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jeudi, 08 mars 2007

Citation de Jean Baudrillard

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"La lâcheté intellectuelle est devenue la véritable discipline olympique de notre temps".

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mercredi, 07 mars 2007

Jean Baudrillard est mort

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Jean Baudrillard vient de mourir à l'âge de 77 ans

Voici l'hommage que lui consacre le "Figaro":

http://www.lefigaro.fr/france/20070306.WWW000000430_jean_...

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Définir et dénoncer l'ethnocide

José Javier ESPARZA :

Définir et dénoncer l'ethnocide

Tout le monde sait ce qu'est un génocide. Personne, ou presque, ne parle d'ethnocide, mécanisme de déracinement culturel qui s'abat, de nos jours, sur la majeure partie du monde. Ses victimes : les peuples, les cultures, les spécificités ethniques. Au profit d'un monde artificiel et homogénéisé. S'engager pour la cause des peuples exige, comme acte préalable, de désigner l'ennemi. Et l'ennemi, dans cette dynamique, c'est l'ethnocide.

L'homme est être de culture. Tout autant que l’espèce humaine est une notion biologique. Sur ce plan, zoologique, tous les hommes sont égaux. Mais les hommes ne se définissent pas seulement par leur constitution biologique mais plutôt par leur appartenance d une culture. L'Homme, dépourvu d’instincts pré-programmés, comme le souligne l'éthologie d'un Konrad Lorenz ou l’anthropologie d'un Arnold Gehlen, doit construire son comportement face au milieu. Cette construction est d'ordre "culturel". De sorte que, selon Gehlen, l'homme est "un être culturel par nature".

Le monde humain : une polyphonie

La même règle prévaut pour les sociétés humaines. Les hommes se regroupent en communautés de culture. Il n'y a pas de culture universelle ni d'homme universel. Il y a des peuples avec des cultures et des hommes. Le monde humain est essentiellement polyphonique. Les cultures se constituent ainsi, pour les hommes, en moyens destinés à la création de leur environnement. Cette culture ne peut être réduite à de la "production culturelle". La culture est la configuration que prennent les coutumes, les rites, les visions-du-monde, les conceptions de la société, les notions de sacré, les manières particulières de chaque entité à comprendre la relation qu'il y a entre l'homme et le monde. Toute tentative d'homogénéiser les cultures, de les réduire à un modèle universel constitue une atteinte contre ce qui est spécifiquement humain : la diversité culturelle. L'ethnocide s'inscrit dans cette dynamique homogénéisante. En provoquant l'extinction de la diversité culturelle, l'ethnocide implique la lente disparition de la spécificité des hommes et des peuples. Il implique la mort de l'humain.

Nous assistons à l'heure actuelle à une nouvelle configuration idéologique dans le monde qui se base sur un système de valeurs uniciste. Le vieux processus de colonisation "brutal et violent" a fait place à un néo-colonialisme pacifique et mercantile qui prétend imposer partout sa vision-du-monde. Ce qui est primordial pour ce néo-colonialisme, c'est la domination psychique et culturelle des peuples vivant dans les aires de son expansion potentielle, plutôt que leur simple domination physique/politique. L'agent privilégié de ce néo-colonialisme est précisément l'ethnocide, phénomène que nous pourrions définir, en un premier stade, comme un génocide culturel, génocide de "bonne conscience", exercé "pour le bien du sauvage". Ses résultats sont tout aussi négatifs et abominables que ceux d'une extermination physique.

