de Greimas [24] avec les structures de la vision sacrée du monde, cette parenté apparaît encore plus substantielle et plus évidente.
Réhabilitation des sociétés archaïques
Une étude approfondie et impartiale des sociétés archaïques construites sur des mythes et des croyances, réfutant les conclusions superficielles, hâtives et fausses de l'anthropologie progressiste et évolutionniste, permet une vision complètement différente de l'essence de la culture, qui (comme F. Boas [25] et son école l'ont particulièrement insisté) doit être comprise à partir d'elle-même, sans remettre en question la sémantique et l'ontologie de chaque société à l'étude.
Cela conduit à reconnaître la pluralité des cultures et un ensemble minimal de propriétés qui pourraient être considérées comme universelles. Les structures d'échange, qui se rapportent précisément aux universaux de toute société, ont chacune une forme distinctive qui définit le paysage ontologique et épistémologique.
Le sacré
La découverte du sacré en tant que phénomène particulier s'est faite de manière synchrone en sociologie, en sciences religieuses et en philosophie traditionaliste. Alors que les traditionalistes ont directement pris position sur le sacré, reconnaissant sa perte dans la civilisation moderne comme un signe de dégradation, les sociologues se sont limités à sa description détaillée, tandis que la religion comparée - ainsi que certains courants de la psychanalyse, surtout l'école jungienne [26] - ont montré comment des éléments durables de la vie sacrée dans le monde subsistent même dans les cultures basées sur des principes rationnels-matériels.
La postmodernité utilise activement le thème du sacré, mais uniquement pour soumettre la modernité à une critique dévastatrice - parce qu'elle n'a pas réussi à mettre ses principes en pratique. Au lieu de fissurer le monde, de le désenchanter (M. Weber [27]), elle n'a produit qu'une nouvelle série de mythes. La postmodernité ne réhabilite pas le mythe; au contraire, elle veut s'en débarrasser, mais de manière plus fondamentale et plus décisive que les Lumières. Mais une telle intention n'était pas présente chez les sociologues, ni chez les chercheurs en études religieuses comparées, ni chez les pragmatistes (W. James [28]), ni même chez les traditionalistes. Par conséquent, nous pouvons facilement identifier le vaste domaine de l'étude du sacré comme un champ indépendant, ignorant complètement les objectifs postmodernistes et les stratégies correspondantes.
Philosophie du Dasein
Prouver que la philosophie de Heidegger est un champ d'idées vaste et autonome n'a aucun sens. C'est une évidence. Et il est tout aussi évident que les intentions de Heidegger à l'égard du nouveau commencement de la philosophie n'ont rien à voir avec les attitudes fondamentales des postmodernes. Les échos de Heidegger ont atteint le postmoderne par le biais de son interprétation - déjà assez sélective et déformée - dans l'école française des existentialistes (Sartre, Camus, etc.), et dans le contexte postmoderne, ils ont été transformés au point d'en être méconnaissables.
Si l'on veut, on peut trouver dans le concept fondamental de rhizome [29] de Deleuze un écho lointain du Dasein de Heidegger, mais il s'agit ici plus d'une parodie matérialiste grossière que d'une véritable continuité.
La psychanalyse
Le champ de la psychanalyse est aussi évidemment plus large que le postmoderne et que la philosophie de Heidegger. Ce qui est le plus précieux dans la psychanalyse, c'est l'affirmation de l'ontologie autonome de la psyché, le domaine de l'inconscient par rapport au monde extérieur, qui tire sa sémantique et son statut non pas tant des structures de la rationalité subjective que des mécanismes complexes du travail invisible des rêves. En même temps, la psychanalyse ne doit pas être réduite à un seul système d'interprétation - dans l'esprit du freudisme orthodoxe, du jungianisme ou du modèle de Lacan. L'anti-Œdipe de Deleuze et Guattari [30] ainsi que la psychanalyse féministe sont des phénomènes plutôt marginaux qui, contrairement aux affirmations plutôt totalitaires des postmodernistes, n'annulent en rien les autres systèmes d'interprétation. En un sens, la psychanalyse réhabilite le domaine du mythe et les structures du sacré, ce qui, dans le cas de Jung et de certains de ses disciples, se rapproche du traditionalisme et du rejet du rationalisme étroit du New Age. Les séminaires d'Eranos fournissent une vaste illustration de ces points de contact.
La déconstruction
La déconstruction, proposée par le philosophe postmoderne Jacques Derrida [31], est un développement de la méthode de destruction philosophique justifiée par Heidegger dans Sein und Zeit [32], comme nous l'avons déjà évoqué. Heidegger entendait à l'origine placer une école philosophique, une théorie ou une terminologie dans la structure délibérément définie de l'histoire de la philosophie. Dans le cas de Heidegger lui-même, cette structure était définie par un processus d'oubli progressif de l'être jusqu'à ce que la question même de l'être et de sa relation à l'être soit supprimée (ontologische Differenz). En ce sens et dans un contexte plus large, la déconstruction peut être appliquée dans une grande variété de disciplines pour retrouver les positions originales de ce que le regretté Wittgenstein [33] appelle le "jeu du langage". Il s'agit d'une analyse sémantique approfondie et correcte qui prend en compte toutes les couches de sens, depuis l'endroit où un terme, une idée ou une théorie, ainsi qu'une histoire ou un récit mythologique, apparaît pour la première fois, jusqu'à une analyse minutieuse des contextes où la sémantique a changé, a été déformée, a traversé des points de rupture et des phases de déplacement. Ici aussi, le modèle heideggérien de l'histoire de la philosophie, tout à fait pertinent et productif en soi, ne doit pas nécessairement être considéré comme le seul.
Mythanalyse
L'étude du mythe en tant que scénario soutenu de mise en relation d'images, de figures, d'actions et d'événements permet d'élucider les traits caractéristiques de récits appartenant souvent à des époques, des situations et des strates culturelles très différentes. Si la déconstruction cherche à trouver le noyau originel d'un corpus de connaissances ou d'une épistémè distincte et à retracer leur développement et leurs mutations, la mythanalyse (G. Durand [34]), au contraire, vise à identifier des schémas et des algorithmes similaires de la culture et de différents domaines de la conscience, confirmant ainsi l'unité structurelle.
Dans certains cas, la mythanalyse peut être étroitement liée à la psychanalyse jungienne. Dans d'autres cas, elle peut être appliquée à des phénomènes complètement différents dans les domaines de la sociologie, de l'anthropologie, des sciences politiques et des études culturelles [35].
L'antiracisme différentialiste
La critique de toutes les formes d'ethnocentrisme, et en particulier des prétentions à établir des hiérarchies entre les peuples, les cultures et les différents types de sociétés, ne doit pas nécessairement être construite sur la base d'un individualisme extrême, d'une apologie a priori de toutes les minorités et d'une légitimation de la déviance. La pluralité des cultures doit être reconnue comme une loi semagénétique, car les significations ne naissent que dans la culture - et dans chaque culture en particulier. Et chaque culture établit ses propres critères et évaluations, à l'aune desquels elle se mesure et mesure tout ce qui se trouve dans sa zone d'influence.
La reconnaissance de la structure multiculturelle complexe des sociétés humaines conduit au différentialisme et au rejet total de la hiérarchie. En outre, la réduction à l'individu, qui est à la base de la morale égalitaire du postmoderne, détruit les ensembles culturels au lieu de les protéger et de les renforcer. L'antiracisme différentialiste, au contraire, se contente de postuler les différences entre les sociétés, sans chercher à les évaluer à l'aide d'un quelconque critère général "transcendantal" (qui en principe ne peut exister et tout candidat à un tel statut ne serait qu'une projection de l'une des sociétés), ni à les détruire.
Cette lecture de l'école de Boas [36] et de Lévi-Strauss [37] a été caractéristique des Eurasistes russes et de la Nouvelle Droite française. Mais cette méthodologie peut être étendue de manière significative au-delà des systèmes et écoles théoriques respectifs.
Critique de la représentation scientifique du monde
Les ontologies alternatives à l'image nominaliste des sciences naturelles, qui constituent l'un des aspects les plus intéressants et attrayants de la postmodernité (M. Foucault [38], B. Latour [39], P. Feyerabend [40]), peuvent également être étudiées et reconstruites en dehors du champ postmoderne.
Une telle approche se réfère généralement à la critique de Husserl des sciences européennes modernes [41], qui - comme tout ce qui est lié à la phénoménologie - constitue un champ scientifique complètement séparé et complet. En même temps, il est nécessaire d'examiner de plus près les conceptions scientifiques qui existaient à l'époque prémoderne et qui ont été bouleversées avec l'avènement de la modernité. En Europe, il s'agit surtout des ontologies scientifiques d'Aristote et en partie de l'hermétisme [42]. Mais le postmoderne ne le fait catégoriquement pas, construisant une critique du scientisme uniquement sur la volonté de surmonter les lacunes de l'image scientifique du monde à partir de la position du "nouvel ouvert" - théorie de la relativité, théorie quantique, théorie générale des champs, logique modale, théorie des supercordes, etc. sans se référer à la science du prémoderne, la considérant, comme les scientifiques de l'ère moderne, seulement comme une "approximation grossière" et un ensemble de "préjugés erronés". Mais en même temps, c'est l'élaboration d'une critique de la science à l'ère moderne sur la base d'une tentative de dépasser ses limites et de corriger ses erreurs apparentes par la redécouverte des sciences sacrées, au-delà de l'attitude péjorative originelle à leur égard, qui pouvait donner un horizon complètement différent à l'ensemble de la connaissance scientifique naturelle [43].
La critique du rationalisme qui sous-tend l'approche scientifique, ainsi que du dualisme cartésien rigide et du mécanisme grossier de l'ontologie matérialiste de Newton, conduit à une compréhension plus subtile et nuancée de l'esprit d'une part, et d'autre part, réhabilite les notions platoniciennes et aristotéliciennes de la supériorité ontologique de l'esprit - chez Aristote l'"intellect actif", chez Platon le divin Nous (Νοῦς). Et à partir de là, il est tout à fait possible de développer de nouvelles ontologies scientifiques - en comprenant correctement les conceptions de la nature inhérentes aux cultures de l'Antiquité et du Moyen-Âge (au lieu du simulacre dont l'histoire des sciences traite aujourd'hui), pour les mettre en relation avec les conclusions des dernières tendances de la science. Ce serait extrêmement fructueux, mais le dogmatisme progressiste même du postmoderne bloque rigidement cette direction. En dehors du postmoderne, cependant, il n'y a pas d'obstacles à une telle recherche.
