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dimanche, 11 mars 2007

Réflexions sur la notion de "soldat politique"

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Pour nourrir la réflexion de ce thème inactuel, qu'est la notion du "soldat politique", nous proposons un texte de Carlos Salas issu de la revue espagnole Fundamentos n° 2 (1984), traduit par Rogelio Pete et publié dans la revue VOULOIR n° 80-82 (sept. 1991).

Carlos SLAS :

Réflexions sur la notion de "soldat politique"

Durant dix ans, au Vietnam, la machine de guerre des États-Unis d’Amérique, dotée de la meilleure capacité destructive que l’histoire ait jamais connue, a répondu avec une violence sans égal aux attaques d’une armée de paysans pour la plupart analphabètes. La capacité dévastatrice des bombardements américains a montré sa terrible réalité sans aucun masque : l’aviation américaine a, durant les 3 premières années de son intervention, arrosé le Vietnam d’une plus grande quantité d’explosifs que durant son intervention contre l’Allemagne et les Pays de l’Axe au cours de la IIe Guerre Mondiale. Presque chaque jour, le napalm boutait le feu à des villages, les brûlant en entier ; sur le terrain, les marines en rasèrent des centaines. La VIIe Flotte pilonna jusqu’à l’écrasement toute la côte du Golfe du Tonkin. En 5 ans, le contingent US passa de 15 000 à 500 000 hommes. Les armes les plus performantes de la technologie la plus récente furent employées sur cet excellent terrain de manœuvres et d’essais que constituait le Vietnam. Et cependant, cette armée fut mise en déroute.

Certaines choses résistent à la logique. L’intervention US au Vietnam en est une. Les guerilleros du Vietcong bien qu’approvisionnés d’armes de fabrication soviétique et chinoise restaient néanmoins, en tous points, en état d’infériorité face à la toute puissante machine de guerre américaine. En tous points effectivement excepté un : le moral. Les combattants de Pathet-Lao savaient pourquoi ils luttaient : ils étaient des Soldats Politiques et si la mort était leur destin, ils ne se posaient aucune question sur la vérité ontologique de l’être. Les 56 000 Américains qui laissèrent leur vie dans les marais du Viet-nam auraient-ils pu penser de même ? "Pour les Américains, ce fut une expérience tragique et purificatrice. Le géant industriel et la puissance militaire de l’Amérique ne purent atteindre la victoire. Contrairement à la Guerre de Corée où des forces réguliéres luttèrent sur des frontières reconnues, au Vietnam la supériorité technologique en armements et la puissance de la flotte aérienne se sont révélées insuffisantes contre un ennemi spécialisé dans la guerre insurrectionnelle et pénétré de ferveur révolutionnaire" (Pallmer & Colton in Histoire contemporaine). Cet exemple de ferveur ne fut pas d’ailleurs le 1er de l’histoire. Les 300 Spartiates de Léonidas, les légions de Scipion, les Croisés de Richard Cœur de Lion firent montre d’une même fermeté morale. Nous sommes devant le phénomène du Soldat Politique.

Soldat national contre soldat international

Machiavel considérait que l’une des causes de la ruine de l’Empire romain réside dans cet égarement qui consiste à vouloir grossir ses troupes, jusqu’alors invaincues, de mercenaires. Pour Machiavel, un mercenaire, quelque soit l’importance de la solde reçue, manquera toujours d’une valeur suffisante devant l’adversité. Par contre, les troupes de nationaux, enrôlés dans des contingents nationaux, seront capables de donner leurs vies pour un Prince : "L’expérience nous enseigne que seuls les princes défendus par des armées qui leur sont propres et les républiques qui jouissent de ce même bénéfice font de grands progrès, tandis que les républiques et les princes qui s’appuient sur des armées de mercenaires ne récoltent que des revers" (in Le Prince). Toujours selon Machiavel, les mercenaires seraient des gens souvent sans idées précises, ambitieux, sans discipline, peu fidèles, fanfarons et couards. La raison sautait aux yeux : "ils n’ont pas d’autre amour ni motif qui les attachent au Prince que ceux de leur petite solde".

Il est bien évident que le mercenaire est tout l’opposé du soldat politique. Pour le moins, les raisons de Machiavel sont convaincantes. Mais il laisse néanmoins sans explication le pourquoi de la milice nationale. En effet, pourquoi une armée formée par des hommes ressortissant d’une même communauté ethnique et culturelle était-elle supérieure à toute autre armée, par ex., celle composée d’hommes sous contrat ? Machiavel supposait que des hommes liés à un sol, parlant la même langue et partageant la même tradition, auraient de raisons de savoir ce qu’ils défendaient : patrie, coutume, norme, en somme, ce que nous appelerions une "unité philosophique". Nous savons bien que l’armée nord-américaine n’était pas composée de mercenaires, mais, en revanche, peut-on dire qu’ elle s’appuyait sur une unité philosophique ? Nous pouvons répondre sans hésitation : non.

La morale des "pilgrims" se vida de son contenu lorsqu’entra en scéne la "diversité philosophique" : "elle représente un indice de l’état de dissociation, de cohésion insuffisante du corps social. Ceci est déjà plus grave qu’une simple divergence dans les manières de penser" (in Pasado y Porvenir para el Hombre actual). Vu ainsi, par Ortega, la "diversité philosophique" scinde les nations en cassant les normes morales établies au cours des siècles. Elle fut, à 1ère vue, l’écueil le plus important que rencontra la démocratie américaine. Se battre contre quelque chose, lorsque l’on ne sait pas avec exactitude ce que l’on édifiera lorsque les volutes de brume se dissiperont, est décourageant. Mettre en déroute un Vietcong composé de partisans fanatiques alors qu’au pays, la presse, l’opinion publique et les milieux artistiques réclament à cor et à cri le retrait, est une tâche de titans. Jamais ne pourraient naître dans de telles circonstances des soldats politiques.

Les 3 clés de la victoire

Il semble qu’il faille 3 causes pour qu’un soldat commun se transforme en soldat politique : une injustice, un ennemi et une mission. Les forces de frappe se mesureront alors par le nombre des individus qui participent ouvertement et librement à ces 3 causes. Les Espagnols de la guerre d’Indépendance (1808) les reçurent servies sur un plateau : l’injustice : l’invasion du pays ; l’ennemi : Napoléon ; la mission : l’expulsion de leur territoire de toutes les troupes françaises. Voilà des motifs plus que suffisants pour soutenir un moral de lutte.

Bismarck donna aux peuples germaniques 3 autres motifs pour la consolidation de l’unité de l’Empire : une injuste atomisation de la communauté allemande, une Autriche décadente et oppresseuse et le devoir du soldat prussien à rétablir l’unité. Pour le cas où l’on se heurterait à un ennemi ayant les mêmes arguments, on aurait alors recours à ce que Napoléon appela, en l’adptant, "la logique des baïonnettes". Le reste est question de persévérance.

Le Manifeste du Parti Communiste rédigé par Marx et Engels fut le 1er manuel contemporain du Soldat Politique, avec la particularité de ce que l’ennemi n’était pas extérieur mais intérieur, aussi intime à une communauté nationale que la corporation patronale. La mission des ouvriers fut dès lors et inexorablement de renverser "par la violence tout l’ordre social existant. Les classes dominantes peuvent trembler devant une Révolution Communiste". Et en plus des 3 clés, une consigne : "Prolétaires de tous les pays, unissez vous !"

Jusqu’alors, les "soldats politiques", les "forces autochtones" s’étaient distinguées par l’accomplissement d’une mission contre une entité étrangére à la communauté. Les campagnes militaires étaient capables de réunir coude à coude le valet de ferme et le propriétaire terrien. L’entrée en lutte unissait en un seul bastion celui-ci et celui-là. L’arrivée du Manifeste mit un terme à ce genre de pacte.

Et comme si les siècles précédents eussent servi de banc d’essai à la mise en scéne la plus tourmentée, le XXe siècle fit office de théâtre pour représenter la consécration définitive du soldat politique. Ce qui s’était répété de temps à autre le devint de manière soutenue. Dans un implacable bombardement idéologique, les gouvernements endoctrinèrent leurs fantassins aux consignes et motifs de leur mission dans le monde : effacer l’injustice, annihiler l’ennemi, accomplir son devoir.

De cette manière surgit la redoutable Garde Rouge de Trotsky, le "justicier" Fascio di combattimento de Mussolini, la SS, fer de lance de Hitler, et aussi les obsédants "Bo-Doi" de Hô Chi Minh. Toutes de puissantes armées politiques. Si leurs objectifs étaient différents, leurs fondements étaient communs. La Phalange macédonienne aurait fait long feu devant ces vives machines de guerre.

Le phénomène du soldat politique était-il réellement un phénomène aussi récent ? Dans la protohistoire humaine, la lutte pour la nourriture quotidienne ne donnait pas lieu à philosopher. L’instinct de survie était l’ordre du jour permanent. Il n’était pas nécessaire d’éduquer "politiquement" les jeunes car tous comprenaient instinctivement ce que pouvait signifier la perte du territoire. Les calamités naturelles et les agressions des tribus hostiles étaient les maîtres idéologiques" du clan. Mais avec l’avance de la technique, cet instinct de survie perdit l’impulsion protectrice des premiers temps. L’application de châtiments devint nécessaire afin que l’homme se souvienne en permanence de cet instinct primordial. Dans sa campagne des Gaules, César vérifia un usage qui naquit probablement de ce souvenir forcé : "Tel est l’usage des Gaulois. Pour entreprendre la guerre, ils obligent par la loi tous les jeunes hommes à se présenter armés et celui qui arrive le dernier au lieu de rassemblement, ils l’écartèlent" (in La Guerre des Gaules). Leçon terrifiante aux yeux d’un contemporain, mais vitale pour éviter la relâche de la troupe. Certaines tribus de l’Europe d’alors interdisaient l’approche des marchands auprès des troupes car le vin et les fastes pouvaient amoindrir l’esprit viril des soldats : "Aucun marchand ne pouvait entrer, ils ne permettaient pas l’introduction des vins ni de denrées semblables destinées au plaisir, persuadés que ces articles efféminent l’esprit et font perdre la vigueur, car ces soldats sont d’un naturel brave et fort". La religion et la politique se confondaient chez eux dans un même état d’esprit, en une norme morale héritée de leurs ancêtres.

Mais les communautés modernes, denses et complexes, se sont éloignées de manière radicale de cette connaissance primordiale. Faudrait-il affiner l’art gaulois de l’écartèlement ? Au moins en tout cas éduquer politiquement les jeunes recrues. Autrement dit, leur inculquer un moral.

Du moral du soldat

Tout bon stratége militaire apprécie comme une des armes les plus puissantes celle qui confére cette force animique qui a pour nom : le moral. Avec une forte dose de moral, on peut en une certaine mesure pallier même aux insuffisances de l’armement et aussi à celles du nombre d’hommes alignés. Le fondement d’un moral guerrier est le même dans toutes les armées ; seule varie la "tonalité" avec laquelle se manifeste cette puissance en un caractére déterminé. Mais dans le fond, il consiste à reconnaître que le droit que l’on a à l’existence est plus juste pour soi que pour l’ennemi. Lorsque le soldat perçoit chez autrui que ce droit à autant sinon plus de raison de s’exercer que chez lui, la guerre peut dès lors être considérée comme perdue.

Un Soldat Politique est une totalisation du moral. Bien que sans épée, sans possibilité de sortir vivant du combat, le soldat politique existera tant que survivra l’esprit de lutte et de victoire. Les exemples historiques ont été suffisants où l’on peut voir un groupe d’intrépides affronter avec héroïsme leur destin sachant que leurs vies s’éteindraient avec la fin de la bataille. Un colonel européen contemporain, Hans Frick, décrivait ainsi le moral du guerrier : "Cet esprit du combattant dépend des aptitudes guerrières d’un peuple, de la conviction qu’il a d’avoir la raison et le droit de son côté, de son éducation militaire, de la confiance qu’il met en ses chefs et en sa propre capacité, et, enfin, de l’état physique du soldat." (in Bréviaire tactique)

Les Spartiates de Léonidas, les Kamikazes nippons et certains Feddayims de la Jihad participent de ces particularités. Dans ces 2 derniers cas, la technique de convertit en une simple comparse devant le destin tragique du soldat.