Ethnocentrisme et prosélytisme

Approfondir le phénomène exige que nous remontions à l'incontestable et radicale réalité du fait ethnique ainsi qu'à un fait qui lui est fréquemment inhérent: l’ethnocentrisme. Ce terme, synonyme d'auto-centrisme culturel, fut défini en 1906 par W.G. Summer comme la conception du monde lui veut que le groupe humain auquel on appartient est le centre du monde : les autres groupes étant pensés par référence à lui, Il se manifeste (principalement aux niveaux inférieurs d'une communauté) par l'éloge de ce qui lui est propre et par un mépris de ce qui lui est étranger. Ce phénomène n'est pas intrinsèquement négatif ; nous le trouvons, dans la pratique, chez tous les peuples : les Esquimaux s'appellent eux-mêmes "Inuit", c’est-à-dire les "hommes" ; les Indiens Guaranis se donnent le nom d' "Ava", signifiant également les "hommes" ; les Guayquis, celui d' "Aché", les "personnes". Il en est de même chez presque tous les peuples de souche indo-européenne. Claude Lévi-Strauss a écrit que l'ethnocentrisme est un phénomène naturel, résultat des relations directes ou indirectes entre les sociétés (1). Tous les peuples sont ethnocentristes. Ceci dit, seule la "civilisation occidentale" est ethnocidaire parce qu'elle tend au prosélytisme, variante "pacifique" de "l'hétérophobie", manifestation de la "haine de l'autre".

L'hétérophobie

Tous les peuples subissent la tentation de l'ethnocentrisme et l'on doit admettre qu'une certaine dose d'ethnocentrage est nécessaire a l'équilibre d'une communauté, car elle renforce son "auto-perception", c’est-à-dire qu'elle dignifie l'image que la communauté se fait d’elle-même. Mais lorsque cet ethnocentrage dégénère, surgissent alors des manifestations d'hétérophobie, de haine de l'autre, de haine à l'égard de tout ce qui est différent. En règle générale, se cache derrière l'hétérophobie non un complexe de supériorité mais bien plutôt un complexe d'infériorité, une insatisfaction d'ordre culturel, provoquée par la perte de cette auto-perception qu'éprouve une communauté ethnique donnée, ce qui équivaut à une déviation ou une insuffisance d'ethnocentrage. Les manifestations d'hétérophobie sont, au fond, au nombre de 2 : la répudiation et l'assimilation.

L'ethnocide par répudiation

La répudiation consiste en ceci : la relation entre 2 groupes ethniques s’interprète selon le schéma dualiste nature/culture. La "société civilisée" juge la "société sauvage" comme inférieure, comme infra-humaine, et la perçoit comme un mode d'organisation quasi animal. Dans cette logique, les cultures dites "sauvages" sont destinées à être "bonifiées", "valorisées" par le truchement de la domination. Celle-ci, bien sûr, n'exclue pas la violence physique voire l'annihilation d'une race entière (génocide) ; elle n'exclut pas non plus l'ethnocide mais, ici, celui-ci se produit comme conséquence directe de l'exercice de la domination violente, ce qui la différencie de l'autre manifestation d'hétérophobie : l'assimilation.

L'ethnocide par assimilation

L'assimilation est une manifestation altérophobique plus subtile, moins polémique et conflictuelle. Elle consiste en la négation de la différence moyennant l'assimilation à la culture même qui pratique cette stratégie. L'autre devient identique, ce qui évite de poser le problème, pourtant bien tangible, de la différence des cultures. La distance est "censurée". Il s'agit d'un ethnocide pratiqué avec "bonne conscience" et qui correspond au phénomène néo-colonialiste actuel. L'ethnocide se pratique en 2 mouvements consécutifs : a) la déculturation qui génère une hétéroculture ; b) l'assimilation effective, l'ethnocide proprement dit.

Par déculturation, nous entendons l'ensemble des contacts et interactions réciproques entre les cultures. Le terme fut lancé à la fin du XIXe siècle par divers anthropologues nord-américains et plus particulièrement par l'ethnologue J.W. Powells en 1880 dans le but de désigner "l'interpénétration des civilisations". Comme l’a expliqué Pierre Bérard (2), le phénomène survient en plusieurs étapes. En 1er lieu, la culture autochtone s'oppose à la conquérante. Ensuite, avec la prolongation du contact, l'on commence à accepter certains éléments tout en en rejetant d'autres mais le germe d'une culture syncrétique est semé. C'est lors de la 3ème phase que l'on peut parler d'hétéroculture ; ce concept, cerné par J. Poirier (3), peut s'appliquer lorsque l'ethnotype ou mentalité collective, qui constitue avec l'idiome l'un des substrats de la culture, est affecté définitivement par des interventions extérieures. Les individus, coupés de leur mémoire, leur système social "chamboulé" deviennent les agents opérationnels de l'ethnocide (finalement un auto-ethnocide). Il se produit alors une assimilation complète, la disparition définitive de la culture originelle est chose faite et l'acceptation des valeurs de l'autre est acquise. Les courroies de transmission principales de ce processus sont au nombre de 3 : la religion, l'école et l'entreprise. La déculturation consommée et l'hétéroculture installée, l’on peut parler d'ethnocide par assimilation,