Critique de la modernité
La critique de la modernité en général dans le cas des postmodernistes suit la logique de la critique du capitalisme par Marx. Marx pensait que le capitalisme était un phénomène tout à fait abominable qui devait être combattu, mais il reconnaissait son inévitabilité historique et même son caractère progressiste par rapport à d'autres formations - précapitalistes [44]. Sur cette base, il a tracé une ligne de démarcation stricte entre ceux qui, comme lui, critiquaient le capitalisme à partir de positions post-capitalistes, et ceux qui rejetaient non seulement le capitalisme lui-même, mais aussi sa nécessité, son inévitabilité et son utilité. C'est le cas de nombreux partisans du socialisme conservateur, des patriotes allemands comme Ferdinand Lassalle [45] ou des Narodniki russes.
Il en va de même pour la critique de la modernité. Si les postmodernes estiment que la Modernité représente une catastrophe et un échec, ils acceptent en même temps sa moralité et les objectifs "émancipateurs" qu'elle s'est fixés, mais qu'elle n'a pas atteints. Malgré toute la justesse et parfois la pertinence de cette critique, elle souffre - comme le marxisme - de l'importance exagérée de la Modernité comme destin, alors qu'elle n'est qu'une question de choix. On peut choisir la Modernité, ou on peut choisir autre chose, comme la Tradition. La volonté de faire alliance avec tous les opposants à la modernité est la principale caractéristique de ceux qui la rejettent vraiment. Ce n'est pas un hasard si le philosophe français René Alleau [46] a qualifié René Guénon de révolutionnaire encore plus radical que Marx. Lorsque les critiques du monde moderne - par exemple André Gide [47], en partie Antonin Artaud [48], Georges Bataille [49], Ezra Pound [50] ou Thomas S. Eliot [51], ainsi que certains dadaïstes et surréalistes - sont prêts à prendre au sérieux les idées de Guénon [52] et d'Evola [53] dans leur critique impitoyable de la modernité, leurs propres arguments prennent une signification particulière. Dans le cas contraire, ils perdent une grande partie de leur acuité et se retrouvent atteints de la même maladie que celle qu'ils sont sur le point d'éliminer.
Le pessimisme à l'égard de la civilisation de l'Europe occidentale
Tout ceci est vrai pour le pessimisme concernant la civilisation de l'Europe occidentale dans son état actuel. Il est critiqué à gauche - comme Henri Bergson [54], Sartre [55] ou Marcuse [56] - et à droite - comme Nietzsche, Spengler [57], les frères Jünger ou Cioran [58]. Dans ce qu'elles ont en commun et dans la mesure où l'appel à l'alternative se projette dans l'avenir et s'inspire du passé, ces deux approches ont beaucoup de valeur. Cependant, voir dans cette civilisation autre chose qu'une maladie, une déviance ou, au pire, la Grande Parodie et le "royaume de l'Antéchrist", c'est accepter sciemment sa logique interne, c'est reconnaître sa légitimité.
En dehors de la postmodernité, un tel dialogue entre critiques de droite et critiques de gauche, bien que difficile, restait possible. La postmodernité a complètement fermé cette voie.
La pertinence de la sociologie
Les thèses de la sociologie en tant que science apparue à la fin de la modernité ont une grande validité dans l'étude de la relation entre la société et l'individu et surtout dans la découverte du caractère fondamental de la supériorité de la société qui détermine en général l'ensemble du contenu de ses membres. Durkheim [59] appelle cela le fonctionnalisme : l'individu dans la société n'est pas défini par lui-même et par son contenu supposé "autonome", mais par l'ensemble des rôles sociaux, des masques et des fonctions qu'il remplit.
Cependant, de nombreuses conclusions différentes peuvent être déduites de cette affirmation sociologique fondamentale - les exemples de F. Tönnies [60], W. Sombart [61], P. Sorokin [62], V. Pareto [63], L. Dumont [64], etc. - montrent qu'il n'y a pas de dominante univoque dans le développement de la société, ni de régularités universelles. Il est possible de constater des processus cycliques, des récessions et des hausses, des époques de développement et de dégradation dans les sociétés, mais aucun schéma linéaire ne peut être construit. Ainsi, le fer de lance de la morale libérale, qui exige la libération de l'individu de l'identité collective, est complètement rejeté, et la lecture libérale de la logique de l'histoire en tant que processus progressif de libération s'avère être une chimère insoutenable. La sociologie met brillamment à jour de nombreux mythes modernes qui ont le statut de "vérités sociales ou de lois", alors qu'il s'agit en réalité de simples idées-pouvoirs (G. Sorel [65]) utilisées par les élites dirigeantes souvent à des fins purement égoïstes.
La sociologie expose le progrès comme un préjugé insoutenable et sans fondement (P. Sorokin[66]).
La postmodernité s'appuie sur la sociologie, mais seulement pour trouver de nouvelles stratégies - exotiques - de libération de l'individu et de mutations progressives de la société : la transgression, le changement des rôles de genre, le passage de collectifs paranoïaques à des masses schizo (Deleuze/Guattari [67]), l'invention de langages individuels (R. Barth [68], F. Sollers [69], etc.). Il ne s'agit pas ici d'un retour du particulier au général, mais d'une fragmentation supplémentaire de l'individu vers le sous-individuel - vers un " parlement d'organes " (B. Latour) et une " fabrique de micro-désirs " (comme Deleuze imaginait le fonctionnement de l'inconscient).
En dehors de ce contexte, la sociologie conserve tout son potentiel herméneutique, en restaurant le statut ontologique du général (holisme) et en plaçant au centre la personne (persona), plutôt que l'individu.
Le nihilisme
Le nihilisme de la société occidentale moderne a été découvert et fixé bien avant le postmoderne - Nietzsche avait déjà parlé de ce phénomène fondamental de manière assez détaillée, et Heidegger [70], en développant ses idées, a construit sa propre théorie du néant. En fait, toute la philosophie de Heidegger est une recherche de tels chemins de pensée, selon lesquels il serait possible de sortir du labyrinthe nihiliste. Le problème du néant a été posé ici de la manière la plus sérieuse qui soit, et il le reste dans toute son ampleur.
Les postmodernes se sont empressés de s'arroger le monopole du nihilisme. Au lieu de découvrir la nature tragique de la modernité ou de la problématiser, ils l'ont transformée en un trope ironique facile : Deleuze a proclamé la volonté de néant comme la principale motivation de la culture postmoderne [71]. Ainsi, une réponse hâtive et en partie cynique a été donnée avant que la question n'ait été pleinement comprise. Le nihilisme postmoderne ressemble plus à du hooliganisme et à de l'euphémisme qu'à une philosophie sérieuse. Et les tentatives de donner à des versions de cette plaisanterie peu réussie le statut de principe épistémologique - dans la non-philosophie de François Laruelle [72] ou le nihilisme transcendantal de Ray Brasier [73] - dogmatisent définitivement le produit de l'échec philosophique.
Le nihilisme du monde moderne a encore besoin d'une réflexion profonde et très probablement d'un dépassement radical dans l'esprit de Nietzsche, qui appelait le Surhomme "le vainqueur de Dieu et du néant" [74], comme J. Evola [75] le discute en détail dans Chevaucher le Tigre.
Relativisation de l'homme
Dans la lignée de Nietzsche et de son appel à "déshumaniser l'être", de nombreux penseurs du 20ème siècle ont posé la question des limites de l'homme et remis en cause sa position centrale dans l'être. Ortega y Gasset a attiré l'attention sur la déshumanisation de l'art [76]. À son tour, Ernst Jünger [77] a décrit la phénoménologie du déplacement de la nature humaine elle-même par les structures technocratiques de la modernité.
À partir de cette position de départ, la pensée pouvait s'orienter - et s'est effectivement orientée pendant un certain temps - dans diverses directions, par exemple vers l'éthologie de Konrad Lorenz [78], la théorie de l'"environnement" de Jakob von Uxküll [79], la critique de la technologie de Friedrich Georg, le frère d'Ernst Jünger [80], ou l'"écologie de l'esprit" de Gregory Bateson [81].
La postmodernité a placé cette position dans la glorification des mutations, l'appel à la création d'espèces chimériques et bio-mécaniques et la dénonciation de tout essentialisme. La lutte contre l'anthropocentrisme a ici dépassé toutes les limites du raisonnable et s'est transformée, avec l'appui des sciences cognitives, du comportementalisme et des technologies numériques, en un véritable projet d'élimination de l'homme en tant qu'espèce, tel qu'il est glorifié par les futurologues qui glorifient la Singularité - comme Yuval Harari [82] ou Ray Kurzweil [83].
La découverte de la dimension intérieure de l'homme
La découverte de la dimension intérieure de l'homme, bien que résumée par le moderniste Georges Bataille dans son essai "L'expérience intérieure" [84], n'est en aucun cas l'apanage des Modernes. L'apôtre Paul a parlé de "l'homme intérieur" dès l'apôtre Paul. La doctrine même de l'âme, caractéristique des religions traditionnelles, en parle exactement. La modernité, avec son recours au matérialisme et à la théorie de l'évolution, a perdu presque complètement cette dimension, construisant son épistémologie et sa psychologie sur le modèle d'un homme sans âme, c'est-à-dire sans dimension intérieure souveraine. Le fait que cette dimension ait été spontanément découverte par certains artistes d'avant-garde - surréalistes, non-conformistes, etc. - au cours de leur immersion dans la compréhension de la crise de la modernité ne signifie pas que l'"homme intérieur" soit une découverte du vingtième siècle.
De manière caractéristique, parallèlement à cette découverte spontanée, le traditionaliste Julius Evola [85] et son maître René Guénon [86] ont donné les descriptions les plus étendues de la subjectivité radicale.
La même ligne a été activement développée par les personnalistes à la suite d'E. Mounier [87]. Et Henri Corbin [88] et ses disciples (Jambet [89], Lardreau [90], Lory [91], etc.) lui ont donné une signification accrue dans la figure de l'Ange (mentionnée dans le même contexte par Rilke et Heidegger commentant sa poésie).