Ce fut le génie de Clausewitz qui pressentit comme personne auparavant l’importance du moral dans ce qu’il dénomma "l’art de la Guerre". Celui qui exclurait de ses règles et de ses principes les facteurs du moral serait un mesquin et un maladroit. Si ces "agents moraux" échappent au savoir livresque, l’on ne peut oublier que leur influence confére le triomphe ou la déroute. "L’alliage" du physique avec ce qui relève du moral est inséparable car ils constituent un tout : "nous pourrions bien dire que ce qui relève du physique est la poignée en bois alors que ce qui reléve du moral est le métal noble de la lame. Par conséquent, le moral est la vraie et authentique arme à devoir manipuler" (in De la guerre). Clausewitz qualifia les facteurs moral comme étant la question la plus importante de la guerre, il se désolait de ce qu’on ne pouvait les quantifier, les classer et les chiffrer : "Ils forment l’esprit qui pénètre jusqu’au plus petit détail de la guerre ; ce sont eux qui s’unissent en premier en une étroite affinité à la volonté, laquelle dirige et met en mouvement toute la mase des forces."

Tels sont les piliers du moral. Il serait donc vain d’établir un tribunal pour décider qui détient la raison en une guerre. De même, il serait sot de soutenir le moral sur la base de démonstrations alignant causes et effets. En fin de compte, ce qui incite à la guerre totale est l’incertitude dans laquelle l’on est : continuerons-nous demain à exister ou disparaîtrons-nous ? Il est très vrai que le moral est fils de cet axiome naturel et non de déductions syllogistiques. C’est pour cette raison qu’il est déprimant d’entendre d’une armée, lorsqu’elle est devant une situation extrême comme l’est la guerre, qu’elle n’est pas empreinte d’un moral à toutes épreuves. La guerre, cette terrible circonstance, oblige qu’on lui fasse face comme le lion au combat et non à la manière de l’autruche qui plonge sa tête dans le sable.

Presse, Propagande et Persuasion

Il existe une infinité de moyens pour doter une armée d’un moral à l’épreuve des bombes. César, qui connaissait à fond la nature de ses légionnaires, avait pour habitude de se poster au sommet d’une colline non seulement pour voir mais aussi pour être vu de ses combattants. De cette manière, chaque Romain se sentait naturellement un héros et était mu par une force combative difficile à contenir par l’ennemi. La Guerre des Gaules posséde plus de valeur comme précis de propagande de guerre que comme ouvrage historique. Grâce à son sens pénétrant de l’observation, César notait rapidement les points faibles tant de ses hommes que de l’ennemi. Lorsqu’en pleine bataille, l’une de ses légions fléchissait, il se lançait à son secours afin de l’aider. Sa présence et deux coups d’épée rétablissaient le. moral et l’ordre de la troupe : "César était si pressé qu’il arriva sans bouclier, en arracha un à l’un de ses soldats en poste au dernier rang, pour ensuite aller se mettre en première ligne. Appelant les centurions par leurs noms, les exhortant à plus d’efforts, il ordonna d’avancer et d’élargir les rangs pour que les coups d’épées soient plus aisés et efficaces. Par sa seule présence, à la vue de leur général au milieu d’un danger extrême, les soldats reprirent espoir et s’illustrèrent à nouveau" (Clausewitz in De la guerre). La lecture de ce passage nous dit combien le moral du soldat est la clé de la victoire.

De nos jours, l’harangue est devenue la propagande. Les immenses armées humaines se nourrissent jour aprés jour de cette harangue moderne dont 1a chaire de vérité est le journal. En temps de guerre, il est l’appui inconditionnel du soldat, lui donnant foi en son combat, lui rappelant ses devoirs, bref le formant comme Soldat Politique.

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la vulgarisation rapide de la presse servit tout autant à la division des Français qu’à les lancer dans des campagnes des plus audacieuses. Au début, chaque révolutionnaire possédait sa "feuille" déblatérant même contre ceux qui devaient être des siens. Le résultat fut cet infernal carrousel de prises de pouvoir et de chutes de gouvernements. La patience militaire à bout, ce fut le 18 Brumaire. Ces mêmes machines imprimantes furent alors employées à mouler la conscience des Français dans un droit unique, une seule administration, une seule éducation et un code civil, une "Grande Armée" - tout cela sous le sceau d’une seul esprit : Napoléon. Le soldat napoléonien parcourut l’Europe 15 années durant. Il put admirer les coupoles du Kremlin ; il vint à bout de la machine de guerre prussienne ; il pilla les pinacothéques italiennes et tint en un suspens angoissant les habitants des Iles Britanniques. Napoléon put proclamer à la fin de sa vie avec orgueil : "La France est une mine inépuisable. J’en ai été témoin en 1812 et en 1815. Il suffit de mettre le pied sur son sol pour que jaillissent armées et trésors. Un tel peuple ne sera jamais subjugué" (in Mémorial).

Ceci vu, on constate que la Presse et la Propagande qui se mettent au service d’une idée ont le même effet qu’une injection de béton armé dans la structure d’un édifice. Cette structure chez l’humain est "l’unité philosophique" ; une unité - peu importe laquelle – du moment qu’elle soit unique, indivisible et absolument intègre.

Alexis de Tocqueville, panégyriste de la démocratie américaine, vit en ce systéme une immense faille : "Dans les nations démocratiques, en temps de paix, la carrière militaire est peu suivie et estimée. Ce discrédit public pèse fort sur le courage de l’armée ; les esprits sont comme opprimés. Et lorsque survient un conflit, ils ne sont point capables de retrouver leur mobilité et leur vigueur" (in De la démocratie en Amérique).

Lorsqu’il y a divergence entre le sentiment militaire et civil, phénoméne qui apparaît quand une société est pénétrée de "divisions philosophiques", les nations en souffrant auront moins de poids spécifique à l’heure des grandes décisions. Un affrontement armé inattendu dévoilerait leur pusillanimité au grand jour. Probablement que c’est dans l’intention de se débarasser de ce "cercueil" que les 1ères mesures d’un gouvernement révolutionnaire marxiste sont le contrôle de presse et l’éducation. Le projet de base a toujours été composé de vastes plans d’éducation et de politisation populaires pour convertir les jeunes en Soldats Politiques et ce, en moins d’une génération. La différence entre ce systéme et ceux appliqués en Europe occidentale et dans ce qu’il est convenu d’appeler "Occident" est que, sous l’hégémonie marxiste, l’unité de la presse et de l’éducation populaire sont constantes alors que les démocraties occidentales ne sortent ces méthodes du tiroir que lorsqu’elles sont acculées à un conflit. Alors seulement l’on tente de doter le soldat d’un moral de lutte qui ne puisse être contredit sur ses fondements. Alors aussi, on tente d’arrêter les déviations fatales de la presse devant la nécessité d’une "unité philosophique".

Il y a peu, un journaliste français, JF Revel, publia un livre dans lequel il dévoila cette mortelle insuffisance des démocrates face aux systèmes totalitaires. Le problème reste en suspens : les démocraties sont le système le moins mauvais pour que d’autres États aux intentions douteuses en tirent profit. Mais si les démocrates prennent des mesures préventives, elles cessent d’être des démocraties car elles appliqueraient alors des méthodes totalitaires. Plus qu’une énigme, c’est un paradoxe digne de Zénon.

Ce journaliste dénonce les totalitarismes, plus particuliérement le soviétique, introduisant, selon lui, des "taupes idéologiques" dans la philosophie de l’Occident. Il secoue encore les consciences de l’Occident, piquant au vif leur infériorité idéologique : "La guerre idéologique est une nécessité pour les totalitarismes et une impossibilité pour les démocraties. Cela est consubstantiel à l’esprit totalitaire et inaccessible à l’esprit démocratique. Pour faire la guerre idéologique, il faut avant tout avoir une idéologie. Et les démocraties n’en ont pas une, mais mille, cent mille"(in Ainsi meurent les démocraties).

L’Europe devant sa IVe Guerre Punique

En résumé, le problème que l’on traite est éminemment stratégique. Le soldat politique se révèle l’arme la plus efficace d’une nation. Peu importe si ses principes s’accordent avec les normes philosophiques qu’accepte la nouvelle science. Peu importe la causalité, la non-contradiction, l’identité, la raison suffisante et le tiers exclu. Au moment décisif, celui que Clausewitz définit comme le moment de la "friction", il "faut y aller" avec une fermeté morale à toutes épreuves, celle qui est le propre des soldats politiques.

L’Europe se trouve actuellement à la veille de ce qui survint en des situations analogiques en 480 et en 216 avant notre ère, la 1ère lorsque les Perses mirent Athènes à sac et la seconde, lorsque l’Empire romain souffrit la déroute la plus grave de son histoire devant Carthage. Seule l’audace d’un Thémistocle et la patience d’un Fabius Cunctator arrivérent à protéger la culture que le destin s’obstinait à condamner.

Le plus délicat du "dossier" européen de l’heure présente est que, loin de former des soldats politiques, on répugne plutôt à le faire. À défaut, il pourrait bien arriver à l’Europe ce qui arriva, lors de son interrogatoire, à ce soldat français prisonnier du Viêt-minh : une impossibilité de répondre.

  • - "Répondez ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas laissé tuer en défendant votre position ?"
  • Glatigny se posait lui-même la question...
  • - "Moi, je peux vous l’expliquer - poursuivit le commissaire du Viêt-minh – vous avez vu comment nos soldats, qui vous paraissent menus et fragiles, montaient à l’assaut de vos tranchées, malgré vos mines, votre artillerie et vos barbelés, et toutes ces armes offertes par les américains. Les nôtres se sont battus jusqu’à la mort parce qu’ils savaient, parce que nous tous savons, que nous sommes les détenteurs de la vérité, de l’unique vérité. C’est elle qui rend nos soldats invincibles. Et comme vous n’aviez pas ces mêmes raisons,. vous êtes ici, devant moi, prisonnier et vaincu. Vous, officiers bourgeois, appartenez à une société dévastée et pourrie par les intérêts égoïstes de votre classe. Vous avez contribué à maintenir l’humanité dans les ténèbres. Vous n’êtes que des obscurantistes, des mercenaires, incapables de dire pourquoi vous vous battez" (J. Lartéguy in Les centurions).

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samedi, 03 mars 2007

Jomini, Mahan: origine de la stratégie américaine

Trouvé sur: http://theatrumbelli.hautetfort.com/

JOMINI, MAHAN :

LES ORIGINES DE LA

STRATEGIE MILITAIRE AMERICAINE

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Dans les années 1880, la situation de la marine américaine n'était guère brillante. Ses vaisseaux étaient pour la plupart de vieux croiseurs en bois datant de la guerre de Sécession et quelques cuirassés "monitors" qui avaient subi de multiples réparations. L'avancement était extrêmement lent et l'existence même de l'US Navy était mise en question. Quelques officiers entreprirent alors de réformer la marine en poursuivant un double objectif. Ils voulurent d'abord développer leur profession en lui donnant une science et une pratique spécifiques. En même temps, ils entendirent prouver la nécessité de la marine en montrant qu'elle jouait un rôle crucial dans le bien-être de la nation. Le chef de file de ces réformateurs s'appelait Stephen Bleecker Luce.

Luce fut le premier penseur américain de la stratégie navale. Il voulait combattre le "technicisme" de la marine. Si celle-ci voulait vraiment devenir professionnelle, pensait-il, les officiers devaient cesser d'être exclusivement des navigateurs, des hydrographes ou des ingénieurs. Ils devaient devenir des spécialistes dans leur domaine propre, c'est-à-dire la conduite de la guerre. Leur champ d'études principal devait être la stratégie navale. Or celle-ci n'existait pas à l'époque. Il fallait donc, selon Luce, étudier l'art de la guerre tel qu'il était enseigné dans les écoles de l'armée et ensuite l'appliquer aux opérations sur mer : les "principes de la stratégie" étaient "toujours les mêmes" et s'appliquaient "également à l'armée sur terre et à l'armée sur mer". Luce croyait fermement aux leçons de l'histoire et était partisan d'une méthode comparative.

Le 13 juin 1884, il remit au secrétaire à la Marine un rapport recommandant la création d'une école d'application pour la Navy. Le 6 octobre de la même année, l'ordre n° 325 du secrétaire à la Marine Chandler établissait un Naval War College à Newport, Rhode Island. Le commodore Stephen B. Luce devenait son premier président. Les premières années de l'institution furent difficiles. Les officiers de marine ne voyaient pas la nécessité d'aller étudier l'art de la guerre.