L'ethnocide : mort des différences

Le concept d'ethnocide fut suggéré pour la 1ère fois en 1968 par Jean Malaurie qui avait lu le livre de G, Condominar, L’exotique est quotidien. L'ethnocide partage avec le génocide une certaine vision de l'autre mais il n'adopte pas une attitude violente ; au contraire, il adopterait plutôt une attitude "optimiste". La propension ethnocidaire raisonnerait en fait comme suit : "Les autres, d'accord, ils sont 'mauvais' mais l'on peut les 'améliorer' en les obligeant a se transformer au point de devenir identiques au modèle que nous imposons". L'ethnocide s'exécute donc "pour le bien du sauvage". Une telle, attitude s'inscrit bien dans le cadre de l'axiome de l'unité de l'humanité, dans l'idée qu'il existerait un homme universel et abstrait, dans cet hypothétique archétype d'un homme générique. Archétype qui tenterait de fonder l'unité de l’espèce sur une donnée zoologique qui réduirait la culture à un "fait naturel" : cet archétype de l’universalisme militant constitue de ce fait une régression anti-culturelle. L'ethnologie a souvent succombé à cette erreur : dans le cadre de cette discipline, on a estimé, par ex., que l'indianité n'est pas quelque chose de consubstantiel à l'indien (qui est perçu comme un "être humain de couleur") ; dépouillé de son identité (l'indianité), l’indien accédera à la "dignité d'homme" : il s’occidentalisera.

Les 3 phases de l'ethnocide

Dans le cadre socio-économique, ce processus se manifeste en 3 phases fondamentales :

  • a) celle du spectacle : les peuples entrent en contact avec le modèle à imposer, ils contemplent les élites occidentales qui agissent comme vitrines, reflets du "progrès". Ces élites fonctionnent comme 1er instrument de l'ethnocide.
  • b) Celle de la normalisation : on élimine les scories culturelles indigènes, en les reléguant dans des zones dites "arriérées" ou "sous-développées" que l'on a, auparavant, contribué à créer ; l'instrument de pénétration est ici l'idéologie humanitaire qui prétend lutter contre la pauvreté.
  • c) la consolidation : issue des pays industrialisés, la culture dominante s'incruste totalement dans le pan-économisme ; les instruments de cet enkystement : modes de masse, idéologie du bien-être, etc.

Les conséquences de ce processus ont été mises en relief par G. Faye (4) : en même temps que les individus se dépersonnalisent pour végéter dans une existence narcissique et hyper-pragmatique, les traditions des peuples deviennent des secteurs d'un système économicisé et technicisé. Il y a souvenance mais pas de mémoire. Le passé est visité (comme un vieux musée poussiéreux) mais il n'est déjà plus habité. Un vrai peuple intériorise son passé et le transforme en modernité. Le système le transforme en ornement médiatisé et aseptique.

Matrices philosophiques de l'ethnocide

Tant l'esprit du processus d'assimilation que la légitimation de l'ethnocide reposent sur une série de préjugés bien ancrés dans l’idéologie moderne : ils s'inscrivent dans le cadre de la conception linéaire de l'histoire. En 1er lieu, nous rencontrons l'idéologème de la nature convergente de toutes les civilisations vers un système occidental. Dans cette optique, il serait possible de transférer n'importe où le développement culturel d'une population et de l'offrir à une autre parce que les cultures sont jugées simples accidents transitoires ou degrés inférieurs au encore marches d'escalier vers la civilisation unique, celle qui correspond à l'humanité abstraite, représentée aujourd'hui par le système occidental.