En conséquence, dans la postmodernité, ce thème est secondaire, et les réalistes critiques en général sont radicalement opposés à toute référence à la dimension intérieure - à moins qu'il ne s'agisse de la dimension intérieure des choses elles-mêmes, complètement dépourvue de tout lien avec le Dasein (G. Harman [92]).
En dehors du contexte postmoderne, ce thème - la problématique du sujet radical [93] - est à nouveau la question la plus importante de la philosophie.
Théologie politique
La théologie politique a été formulée comme une théorie de la philosophie du politique par Carl Schmitt [94]. Le fait que les idées de Schmitt aient été développées par des philosophes de gauche proches du postmodernisme - J. Taubes [95], Ch. Mouffe [96], G. Agamben [97] - ne change rien au fait que cette théorie a un sens tout à fait autonome et peut être considérée tout à fait indépendamment des interprétations postmodernistes - vie nue, catéchisme négatif, etc.
C'est d'ailleurs dans le contexte de l'ensemble de la philosophie de Carl Schmitt, conservateur convaincu et critique de la modernité en tant que telle, que la "théologie politique" est véritablement entière.
Postmodernité et traditionalisme alternatifs
Cette analyse préliminaire, pour approximative qu'elle soit, nous ouvre une piste de réflexion fondamentale. La postmodernité a sérieusement brouillé les cartes dans le domaine philosophique, en prétendant (sans raison) résumer l'histoire intellectuelle de l'humanité. Mais en la rejetant entièrement, nous nous trouvons à notre tour dans une situation difficile, puisque nous sommes obligés de nous référer uniquement à l'époque précédente de la Modernité, d'ailleurs à bien des égards dépassée par la Postmodernité, et dont les postmodernistes ont appris à traiter les arguments avec aisance. De plus, en rejetant le postmoderne, nous sommes en désaccord avec le moderne lui-même, qui (et sur ce point les postmodernistes ont raison) est en effet l'aboutissement de la morale moderniste des Lumières. En même temps, l'appel du postmoderne à un certain nombre de courants critiques, s'il est rejeté dans son intégralité, l'oblige à les rejeter également.
De même, la gravitation formelle du postmoderne vers le "sacré" et les autres directions que nous avons identifiées comme positives et constructives peut partiellement discréditer les structures du prémoderne. Un appel direct à la Tradition sans tenir compte de l'influence fondamentale que la Modernité et la Postmodernité ont exercée sur la quasi-totalité des sociétés modernes, occidentales et non occidentales, n'est pas du tout possible, puisque nous sommes séparés du Prémoderne par un mur sémantique dans lequel les rayons de la Tradition authentique sont soit éteints, soit modifiés au point d'être méconnaissables. Pour percer vers la Tradition, nous devons d'abord nous occuper du Moderne et du Postmoderne. Sinon, nous devrons rester dans la zone de leur influence épistémologique.
Par conséquent, le phénomène que nous avons provisoirement appelé "postmodernité alternative" est d'une importance fondamentale. Il ne peut tout simplement pas être évité et nous ne pouvons pas nous en passer. Bien sûr, le noyau devrait être le traditionalisme et la critique la plus radicale de la modernité, mais sans un dialogue vivant avec l'environnement intellectuel, le traditionalisme pur dégénère rapidement et perd son pouvoir, se transformant en une secte impuissante et peu attrayante. L'alternative postmoderne, en revanche, réveille et mobilise le potentiel intérieur du traditionalisme. Le traditionaliste Julius Evola a entrepris quelque chose de similaire, répondant dans ses œuvres aux défis philosophiques, culturels, politiques et scientifiques les plus divers de la modernité, sans craindre de s'éloigner de l'orthodoxie traditionaliste, parce que dans nos conditions critiques extrêmes de dégradation cyclique, une telle orthodoxie ne peut tout simplement pas exister. Nous devrions faire de même dans le nouveau cycle.
Notes:
[1] Деррида Ж. Письмо и различие. М.: Академический проект, 2007.
[2] Heidegger M. Sein und Zeit. Frankfurt am Main: Vittorio Klosterman, 1977. S. 27.
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[4] Deleuze G. La logique du sens. P.: Editions de Minuit, 1969.
[5] Kristeva J. Le révolution du langage poétique. P.: Seuil, 1974.
[6] Lyotard J.-F. Le Postmoderne expliqué aux enfants : Correspondance 1982-1985. P.: Galilée, 1988.
[7] Хардт М., Негри A. Империя. М.: Праксис, 2004
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[9] Фуко М. История безумия в классическую эпоху. СПб. : Университетская книга, 1997.
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mardi, 12 septembre 2023
Alexandre Douguine: un combat pour une civilisation spécifique et originale
Alexandre Douguine: un combat pour une civilisation spécifique et originale
Questions de Marina HAKIMOVA-GATZEMEYER
Source: http://www.moya-semya.ru/index.php?option=com_content&view=article&id=20308%3A2023-09-11-13-37-20&catid=94%3A2011-06-23-06-47-08&Itemid=172&fbclid=IwAR2ZslHtf2PHD_HByaRdxoCpSXwqhCro8Ph5b752K4RaQc-z4LfGJxn1I0c
Alexandre Douguine "Un véritable intellectuel, un homme pour qui sa propre pensée est plus importante que son existence physique" : c'est ainsi que l'on parle du penseur russe Alexandre Douguine. Et la presse occidentale qualifie le philosophe de "mentor de Poutine", de "cerveau du Kremlin", de "fondement idéologique du NWO". Il y a un an, des terroristes ont fait exploser la fille de Douguine, Daria, pour le détruire. Pourquoi est-elle morte et quelles sont les idées défendues par Douguine lui-même ?
- Alexandre Gelievitch, on vous désigne souvent par le terme peu clair d'"Eurasiste". Qu'est-ce que l'eurasisme ?
- Il s'agit d'une vision du monde qui a émergé il y a une centaine d'années parmi les émigrants blancs. Les fondateurs de cette philosophie politique sont le grand linguiste et penseur Prince Nikolai Sergeïevitch Troubetskoy, l'économiste russe, géographe et spécialiste des sciences culturelles Piotr Savitsky, le fils de l'académicien Vladimir Vernadsky, l'historien George Vernadsky, le philosophe Vladimir Ilyin, le philosophe Lev Karsavin et d'autres encore. La société russe du 19ème siècle était dominée par l'idée que la Russie était une puissance européenne. Les fondateurs de l'eurasisme soutenaient que la Russie ne faisait pas partie du monde romano-germanique, mais constituait une civilisation indépendante. Nous ne sommes pas une Europe orthodoxe-slave particulière, mais un monde à part, héritant à la fois de la tradition byzantine et mongole, des cultures des peuples turcs, caucasiens et finno-ougriens. Et ce n'est pas un inconvénient, mais un avantage. C'est la conception de la Russie en tant qu'empire supranational.
Lev Karsavin, Piotr Savitski et Lev Goumilev.
L'historien Lev Nikolaïevitch Goumilev constitue un maillon intermédiaire entre les premiers Eurasistes et nous, les néo-eurasistes. Nous avons repris sa ligne de pensée dans les années 80 et l'avons appliquée à de nouvelles conditions historiques. Nous avons élargi notre critique du monde romano-germanique et l'avons déplacée vers le monde anglo-saxon, qui a aujourd'hui atteint sa pleine et terrible dégénérescence. Nous avons continué à critiquer l'Occident, à défendre la Russie en tant que civilisation distincte, à défendre la mission russe dans l'histoire. Cette idéologie aurait pu devenir le destin de la Russie immédiatement après l'effondrement de l'Union soviétique. Malheureusement, dans les années 90, notre pays s'est retrouvé dans une impasse, empruntant une voie totalement erronée. Elle nous a conduits à l'abîme, à la guerre, à l'effondrement. Aujourd'hui, nous essayons de sortir de ce gouffre historique, où nous nous sommes effondrés avec les réformateurs libéraux occidentaux. Telle est l'essence du moment historique d'aujourd'hui.
- Pouvons-nous dire que nous nous battons aujourd'hui pour que la Russie devienne une civilisation à part entière ?
- Oui, en effet. De nombreux exemples nous permettent de parler de notre confrontation avec la civilisation occidentale. Les Eurasistes ont d'abord insisté sur le fait que la civilisation occidentale était hostile, empoisonnée, agressive envers la Russie, et que ses prétentions à l'universalité constituaient une menace pour notre existence. Dans l'affrontement actuel avec l'Occident dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce, cela devient évident. Une autre question est de savoir si notre peuple, notre société, nos dirigeants comprennent que c'est le scénario eurasien qui est en train de se réaliser.
Nous avons toujours dit que si nous ne construisons pas une civilisation souveraine indépendante de l'Occident, nous serons constamment dans une position humiliée. L'Occident est un modèle raciste égoïste avec lequel il nous est impossible de nous entendre. Nous avons proposé de nous fermer à l'Occident ou de ne prendre de lui que ce qui nous renforce, et d'être toujours prêts pour une guerre sérieuse. En ce sens, il est très intéressant que les émigrants blancs qui sont allés à l'Ouest aient réalisé par leur propre expérience qu'il n'y a rien de plus dangereux pour un Russe que le monde occidental. Nous en sommes aujourd'hui convaincus par l'exemple de notre propre vie.
Le deuxième point, sur lequel ma fille Daria Douguina a souvent attiré l'attention, concerne la composition de notre front. Elle a d'ailleurs souvent parlé de la composition de notre front. Le concept de "fraternité de combat eurasienne" en est la meilleure définition: le front est constitué non seulement d'une fraternité de nations, mais aussi de représentants de différents groupes ethniques. Les Russes en forment le noyau, mais les Tchétchènes, les Tatars, les Finno-Ougriens, les Bouriates et les Kalmouks combattent aux côtés de ce noyau russe. Ils sont unis non seulement par leur appartenance à un même État, mais aussi par de profondes valeurs traditionnelles.
- J'aimerais vous parler de deux musiciens, Sergueï Kouryokhin et Yegor Letov, qui se considéraient comme vos disciples et vos élèves. Malheureusement, ils sont décédés prématurément, mais ils sont des idoles incontestées de la jeunesse. Les chansons de Letov sont aujourd'hui interprétées par des rappeurs. Est-il vrai que vous les avez influencés ?