Luce n'eut jamais le temps de composer des ouvrages, mais il a laissé de nombreux articles consacrés à l'organisation et l'administra-tion de la marine, à l'éthique militaire, à l'entraînement des officiers ou à l'histoire navale. Luce empruntait de nombreuses idées au théoricien militaire le plus en vogue du XIXe siècle, Antoine-Henri Jomini. Jomini avait divisé la "science de la guerre" en six branches et Luce estimait que la première, la diplomatie ou "science de l'homme d'Etat dans ses relations avec la guerre", était d'une importance spéciale pour l'officier de marine. Elle requérait une connaissance intime du droit international et des obligations des traités, une familiarité avec l'histoire politique du pays et le cours de sa politique étrangère. Ainsi, Jomini ouvrait la marine américaine à la dimension politique des problèmes militaires. Il la prévenait également de ne pas faire de la guerre une science exacte :

Jomini a pris la peine de nous détromper d'une telle idée, et pourtant quand il a surpris Napoléon en lui disant à Mayence, au début de la campagne d'Iéna, qu'il le rencontrerait dans quatre jours à Bamberg, il nous a montré qu'il y avait certains problèmes militaires susceptibles d'être démontrés avec une précision presque mathématique".

Jomini a remarqué que "de bonnes théories fondées sur les principes, justifiées par les événements, et jointes à l'histoire militaire raisonnée" seraient "la véritable école des généraux. Si ces moyens ne forment pas de grands hommes, qui se forment toujours par eux-mêmes quand les circonstances les favorisent, ils formeront du moins des généraux assez habiles pour tenir le second rang parmi les grands capitaines".

D'après l'amiral Bradley Fiske, le principal mérite de Luce fut d'"apprendre à penser à la marine". Il le fit en suivant les traces de Jomini. Le Naval War College précéda l'US Army War College, qui ne fut créé qu'en 1901, et il devint un modèle pour les marines européennes, où l'équivalent n'existait pas. Enfin, Luce sut choisir, pour enseigner la guerre navale, Alfred Thayer Mahan.

Celui-ci était né à West Point, où son père, Dennis Hart, enseignait. Il grandit dans un environnement idéal pour l'étude de l'art de la guerre et de l'histoire militaire. L'exemple de son père l'a incontestablement incité à explorer le domaine de la stratégie. Le jeune Alfred suivit les cours de l'université de Columbia et fut diplômé de l'académie navale en 1859. Pendant la guerre de Sécession, il participa au blocus des côtes sudistes et servit sous les ordres de S. B. Luce, à l'académie navale et sur le Macedonian. Il se fit remarquer pour son intérêt envers l'histoire et, en 1883, il publia un premier ouvrage, consacré aux opérations navales de la guerre civile. En septembre 1884, il commandait un vieux sloop en bois, le Wachusett, et naviguait le long des côtes du Pérou lorsqu'il reçut une lettre de Luce, l'invitant à venir donner des leçons au Naval War College. Mahan répondit qu'il apprécierait beaucoup ce poste, mais il estimait qu'il devait encore parfaire ses connaissances. Il avait déjà lu l'ouvrage de Napier sur la guerre de la Péninsule et sa connaissance du français était un atout supplémentaire. Il se mit rapidement au travail. A Callao, il commença à lire l'Histoire de Rome de Mommsen. Promu captain le 23 septembre 1885, il fut autorisé à rester à New York jusqu'au mois d'août de l'année suivante, afin de bénéficier des bibliothèques de la ville pour préparer ses cours. En janvier-février 1886, suivant probablement une suggestion de Luce, il entreprit la lecture de Jomini.

Celle-ci fut le véritable point de départ de la réflexion de Mahan. Depuis un an et demi, il s'était familiarisé avec l'histoire navale et les principales campagnes de 1660 à 1815. Jomini, grâce à l'analogie entre la guerre terrestre et la guerre maritime suggérée par Luce, allait maintenant lui fournir une méthode. Les deux ouvrages qui influencèrent le plus Mahan furent l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution et le Précis de l'art de la guerre. Mahan a reconnu ce qu'il devait à Jomini :

"Napoléon, dit-on, a déclaré que sur le champ de bataille la plus heureuse des inspirations n'était souvent qu'une réminiscence. C'est principalement l'autorité de Jomini qui m'incita à étudier de cette façon les nombreuses histoires navales qui se trouvaient devant moi. De lui j'ai appris les peu nombreuses, très peu nombreuses, considérations dominantes en matière de combinaison militaire ; et dans celles-ci j'ai trouvé la clef par laquelle, en utilisant les annales des marines à voile et les actions des chefs navals, je pourrais déduire, de l'histoire navale sur laquelle je m'étais penché avec résignation, un enseignement toujours pertinent".

Mahan se décida à faire une analyse critique des campagnes et des batailles navales, "une décision pour laquelle il était avant tout redevable à Jomini". Il utilisa d'autres auteurs, principalement Hamley et l'archiduc Charles, pas Clausewitz. Mais c'est Jomini qui habitua son esprit à la critique des opérations. Mahan approcha la stratégie par le biais de l'histoire. Comme Stephen B. Luce, il réagit contre le technicisme ambiant et voulut insister sur les éléments humains de la guerre. Son entreprise visait aussi à donner de plus grandes ambitions à l'US Navy. Dans les années 1880, celle-ci avait une mission purement défensive, réduite à la défense des côtes et à la protection du commerce. En étudiant l'histoire européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, Mahan allait montrer comment la "puissance maritime" (sea power) s'était révélée vitale pour la croissance, la prospérité et la sécurité des grandes nations. En même temps, son étude historique allait lui permettre de découvrir, par la méthode comparative, les "principes immuables" de la stratégie navale, c'est-à-dire la façon dont il fallait utiliser la puissance maritime. En cela, son entreprise était tout à fait "jominienne".

En août 1886, Mahan avait terminé de préparer ses cours et il s'établit comme directeur du Naval War College à Newport. Luce retrouvait le commandement de l'escadre de l'Atlantique nord, mais il vint prononcer le discours d'ouverture de la nouvelle année académique. Il en appela à une investigation scientifique des problèmes de la guerre navale, selon la méthode comparative. Il fallait trouver quelqu'un qui ferait pour la science navale "ce que Jomini avait fait pour la science militaire". A la fin de son exposé, il s'exclama : "Le voici ; son nom est Mahan" ! A l'intérieur des Etats-Unis, certaines forces étaient prêtes, dans les années 1880, à pousser les intérêts du pays hors de ses frontières. Ces nouvelles ambitions devaient s'appuyer sur une marine plus puissante. Les avocats du professionnalisme naval se sentaient assurés de certains appuis.

En avril-mai 1886, A.T. Mahan termina son cours de tactique pour une flotte de bataille (Fleet Battle Tactics). Il ne le donna que l'année suivante. Mahan reprenait à Jomini son analyse de la puissance de feu concentrée dans les batailles napoléoniennes, jointe à des mouvements de flanc de la cavalerie. Sur mer comme sur terre, la leçon transmise par Jomini était celle d'un mouvement offensif rapide et de concentrations de feu sélectives. Comme dans les batailles d'infanterie de Jomini, les engagements navals de Mahan devaient se terminer par l'anéantissement total de l'ennemi.

Dans un deuxième cours, Mahan se proposait de mettre en lumière le rôle historique de la puissance maritime. Une première étude couvrit la période allant de 1660 à 1783. En 1890, Mahan publia le résultat de ses travaux sous le titre The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783. Le livre est touffu, difficile à lire. L'auteur y mène une sorte de "débroussaillage de l'histoire maritime", sous les yeux du lecteur. Les références à Jomini sont nombreuses. Mahan avait d'abord lu le Précis de l'art de la guerre.

Dès 1888, il avait défini les objectifs de son enseignement en se basant sur les définitions du Précis : la stratégie était "l'art de faire la guerre sur la carte, l'art d'embrasser tout le théâtre de la guerre"  ; la stratégie comprenait :

"1) la définition de ce théâtre et des diverses combinaisons qu'il offrirait ;

2) la détermination des points décisifs, etc." ; la logistique était "l'art pratique de mouvoir les armées". En 1889, Mahan entreprit de lire l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution.

La marque de Jomini est visible dès l'introduction de The Influence of Sea Power. Mahan fait la distinction entre un précédent et un principe. Le premier peut être fautif à l'origine ou peut cesser de s'appliquer à cause d'un changement de circonstances. Le second "a ses racines dans la nature essentielle des choses et, quelque variée que soit son application en fonction des changements de conditions, il demeure un modèle auquel l'action doit se conformer pour obtenir le succès". La guerre a de tels principes ; "leur existence se détecte par l'étude du passé, qui les révèle dans les succès et dans les échecs, les mêmes d'âge en âge". Sur mer comme sur terre, les principes doivent dicter le point où l'armée devrait se concentrer, la direction dans laquelle elle devrait se mouvoir, la partie de la position ennemie qu'elle devrait attaquer et la protection des communications. Les batailles du passé ont réussi ou ont échoué suivant qu'elles furent menées en conformité avec les principes de la guerre. Le marin qui étudie soigneusement les causes des succès et des échecs, non seulement détectera et assimilera graduellement ces principes, mais acquerra aussi une aptitude accrue pour les appliquer à l'usage tactique des bateaux et des armes de sa propre époque. Les leçons de l'histoire concernent davantage la stratégie que la tactique. Mahan pensait que l'étude des principes était plus importante que jamais pour les marines, à cause de la nouvelle puissance de mouvement conférée par la vapeur. Celle-ci permettait de moins tenir compte des conditions climatiques et les principes pouvaient d'autant mieux s'appliquer.

A propos des éléments de la puissance maritime, Mahan en appelle encore à l'autorité de Jomini. Celui-ci avait clairement perçu la dimension maritime des guerres de la Révolution française et le rôle joué par l'Angleterre. Il était partisan d'un équilibre maritime, colonial et commercial et, selon lui, l'Angleterre abusait de sa position. Il posait comme un axiome politique que pour l'intérêt et l'honneur du monde, pour la répartition égale des avantages commerciaux et le libre parcours des mers, il faudrait que la plus grande force maritime appartînt à une puissance située sur le continent, afin que, si elle voulait en abuser, on pût la forcer, par une ligue générale sur terre, à revenir à un système de modération, de justice et de véritable équilibre. "Aussi longtemps que la suprématie maritime appartiendra à une puissance insulaire, on ne pourra en attendre qu'un monopole et un despotisme outrageants".

medium_Jomini.2.jpgJomini apparaît dans ce passage comme un grand partisan de l'équilibre européen, et il accuse l'Angleterre d'y porter préjudice, alors que celle-ci s'est traditionnellement posée en champion de l'équilibre continental. Jomini attire l'attention sur la nécessité d'un autre équilibre, sur les mers.

The Influence of Sea Power sortit de presse en 1890 et rencontra un tel succès que la survie du Naval War College fut désormais assurée. Jusque-là, en effet, de nombreuses voix s'élevaient, au sein même de la marine, pour mettre en cause l'utilité d'une "école de guerre". Mahan put envisager de publier la suite de son étude. En 1892 celle-ci parut : elle couvrait les années 1793 à 1812.

Plus encore que dans l'ouvrage précédent, Mahan s'appuyait sur Jomini, en particulier sur l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Non seulement les références explicites à Jomini sont nombreuses, mais on peut constater que la trame générale du récit est influencée par lui. Mahan écrit cependant en homme de la mer et il est conscient des limites de Jomini. Celui-ci, précise-t-il dans une note, "écrit seulement comme militaire, il n'introduit les questions navales que de façon incidente et il a sans aucun doute été induit en erreur par l'information insuffisante dont il disposait à son époque". Alors qu'il n'a jamais participé à des opérations navales, Jomini leur a cependant accordé la place qui leur revenait dans son récit des guerres de la Révolution. Il est étonnant de voir dans quels détails techniques il peut entrer à leur propos. Il réalise aussi que la maîtrise de la mer eût été nécessaire pour que le Comité de Salut public pût mener à bien ses projets en Italie en 1795. Il sait critiquer, en connaisseur, certaines dispositions navales. Jomini n'était certainement pas aussi compétent en la matière que dans les opérations terrestres, mais il a eu le souci de s'informer et il a présenté une vision très complète des guerres de la Révolution. Il a tenu à aborder les multiples dimensions du conflit : celui-ci s'est étendu aux mers et aux colonies. Sous la plume de Jomini, les guerres de la Révolution apparaissent comme "mondiales", ce qui n'est jamais le cas chez un Clausewitz, exclusivement centré sur la guerre terrestre en Europe.