Cette vision téléologique est en rapport direct avec le 2nd idéologème, celui de l'unité de l'histoire, celui du sens unique de l'histoire : la civilisation serait alors un processus qui, avec l'aboutissement du développement, se muerait en état de fait ; le temps serait cumulatif et commun à tous les peuples. Bref, on enferme ainsi les peuples dans un processus abstrait et continu, dans un temps unique qui évoluerait vers le point omega du monde marchand et du bien-être de masse. Ces idéologèmes (unicité de l'histoire et convergence naturelle des civilisations) alimentent l'idéologie de l'unité de l'humanité. C'est, comme le souligne Pierre Bérard, "l'ogre philanthropique des ethnies". Résultat : l'homme occidental, prototype achevé de l'humanité unique, devient modèle planétaire.

Quand l'ethnocide engendre de graves pathologies

Ce type d'idées, que l'on tente d'inculquer aux peuples, n'est pas inoffensif. Au contraire, pareilles idées engendrent des pathologies dans l'orbite des psychologies sociale et individuelle, pathologies qui provoquent des déséquilibres sociaux. L'homme en l'intérieur duquel 2 cultures se combattent est un marginal qui ne peut plus se retrouver lui-même, qui ne sent plus les liens qui l’unissent à sa communauté d'origine, mais qui, en plus, ne sent pas se créer en lui d'autres liens qui l'uniraient au modèle culturel qu'on prétend lui imposer. Et ces liens qui, ensembles, donnent naissance à un véritable sentiment d'enracinement et d'appartenance collective, sont indispensables au bon équilibre social. Par la manipulation de ces idéologèmes déréalisants, les idéologies dominantes ont créé une authentique pathologie de la déculturation dont les symptômes ont été chiffrés par Rivers dés 1922 : érosion de la joie de vivre et thanatomanie. En 1941, Keesing observa les terribles effets déstabilisateurs de la dualité des codes axiologiques (l'original et l'imposé) chez des sujets appartenant à des ethnies soumises à un processus de déculturation. Le comportement imposé par l'idéologie occidentale est fréquemment perçu par la culture indigène comme délictueux et vice-versa. Cela donne lieu à des états d'anxiété où le patient déprécie généralement sa propre personne. Le processus de déculturation est-il irréversible ? Les peuples victimes de l'ethnocide, ou ceux qui sont en situation d'hétéroculture, ont-ils une quelconque possibilité de survivre en tant que peuples, c'est-à-dire en tant que matrices de systèmes de valeurs uniques et originales ?

La bouée de sauvetage : amorcer la contre-déculturation

Lorsque nous faisons allusion aux phases de déculturation (opposition initiale, culture syncrétique, hétéroculture et assimilation), nous avons délibérément laissé de côté une dernière et unique phase potentielle, signalée par Pierre Bérard : la contre-déculturation. Dans ce cas, la culture menacée de disparition, de façon inespérée, prétend restaurer les valeurs fondamentales qu'elle a sécrété du temps de sa pleine indépendance. Un tel phénomène, bien que difficile et complexe, peut se produire. Les mouvements des Indiens d'Amérique du sud l'illustrent parfaitement. Les phénomènes régionalistes en Europe aujourd'hui, qui ont une souche historique bien discernable comme ceux des Bretons, Flamands, Basques, etc., s'inscrivent également dans cette dynamique de contre-déculturation. Idem pour les revendications de beaucoup de pays du Tiers-Monde.

De nos jours, seule une réaction allant dans le sens d'une contre-déculturation peut freiner et corriger la dégénérescence des cultures populaires dans le monde entier et empêcher ainsi leur disparition. Le 1er obstacle à cette réaction, signe de santé, est l'idéologie universaliste et mercantile implantée à partir des structures internationales de domination techno-économique dont le pouvoir s'étend à tous les niveaux de la vie quotidienne. Il reste un espoir : que les peuples s'aperçoivent que ce système techno-économique est en réalité un géant aux pieds d'argile. Ils sauront alors que la réaction que nous souhaitons est possible et qu'elle sera efficace.

NOTES :

  • 1) Anthropologie structurale (1973).
  • 2) Ces cultures qu’on assassine in La cause des peuples, éd. Labyrinthe, 1982.
  • 3) Identités collectives et relations interculturelles, éd. Complexe, 1978.
  • 4) Les systèmes contre les peuples in La cause… (op. cit.).