- J'étais ami avec Yegor Letov et Sergueï Kouryokhin. Je les ai rencontrés alors qu'ils avaient déjà une personnalité bien affirmée, et je ne peux donc pas me considérer comme leur professeur. Quant à Yegor Letov, c'est un grand poète, un merveilleux musicien, un artiste, un peintre. Et ses textes, ses chansons sont dotés d'une énorme signification philosophique. Si vous voulez, c'est un représentant des poètes maudits de notre époque. Toutes ses chansons sont écrites avec du sang, payées avec des risques. Il était ce qu'un poète devrait être : il s'est sacrifié à la poésie. Et Sergueï Kouryokhin est beaucoup plus rationnel, calibré, retenu, plus ironique.
Sergueï Kouryokhine et Yegor Letov.
- Il y a trente ans, Kouryokhin disait que la seule forme d'art véritable était la politique.
- Il était un expérimentateur en la matière. Par exemple, il proposait de donner des conférences sur la zoologie et l'anthropologie dans des discothèques à la musique discrète. Et inversement, pendant les cours à l'institut, de danser. Dans les discothèques, on écouterait une leçon sur Kant, et pendant les cours, on danserait. Il a suggéré de combiner les loisirs et l'éducation, le sérieux et le non-sérieux, la politique et l'art. Je trouve cela intéressant. Après tout, de nombreuses personnes se sont lancées dans la politique pour changer le monde. Et pour cela, il faut du romantisme, de l'imagination. Kouryokhin, Letov, Edouard Limonov et beaucoup d'autres de mes amis se caractérisaient par une telle attitude globale - combiner différents aspects de la vie. Ils s'intéressaient à la politique en tant que voie vers une liberté impossible. La liberté dans la société est inaccessible, mais sa recherche est la tâche principale de l'être humain. Malheureusement, Letov et Kouryokhin ne sont pas appréciés à leur juste valeur. Le milieu culturel banal de l'ère du libéralisme ne les a pas compris du tout. En passant du côté de l'antilibéralisme, ils ont bien sûr signé leur propre jugement. Mais je pense que leur heure viendra.
- Est-il vrai qu'en tant que jeune homme travaillant comme concierge, vous avez appris neuf langues en autodidacte ?
- Vous savez, je n'aime pas la jeunesse. Ni la mienne, ni celle des autres. Je pense que c'est une période humiliante où l'on se sent inférieur, où l'on veut devenir adulte le plus vite possible. Se réjouir de la jeunesse, c'est comme un invalide qui se réjouit de ne pas avoir de bras. Se réjouir de ne pas avoir encore réussi. C'est pourquoi depuis ma jeunesse, depuis la fin des années 70, je me suis efforcé de ne plus être jeune. Je ne supportais pas d'être jeune, ni les autres jeunes. J'étais ami avec des gens beaucoup plus âgés que moi. Oui, pendant la période soviétique, j'ai travaillé comme concierge. Une courte période, cependant. Il me semblait que ce travail me donnait le maximum de temps pour étudier la philosophie, la théologie, la linguistique et d'autres sciences. La société ne me donnait pas la possibilité de faire ces choses, alors j'ai choisi cette sorte d'ermitage. Ce choix était dicté par le désir de cesser d'être jeune le plus tôt possible. J'ai essayé d'apprendre des langues, de lire autant de livres que possible, de traduire, d'étudier, de faire des recherches. C'était l'essence même de ma vie.
En général, ce qui compte, ce n'est pas votre position dans la société, c'est ce que vous êtes. Il y a des gens parfaits parmi les concierges et les personnes exerçant des professions simples. De même, il y a des fous, des crétins et des monstres parmi les universitaires ou les hauts fonctionnaires. Le philosophe allemand Nietzsche a écrit : "Je prévois une époque où les derniers nobles seront considérés dans la société comme de la racaille. Et, au contraire, la racaille constituera l'élite dirigeante". Malheureusement, il semble parfois que les temps prophétisés par Nietzsche soient arrivés.
- Votre père, Heli Alexandrovitch, lieutenant général de la Direction principale des renseignements de l'État-major général, partageait-il vos opinions ?
- Il a très mal réagi. C'était un homo sovieticus, dévoué au marxisme-léninisme. Il travaillait au sein du Comité de sécurité de l'État, où il occupait de hautes fonctions. Mon père a divorcé de ma mère lorsque j'avais trois ans, il ne vivait pas avec nous, même si nous le rencontrions de temps en temps. De son vivant, nous n'avons pas eu de relations. Mais nous étions unis par le fait que nous étions tous deux patriotes. À la fin de sa vie, mon père était très inquiet pour la Russie, pour le déclin de l'État, pour les changements libéraux des années quatre-vingt-dix. Cela nous a rapprochés. Mais en général, il n'avait aucune influence sur moi. Bien qu'il m'ait parfois pris de nombreux livres à ma demande, à contrecœur, mais en obéissant à son devoir de père, et qu'il les ait photocopiés sur son lieu de travail - dans les entrailles du KGB. Sans attirer l'attention. À l'époque, dans les années 80, il n'y avait pas de photocopieuses dans le domaine public. Je me souviens de lui, déconcerté et même meurtri, me tendant une énorme pile de pages contenant le traité alchimique de Basil Valentine en vieil allemand.
- Et que pensait votre mère, docteur en médecine, de vos loisirs de jeunesse?
- Ma mère était médecin et elle aussi regardait mes centres d'intérêt avec horreur et incompréhension. Mais pour moi, ce n'était pas fondamental. J'ai surtout détesté la jeunesse et l'état dans lequel vous n'êtes pas encore une personne à part entière, et vous êtes déjà mis sur les rails qui mènent à un endroit où vous ne grandirez jamais en tant que personne à part entière. Grâce à Dieu, j'ai rencontré des parents spirituels, des personnes qui m'ont beaucoup plus influencée, pour de vrai. Aujourd'hui, je réalise à quel point l'institution des parents spirituels, des parrains et marraines, est importante. Autrefois, les parents naturels élevaient les enfants jusqu'à l'âge de treize ans, jusqu'à la puberté. Ensuite, les enfants étaient confiés aux parrains et marraines. Pourquoi cette rotation ? Parce que les parents physiques ont des limites. Ils ont l'habitude de s'occuper, disons, de l'aspect corporel de leurs enfants, ils en sont responsables. Et parfois, ils n'ont pas le temps de s'occuper du développement spirituel et culturel. L'institut des parrains et marraines a été créé pour aider les jeunes à devenir des personnes spirituelles. C'est un autre niveau d'éducation et de formation. Ainsi, à l'âge de dix-huit ans, j'ai rencontré des parents spirituels qui ont joué un rôle décisif pour moi. Ils étaient philosophes, métaphysiciens, religieux, porteurs d'un esprit d'opposition, défenseurs de la tradition, défenseurs du sacré. C'est parmi eux que j'ai trouvé ma famille spirituelle. Et quand j'ai eu ma propre famille, j'ai essayé de les combiner - de faire de mes enfants physiques mes enfants spirituels en même temps. C'est d'ailleurs très difficile et très risqué.
- Votre fils Arthur est également philosophe, mais aussi musicien. Il crée une musique qui, à mon avis, est similaire à celle que vous avez créée dans votre jeunesse. Pouvez-vous dire qu'il poursuit votre œuvre ?
- Arthur est une personne totalement indépendante, et sa musique est différente. Il s'intéresse à l'art, il est philosophe, mais il a choisi le domaine de l'esthétique et de la création artistique. C'est pourquoi il peint et fait de la critique d'art. Le problème des pères et des enfants est classique. Dans ma jeunesse, je me suis rebellé contre mon père, qui était communiste et général du KGB. D'une certaine manière, mon fils Arthur s'est lui aussi rebellé contre mes opinions à une certaine époque, afin de devenir lui-même libre et indépendant. C'est ainsi qu'il a surmonté cette crise. J'ai essayé de ne pas lui mettre la pression, j'ai essayé de faire en sorte qu'il cesse d'être un jeune homme le plus tôt possible. Arthur est un penseur établi, le créateur de sa propre famille philosophique et artistique. Je suis heureux qu'il partage mon principal vecteur, même s'il a une position particulière. Et c'est ce que j'encourage.
- Il y a un an, Arthur s'est marié. Récemment, j'ai vu sur Internet une photo de vous avec un petit enfant dans les bras. Un petit-fils ?
- Comme tout ce qui me concerne comporte un risque, je ne l'expliquerai pas. C'est pour cela que les gens vont participer à l'opération militaire spéciale en se cachant le visage ? Ce n'est pas parce qu'ils ont peur pour eux-mêmes. C'est parce qu'aujourd'hui, tous les détails de la vie personnelle sont extrêmement dangereux et peuvent nuire aux personnes qui nous sont chères.
- Vous avez dit un jour qu'un artiste payait la révélation par lui-même. Dans quelle mesure ces mots s'appliquent-ils au sort de votre fille Dasha Douguina, qui a été tuée par une terroriste il y a un an ?
- Nous avons récemment publié les journaux intimes de Dasha. Le livre s'intitule "The Peaks and Heights of My Heart" (Les sommets et les hauteurs de mon cœur). C'est un livre étonnant dans lequel Dasha réfléchit constamment à la question suivante : qu'est-elle prête à faire pour défendre ses convictions ? Que pourrait-elle sacrifier pour le peuple russe qu'elle aime tant ? Il me semble que toute déclaration de ce genre est toujours mise à l'épreuve par le destin. Que peut-on dire de Dasha ? Elle n'a pas pris part à des actions militaires, bien qu'elle ait été spirituellement et intellectuellement en guerre contre ses ennemis. Elle considérait comme ses ennemis ceux qui haïssaient sa patrie, la Russie et l'orthodoxie. Mais elle n'a pas commis la moindre action violente, elle n'a même pas insulté qui que ce soit ! Et pourtant, elle est devenue la victime d'une tueuse impitoyable, froide et brutale, d'une terroriste - une femme également. Et qui avait un enfant. Et Dasha s'est toujours intéressée aux problèmes du destin des femmes, de leur sainteté, de leur vice ou, au contraire, de leur exaltation. C'était un féminisme tellement orthodoxe.