Pour Alfred Thayer Mahan, étudier la stratégie équivalait à étudier Jomini. Lorsque, le 6 septembre 1892, il ouvre la session annuelle du Naval War College en défendant le caractère "pratique" de celui-ci, il se lance dans un vibrant éloge de Jomini. Pour Jomini, la stratégie est la "reine des sciences militaires" et Mahan la compare aux fondations d'une maison. Si elle est mauvaise, tout s'écroule ; elle est donc éminemment "pratique". C'est l'art de faire la guerre sur la carte, elle précède les opérations de la campagne. Elle prend son origine dans un processus mental mais elle ne s'achève pas là. Elle a un prolongement pratique.

Mahan ne cessera de plaider pour la lecture de Jomini. Celui-ci est évoqué dans tous les ouvrages principaux de Mahan. Dans la biographie de Nelson, le portrait de Bonaparte est repris à l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Mahan reconnaît que Jomini a pu paraître un peu trop absolu et un peu pédant dans son insistance sur une formulation définitive des principes. Mais c'est là que résidait la grande différence entre Nelson et Bonaparte : le premier était handicapé par l'inexistence de principes concernant la guerre sur mer, le second "réunissait un génie naturel, et des principes positifs, fruits d'une théorie éclairée". Dans l'ouvrage où il tire les leçons de la guerre hispano-américaine de 1898, Mahan affirme sa foi dans le "caractère immuable des principes de la guerre". Il fait allusion, dans la plus pure tradition jominienne, au principe qui condamne les mouvements " excentriques". Parce que Mahan demeure le plus grand des penseurs stratégiques américains, on peut dire, avec Philip A. Crowl et Michael D. Krause, qu'il fut le plus grand disciple de Jomini aux Etats-Unis.

L'influence de Jomini sur A.T. Mahan est surtout visible dans la partie de sa réflexion qui concerne les moyens d'assurer la puissance maritime et de l'utiliser au mieux, c'est-à-dire la stratégie navale. L'amiral Luce avait comme objectif de transposer sur mer les méthodes de la guerre terrestre. Mahan le fit dans ses leçons de stratégie et de tactique. Rudimentaires au début, elles devinrent petit à petit le fondement de l'instruction au Naval War College. L'ensemble de ces leçons fut publié en 1911 sous le titre Naval Strategy.

D'emblée, Mahan affirme que la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a confirmé le dicton de Jomini, selon lequel les changements dans les armes affectent la pratique mais non les principes. Ceux-ci doivent aider à lire l'histoire. Mahan écrit quelle fut sa démarche : il a d'abord lu le Précis de Jomini et ensuite l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution. Il existe un lien étroit entre les principes et les enseignements de l'histoire. Les deux ensemble donnent une éducation parfaite mais, s'il fallait choisir, l'histoire vaut mieux que l'étude de principes abstraits ; étant un récit d'actions, elle peut apprendre la pratique.

Pour fournir la matière à un rapprochement entre la stratégie terrestre et la stratégie navale, Mahan développe des exemples historiques tirés des ouvrages de Jomini et de l'archiduc Charles sur les guerres de la Révolution française. Les opérations de l'archiduc et de Bonaparte démontrent :

1 ) l'importance de la concentration ;

2) l'utilité pour y arriver de posséder une situation stratégique centrale comme la ligne du Danube ;

3) la nécessité d'occuper des lignes intérieures, par rapport à cette situation, et enfin

4) l'influence sur la conduite des opérations, et en vue du succès, de la sécurité des communications.

Le principe de la concentration est l'A B C de la stratégie, c'est "le résumé de tous les facteurs de la guerre", "la base de toute puissance militaire" :

Jomini établit, en un aphorisme à retenir, à la fois la possibilité de cette concentration, et la façon de la concevoir. Il résume ainsi une des plus importantes considérations en matière d'ordre stratégique aussi bien que tactique : "Toute situation de ce genre, dit Jomini, doit être regardée comme une ligne, et sur une telle ligne il faut envisager logiquement trois tronçons, le centre et les deux ailes" .

Mahan souligne que, lors de la bataille navale de Tsou-Shima, l'attaque des Japonais eut lieu sur une aile, l'avant de la ligne russe. Il veut que la flotte des Etats-Unis soit concentrée sous un seul chef, en un seul corps. A l'époque où il écrit, la concentration s'opère dans l'Atlantique mais, dit-il, "les circonstances, c'est-à-dire le développement de nos relations internationales, nous fixeront à chaque époque, sur l'endroit où nous devrons grouper nos forces".

Une puissance maîtresse de la mer, comme le fut fréquemment la Grande-Bretagne, peut se jeter en force sur n'importe quel point. Elle profite alors de sa position centrale. Mahan accorde beaucoup d'importance aux positions, aux "lignes intérieures". Il se range du côté de Jomini et de l'archiduc Charles, contre Clausewitz. Celui-ci raillait le terme "clef" d'une situation militaire ou d'un théâtre d'opérations. De l'avis de Mahan, son usage est avantageux. Les positions, les points stratégiques représentent pour lui des éléments très importants. Cuba, par exemple, surveille le golfe du Mexique et les croiseurs américains peuvent s'appuyer sur la base de Guantanamo.

Mahan ne croit pas cependant que la possession de points stratégiques soit l'élément le plus important de la puissance maritime : "Ce qui la constitue en premier lieu, écrit-il, c'est la marine qui flotte". L'occupation de positions ne suffit pas. Jomini a bien montré que Napoléon avait comme premier objectif la force organisée de l'ennemi, c'est-à-dire son armée en campagne. Les places doivent être tenues pour inférieures aux armées en campagne et Jomini a bien dit que lorsqu'un Etat en est réduit à jeter la plus grande partie de ses forces dans des places fortes, il est près de sa ruine. Mahan transpose les idées de Jomini à la guerre sur mer :

En matière de guerre maritime, la marine représente les armées en rase campagne ; les ports vers lesquels elle se retourne pour s'y réfugier après une bataille ou une défaite, pour s'approvisionner ou pour se réparer, correspondent aux places fortes, comme Metz, Strasbourg ou Ulm ; c'est sur celles-ci, défendues obstinément à cause de leur importance sur les théâtres d'opérations que, de l'avis des écrivains militaires, on doit appuyer la défense d'un pays. Mais il ne faut pas prendre les fondements d'une construction pour la construction qu'ils soutiennent. Ainsi, en guerre, la défense ne doit exister que pour permettre à l'offensive de se déployer plus librement. Dans la guerre sur mer, l'offensive appartient à la marine ; et si celle-ci se confine dans la défensive, elle ne fait qu'emprisonner une partie de ses hommes spécialisés dans des garnisons, où des hommes sans compétence spéciale agiraient aussi bien.

Mahan n'est pas d'accord avec Clausewitz, pour qui "la défensive est une forme de guerre plus forte que l'offensive". Le désavantage radical de la défensive est évident, car elle amène à disséminer ses forces. Le privilège de l'initiative appartient à l'offensive, de même que celui de la concentration. Pour Mahan, il ne faut pas confondre les domaines politique et militaire. Politiquement, les Etats-Unis ne sont pas agressifs. Mais la conduite de la guerre est une question militaire et les plus grands maîtres en la matière enseignent qu'une guerre purement défensive mène à la ruine. Une armée préparée à l'offensive a, de plus, une valeur dissuasive. Sur mer, l'objectif doit toujours être la destruction de la flotte ennemie par la bataille :

L'affirmation de Jomini, que les forces organisées de l'ennemi sont toujours le principal objectif, perce comme une épée à deux tranchants jusqu'aux articulations et à la moelle de plusieurs propositions trompeuses.

Lorsque l'ennemi est battu, la poursuite est impérative. Jomini rappelle l'exemple de Napoléon : celui-ci n'a jamais oublié le général qui, en 1796, fit reposer ses troupes quelques heures et manqua de se placer entre une division autrichienne et la forteresse de Mantoue, où celle-ci put trouver un refuge. Naval Strategy se clôt par une discussion sur la nature de la conduite de la guerre. Celle-ci est-elle une science ou un art ? L'archiduc Charles, Napoléon et Jomini étaient d'accord, selon Mahan, pour dire que c'est un art. Ceci permet de préciser la portée des principes. L'art de la guerre doit être conçu de façon vivante. Il a sa source dans l'esprit de l'homme et doit tenir compte de circonstances très variables. Loin d'exercer une contrainte rigide, les principes sont simplement des guides qui avertissent lorsque l'on fait fausse route. L'habileté de "l'artiste en matière de guerre", dit Mahan, consistera à appliquer correctement les principes en fonction de chaque cas particulier. Ces principes, Mahan les a repris à Jomini et il les a simplement redéfinis en termes de stratégie navale. Les deux stratèges croyaient au caractère immuable de ces principes et à la validité des leçons de l'histoire. Cela a sans doute empêché Mahan de percevoir toutes les implications des progrès technologiques. Il ne vit pas le rôle que pourraient jouer les sous-marins, alors qu'à la fin de sa vie ceux-ci étaient déjà des instruments de guerre perfectionnés.

Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Mahan eut des conséquences immenses pour la politique et la stratégie navales des Etats-Unis, au point que l'on peut parler de "révolution mahanienne". Nous ne mentionnerons ici que ce qui provenait strictement de Jomini. En premier lieu, la répartition de la marine en temps de paix dut correspondre aux besoins les plus probables du temps de guerre. A la fin de Naval Strategy, Mahan en appelait encore à l'autorité de Jomini pour appuyer cette idée essentielle de la concentration de la flotte : "Mettons en présence de celui-ci, disait-il, les gens qui voudraient diviser notre flotte en escadre de l'Atlantique et escadre du Pacifique". Mahan faisait allusion au Sénat, qui fit une telle proposition. Mahan réussit à convaincre le président Theodore Roosevelt d'y opposer son veto et lorsque celui-ci quitta ses fonctions en 1909, il écrivit à son successeur, William Howard Taft, de garder la flotte de bataille dans un océan ou dans l'autre. Au changement d'administration suivant, Theodore Roosevelt écrivit au secrétaire adjoint à la Marine de Woodrow Wilson, Franklin Delano Roosevelt, qu'il ne pouvait pas y avoir un cuirassé ou un vaisseau de quelque importance dans le Pacifique, à moins que la flotte entière n'y soit. En 1914, une fois la construction du canal de Panama terminée, Mahan répétera ses arguments et fera toujours appel à Jomini, ce "maître consommé de l'art de la guerre", pour prêcher la concentration. Le canal est une position centrale et Mahan veut que la flotte se concentre d'un côté seulement de celui-ci :

Il peut arriver qu'elle soit du mauvais côté du canal à un moment critique ; mais il est préférable qu'un tel moment trouve toute la flotte du mauvais côté que la moitié du bon côté, parce que le transfert est toujours plus faisable que la jonction, et que la moitié pourrait être anéantie alors que l'ensemble ne le pourrait pas.

Le principe de la concentration fut érigé en dogme : Never divide the fleet ("Ne divisez jamais la flotte") !

Cette flotte, Mahan la concevait essentiellement comme un ensemble de cuirassés, tous les autres bâtiments étant de simples auxiliaires. Il fallait donner à cette flotte le maximum de puissance offensive car sa mission exclusive était de chercher la flotte ennemie et de la détruire dans une grande bataille décisive, comme à Trafalgar. L'œuvre de Mahan donna sa caution scientifique à une école de pensée qui rejetait un rôle de pure défense côtière et de "guerre de course" pour la marine. La cathédrale de cette foi proclamée dans le rôle premier du cuirassé (battleship) fut naturellement le Naval War College. Ses adeptes reçurent également le nom d'"école de l'eau bleue" ("blue water" school) car ils ne concevaient l'action des flottes qu'en haute mer, et pas le long des côtes. En 1890, la construction des premiers cuirassés était autorisée par le Congrès et, en quelques années, la politique navale des Etats-Unis devint celle que préconisait Mahan. La bataille décisive devrait avoir lieu quelque part au milieu de l'océan, loin des côtes américaines, mais sans trop allonger les lignes de communications de la flotte.