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lundi, 05 mars 2007

R. Steuckers: Heidegger et son temps

CONCEPTION DE L’HOMME ET REVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS

Source : Robert STEUCKERS, revue Nouvelle Ecole n°37 (printemps 1982).

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Dans l’œuvre de Heidegger, 2 types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces 2 attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il 2 Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.

Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. "L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps" [1]. Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].

le jeu de l’enracinement et de la désinstallation

La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c-à-d. de l'homme. "L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces 2 pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde" (Resweber, op. cit.).

C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". A nous d’accepter joyeusement cette destinée !

Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger - nous l’avons vu - est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4]. Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette 1ère initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? A partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.

La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces 11 années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (L’être et le temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie. Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.

Husserl a commis le péché du géomètre

Pourtant, la 1ère œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego trans-cendantal. Vicissitudes, événements, enracine-ments, histoire se voient donc dépouillés de tou-te validité. Pour échapper à cet idéalisme ratio-naliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : "Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités". Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant. Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas 2 disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.

Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. II est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c-à-d. ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté. On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut -enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.

Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.

Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé - ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace. Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, "un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur" [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.

Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité. Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, "ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther" [8]. "L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ?" (Kerygma und Mythos, I, 33).

Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9]. Au Moyen Age, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de -actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une 1ère étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.

L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.

chaque génération doit réécrire l’histoire

Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).

medium_0.gif Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.

Bultmann écrit à ce propos : "Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance". L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).

Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften). Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.

Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12]. La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, fait fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].

Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit -actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historique-ment, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort. L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 - et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.

Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c-à-d. la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques. L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps - ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. II est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.

L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.

un remplacement radical de toutes les ontologies

Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître. Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité -limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes pro-che-orientaux, ce divorce platonicien entre l’in-complétude du monde immanent et la complé-tude du monde des idées, recevra progressi-vement la coloration morale du bien et du mal.

Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.

La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c-à-d. l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ? La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie - alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").

In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la 1ère fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but - si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.

La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant. Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.

Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté. Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : "La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein". C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].

Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.

les trois modes d’être selon Heidegger

Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : "Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques" [17]. C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : "Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi". Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.

Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?

La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution Conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.

Il y a, pour Heidegger, 3 modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c-à-d. comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les 2 premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c-à-d. dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).

De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle. Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces 2 aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.

La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. II écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.

seul l’homme authentique opère des choix décisifs

Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir - et donc de faire aussi des non-choix - se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".

On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. A cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".

Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme. On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution Conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.

Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.

La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante. "La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de l’ "être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules" [20].

Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement - car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.

Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [21].

De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde. Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.

Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. "Tout est plein de dieux" : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les 1ères manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [22].

La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique. "Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi" (Hypérion). Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis 3 millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.

le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice

En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les 1ers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence - la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu. Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.

"L’américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l’homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l’art pour l’art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l’homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Age rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l’homme. L’Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [23], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l’Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l’intensité (l’être) surgit dans un monde où l’ "amorphe" a tout banalisé.

L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire d

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Les livres de Wilhelm Dilthey aux éd. du Cerf

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Wilhelm Dilthey

(1833-1911)

Wilhelm Dilthey, après des études de philosophie, théologie et histoire, fut successivement professeur à Bâle, Kiel, Breslau et Berlin. Il a développé une « compréhension » herméneutique de la culture qui se distingue de l' « explication » causale des sciences de la nature.

http://www.editionsducerf.fr/html/fiche/ficheauteur.asp?n_aut=280&id_theme=5&id_cat=187

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vendredi, 02 mars 2007

Entretien avec N. Godin, l'Entarteur

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Entretien avec Noël Godin, alias Le Gloupier, alias l'Entateur

http://hermaphrodite.fr/article831

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samedi, 24 février 2007

J. F. Mattéi: du bon usage de l'indignation

Pierre CORMARY :

Sur  "Du bon usage de l'indignation" de Jean-François Mattéi

http://pierrecormary.blogspirit.com/archive/2005/09/05/du-bon-usage-de-l-indignation.html