Et que deviner ? Le destin de Dasha est éloquent. Ce qui lui est arrivé est une telle horreur. Et ce qui nous est arrivé... Il est très difficile d'en parler en termes philosophiques ou poétiques. Je pense que la mort de Dasha a ébranlé notre peuple. Dasha est devenue une héroïne nationale. Je rencontre différentes personnes et toutes me disent la même chose: Dasha est devenue l'incarnation de notre esprit. Des gens qui ne la connaissaient pas ou qui ne me connaissaient pas sont devenus des adeptes de sa mémoire.
Tout homme qui a donné sa vie pour son pays est un héros. Et sa mémoire est sacrée. Mais Dasha a aussi incarné l'innocence, ce qui est vraiment horrible. Lorsqu'un homme prend les armes et combat nos ennemis, c'est une chose. Bien sûr, c'est un héros. Mais il peut se défendre, riposter. Et Dasha n'a pas pu le faire.
Dans son journal, il y a une dizaine d'années, alors que Dasha ne s'intéressait même pas à la politique, elle écrit soudain: "Un jour, je donnerai ma vie pour mon peuple, pour mon État et je deviendrai un héros national". Une enfant, une très jeune fille, ne dit pas: "Je me marierai et j'aurai des enfants", mais parle de quelque chose comme ça... C'est la preuve d'une certaine profondeur... Bien sûr, je rêvais qu'elle ait une famille, un mari, des enfants. Mais elle voulait être une héroïne. Et il y a une providence ici. Nous ne la connaissons pas, et je ne peux même pas l'accepter. Les voies de Dieu sont inexplicables, et personne ne peut prédire comment il nous conduit vers la justice et l'immortalité.
- Est-il possible d'enseigner la spiritualité à une personne ?
- Je pense que oui. Si nous ne prenons pas les enfants qui sont élevés dans des familles religieuses et patriotiques, la plupart des autres sont victimes de la perversion la plus monstrueuse. Parce que la culture de l'éducation et de l'instruction des trois dernières décennies a systématiquement transformé les gens en libéraux. En individualistes, coupés de la société. Et, bien sûr, les représentants des élites dirigeantes des années 90 sont responsables du libéralisme des jeunes, qui ont construit toute la culture et l'éducation sur le libéralisme.
Il faut donc reconstruire tout le système éducatif, la culture, l'information, et même la vie quotidienne. Je pense que les personnes élevées sur de faux principes sont victimes de la maladie la plus grave, le libéralisme. C'est une forme de toxicomanie idéologique, comme la fascination pour l'Occident, comme les gadgets. Du point de vue libéral, une personne doit être aussi superficielle qu'un écran est plat. Ce que le philosophe Gilles Deleuze appelle la "schizomasse". C'est-à-dire que le libéralisme rend les gens schizomâtres. Et comment leur expliquer qu'il y a une âme quand toute leur culture insiste sur le fait qu'il n'y a pas d'âme et la ridiculise, ainsi que ceux qui y croient ?
- En guise d'adieu, je voudrais vous interroger sur l'avenir, sur la façon dont vous le voyez pour vous-même. Sur votre rêve.
- En théologie, il existe un concept appelé "apophatisme". Il affirme l'existence de choses qui n'ont pas de nom dans le langage. Eh bien, mon rêve n'a pas de nom. Et si je le partage, je risque d'être mal compris.
Questions de Marina HAKIMOVA-GATZEMEYER
Publié dans le n° 35, septembre 2023
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dimanche, 02 avril 2023
Censure: la métaphysique de la culture souveraine
Censure: la métaphysique de la culture souveraine
Alexandre Douguine
Source: https://katehon.com/ru/article/cenzura-metafizika-suverennoy-kultury
La censure libérale dans l'Occident moderne
Le thème de la censure n'est pas seulement d'une grande actualité pour notre société (surtout dans le contexte de l'Opération militaire spéciale en Ukraine), il est aussi philosophiquement fondamental. La culture occidentale contemporaine recourt de plus en plus fréquemment à la censure, bien qu'elle tente de présenter le libéralisme comme abolissant tout critère de censure. En réalité, qu'est-ce que la censure [1] si ce n'est la forme la plus radicale de censurer toute idée, image, doctrine, œuvre ou pensée qui ne rentre pas dans le dogme étroit et de plus en plus exclusiviste de la "société ouverte"? Aujourd'hui encore, au Festival de Cannes et dans d'autres lieux prestigieux contrôlés par l'Occident, il est impossible de passer sans une panoplie idéologico-délirante minimale nécessaire - soit des formes non traditionnelles d'identité sexuelle, de diversité raciale, de discours anticolonial (et en fait néocolonial libéral), et ainsi de suite. Qu'est d'autre qu'une censure totalitaire et pandémique, que le wokisme (2), c'est-à-dire un appel à tous les citoyens à être "éveillés" et à signaler immédiatement aux autorités compétentes tout soupçon de déviation par rapport aux anti-valeurs libérales - le racisme (la russophobie étant une exception, ici, car la Russie n'est pas politiquement correcte), le "sexisme", le "patriotisme" (là encore, le nazisme ukrainien est une exception; il est le bienvenu car il s'agit d'une lutte contre les "Russes"), l'inégalité entre les sexes (par exemple, la protection de la famille traditionnelle normale)? Et le fameux "politiquement correct" [3], qui nous oblige, avec insistance et sous la menace d'un ostracisme total, à éviter certains termes, expressions, citations, formulations susceptibles d'affecter les sensibilités de la société libérale, n'est-ce pas une censure? Dans l'Occident d'aujourd'hui, nous avons affaire à une véritable floraison de la censure. C'est un fait indéniable, quels que soient les synonymes que l'on puisse inventer pour désigner cette censure.
La Russie est condamnée à la censure aussi bien si elle suit l'Occident que si, au contraire, elle remet en cause, voire rejette directement ses normes et ses règles. Nous sommes déjà entrés dans l'ère de la censure et il nous reste à comprendre véritablement ce qu'elle est.
Le sens de la métaphore
Commençons notre examen de ce sujet important par une métaphore élémentaire (4); soulignons que, même dans les sciences naturelles, telles que la physique, la chimie, la biologie, etc., la construction d'une théorie scientifique commence par une métaphore sensuelle, parfois purement poétique. Sans métaphore, il n'y aurait pas eu l'idée des atomes, des états de la matière, du plasma, des fluides, de la matière elle-même. Il est donc légitime de se poser la question de l'image du censeur et de la censure en tant que telle.
Généralement, nous avons l'image d'un fonctionnaire limité et méchant, totalement dépourvu de talent et de créativité, qui déteste délibérément l'élément même du talent, la recherche vivante, envie les créateurs et les génies et tente de soumettre tout le monde à la même règle; cette image apparaît immédiatement à l'esprit. Une telle image suscite le rejet et toute discussion ultérieure sur le thème de la nécessité ou non de la censure dans la société car elle est construite autour de cette horrible caricature - un personnage inférieur, bas et vulgaire. Voulons-nous une telle censure et une telle censure? Toute personne sensée répondrait "non", "en aucun cas". La suite de la discussion est claire dès le départ. Certains s'en indigneront sincèrement, d'autres défendront désespérément l'image et son utilité pratique au motif que, sans elle, les choses seraient encore pires. Mais si nous sommes d'accord avec une telle métaphore de départ, nous avons sciemment perdu. Nous ne pourrons pas défendre la censure, ce qui signifie que les libéraux les plus doués pour la polémique et la rhétorique imposeront simplement leur censure à la société - plus élégamment encadrée et couplée à d'autres images clés - les femmes souffrant de l'arbitraire du patriarcat, les minorités ethniques et sexuelles opprimées, les migrants illégaux sans papiers parleront pour ceux qui imposeront d'autres règles de censure. Les victimes - ou plutôt les images artificielles des victimes, les hologrammes soigneusement fabriqués - parleront désormais au nom des juges et même des bourreaux. Et le public ne s'apercevra pas qu'en luttant contre la censure, il s'est retrouvé sous la coupe de censeurs totalitaires, cruels et inébranlables. Ceux-ci ont simplement changé d'image et ne s'appellent plus ainsi. Mais cela ne change pas l'essence de ce qu'ils font et de ce qu'ils imposent à la société.
Si nous poursuivons la logique de Gaston Bachelard, nous devrions changer l'image du censeur et nous obtiendrons une image tout à fait différente. Imaginons que le censeur soit Michelangelo Buanarotti, sculptant son chef-d'œuvre immortel, la Pietà, dans le marbre. Ce chef-d'œuvre absolu, dans tous les sens du terme, se trouve dans la basilique Saint-Pierre au Vatican.
Une autre métaphore similaire - peut-être à plus grande échelle, mais moins raffinée et expressive pour l'esprit chrétien - est le Sphinx égyptien, sculpté au milieu du troisième millénaire avant J.-C. à Gizeh, à côté du complexe pyramidal [5].
Si le censeur incarne l'image de Michel-Ange ou celle du Sphinx égyptien, sa fonction est de sculpter dans le potentiel créatif de la société, comme dans un rocher, une image sacrée raffinée et sophistiquée qui corresponde le mieux possible à l'identité collective historique. En d'autres termes, le censeur est une sorte de macro-démiurge dont le matériau (le marbre ou le granit) est la totalité des capacités créatives et des quêtes créatives du peuple. De la roche, le censeur coupe ce qui est superflu et laisse ce qui est nécessaire. Car une grande statue élégante, pleine d'esprit, de sens et d'une énorme vie intérieure créative, émerge ainsi: en coupant le superflu. Cette élimination, même si elle est douloureuse pour le marbre lui-même, pour la chair du rocher, est un acte de création supérieure. Enlever le superflu signifie laisser le superflu, et le superflu signifie le fondamental, l'essentiel, ce qui était secrètement caché dans le granit, ce qui a été deviné et reconnu en lui, et à partir de là, éventuellement, a été déduit. Le censeur, comme Michel-Ange, est celui qui, dans le bloc de marbre informe, voit la Pietà, c'est-à-dire le Christ et la Mère de Dieu tenant son saint corps dans ses bras. Et en la voyant, il coupe souverainement et librement le superflu qui empêche l'image de pénétrer dans l'élément obscur du minéral. De même, les anciens Égyptiens de l'époque du pharaon Chephren, en regardant la roche calcaire solide, reconnaissent la figure majestueuse et mystérieuse du Sphinx, celui de leur panthéon, prototype des chérubins célestes, qui combine les caractéristiques animales et humaines dans une synthèse transcendantale inégalable.