Les idées de Mahan furent acceptées par des générations d'officiers de marine américains. Elles leur fournissaient un support argumenté et scientifique, cautionné par l'histoire. L'US Navy était également satisfaite de se voir confier la "première ligne de défense", ce qui lui permettrait de réclamer tout l'équipement nécessaire. L'expression "maîtrise de la mer" (command of the sea) flattait l'oreille. De plus, la stratégie de Mahan semblait avoir établi des vérités définitives : il ne serait plus nécessaire de faire de nouveaux efforts intellectuels. Les officiers pouvaient désormais consacrer leurs énergies aux détails pratiques de la conception des bateaux, à l'entraînement et à la planification tactique : ils avaient l'assurance de travailler dans le cadre d'une stratégie infaillible. Cette stratégie donnait aussi satisfaction au Congrès pour trois raisons. Elle promettait en effet de rencontrer et de défaire l'ennemi loin du continent américain, de le faire rapidement et de façon décisive, et enfin d'utiliser avant tout des machines et une technologie présumée supérieure plutôt que des troupes terrestres. A la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis entraient dans une phase de plus grande activité en politique étrangère. L'idéologie dominante était celle de la "grandeur nationale" et de l'extension de l'influence américaine. Les théories de Mahan venaient à leur heure. Elles eurent une influence énorme, même en dehors des Etats-Unis.

Dans ses souvenirs, intitulés From Sail to Steam, A.T. Mahan reconnaît qu'il doit surtout deux idées centrales à Jomini. La première, nous l'avons vu, c'est l'affirmation que les forces armées de l'ennemi doivent toujours constituer le premier objectif à la guerre. Il énonce la deuxième comme suit :

De Jomini aussi, j'ai absorbé la ferme conviction qu'il ne fallait pas croire en la maxime étourdiment acceptée, selon laquelle l'homme d'Etat et le général occupent des terrains sans rapport l'un avec l'autre. A cette idée fausse, j'ai substitué une opinion personnelle : la guerre est simplement un mouvement politique violent.

Voilà une proposition qui ressemble singulièrement à la célèbre "formule" de Clausewitz : "La guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens". Or Mahan n'aborda Clausewitz qu'en 1910, lorsqu'il reçut d'un major écossais un petit traité servant d'introduction à l'oeuvre de l'officier prussien. Peut-être avait-il lu la traduction anglaise de Vom Kriege acquise par la bibliothèque du Naval War College en 1908 ? De toute façon, il ne mentionne Clausewitz qu'à partir de Naval Strategy, publié en 1911. Il s'est vu en accord avec lui à propos des rapports entre la guerre et la politique, mais il n'a pas accepté sa déclaration sur la défensive, "forme la plus forte de la guerre", comme nous l'avons indiqué plus haut. Il a découvert Clausewitz très tard et celui-ci n'a donc pas contribué à former sa pensée, contrairement à Jomini. Si Mahan pense que la politique doit intéresser les militaires, il l'a appris "de son meilleur ami militaire, Jomini" (from my best military friend, Jomini). Il l'a dit clairement dans une lettre à Theodore Roosevelt, le 13 janvier 1909 :

Jomini m'a appris dès le premier jour à dédaigner la séparation nette, si souvent affirmée, entre les considérations diplomatiques et militaires. Elles sont les parties inséparables d'un tout.

En particulier, Mahan a jugé l'Histoire critique et militaire des guerres de la Révolution "instructive du point de vue politique aussi bien que militaire".

La lecture de cet ouvrage révèle en effet un Jomini bien éloigné de l'image étroitement militaire et "opérationnelle" où on le cantonne parfois. Dans l'Introduction, il juge indispensable que ses lecteurs se dépouillent, comme lui, de toute "prévention nationale" et il expose ses vues sur les relations internationales : ce sont celles d'un héritier de la pensée des Lumières, d'un partisan de l'équilibre européen. Jomini souligne les liens entre la politique et la guerre, "dont l'heureux accord est le seul garant de la grandeur d'un Etat".

Mahan en viendra à concevoir la flotte comme l'instrument idéal de la politique nationale. Une flotte est moins teintée d'intentions agressives qu'une armée, elle est plus mobile et peut donc mieux répondre aux injonctions de la direction politique. Mahan confère à la stratégie maritime un sens plus étendu qu'à la stratégie militaire. Selon lui, cela provient du fait que la première est aussi nécessaire en temps de paix qu'en temps de guerre. Elle peut en effet, pendant la paix, remporter des victoires décisives en occupant dans un pays, soit par achat, soit par traité, d'excellentes positions qui ne pourraient être acquises qu'avec difficulté par la guerre. En fait, la stratégie maritime a pour but de fonder, de soutenir et d'augmenter, en situation de paix ou de guerre, la puissance maritime de la nation.

La stratégie globale des Etats-Unis reste profondément imprégnée des conceptions d'A.T. Mahan. Retenons seulement deux aspects, que Mahan attribue à l'influence de Jomini. Il y a d'abord une vision géostratégique des intérêts américains à l'échelle mondiale. Mahan a tiré cela des considérations géographiques de Jomini et de l'archiduc Charles, qui se rapprochaient sur ce point. Notons bien que cela n'empêche pas que la flotte ennemie constitue toujours le premier objectif. Dans cette vision géostratégique du monde, la marine est l'instrument d'action idéal de la diplomatie. Cela fait apparaître un deuxième aspect, celui des liens entre la stratégie et la politique. Mahan a beaucoup plus insisté sur cet aspect de la pensée jominienne que les théoriciens de l'US Army. La définition étroite de la stratégie souvent attribuée à la "culture stratégique américaine" serait donc davantage le fait de l'armée que de la marine, ce qui expliquerait en partie le rôle prédominant de celle-ci dans des années récentes et la qualification des Etats-Unis comme "puissance maritime".

Bruno COLSON 

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mercredi, 28 février 2007

Le siècle des guérillas selon G. Chaliand

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A lire sur: http://www.geostrategie.com/

Gérard Chaliand/ Marion Van Renterghem

Le siècle des guérillas
 

Pour Gérard Chaliand, spécialiste des conflits armés, les guerres asymétriques entre grandes puissances et forces non conventionnelles vont se multiplier. Les armées n’y sont pas préparées.

06:30 Publié dans Défense, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

lundi, 26 février 2007

Robo-bugs et nanobots: armes de demain

Karl RICHTER :

Les micro-armes de la guerre de demain : robo-bugs et nanobots

Extrait du livre de Karl RICHTER, Tödliche Bedrohung USA – Waffen und Szenarien der globalen Herrschaft, Hohenrain Verlag, Tübingen, 2004, ISBN 3-89180-071-1[= La menace mortelle des Etats-Unis – Armes et scénarios de la domination globale]. Un ouvrage à lire et faire lire, pour connaître les armes terribles de l’ennemi américain !

Au début des années 80, au 20ième siècle, l’écrivain de science fiction polonais Stanislav Lem a publié une étude sur les systèmes d’armement du 21ième siècle (1), laquelle s’est révélée une remarquable vision prémonitoire. Lem a ainsi prédit qu’à la suite du progrès  technologique, d’une part, à la suite de l’élaboration d’armes toujours plus précises et mortelles, d’autre part, une certaine tendance “évolutionnaire” sera inévitable dans les forces armées de l’avenir : cette tendance, qu’il désignait ainsi, est la tendance à la miniaturisation et à la “fragmentation fonctionnelle” des instruments de combat. Et, de fait, quand on observe une série de produits “high tech” du 20ième siècle, on s’aperçoit qu’une telle évolution est en cours et qu’en règle générale elle est dictée par le besoin de se donner toujours davantage de  sécurité.

Et Lem écrivait : “Pour tous les systèmes, qui se caractérisent par leur haut taux de complexité, qu’il s’agisse de systèmes industriels ou militaires, biologiques ou techniques, qu’il s’agisse de systèmes appelés à traiter d’information ou de matière, leur “infiabilité” est, de manière  caractéristique et mathématique, proportionnelle à la quantité des éléments dont ils  se composent (...).  Pour éviter que de tels systèmes ne tombent en panne, les ingénieurs y ont injecté des trop-pleins de fonctionnalité et de capacités de résistance : par exemple, à titre de réserve d’énergie ou, notamment dans la construction des premières navettes spatiales américaines telles le “Space-Shuttle Columbia”, ils ont dédoublé voire quadruplé les dispositifs existants, ce qui fit que les premières navettes spatiales américaines possédaient au moins quatre ordinateurs principaux, pour éviter l’échec et la catastrophe au cas où la panne de l’un d’eux serait survenue. Mais il est impossible d’éviter totalement les pannes. Lorsqu’un système est composé de millions d’éléments, chaque élément est donc exposé au fonctionnement ou au dysfonctionnement de millions d’autres, ce qui entraîne que le fonctionnement de l’ensemble dépend du fonctionnement de tous les éléments, ce qui implique l’inévitabilité des pannes. La physique des animaux et des plantes, toutes espèces confondues, se composent de milliards de particules fonctionnelles, ce qui n’exclut pas que la vie elle-même est exposée au phénomène de l’échec inévitable. De quelle manière? Les spécialistes considèrent qu’il s’agit là de systèmes fiables composés de parties non fiables” (2).

La transposition des résultats de ces observations dans les systèmes futurs d’armement est évidente. Quand l’épée de Damoclès nucléaire est suspendue en permanence sur le champ de bataille et quand, le plus souvent, les armes conventionnelles de plus en plus précises et mortelles, les militaires ne peuvent plus engager sur le terrain des appareillages de grandes dimensions ou exécuter des manoeuvres tactiques englobant l’ensemble du terrain. La solution à ce défi réside dans la construction de micro-puces de plus en plus performantes, ce que permet aujourd’hui la “nanotechnologie” : cette science vise à produire des “micro-organismes artificiels intelligents dont les tâches sont plurielles; ils seront dotés d’une sorte d’”instinct” synthétique, permettant de construire de grands organismes techniques, difficiles à repérer et quasiment inattaquables car ils ne se constitueront et ne se monteront en systèmes de combat compacts que sur le terrain même où ils doivent être engagés.

L’histoire de la vie (biologique) nous enseigne de manière optimale la façon dont se déroulera une évolution de ce type : à la fin du Crétacé, il y a plus de 65 millions d’années, qui fut vraisemblablement provoquée par la chute d’un météorite sur la Terre, ce ne sont pas les grands organismes qui ont survécu, mais les petits. Les dinosaures se sont éteints, mais non pas les insectes. La miniaturisation et la diversification se révèlent donc les meilleures stratégies évolutionnaires face aux grandes catastrophes. Et Lem écrivait : “Ce que nous enseigne la paléontologie est clair. La catastrophe qui est survenue, et qui est comparable à la puissance destructrice d’une guerre nucléaire généralisée, a éliminé tous les animaux de grandes dimensions, n’a pratiquement pas affecté les insectes et n’a pas touché les bactéries. Par conséquent, il faut en déduire que, plus les effets destructeurs d’une force élémentaire ou d’une arme technique sont importants, plus les petits groupes seront épargnés et échapperont à l’annihilation. Une bombe atomique peut vitrifier et carboniser des armées entières et des soldats isolés (...). Par conséquent, ce ne seront pas des automates semblables à l’homme qui formeront les armées nouvelles, mais des insectes synthétiques, des “synsectes”, des sortes de micro-crustacés en céramique, des lombrics en titane et de pseudo-insectes volants dotés de nodalités nerveuses en laisons d’arsenic et de dards constitués d’éléments lourds et fiscibles (...). Le “synsectes” volants combineront avion, pilote et munition en un tout unifié et miniaturisé. Une telle micro-armée deviendra unité opérationnelle, qui tirera sa force de son “holicité” dans la force et la valeur combatives qu’on exigera d’elle, tout comme l’essaim d’abeilles constitue en lui-même une unité de survie, ce que n’est pas l’abeille isolée” (3).

Cela ne m’étonnera pas de voir figurer l’étude de Lem, qui date de 1983, dans la littérature spécialisée en l’an 2025, car, effectivement, les réflexions, que les stratèges qui élaborent la politique spatiale américaine couchent aujourd’hui sur le papier, vont exactement dans le même sens. Ils expriment leur espoir que la “nanotechnologie” offrira bientôt la possibilité de créer des ateliers de fabrication à l’échelle moléculaire, capables de produire des miloiers de nano-machines hautement spécialisées. Les experts partent du principe que seules vingt ou trente années suffiront pour obtenir des résultats probants dans le domaine de la nanotechnologie” (4).