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vendredi, 23 février 2007

J. de Maistre ou le Sade de l'ordre moral

Pierre Cormary:

Joseph de Maistre ou le Sade de l'ordre moral

http://pierrecormary.blogspirit.com/archive/2005/11/11/joseph-de-maistre-ou-le-sade-de-l-ordre-moral.html

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R. Lussac: Devenir de la civilisation occidentale

Rodolphe LUSSAC :

Réflexions sur le devenir de la civilisation occidentale: entre agonalité et irénisme

Le cours de l'histoire contemporaine et événementielle, avec son cortège de guerres, de conflits inter-ethniques, de catastrophes humanitaires, de terrorisme transnational, met en exergue, et de manière évidente, l'irruption, ou plutôt le retour en force, du fait religieux et de l'irrationalité politico-idéologique, qui s'enracinent dans les différentes aires civilisationnelles et minent peu à peu les fondements humanitaro-pacifistes de la civilisation occidentale moderne.

 

 

 

Ce constat nous conduit à nous interpeller sur le sens et le devenir des civilisations et surtout de la destinée de la civilisation occidentale. S'il est établi, en reprenant  un mode de pensée spenglerien, que toutes les civilisations sont périssables, il est pertinent de s'interroger sur les causes de déclin et de mort des dites civilisations. En ce sens, il convient de rappeler qu'à juste titre, Arnold Toynbee a affirme que les civilisations se font par l'action des minorités créatrices et se défont quand la force de création diminue. En un mot, toute civilisation est vouée au déclin lorsqu'elle n'a plus de défi à relever. Force est de constater que la civilisation occidentale (qui serait constituée de l'aire civilisationnelle européenne et “extrême-européenne” américaine) serait indéniablement vouée au déclin par défaut de défi régénérateur et d'absence d'élites créatrices de valeurs et vecteurs de mimétisme socio-politique , qui transcendent les seuls pseudo-défis économiques et financiers qui justifient les entreprises belliqueuses comme c'est le cas pour les Etats Unis.

 

 

 

Hobbes et Kant

 

 

 

La perception que l'on se fait de la civilisation occidentale procède d'une dissonance cognitive (pour reprendre un concept sociologique) entre, d'une part, l'image d'une Amérique va-t'en guerre dont les valeurs se fondent sur un réalisme “hobbesien” de recours à la force et, d’autre part, l'image d'une Europe bercée par l'irénisme kantien et idéaliste d'une "paix perpétuelle"  et illusoire, aux accents mielleux, “pacificards”, dignes des héritiers de Kellog et de Briand. L'un et l'autre des deux camps qui sont l'incarnation d'un même mal économiciste et ploutocratique, pêchent par excès d'ignorance car tous deux se réfèrent de manière messianique (pour les Etats Unis) et de manière timorée (pour l'Europe) aux sacro-saintes pseudo-valeurs désuètes de la démocratie, de l'économie libérale de marché et de l'égalitarisme “droit-de-l'hommien”, qu'ils entendent propager coûte que coûte aux "confins barbares" et périphériques des autres peuples et civilisations extra-occidentales. Baignant dans le registre bien connu de la pensée unique, de l'indignation, de la condamnation et du pathos incantatoire face au terrorisme de type ethnique et religieux, ils se refusent à croire que, malheureusement, le moteur de l'histoire humaine résulte de ressorts irrationnels enracinés dans la religion et l'identitarisme national et ethnique dont les irruptions violentes sont cycliques mais constantes.

 

 

 

De récentes fouilles archéologiques et anthropologiques ont établi que le sacrifice humain rituel était la pierre angulaire de toute civilisation, et que la guerre a bien été à la source des premières civilisations et constitue un processus nécessaire du degré de complexification des dites civilisations (l'action guer­rière serait fondatrice de la première ville-mère), alors que les thèses sociologiques conflictuelles comme celles avancées par Lewis Coser (http://www.net-lexikon.de/Lewis-Coser.html - http://www.asanet.org/footnotes/septoct03/indexthree.html - http://cgi.sociologyonline.co.uk/News/coser.shtml) ainsi que l'herméneutique de Gadamer démontrent combien les préjugés, les conflits sociaux et la conflictualité générale ont joué un rôle de résolution et de stabilisation des sociétés humaines. La principale erreur de jugement de la civilisation occidentale moderne est de croire aveuglément que toutes les civilisations se valent sur un même pied d'égalité et sont réductibles à l' omniprésence de la démocratie, des droits de l'homme et de la suprématie de l'économie de marché.