Le censeur crée la culture, et pour cela il doit posséder le plus haut degré de souveraineté. Il sait à la fois ce qu'il doit éliminer et ce qu'il doit laisser derrière lui. En fait, le censeur est un créateur, un artiste, mais il n'agit qu'au niveau de toute la société, de tout le peuple. Sa qualité est donc plus importante que celle d'un créateur ordinaire. Un créateur a le droit à l'erreur, à l'expérimentation, à l'échec, à l'insuccès. Le censeur n'a pas ce droit. Il est chargé par la société de ciseler une image que la société, les gens portent dans leur cœur, dans leur âme. Cette image, dont le peuple est porteur, est lourde de dangers. Il n'a pas le droit à l'erreur.
Le censeur n'est pas un artiste
Il existe une autre différence entre le censeur et l'artiste. Le censeur supprime ce qui n'est pas nécessaire. Il ne remplace pas l'artiste, il n'est pas porteur d'énergie créatrice. Si le censeur était un créateur, il identifierait simplement son travail à celui de la société. Mais c'est un chemin vicieux. Il ferme les directions qui peuvent aller vers l'image recherchée par d'autres voies. Le censeur se distingue de Michel-Ange en ce qu'il ne laisse pas sa signature sous l'œuvre - ainsi que Michel-Ange lui-même sous la Pietà. Il n'est pas un artiste parmi les artistes. C'est un ascète, qui abandonne volontairement son propre potentiel créatif, sa propre volonté, au profit d'une œuvre collective, toute publique, universelle. Il ne crée pas tant qu'il ne laisse les autres créer, mais seulement ceux qu'il identifie lui-même comme les créateurs de la Pietà, et non comme de simples morceaux de matière noire souhaitant être reconnus comme une œuvre d'art. Il élimine les bavures et affine les formes délicates, mais il ne les crée pas lui-même. C'est le travail d'un sculpteur, pas celui d'un peintre ou d'un poète.
Le censeur doit donc être le gardien de l'art et non son créateur spontané. En ce sens, une série de définitions et de formulations de Martin Heidegger dans son ouvrage fondamental De l'origine de l'œuvre d'art est plus que jamais d'actualité.
Il est révélateur que nous ne connaissions pas le nom des auteurs de l'ancien sphinx égyptien, qui ont reconnu ses traits dans la roche. Ils restent aussi mystérieux que le sphinx lui-même. D'une certaine manière, le censeur-gardien devrait leur ressembler - son anonymat fait partie de son pouvoir souverain.
Le censeur définit les limites, les frontières de ce qui est de l'art et de ce qui n'est que du marbre. Pour ce faire, il doit être lui-même profondément lié à sa culture, comprendre sa logique, son vecteur historiosophique, ses orientations, sa structure. Et pour cela, il doit être complètement et totalement souverain.
Le censeur comme souverain
Il est important de le dire tout de suite : le censeur n'est pas une fonction de l'État. Il ne peut pas être un simple fonctionnaire qui exécute les ordres de quelqu'un. Dans ce cas, nous n'avons pas affaire au censeur, mais à un représentant du censeur, son héraut, son messager, son annonciateur, et la figure du véritable censeur nous est tout simplement cachée dans l'ombre. Le censeur est porteur d'une souveraineté absolue. Il n'est pas engagé par le pouvoir et ne le sert pas, il est une partie de ce pouvoir, son aspect organique orienté vers le domaine de la culture. Les autres aspects du pouvoir souverain s'adressent à d'autres domaines - l'économie, la politique étrangère, la défense, la sphère sociale. Le censeur porte le fardeau de la souveraineté culturelle. Et dans ce domaine, il n'a pas d'autorité supérieure. Qui peut dicter à Michel-Ange ce que doit être la Pietà ou aux Egyptiens anonymes ce à quoi doit ressembler le Sphinx ? Michel-Ange l'a conçue, il l'a créée à partir d'un rocher de marbre. Les Égyptiens ont sculpté le Sphinx dans du calcaire.
Mais bien sûr, Michel-Ange lui-même et les architectes égyptiens ne vivaient pas en vase clos. Michel-Ange faisait partie de la civilisation catholique, véritable fils de la Florence de la Renaissance, porteur d'un esprit historique et géographique très particulier, d'une identité particulière. Quoi qu'il ait créé, il l'a créé au sein du christianisme. Et son œuvre est jugée de cette manière et dans cette optique. La Pietà est plus haute que Michel-Ange, mais dans la conceptualisation et la présentation de la Pietà, il est plus haut que tous les autres. Il est souverain dans un contexte spirituel particulier. Ici, il est complètement libre. Mais il n'est pas libre du contexte lui-même.
Cela apparaît encore plus clairement chez les créateurs du Sphinx. Ils sont la chair et le sang de la tradition sacerdotale égyptienne, ils sont les porteurs d'une sacralité très particulière. Si leur regard reconnaît dans un bloc de pierre informe la figure d'un être du monde spirituel, c'est que le regard lui-même est fondamentalement structuré, éduqué et saturé par les images qu'il capte de l'environnement extérieur. Les Égyptiens portent le Sphinx dans leur âme, au plus profond d'eux-mêmes. Ce Sphinx entretient une relation privilégiée avec leur identité.
De même, le censeur reflète le destin de son peuple, de sa société, précisément au tournant de l'histoire où il se trouve. L'ayant compris et reconnu, il est par ailleurs libre. Mais il n'en est pas libre. Non seulement le censeur n'est pas libre du pays, de son histoire, de l'identité et du destin du peuple, mais il en est plus dépendant que n'importe quel créateur. Les créateurs peuvent essayer de créer n'importe quoi. Ils ne sont certainement pas exempts de contenu historique et social, mais ils se comportent comme s'ils étaient totalement libres. Leur liberté est limitée par un censeur qui est beaucoup plus responsable de l'histoire qu'eux. Mais lui aussi est limité, mais d'une manière différente. Non pas par le pouvoir, mais par l'être, en le comprenant, en découvrant sa structure, son destin.
La censure comme institution de justice
Abordons maintenant, avec un peu de retard, l'étymologie et la genèse de la notion de censure, de censeur. Le mot vient du latin censeo - "définir", "évaluer", "donner un sens", ainsi que "penser", "supposer". La racine indo-européenne *kens- "déclarer" en est à l'origine.
Historiquement, l'institut des censeurs est apparu dans la Rome antique et était indépendant des autres branches du gouvernement, qui étaient appelées à donner une évaluation objective de l'état matériel, de l'état des travaux publics et du fonctionnement des institutions publiques, ainsi qu'à contrôler le respect de la moralité. Par essence, le censeur est celui qui est responsable de la justice, de la correspondance entre les normes déclarées de la société et l'état réel des choses. Il s'agit d'un contrôle spirituel du comportement des différentes autorités et instances, fondé sur le fait que les règles et les normes de principe doivent être respectées par tous, qu'ils soient supérieurs ou inférieurs.
En d'autres termes, la censure est un appareil qui garantit la justice. Si une société s'engage à respecter certains idéaux, elle doit les suivre. Et il y a des censeurs pour le faire.
La censure n'est donc pas un instrument de pouvoir dirigé contre les masses, mais une instance transcendante chargée de surveiller la justice à tous les niveaux, au sommet comme à la base, et habilitée à demander des comptes aux uns et aux autres.
Le terme censeo ne signifie donc pas simplement "évaluation", mais précisément une évaluation juste basée sur ce qu'il est, et non sur ce à quoi il ressemble. Il s'agit d'une vérification de l'état réel des choses, indépendamment de la manière dont chacun - jusqu'aux cercles les plus élevés - voudrait le présenter. Si l'on cherche des analogies modernes, la censure au sens romain correspond à la notion moderne d'"audit", c'est-à-dire de vérification objective et impartiale de l'état réel des choses - dans une entreprise, une société, une organisation à quelque échelle que ce soit.
Mais pour garantir l'équité, pour déclarer la valeur réelle, il faut savoir ce qui est juste. Cela suppose que le censeur appartienne à une instance très élevée, qui peut se permettre d'être indépendante du sénat et des magistrats (si l'on prend Rome et son système), c'est-à-dire de toutes les branches et de tous les niveaux du pouvoir. Cette souveraineté ne peut être détenue que par les philosophes qui sont, selon Platon, les gardiens, les "gardiens de l'être", ajoute Heidegger. La censure est donc avant tout l'affaire de la philosophie souveraine.
La censure transcendantale de Lucian Blaga
La référence de la censure à la philosophie nous oblige à examiner de plus près le contenu métaphysique du concept. Pour ce faire, nous pouvons nous tourner vers le philosophe roumain Lucian Blaga, qui a introduit le concept de "censure transcendantale".
Pour comprendre ce que Lucian Blaga entend par "censure transcendantale", nous devons dire quelques mots sur sa théorie philosophique en général. Blaga commence par dire que l'Être suprême - l'Absolu et le créateur du monde - est le "Grand Anonyme" [7]. Diverses épithètes élogieuses peuvent raisonnablement être appliquées au Grand Anonyme - "Grand", "Puissant", "Un", "Le plus sage", "Éternel", etc., mais une seule est d'une incommensurable pertinence: "Celui qui proclame la Vérité", "le Vrai". Pour Descartes, il est évident que Dieu ne peut pas mentir. Lucian Blaga a tendance à dire le contraire: si le Grand Anonyme révélait la vérité, sa puissance créatrice créerait immédiatement son doublet absolu, ce qui court-circuiterait son plérôme. Il est donc contraint de dire, sinon un mensonge pur et simple, du moins pas toute la vérité, et plus précisément encore, il introduit une censure transcendantale - mais encore une fois non pas dans l'énoncé, mais dans la possibilité fondamentale de son interprétation adéquate. Il peut révéler toute la sagesse, mais il prive d'abord celui à qui il la révèle de la capacité de la comprendre. C'est le sens de la "censure transcendantale". Si Dieu (le Grand Anonyme) créait une création vraiment parfaite et vraie, il se répéterait tout simplement. Mais c'est impossible, car il ne peut y avoir deux "dieux" totalement identiques. Ainsi, selon Lucian Blaga, pour que la création émerge, Dieu doit s'autocensurer. Cette censure consiste à dissimuler certains aspects - supérieurs - de la structure de la réalité.