Cette tendance évolutionnaire, décrite par Lem et bien d’autres, qui va dans le sens d’une diversification et d’une miniaturisation, a été bien perçue en haut liue. On ne s’étonnera dès lors pas que les stratèges de la guerre des étoiles réclament de mini- et des micro-satellites hautement spécialisés pour le Space Command. Leurs tâches seront très diversifiées, quand ils seront sur orbite. Il s’agit principalement d’engins de deux catégories :

◊ 1. Les satellites “gardes du corps” : ils serviront à protéger les grands satellites dont l’importance est primordiale. Cette mission de sécurisation sera effectuée par un grand nombre de satellites de ce type. Le document 2025 les compare à ces essaims de chasseurs qui escortaient les escadres de bombardiers américains pendant la seconde guerre mondiale. On sait déjà qu’il y aura plusieurs sous-espèces de “satellites gardes du corps” : des satellites de défense passifs et actifs, des satellites chargés  de renforcer les ondes qui, si besoin s’en faut, renforceront le flux de signalisaztion émanant des satellites de communication attaqués, des satellites de maintenance et de réparation et beaucoup d’autres.

◊ 2. Les “Robo-Bugs”, ou “insectes-robots” : leurs tâches seront de “parasiter”, d’émettre des parasites à proximité des satellites ennemis, dont ils devront faire cesser le bon fonctionnement en paralysant les échanges d’ondes et en entreprenant toutes sortes d’autres manoeuvres dans la guerre électronique. Le document 2025 fait référence à une vérité stratégique éternelle, déjà mise en exergue par le théoricien chinois de la guerre, Sun Tzu, qui écrivait, dans l’une des maximes de son “Art de la Guerre” : “Toute bonne guerre se mène en créant des illusions” (5). Les futurs “robo-bugs” utiliseront, eux aussi, les techniques de camouflage, de dissimulation et d’illusion, afin de s’approcher des satellites ennemis, sans se faire repérer, afin de troubler leur fonctionnement, de pomper les informations qu’ils glânent ou de les mettre hors d’état de fonctionner.  Les satellites ennemis pourront aussi être détournés, dans la mesure où les “robo-bugs” interromperont le contact qu’ils entretiennen avec leur station de contrôle. Ces satellites ennemis seront alors pris sous le contrôle de la puissance qui aura envoyé les robo-bugs. Dans la mesure du possible, il faudra laisser l’ennemi le plus longtemps possible dans l’incertitude quant à la raison de la perte de ses satellites. Le “retournement” des satellites ennemis sera la stratégie privilégiée, plutôt que leur destruction pure et simple.

Une classe particulière de “robo-bugs” devra mettre hors de combat les satellites ennemis par un bombardement par micro-ondes ou par des impulsions électromagnétiques. Ces deux modes d’intervention énergétique sont parfaitement appropriées pour les missions contre la “vie intérieure” des satellites, animés par des techniques ultra-sensibles. Les “frondes électroniques volantes” opèreront très près de leurs cibles et, par leur intervention énergétique, pourront, par exemple, parasiter les communications ennemies. On pourra les disperser dans le cosmos à l’aide soit de planeurs spatieux soit de fusées. Elles possèdent une charge énergétique d’une  durée limitée, de 30 à 60 jours, et seront rassemblées après avoir perpétré leur mission de sabotage, probablement à l’aide d’un planeur atmosphérique. Elles sont donc les armes idéales contre les capacités satellitaires des pays alliés ou neutres, dont les “corps célestes” ne doivent pas être détruits mais simplement paralysés pendant un certain laps de temps, par exemple pour ne pas fournir involontairement des informations aux forces armées ennemies. Si le système de navigation européen “Galileo” venait à être mis sur orbite dans les prochaines années, c’est à ce genre d’actions de sabotage qu’il faudra s’attendre de la part du “partenaire” américain.

Comme on pouvait le lire dans le livre de Stanislaw Lem, le concept de “Star Tek” vise également à automatiser les futurs satellites de petites dimensions, à relier entre eux des “méta-réseaux” informatisés, au sein desquels toutes les composantes fabriquées prendront en charge des tâches particulières et, simultanément, nourriront sans arrêt le “cerveau d’ensemble” d’une pluralité d’informations.

Les problèmes techniques, qu’il faudra résoudre avant de mettre en état de fonctionner ces organismes satellitaires et quasi-intelligents, sont évidents. Il faudra d’abord d’autres progrès dans le domaine de la miniaturisation des processeurs, ensuite il faudra régler toutes les questions de la propulsion. Ce qui semble le plus plausible à l’heure actuelle, c’est l’élaboration de nouveaux types de batteries nucléaires et le développement de batteries solaires plus performantes. Des chercheurs français planchent depuis un certain temps sur d’autres possibilités (6). Ils ont réussi à développer une puce propulseuse spéciale pour les petits satellites et les micro-satellites, qui est formée de plusieurs couches de silicone et brûle une petiute réserve de carburant liquide. La pression gazeuse qui provient de la combustion passe par de minuscules réacteurs. Des centaines de réacteurs de ce type devraient pouvoir tenir sur une surface de quelques cm2 et rendre possibles une pluralité de manoeuvres directionnelles. Toutefois, chacun de ces réacteurs ne peut donner qu’une seule fois, car le minuscule réservoir de carburant est consommé immédiatement lors de chaque mission.  Mais, dans le cosmos, il suffit de faire donner des quantités relativement réduites de forces propulsantes, pour impulser une modification de direction. La puce-fusée sera prête à être produite en série d’ici peu d’années.

Mais il ne faut pas seulement résoudre le problème de la  propulsion. Pour que les micro-satellites deviennent un facteur digne d’être pris au sérieux et mis sur orbite, il faut qu’ils aient les capacités suffisantes pour propulser ces minuscules “corps célestes” en nombre suffisant.Les missions des futurs robo-bugs ne peuvent être comparées aux missions  de grands satellites actuels, qui demandent non seulement plus de doigté technologique, mais aussi beaucoup de temps pour être préparé. Les robo-bugs doivent, eux, être alignés rapidement et en grand nombre.

Et, finalement, il faudra développer de nouvelles méthodes du type “Stealth”, capables de satisfaire les exigences de l’avenir. Les capacités actuelles des engins de type “Stealth”, comme les avions B-2 et F-117 sont loin d’être satisfaisantes et ne rencontrent pas encore la nécessité d’être totalement invisibles sur les écrans-radar ennemis. Les nouvelles solutions sont à trouver dans la composition moléculaire des futures couches qui recouvriront les engins de type “Stealth”. Il s’agit plus précisément de trouver des alliages spéciaux qui, non seulement seront capables de découvrir et d’analyser par eux-mêmes toutes les formes de rayons qui se présenteront, mais, simultanément, en un espace-temps absolument minimal, de transformer leur composition moléculaire, afin d’échapper à l’oeil des senseurs ennemis. On cherche donc une  sorte d’”épiderme intelligent”, capable de s’auto-reproduire et de s’auto-guérir : “Des ordinateurs à l’échelle moléculaire serviront de “cerveaux” à ce bouclier de défense très particulier et permettront, ipso facto, au système de réagir en temps réel aux impulsions des unités que sont les senseurs. L’arrivée des nano-ordinateurs (...) nous procurera des machines utiles, qui seront des trillions de fois plus performantes que les ordinateurs actuels, le tout dans des dimensions moléculaires ! (...) Tout d’abord, le système classera le signal informateur arrivant comme un signal radar, un signal infra-rouge ou un signal optique (...). L’information captée par les senseurs est ensuite transmise au système de contrôle du nano-ordinateur, qui passe les ordres aux “blocs de finalisation” se situant dans l’épiderme du satellite. Ces “blocs de finalisation” fonctionnent comme des “chaînes de production” moléculaires propres et fabriquent ainsi une nouvelle couche, qui peut réfléchir ou absorber l’énergie arrivante de manière optimale (...). Cette couche, spécifique aux engins spatiaux, relève de la nanotechnologie, et se montrera capable de réparer, par exemple, des dégâts dus aux combats et portés aux véhicules spatieux (il s’agit, ni plus ni moins, d’un satellite capables de s’auto-réparer). Cette capacité d’auto-réparation autonome diminue considérablement le besoin en systèmes logistiques, ce qui entraîne, dans l’espace, une diminution importante des coûts et un bon gain de temps” (7).

Les avantages en matières de coût et de temps ont conduit au développement de petits satellites relativement plus performants au cours de ces dix dernières années. Mais les laboratoires de recherche militaires et civils sont encore bien loin de pouvoir réaliser les capacités envisagées, c’est-à-dire de transformer les micro- et nano-satellites en organismes intelligents de dimensions très réduites,capable de travailler en interaction. Dans ce contexte, nous devons souligner une finesse conceptuelle, car sinon nous risquons d’oublier que les capacités techniques réellement existantes aujourd’hui se situent encore bien en-deça des attentes futuristes. Tandis que la “nano-technologie” traite du domaine des machines les plus petites qui existent actuellement, et qui relève en effet des dimensions extrêmement réduites, que l’on qualifie de “nano” (naines), les “nano-satellites”, eux, sont par rapport à elles, des éléments envoyés dans le ciel, dont les dimensions sont relativement plus importantes. Pour donner un ordre de grandeur, ces “nono-satellites” pèsent de un à dix kilos.  Comparés aux satellites “high tech” habituels, ils sont effectivement petits, mais par rapport aux micro-satellites prévus et aux tâches révolutionnaires qui leur seront dévolues, la taille des nano-satellites actuels relève d’un autre ordre d’idée.

Mais cela ne change rien au fait que la recherche bat son plein, à une cadence accélérée. L’Université de Surrey, dans le Comté anglais du Sussex, a réalise un travail pionnier depuis longtemps déjà; en 1985, une entreprise commerciale spécialisée en technologies satellitaires a été fondée : la SSTL (Surrey Satellite Technology Ltd).  En juillet 1995, la SSTL lance  son premier mini-satellite militaire dans l’espace, dans le cadre d’une mission Ariane. En 1999, les Français emboîtent le pas. Deux ans après, l’US Air Force suit (8). Les chercheurs de Surrey estiment que le lancement de satellites, dont la taille sera celle d’une carte de crédit, sera bientôt possible. Le directeur de la SSTL, Martin Sweeting, se montre très confiant. Il effectue une comparaison, qu’il aurait pu glaner chez Stanislaw Lem ou chez les spécialistes qui ont rédigé le rapport “2025” : “Les insectes sont probablement l’espèce la plus solide sur la Terre: ils ont vu arriver et disparaître les dinosaures et, aujourd’hui, ils dépassent largement les hommes en nombre. Bien sûr, on peut dire qu’un seul insecte isolé ne peut déployer des effets réels, mais, par exemple, un nuage de sauterelles se comportera de façon bien différente. Les systèmes actuels mécaniques et micro-électroniques et la nano-technologie en marche, poussée par les besoins de l’industrie et de ses clients, nous conduiront à élaborer et à fabriquer en masse des “pico- et femto-satellites, qui seront plus petits qu’une carte de crédit. Un seul de ces satellites ne se montrera guère utile.  Mais un nuage entier de “femto-satellites” mis sur orbite  —avec des noyaux-processeurs interchangeables, avec un système de communication synchronisé et des capacités à indiquer très précisément leur position—  nous promet l’avènement dans l’espace d’un système hautement inaccessible à toutes manoeuvres de diversion ou de sabotage et capable de se regrouper en temps réel, pour réagir très rapidement à des exigences  extrêmement dynamiques (...)” (9).

Le Professeur Sweeting sait de quoi il parle. Certes, la plupart des projets actuels n’en sont qu’aux premiers stades et avancent encore lentement dans cette direction, soit vers le lancement dans l’espace de nano-machines; mais quelques-uns de ses collègues chercheurs britanniques ont pu faire des progrès remarquables en ce sens au cours de ces dernières années, même s’ils sont restés sur terre pour élaborer leurs expériences.  Dans les bureaux de l’Université d’Oxford, on est convaincu de pouvoir bientôt fabriquer des micro-avions, ressemblant à des insectes, dont l’envergure ne dépassera pas 10 cm (10). Ils seront téléguidés par ondes radio ou pourront voler de manière autonome, en étant dotés de caméras minuscules, ce qui en fera des instruments d’espionnage parfaits. La clef qui fera le succès de ces appareils sera une étude détaillée du comportements des insectes en vol. Ces études prendront douze ans à l’Université d’Oxford. L’un des principaux résultats de ces études, c’est d’avoir constaté qu’il ne suffit pas de miniaturiser toujours davantage les avions conventionnels, parce qu’à partir d’une  certaine dimension, la portance sous les surfaces porteuses n’est plus siffisante. Les ailes des insectes fonctionnent de manière fondamentalement différente et génèrent par le rythme de leurs battements une portance dix fois  supérieure à celle des ailes d’avion.