Blaga introduit les concepts de "conscience paradisiaque" et de "conscience luciférienne" [8]. La première considère Dieu et la réalité dans son ensemble comme un triangle continu. Elle ne saisit pas la présence d'une censure transcendantale et pense l'existence comme si elle n'existait pas. Le second, au contraire, reconnaît la prise, mais se rebelle contre la "censure transcendantale" et cherche à la fissurer (à "devenir Dieu").
Cette ligne de réalité qui sépare la partie positivement accessible de l'être de la partie soumise à la censure transcendantale est ce que Blaga appelle l'"horizon mystérieux". La conscience paradisiaque pense que l'ascension de l'échelle des marches de l'être est ininterrompue, et elle ne remarque pas l'horizon mystérieux, c'est-à-dire le point où la continuité s'interrompt.
La conscience luciférienne est consciente de l'horizon mystérieux et tente avec insistance de décrire cette partie de l'être qui est cachée derrière le voile censuré, en utilisant les mêmes termes et approches que la réalité située sous l'horizon mystérieux. Il en résulte une collision dont nous pouvons clairement voir les échos dans l'état de la civilisation occidentale moderne, qui est devenue sans équivoque luciférienne et cherche à percer les voiles naturels du mystère - déchiffrage du génome, création de l'IA, etc. Le schéma de Lucian Blaga peut être reflété dans la figure suivante.
Blaga lui-même appelle à une troisième voie: ne pas tomber dans la naïveté d'une conscience paradisiaque qui ignore la fissure fondamentale dans la structure de la réalité, mais ne pas non plus se laisser capturer par la rébellion luciférienne. Il faut se concentrer sur l'horizon du mystère, en acceptant le mystère, le sacrement comme quelque chose d'autosuffisant. Oui, Dieu n'est pas connaissable, et la vérité qu'il nous donne ne peut jamais être complète. Il y aura toujours quelque chose qui nous sera caché par un voile impénétrable. Quelque chose sera toujours censuré et nous ne le saurons jamais.
Mais c'est la liberté de créer. Nous sommes libres d'imaginer ce qui se trouve au-delà de l'horizon du mystère, comme bon nous semble. Non pas la science (luciférisme), mais la culture [9], c'est ce que Dieu veut que nous fassions, ce qu'Il nous permet de faire, ce qu'Il nous encourage à faire.
Dans une telle situation, le censeur prend une signification particulière. Il veille sur l'horizon du mystère pour le préserver de l'orgueil satanique, pour en maintenir l'imprenabilité. La création est libre tant qu'elle respecte le censeur transcendantal. Et le censeur se trouve dans la position de quelqu'un qui est investi d'une mission supérieure: maintenir les proportions de l'être telles qu'elles devraient être pour que le monde existe - exactement dans cet état intermédiaire qui n'est possible que lorsque la vérité est dialectiquement imbriquée dans la non-vérité et jusqu'à la fin, où l'une finit et où l'autre commence, personne ne le saura jamais. Jusqu'à la fin du monde.
La censure en Russie et la Russie
Au-delà de la figure caricaturale du censeur et compte tenu de la charge métaphysique de la "censure transcendantale" dans la philosophie de Lucian Blaga, nous pouvons porter un regard différent sur les faits bien connus qui décrivent l'état de la censure dans l'histoire de la Russie ancienne et plus tard de la Russie impériale. Ainsi, les listes de livres abjurés dans les "Izbornik de 1073" ne sont pas seulement une liste d'hérésies et d'interdictions, mais contiennent également des documents détaillés et bien plus détaillés provenant du saint héritage patristique, qui devraient être pris comme norme et standard. Ici, la description des hérésies sert à former une image plus contrastée de ce qui est convenable et correct. "L'Izbornik sculpte une Pietà ou un Sphinx - décrivant clairement l'image elle-même et contrastant avec les fragments de roche marbrière ou les voies déviantes indues à couper. La négation est inextricablement liée à l'affirmation et, en général, il s'agit de révéler l'image - la vision chrétienne orthodoxe complète de la vérité, de la beauté et de la bonté. En même temps, les profondeurs de la contemplation spirituelle monastique restent cachées. Elles ont leur place dans le domaine de l'horizon des mystères, que l'orthodoxie observe sans tenter de l'envahir ou de la critiquer directement.
Les réformes séculières sous Pierre et ses successeurs ont séparé la censure spirituelle de la censure séculière. Jusqu'au milieu du 18ème siècle, la source de la censure séculière était le tsar lui-même [10] (rappelons ici ce que nous avons dit sur la souveraineté suprême du censeur). Plus tard, les tsars russes ont délégué ce droit à diverses instances - le Sénat, l'Académie des sciences, le ministère de l'éducation publique, le ministère de l'intérieur [11], etc. Mais il s'agit toujours d'une délégation purement "comminatoire" de certains pouvoirs purement souverains du tsar. Il s'agit d'une extension du pouvoir souverain, et non de quelque chose d'indépendant et de particulier.
Une figure marquante de la censure au 19ème siècle a été le comte Serguei Semionovitch Uvarov, qui a adapté le principe slavophile "Orthodoxie, Autocratie, Nationalité" à l'ensemble du système épistémologique de l'Empire - à la culture, à l'éducation, à la politique, etc. Le monarque a soutenu cette reconnaissance de la justesse slavophile, mais il n'a pas tant formulé le contenu du code de censure suprême qu'il n'a confirmé de son autorité suprême la version proposée. C'est Uvarov lui-même qui joue le rôle de censeur, de gardien de l'horizon mystérieux de la culture russe du 19ème siècle.
Les démocrates révolutionnaires et les bolcheviks, qui se moquaient autant qu'ils le pouvaient de la censure tsariste, ont pris le pouvoir en 1917 et ont suivi exactement la même voie, en introduisant un code de censure strict, mais uniquement sur la base de leur propre idéologie. Au lieu d'une absence de censure (ce qui est tout à fait impossible), les bolcheviks ont introduit leurs paramètres et les ont appliqués de manière beaucoup plus agressive, intolérante et radicale que les censeurs de l'époque tsariste.
Les libéraux contemporains, qu'ils soient russes ou occidentaux, font preuve d'une attitude similaire. Critiquant et ridiculisant sans pitié la censure dans les sociétés et les régimes qu'ils n'aiment pas, ils imposent, dès qu'ils accèdent au pouvoir, leurs propres règles de censure, encore plus dures et intolérantes, répressives et restrictives. Le piratage luciférien de l'horizon des mystères ne conduit pas à la libération de la censure, mais à une véritable dictature, bien que la rébellion elle-même commence par une demande de liberté sans restriction.
Conclusion
La censure existe bel et bien dans la Russie contemporaine. Il n'y a pas de société qui n'en ait pas. Cependant, elle est toujours appliquée par les libéraux en raison de l'inertie des années 90. Ce sont eux qui, ayant usurpé ce droit et n'ayant aucune intention de l'abandonner même dans les nouvelles conditions, continuent à détenir le monopole de la censure dans la Fédération de Russie. Les conditions nouvelles, découlant de l'Opération militaire spéciale, exigent de nouvelles actions, lignes directrices et méthodes de la part des autorités, mais jusqu'à présent, les libéraux y ont fait face par des moyens purement techniques. Le libéralisme, bien qu'associé à la notion de souveraineté, reste le code de la censure. En général, l'élite - y compris, surtout, l'élite épistémologique - est solidaire du code culturel occidental et bloque obstinément le code patriotique - slavophile, orthodoxe. D'où les contradictions avec la logique de censure: tout ce qui correspond avant tout à l'attitude libérale est accepté et soutenu dans la culture, mais associé à la loyauté envers le régime et - même si ce n'est pas le cas - à la reconnaissance de la souveraineté de la Russie. Tout le reste est rejeté. Le censeur souverain du pouvoir ne sculpte toujours pas une image orthodoxe de la société russe, mais un hybride postmoderne de "capitalisme souverain".
Il est évident que nous avons besoin d'un autre censeur et d'une autre censure.
Notes:
[1] Norris P. Cancel Culture : Myth or Reality // Political Studies. 71. 11 août 2021. P.145-174.
[2] McCutcheon Ch. Speaking Politics word of the week : woke"// The Christian Science Monitor. 25 juillet 2016.
[3] Bernstein D. Vous ne pouvez pas dire ça ! The Growing Threat to Civil Liberties from Antidiscrimination Laws (La menace croissante des lois antidiscriminatoires pour les libertés civiles). Washington : Cato Institute, 2003.
[4] Bachelard G. Le nouveau rationalisme. Moscou : Progress, 1987.
[5] Drioton É. Le Sphinx et les Pyramides de Gizeh. Le Caire : Institut Français d'Archéolgie Orientale, 1939 ; Hawass Z. The Secrets of the Sphinx : Restoration Past and Present. Le Caire : American University in Cairo Press, 1998.
[6] Heidegger M. Der Ursprung des Kunstwerkes/ Heidegger M. Holzwege. Francfort-sur-le-Main : Vittorio Klostermann, 2003.
[7] Blaga L. Les differreentielles divines. P. : Librairie du savoir, 1990.
[8] Blaga L. Trilogie de la connaissance. P. : Librairie du savoir, 1992.
[9] Blaga L. Trilogie de la culture. P. : Librairie du savoir, 1995.
[10] Tex Ch. M. L'Empire au-delà de la barrière. Histoire de la censure dans la Russie tsariste. Moscou : Rudomino, 2002.
[11] Zhirkov G. V. Histoire de la censure en Russie XIXe-XXe siècles. Aspect-Press, 2001.
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vendredi, 24 mars 2023
Alexandre Douguine - Hégémonie: saisir le code culturel
Hégémonie: saisir le code culturel
Alexander Douguine
Source: https://www.geopolitika.ru/article/gegemoniya-zahvat-kulturnogo-koda
Un réseau profondément enraciné d'hégémonie et de ses opérateurs opère ouvertement dans notre société.