Les constructeurs américains ont déjà réussi à exploiter ces nouvelles connaissances. La firme californienne “AeroVironment”, qui s’est spécialisée dans la construction de micros volants, a présenté le premier “insecte-robot” capable de voler au printemps 2001, le “Microbat”, un appareil volant dont les ailes mesurent 20 cm et fonctionnent comme celles d’une chauve-souris.  Dans ce cas, la réalisation de ce “Microbat” a été précédé de longues recherches sur les ailes d’insectes. Le “Microbat” possède un avantage par rapport aux petits drones conventionnels : il vole plus lentement et peut modifier son comportement de vol, exactement comme les insectes et les chauve-souris.  

L’objectif étant de fabriquer des engins-espions, il a été le véritable moteur de ce nouveau développement technologique. La firme AeroVironment a également développer et fabriquer un autre produit : un petit avion de 15 cm, résultat du programme “Veuve Noire” (“Black Widow”). Les forces armées américaines l’ont déjà utilisé pour parfaire des missions de reconnaissance. “A 100 m au-dessus du sol”, explique le directeur du projet, Matt Keennon, “on n’en croit pas ses yeux et ses oreilles et l’on découvre des images claires comme le cristal, qui sont immédiatement renvoyées au sol” (11). Pourtant, les caractéristiques de ces petits engins volants ne satisfont pas encore les concepteurs. Les futures générations de “micros volants” parviendront à pénétrer dans des immeubles et pourront commettre leurs activités d’espionnage dans des pièces fermées, sans se heurter aux murs. Et ils seront encore plus petits. Le “Microbat” n’est jamais qu’une étape dans cette direction.

Mais une étape parmi beaucoup d’autres étapes. Car dès le début de l’année 2001, le gouvernement américain investira chaque année la somme gigantesque de près de 200 millions de dollars dans le développement de MEM (des “Micro-Electronic Machines”). Cette part du budget est l’une des plus élevées dans l’ensemble des postes réservés à l’armement. Au cours des deux années 1997 et 1998, le budget s’élevait à seulement 134 millions de dollars, tandis qu’en 1999 déjà 71,5 millions avaient mis à la disposition de ces projets (12). La plus grande partie de ces montants sont partagés par la DARPA, soit l’agence centrale de développement et de recherche du Ministère de la Défense, par les “Sandia National Laboratories” dans le Nouveau-Mexique, soit l’agence de l’Etat américain qui est responsable du développement futur des armes nucléaires américaines. Cette dernière reprend en quelque sorte du poil de la bête dans la hiérarchie des secteurs de la Défense, grâce aux travaux entrepris pour réaliser les programmes MEM. Chez Sandia, on travaille selon la devise : “Tout ce qui est bon pour les MEM, est bon pour la  défense” (13). Raison pour laquelle le gouvernement américain observe les progrès  qui se font dans le domaine technologique des MEM avec les yeux d’Argus. Eric Pearson, directeur d’une autre entreprise spécialisée dans les MEM et proche de l’armée, exprime son opinion: “Le gouvernement a la main dans presque tous les projets de recherche en matières de MEM, depuis les automobiles jusqu’aux systèmes d’optique. Il observe ces domaines très attentivement” .

Entre-temps, la course a commencé. Les grandes firmes d’armement, telles Raytheon, Boeing et Lockheed Martin, ont désormais des départements qui s’occupent des MEM et ont créé des cellules de recherche en ce domaine. Des effets de synergies sont d’ores et déjà programmés. Quant aux adversaires potentiels de demain, ils ne s’endorment pas. En 1996, l’Académie des sciences militaires de Chine fait publier un article sur les multiples possibilités de mettre en oeuvre des “robots-fourmis”, qui disposeraient d’un cycle de vie de plusieurs décennies et qui pourraient être “déposés” en temps de paix sur le territoire d’un ennemi potentiel, pour être aussitôt activés si des hostilités échaudes” éclatent. Ils auraient notamment pour mission d’infiltrer et de brouiller les systèmes d’approvisionnement énergétiques de l’adversaire (14).  

Les “robo-bugs” deviendront une réalité, tout n’est plus qu’une question de temps : ils seront présent d’abord sur la Terre, ensuite dans l’espace. L’évolution technique suivra, elle aussi, les traces annoncées par la nature. Non seulement, elle imitera les capacités de voler, de percevoir et de se camoufler de leurs modèles naturels, mais aussi d’autres capacités encore, bien plus vitales, telles la reproduction, l’auto-guérison et le métabolisme. Et puisque la division du travail, la spécialisation et la constitution d’Etats augmentent les chances de survie, des unités auto-organisées de “nano-insectes”, connaissant la division du travail, deviendront un jour réalité. Ernst Jünger avait en quelque sorte anticipé, il y a déjà quelques décennies, en imaginant, dans le domaine de la création littéraire, la vision d’essaims d’abeilles, créés par la main de l’homme, tels qu’ils apparaissent dans son roman “Les Abeilles de verre”. Il exprimait toutefois un certain malaise en évoquant cette invention qui dépassait son modèle original en efficacité, tout en sacrifiant l’ordre naturel pré-établi. Jünger était bien conscient des innombrables potentialités de tels essaims d’insectes artificiels, utilisés comme armes. Un passage de son roman est très explicite sur ce sujet : “Je ne savais pas ce qui m’étonnait le plus, l’invention artistique et synthétique de ces corps distincts ou leur synchronisation. Sans doute était-ce, au tréfonds, cette force chorégraphique du regard porté qui me subjuguait et m’enchantait, une puissance hautement ordonnée et concentrée, qui n’avait pas de fin (...). Oui, sans aucun doute, je me trouvais sur un champ d’expérimentation (...), sur le terrain d’aviation pour micro-robots.  Je pensais que c’était des armes et je pense que j’avais vu juste (...). Lorsque Zapparoni avait réduit ses abeilles au simple rang d’ouvrières, il ne leur avait pas enlevé le dard, au contraire” (15).

Les experts de la “nano-révolution” n’émettent donc pas des prophéties pour un futur très lointain, mais pour l’année 2020. Les effets que ces engins minuscules produiront seront révolutionnaires et, en même temps, inquiétants. Les précurseurs de ce domaine scientifique envisagent déjà de créer des verres de lunettes qui ne se grifferont jamais, des cuvettes de WC qui ne devront jamais être nettoyées, des disques durs miniaturisés qui disposeront de gigantesques mémoires et des robots minuscules qui lutteront contre les tumeurs ou la calcification et la sclérose des artères. Lors d’une exposition, on a déjà pu voir le prototype d’un “sous-marin” nano-électronique destiné à surveiller médicalement l’intérieur du corps humain en y patrouillant. “Nous nous attendons à une révolution dans tous les domaines de production”, a déclaré l’expert en informatique Ralph Merkle, l’un des principaux théoriciens de la nano-technologie, “révolution qui sera liée à la possibilité d’offrir des gammes de produits bien plus vastes pour un prix considérablement réduit et qui, de surcroît, seront bien plus fiables. Ces productions seront plus robustes et aussi plus légères (...).  Dans l’avenir, nous disposerons d’appareils chirurgicaux de dimensions moléculaires. Ils se porteront exactement là où nous le voudrons, là où une lésion sera survenue et où nous l’élimineront. Cela conduira à une révolution dans la médecine (...)” (16).

Mais toutes les voix ne sont pas aussi enthousiastes. Il y a celles qui nous avertissent de dangers. Le spécialiste ès-logiciels, Bill Joy, voit dans la “nano-révolution” l’un “des plus grands dangers pour l’avenir de l’humanité”. A quoi ressemblera cet avenir?  Michael Crichton, auteur de best-sellers, a tenté de le décrire dans son roman “Butin” paru en 2002. Le scénario est terriblement actuel et, comme chez Lem ou Jünger, la caractéristique la plus étonnante des robots qu’il a inventé, est la capacité à s’auto-organiser. Chez Crichton, il s’agit de nano-robots qui sont téléguidés dans les airs et y virevoltent pour ensuite se regrouper en un essaim sur le lieu ciblé  —par exemple une fabrique d’armement suspecte—  et fonctionner comme un oeil, comme un système d’observation parfait. Dans le roman, cet essaim est fabriqué, sur commande du Pentagone, par une entreprise de haute technologie installée dans le  déseert du Nevada. Mais tout finit par aller mal; les nuages de robots s’autonomisent et deviennent un danger mortel.

Crichton n’invente rien, au fond. Il se borne à exagérer quelque peu les tendances à l’oeuvre aujourd’hui en ces domaines de très haute technologie. “Les effets pour l’humanité”, écrit-il dans la préface de son roman, en citant deux scientifiques renommés, “pourraient être désastreux, plus importants que ceux de la révolution industrielle, de l’invention de l’arme atomique ou de la pollution de l’environnement” (17). Ce n’est certainement pas exagéré.

Karl RICHTER.

Notes:

(1) Stanislaw LEM, Waffensysteme des 21. Jahrhunderts oder The Upside Down Evolution (Die verkehrte Evolution), Frankfurt a. Main, 1983.

(2) Ibid., pp. 19 et ss.

(3) Ibid., pp. 55 et ss.

(4) “Star Tek – Exploiting the Final Frontier : Counterspace Operations in 2025”.

(5) James CLAVELL (éd.),  Sunzi, Die Kunst des Krieges, Munich, 1988, p. 24.

(6) Kimberly PARCH / Eric SMALLEY, “Rocket chips to propel small satellites”, http://www.trnmag.com/Stories/2002/013002/Rocket_chips_to_propel_small_satellites_013002.html .

(7) “Star Tek – Exploiting the Final Frontier : Counterspace Operations in 2025”.

(8) D’après : Martin SWEETING, “Micro/NanoSatellites – A Brave New World”, in: “Guardian Unlimited”n 10 octobre 2002, http://www.guardian.co.uk/Archive/Article/0.4273.4274597.00.html

(9) Ibid. ; la mesure “femto” indique une taille d’un billiardième de mètre.

(10)               “Butterflies point to micro machines”, http://news.bbc.co.uk/1/hi/sci/tech/2566091.stm

(11)               “Robotic insect takes to the air”, http://news.bbc.co.uk/1/hi/sci/tech/1270306.stm

(12)               D’après : George Leopold, “Military Invests In Microelectronic Machine Technology”, in : “Times”, 21.3.1998, http://www.techweb.com/wire/story/TWB19980321S0001

(13)               Andrew Freiburghouse, “The MEMs Microcosm: Military”, http://www.forbes.com/aspa/2001/0402/052.html

(14)               Bertil Hagman, “Ernst Jünger, the Technological Revolution and Titanism”, http://www.juenger.org/mailarchive/5_2001/mgs00006.php

(15)               Ernst Jünger, “Gläserne Bienen”, Roman, Reinbeck bei Hamburg, 1960, pp. 94 & 99.

(16)               Stefan Krempl, “Nano – die elementare Revolution”, http://tor.at/resources/focus/telepolis/container/heise.de/tp/deutsch/inhalt/co/7273/1.html

(17)               Cité d’après : Jobst-Ulrich Brand, “Killer-Kollektiv”, in: “Focus”, n°49/2002, p. 103.  

 

 

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dimanche, 25 février 2007

TIAS: nouvel instrument de surveillance totale

Karl RICHTER :

Le nouvel instrument américain de surveillance totale : “Total Information Awareness System” (TIAS)

Extrait du livre de Karl RICHTER, Tödliche Bedrohung USA – Waffen und Szenarien der globalen Herrschaft, Hohenrain Verlag, Tübingen, 2004, ISBN 3-89180-071-1[= La menace mortelle des Etats-Unis – Armes et scénarios de la domination globale]. Un ouvrage à lire et faire lire, pour connaître les armes terribles de l’ennemi américain !

Les nouvelles qui nous viennent des Etats-Unis ont quelque chose de bizarre en soi depuis quelques années, c’est-à-dire qu’elles recèlent une sorte d’aura, se situant entre les fictions  d’Hollywood et les films d’horreur. Depuis le 11 septembre 2001, cette tendance s’est nettement accentuée. Pourtant, pendant toutes les années 90, on pouvait déjà s’apercevoir que l’Oncle Sam devait de moins en moins tenir compte de ses concurrents et adversaires potentiels. Les objectifs et les intentions apparaissent en clair dans les rubriques “informations” de la presse quotidienne. Ceux qui ne se satisfont pas de ces rubriques, ne devront pas surfer longtemps sur internet. Le reste du monde n’a plus le choix qu’entre l’étonnement et l’incrédulité, d’une part, les lamentations désespérées, d’autre part. Rien de tout cela n’est bien utile.

En novembre 2002, la “Süddeutsche Zeitung” présentait à ses lecteurs une autre de ces nouvelles étranges, mi-apocalyptiques. “Pêcher dans l’océan des données”, tel était le titre choisi par le quotidien bavarois. Sous-titre : “Les Etats-Unis planifient le mise sur pied du plus grand système de surveillance de tous les temps” (“Die USA planen das aufwendigste Überwachungssystem aller Zeiten”) (1).

L’objet de l’article était un nouveau système informatique qui, dans les années proches, serait mis en œuvre grâce à un investissement financier de 200 millions de dollars par an, par un sous-département du ministère américain de la défense. Ce système prévoit rien moins qu’une surveillance électronique sans faille du plus grand nombre possible de citoyens de la planète Terre. C’est cela qui se dissimule derrière l’abréviation “TIA”, soit “Total Information Awareness”.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans mon livre, il ne s’agit nullement de science fiction mais de réalité, d’une réalité qui rendra plus totale encore la domination américaine sur cette planète et qui réduira encore davantage la liberté, la sphère privée et la sphère intime des citoyens au cours du 21ième siècle.

De quoi s’agit-il? En janvier 2002, un nouveau département est créé au sein du ministère de la défense américain, l’IAO, soit “Information Awareness Office”. En français : “Bureau pour la prise de conscience de l’information”. “Awareness”, en anglais, ne signifie pas seulement “conscience”, mais aussi, et surtout dans le contexte qui nous préoccupe ici, “prise en compte”, “perception”; en français, le terme anglais “aware” peut aussi se traduire par “saisir par les sens”, “saisir par la conscience”, “capter”, “capter des informations”.

L’IAO sait parfaitement ce  qu’il veut. Dans le logo de ce nouveau bureau, on aperçoit un oeil ouvert et vigilant, semblable à celui que l’on voit au dos des billets de banque américains, où l’on nous promet un “novus ordo seclorum”, un “nouvel ordre mondial”; cet oeil se trouve au sommet d’une pyramide maçonnique et regarde le globe terrestre. Les mots inscrit au bas du logo sont :  “Scientia est potentia”, soit “La science est le pouvoir”. Pour ne pas inquiéter outre  mesure les critiques et les théoriciens conspirationnistes, le logo a été subrepticement effacé du site de l’IAO dès l’automne 2002.

Le programme ambitieux, qui consiste à prendre le monde entier sous la loupe et de le scruter avec le regard d’un “Illuminé”, doit devenir réalité dans les prochaines années. Si les choses évoluent de la sorte, les systèmes d’écoute actuels comme “Carnivore” et “Echelon” apparaîtront comme d’inoffensifs précurseurs. Car le futur “Data-Mining-System”, qui sera issu de l’IOA, a pour objectif déclaré  de saisir et d’exploiter véritablement toutes les données électroniques créées  —et laissées en tant que traces—  par tous les citoyens du monde. Non seulement les traces laissées par les coups de téléphone ou par l’utilisation d’internet, mais aussi à mille autres occasions : les passages à la caisse électronique de la banque, à la bibliothèque publique, à l’assurance maladie, à la pompe à essence, à l’office social, auprès de toute institution financière.

Le problème de la protection des données privées est une question purement académique pour l’IAO. Le bureau peut se revendiquer du plus haut intérêt de la nation américaine, car il lutte  contre le “terrorisme”. On peut se contenter d’une simple apparence légale quand on institue un nouveau système de surveillance de cet acabit. D’après une information publiée dans le “Washington Post”, l’IAO négocie déjà avec le FBI et avec l’agence nationale pour la sécurité du trafic, la TSA, qui gère déjà les données relatives aux passagers des avions, afin d’échanger toutes informations utiles. Mais tout cela n’est qu’un début, rien que le sommet émergé de l’iceberg. Car l’oeil vigilant de l’IAO est dardé sur l’Europe. En décembre 2002, un accord a été scellé  —sans qu’on ait fait beaucoup de publicité à son sujet au sein de l’opinion publique—  entre le gouvernement des Etats-Unis et les ministres de la Justice et de l’Intérieur de l’UE, afin de régler, pour l’avenir, un transfert sans heurts de données entre les instances européennes en matières de sûreté et leurs homologues américaines. Lors des négociations, Washington avait lourdement insisté pour ne pas être handicapé par les standards européens  relatifs à la protection des données, en cas d’exploitation des informations collationnées par Interpol. Bien entendu, l’Oncle Sam a réussi à faire triompher son point de vue.

D’après la déclaration officielle, l’objectif de cet échange et de cet accord serait “de prévenir , de repérer, d’empêcher et de  poursuivre tout acte délictueux dans le cadre de la jurisprudence [sic!] propre aux parties signataires et, en particulier, de faciliter l’échange mutuel d’informations, y compris les données personnelles” (2). Rien que la formulation laisse deviner que les citoyens européens deviendront dans l’avenir encore plus transparents que jamais auparavant. Mais ce qui m’étonne encore bien davantage, c’est que ce flux routinier de quantités impressionnantes d’informations ultra-confidentielles, relatives à des millions de citoyens européens, vers les ordinateurs d’autorités américaines et de services secrets ne constitue pas un sujet à débattre au sein de l’opinion publique pour les médias et pour les politiciens.

Cet accord scellé avec les Etats-Unis constitue une nouvelle génuflexion européenne devant Washington. Si les Européens avaient refusé de céder, l’IAO aurait de toute façon pompé les réseaux informatiques européens sans couverture légale, exactement comme l’ont toujours fait des services de renseignement comme la NSA ou le réseau Echelon. Ils n’ont jamais tenu compte des droits à la souveraineté des pays européens. Nos Etats sont considérés comme inexistants. De même, la présentation officielle de cet accord par Eurobruxelles n’est rien d’autre qu’une circonlocution pour camoufler le statut d’ilote des Européens. L’accord  de décembre, comme le formule le conseil de l’UE  pour la justice et l’intérieur, englobe “de nouvelles formes d’assistance juridique mutuelle, rendues possibles par les technologies modernes, comme par exemple l’échange d’information sur les comptes en banque [!] et les conférences sur vidéo” (3).

Cette formulation, qui accepte benoîtement le fait accompli, est bien forte de tabac quand on connaît les règles censées présider à la protection des données informatiques en Europe. Ce qui pose encore plus problème, c’est la nouvelle dimension que prend la lutte contre la criminalité, dimension qui fait l’unanimité entre les “Big Brothers” de part et d’autre de l’Atlantique. Dans la déclaration des ministres de l’UE, on souligne la nécessité de lutter contre les crimes, “qui auraient été commis ou pourraient probablement [!] être commis dans le cadre d’activités terroristes (...)” (4).

Ces formules rappellent immanquablement le film de fiction américain, qui passait à peu près au même moment dans les salles de cinéma en Allemagne, intitulé “Minority Report”. Ce film nous dévoilent partiellement ce qu’est et sera la guerre psychologique. Le réalisateur Steven Spielberg place son scénario en l’année 2054 et il s’agit aussi de combattre des crimes qui n’ont pas encore été  commis. Il y a du vrai dans cette fiction cinématographique : les procédés décrits  dans ce film sont en train d’être mis au point aujourd’hui. La répartition des rôles est également exacte : les ordres viennent de Washington et l’UE a simplement le droit de jouer avec, mais à titre de simple exécutant.

A partir de janvier 2003, signalons que les citoyens non-américains sont expressément discriminés par rapport aux citoyens américains, par une décision du Sénat des Etats-Unis. En effet, l’observation permanente des citoyens américains ne plaisait pas à certains sénateurs démocrates, qui estimaient que les choses allaient trop loin. Ils ont donc demandé à ce que des limitations  soient introduites dans la législation, afin que les surveillances  perpétrées aux Etats-Unis soient soumises à des critères plus stricts. Mais pour le reste du monde, ces restrictions ne comptent pas (5).

Le système technique, qui rend possible cette observation permanente et tous azimuts des citoyens, se trouve encore aujourd’hui dans  sa phase de développement. Rien que son nom est déjà tout un programme : “Total Information Awareness System” (TIAS). Le but de la manoeuvre apparaît clairement dans l’intitulé, exactement comme dans le logo de l’institution, avec cet oeil divin, qui voit tout. Pour des raisons de discrétion, ce logo a été transformé, afin de ne pas alarmer des “fanatiques” qui ne raisonnent qu’en termes conspirationnistes, les juristes qui cherchent à étayer la protection des données personnelles des citoyens et les âmes trop sensibles. Le sigle “TIAS” a donc reçu une autre appellation officielle depuis le printemps 2003 : l’adjectif ‘total”, qui qualifiait la nature de la surveillance informatique planifiée, a disparu; TIAS signifie désormais “Terrorism Information Awareness”. Mais, dans le fond, rien n’a changé. Aux Etats-Unis, à l’heure actuelle, on peut très  vite se voir transformer en “terroriste”, surtout après le “Patriot Act” qui a été passé à l’automne de 2001. Ce n’est donc  pas un hasard si le ministre de la justice Aschcroft a qualifié la loi d’”arme clef contre le terrorisme” (6). Bon nombre de libertés citoyennes ont été tout bonnement mis hors circuit par cette loi, qui a aussi rendu les citoyens américains encore plus transparents que jamais auparavant.

Actuellement, le programme TIAS est donc en phase de développement. Cette phase doit durer cinq ans. Pendant cette période quinquennale, il est prévu d’installer un prototype du système à Fort Belvoir, où se trouve le Commandement des services de renseignement et de sécurité de l’armée. Dès 2005, les prototypes en état de fonctionner, installés dans toutes les branches du projet, devront faire convergence, se mettre en réseau et se synchroniser. Les directives ont été données depuis longtemps. Tous les services secrets américains, toutes les universités renommées, tous les laboratoires  de recherche et de nombreuses industries de pointe y participent, dont certaines sont très connues, comme IBM, SAIC et Visionics. “Toutes les entreprises, organisations et collaborateurs personnels, qui y participent, sont soumis à un “examen de sûreté” (“clearance”) et sont tenus à respecter scrupuleusement le secret. Quelques entreprises étrangères ont été sollicitées, mais pour l’élaboration de composantes annexes du projet, qui sont toutes considérées comme “de-classified”, c’est-à-dire non secrètes (7).

En avril 2002, près de 75 institutions participaient à l’élaboration du projet TIAS. Le budget annuel, que quelques partenaires de l’entreprise ont reçu à leur disposition, varie entre 200.000 et 1.000.000 de dollars. Cela signifie que pendant la phase de probation, qui durera cinq ans, le volume global et maximal des sommes allouées sera de 375 millions de dollars. Le  personnel mobilisé à cette tâche est également impressionnant. L’institution, qui fera tourner TIAS, soit l’IAO, occupe d’ores et déjà 170.000 personnes.

Karl RICHTER.

Notes:

(1) Patrick ILLINGER, “Fischen im Daten-Ozean”, Süddeutsche Zeitung, 14  nov. 2002.
(2) Cité par : Florian RÖTZER, “Freier Fluß persönlicher Daten zwischen Europol und US-Behörden vereinbart”,
http://www.heise.de/tp/deutsch/inhalt/te/13831/1.html
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Florian RÖTZER, “Das DARPA-Überwachungsprojekt soll an die Leine gelegt werden”,
http://www.heise.de/tp/deutsch/inhalt/te/14031/1.html
(6) Michael LANG, “Big Brothers großer Bruder”, Süddeutsche Zeitung, 17 juin 2003.
(7) (auteur anonyme), “Scientia est Potentia – Wissen ist Macht” – “Die Pläne der DARPA-Behörde”,
http://mlists.in-berlin.de/pipermail/ds-news/msg00827.html

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