Les dirigeants de la Russie et de la Chine critiquent explicitement l'hégémonie occidentale. Il convient de rappeler qu'Antonio Gramsci, qui a élaboré la théorie moderne de l'hégémonie, entendait par "hégémonie" non pas tant la dictature politique directe de certains pays sur d'autres que la création d'un réseau contrôlé depuis le centre de l'hégémonie et imprégnant toutes les sociétés, en contournant facilement les frontières et les restrictions. Ce réseau est créé principalement dans le domaine de la culture, de la science, de l'éducation et de l'information, c'est-à-dire que la société civile est prise en charge en premier lieu. L'introduction d'un modèle économique unique (le capitalisme) dans les sociétés contrôlées par les hégémoniques est également un élément essentiel de l'hégémonie, mais l'essentiel est la capture du code culturel et de l'éducation.
Au cours des 30 dernières années, l'hégémonie en ce sens n'a fait que croître en Russie. Et il ne s'agit pas seulement d'une dépendance à l'égard des importations. Le libéralisme a réussi à établir un contrôle presque total sur la mentalité des Russes - par le biais de l'éducation, de la culture, de la science, des réseaux sociaux. Il est révélateur que cette hégémonie se soit renforcée alors même que les politiques de Poutine devenaient de plus en plus souveraines. La domination des libéraux dans la culture a contrebalancé la croissance de la souveraineté dans la politique. Les autorités, pour l'instant, ne s'en sont pas aperçues. Ainsi, toutes les conditions ont été créées pour la propagation et l'enracinement de l'hégémonie.
Un exemple frappant. Depuis 23 ans, le pays est dirigé par un leader ouvertement et constamment réaliste en matière de relations internationales (RI). Cela ne se reflète dans aucun manuel du MGIMO, qui continue d'être dominé par le paradigme libéral du ministère de la Défense. Les tentatives - même les plus prudentes - visant à modifier cet état de fait sont immédiatement réprimées de la manière la plus sévère qui soit.
Un réseau profondément enraciné d'hégémonie et ses opérateurs opèrent ouvertement dans notre société. Ils jouent le long terme, comptant sur la possibilité qu'un jour il y ait un changement de cap politique, et qu'alors une société civile formée par eux, orientée vers les codes et les principes occidentaux, se manifeste également dans la politique.
La Chine est également confrontée à un danger similaire, mais un groupe dévoué (numériquement énorme) de référents du Comité central du PCC travaille sans relâche pour le neutraliser. Dans notre pays, pratiquement personne n'y prête attention. Et c'est une question qui concerne le Conseil de sécurité et les dirigeants politiques en général.
L'hégémonie n'est pas seulement un concept externe, mais aussi un concept interne. Selon Gramsci, c'est ce qui fait sa force. Et la souveraineté politique ne suffit pas à s'y opposer. Ce qu'il faut, c'est un modèle idéologique alternatif clair, c'est-à-dire une contre-hégémonie.
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samedi, 04 mars 2023
Guillaume Faye vs Alexander Douguine (Français)
Guillaume Faye vs Alexander Douguine
Constantin von Hoffmeister
Source: https://eurosiberia.substack.com/p/guillaume-faye-vs-alexander-dugin
Guillaume Faye était un philosophe politique et écrivain français qui a inventé le terme Archéofuturisme, qui désigne une synthèse d'idées anciennes et futuristes. Faye pensait que la mondialisation et l'immigration de masse menaçaient le patrimoine culturel et historique de l'Europe et qu'une nouvelle vision était nécessaire pour assurer la survie de la civilisation européenne.
L'attitude de Faye repose sur la préservation des traditions européennes tout en adoptant la technologie et l'innovation. Il a imaginé un monde dans lequel l'Europe perfectionnera sa propre espèce, colonisera l'univers et construira des vaisseaux spatiaux portant le nom de dieux païens. Cette vision est influencée par son concept d'Eurosibérie, un bloc de pouvoir allant de Dublin à Vladivostok, partiellement inspiré des idées du penseur belge Jean Thiriart. Thiriart pensait qu'une Europe unifiée en tant qu'entité géopolitique et culturelle, basée sur le concept d'un super-État européen unifié qui serait suffisamment fort pour rivaliser avec les États-Unis et l'Union soviétique à l'époque de la guerre froide, servirait non seulement de contrepoids aux puissances dominantes de l'époque, mais constituerait également un moyen plus efficace de préserver le patrimoine culturel et l'identité de l'Europe, qu'il percevait comme étant menacés.
Alexander Douguine est un philosophe politique et activiste russe controversé, connu pour son soutien à l'eurasisme, une idéologie géopolitique qui cherche à unir la Russie à d'autres pays de la région eurasienne afin d'établir une "civilisation eurasienne" contre l'Occident. L'archéofuturisme de Faye s'oppose à l'eurasianisme d'Alexandre Douguine dans le domaine de la philosophie politique. La vision de Faye souligne l'importance de préserver les valeurs traditionnelles et les traditions de l'Europe, qui remontent à la Grèce antique et à l'Empire romain. Il soutient que les idées des Lumières, telles que l'individualisme et la laïcité, ont érodé ces traditions et constituent une menace pour la pérennité de la culture européenne. Douguine, quant à lui, critique l'idée d'une suprématie culturelle européenne et privilégie plutôt un monde multipolaire dans lequel diverses civilisations, dont la Russie et la Chine, peuvent coexister et coopérer.
Les États-Unis étant essentiellement une entité du domaine civilisationnel européen, Faye les considère comme un adversaire plutôt qu'un ennemi. Il met en garde contre les dangers de négliger les idéaux et les traditions de l'Europe et considère la notion d'eurasisme de Douguine comme une menace pour la survie de la civilisation européenne. Douguine, quant à lui, considère l'Occident, qui comprend l'Europe et les États-Unis, comme le principal ennemi et affirme que ses valeurs libérales mettent en danger la survie des autres cultures. Il estime que les Etats-Unis incarnent tout ce qui ne va pas dans le monde moderne et rejette entièrement le concept de suprématie culturelle occidentale.
Faye et Douguine ont des points de vue opposés sur l'implication de la Russie en Europe. Faye pense que la Russie devrait être membre d'un bloc de pouvoir eurosibérien s'étendant de l'Atlantique au Pacifique, qui serait une entité politique et économique autosuffisante ayant une influence mondiale. Compte tenu de leurs liens culturels et historiques communs, Faye considère la Russie comme un allié naturel de l'Europe et estime que la coopération entre l'Europe et la Russie est essentielle pour l'avenir de la culture européenne. Douguine, en revanche, estime que dans un monde multipolaire, la Russie devrait en prendre la tête en tant qu'unificatrice du cœur de l'Eurasie. Il s'oppose au concept d'une Eurosibérie unifiée (ou "Euro-Russie") en faveur d'un ordre mondial plus fragmenté, dans lequel diverses civilisations coopèrent et se font concurrence. Douguine considère la Russie comme un contrepoids à l'hégémonie culturelle de l'Occident et estime qu'elle doit se battre pour faire avancer les intérêts du monde dit "non occidental".
Dans son livre Archéofuturisme, Faye discute du transhumanisme. Il examine le potentiel de la technologie à transformer l'humanité et la société tout en mettant en garde contre les dangers d'une foi aveugle dans le progrès technologique. Faye soutient que, si le transhumanisme a le potentiel de faire progresser la médecine et la longévité de manière significative, il comporte également le risque de déshumaniser et de chosifier les individus. Faye prévient également que le transhumanisme pourrait exacerber les inégalités sociales existantes, car seuls les riches peuvent s'offrir des technologies avancées. Douguine a mentionné le transhumanisme dans un certain nombre d'ouvrages, dont son livre La quatrième théorie politique. Douguine critique le transhumanisme comme une idéologie qui aspire à remplacer l'être humain traditionnel par une créature post-humaine technologiquement améliorée, menant finalement à l'abolition de l'humanité telle que nous la connaissons. Le transhumanisme, dit-il, est un symptôme de la fixation du monde moderne sur le progrès technique, qui a entraîné la déshumanisation de la société et l'érosion des valeurs conventionnelles. Douguine soutient que le transhumanisme est une vision du monde néfaste et nihiliste qui menace le destin de l'humanité.
Le conflit entre les visions de Faye et de Douguine illustre le désaccord plus important entre leurs perspectives sur la signification de la tradition et de l'héritage dans le monde moderne. Alors que Faye croit en la nécessité de préserver l'héritage culturel et historique de l'Europe et considère que les Etats-Unis se sont éloignés de leur matrice européenne, Douguine rejette entièrement l'idée de la supériorité culturelle de l'Europe et considère les Etats-Unis comme une menace pour les autres civilisations. Malgré leurs perspectives différentes sur la place de la Russie, Faye et Douguine s'accordent à dire que l'ordre mondial actuel est contrôlé par les valeurs libérales occidentales, qui doivent être remises en question. Faye pense qu'une Europe et une Russie unies sont nécessaires pour combattre cette suprématie, tandis que Douguine soutient un ordre mondial plus fragmenté dans lequel diverses civilisations coexistent pacifiquement. Enfin, leurs perspectives divergentes sur l'implication de la Russie reflètent un différend plus large sur la meilleure approche pour conserver et développer l'héritage culturel et historique de leurs régions.
Une nouvelle vision de l'Europe peut être produite en combinant les concepts de Faye et de Douguine. Tout en acceptant le progrès technologique, cette vision met l'accent sur la préservation de l'héritage culturel et historique de l'Europe. Le concept de Großraum de Carl Schmitt est utilisé pour imaginer l'Europe comme un espace high-tech de grande taille. Dans cette vision, l'Europe serait membre d'un ordre multipolaire, interagissant poliment avec les autres civilisations. La combinaison de l'accent mis par Faye sur la continuité culturelle et du point de vue multipolaire de Douguine permet à l'Europe de conserver son caractère propre tout en favorisant un ordre mondial plus harmonieux et pacifique. La difficulté, cependant, est de concilier ces points de vue apparemment contradictoires. Il est essentiel de résoudre ce dilemme si l'Europe veut jouer un rôle clé dans le façonnement de l'avenir du monde. Au lieu d'être identifiée par son passé colonial ou sa suprématie culturelle, la vision proposée présente l'Europe comme un leader en matière de technologie et d'innovation.
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18:42 Publié dans Actualité, Eurasisme, Nouvelle Droite | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : alexandre douguine, guillaume faye, eurasisme, nouvelle droite, nouvelle droite russe, russie, eurosibérie | | del.icio.us | | Digg | Facebook