 

 

 

Agonalité

 

 

 

L'histoire démontre au contraire que toutes les grandes civilisations ont émergé et vécu sur un mode d'agonalité ( d'opposition, de conflictualité),  un mode donc éminemment conflictuel, et s'insèrent dans une structure d'inégalité. Déjà les travaux de Lévi-Strauss faisaient état d'une opposition entre cultures chaudes et cultures froides, par référence aux cultures actives prométhéennes et aux cultures passives et contemplatives. L'anthropologue K. Avruche (http://www.republique-des-lettres.com/samuel_huntington/huntington_contre.php ) a démontré, en ce sens, que les concepts de tra­dition et de nation sont impliqués dans un processus constant et interactif de constructions sociales et culturelles et résultent de luttes et de conflits d'identités opposées. Ainsi, les matières premières des tra­ditions, de la religion et de l'idéologie peuvent être utilisées pour générer une gamme extrêmement large de civilisations alternatives. Dans cette structure d'inégalité agonale, on assiste à une échelle va­riable du fait religieux, des ressorts irrationnels, de degrés divers de sacralisation et de sécularisation qui font que les civilisations, à un moment donné historique, peuvent se compénétrer, évoluer de ma­nière synchronique, puis dériver vers une confrontation diachronique de rupture et d'hostilité (le cas le plus flagrant pour la période pré-moderne est celui de l'Empire musulman d’ Al-andalus en Espagne, annihilé à la fin du 15ième siècle par la Reconquista).

 

 

 

A l'époque du mondialisme triomphant, les changements brutaux, économiques et sociaux, détachent les peuples de leur identité locale séculaire. La dé-sécularisation du monde, remarqué par Arthur Weigall, est une réalité de la vie contemporaine. Dans la plupart des civilisations du monde, la religion vient combler ce vide spirituel par un retour aux racines identitaires: “asianisation” au Japon, hindouisation en Inde, ré-islamisation au Moyen Orient, etc. Le fait religieux et, plus largement, la religion, constituent un facteur structurant et permanent de l'identité nationale, sous forme de ciment d'une identité nationale menacée, et certains aspects de la religion cristallisant les antagonismes sociaux entre nations et communautés cohabitant au sein d'une même nation, et peuvent aboutir à des manifestations de violence fanatique, reflet de l'exacerbation du moi collectif, de doctrine libératrice ou de messianisme prophétique, qui peuvent être, tour à tour, conjoncturelles ou structurelles (cf. Les travaux récents de l’anthropologues américaine Amy Chua, originaire de la communauté chinoise des Philippines).

 

 

 

Principes structurants et hiérarchies de valeurs

 

 

 

Les conditions de structuration et d'évolution d'une culture ou d'une identité sont évolutifs et, par rapport à d'autres cultures étrangères, s'articulent selon les principes structurants et des hiérarchies de valeurs variables d'un groupe à un autre. Les contacts peuvent être pacifiques mais sont le plus souvent conflictuels. Les sociologues appellent “acculturation” le fait, pour les membres d'une culture donnée, d'adopter contre leur gré des éléments d'une autre culture; les conquêtes militaires sont souvent suivies de stratégies d'acculturation, d'assimilation, voire de destructions pures et simples. Ainsi, les civilisations connaissent une phase d'expansion caractérisée par un processus combinant la dilation spatio-temporelle, l'absorption-domination de cultures mineures, d'assimilation et d'acculturation.

 

 

 

A la lumière de cet enseignement, force est de constater combien est vulnérable la civilisation occidentale matérialste et libérale, laquelle a pour base des stéréotypes médiatiques et des dingueries publicitaires, et doit,  à l’aide de ces pauvres schémas, faire face aux assauts parfois violents et aspirants d'autres civilisations théocratiques et holistes, car elle a déjà succombé au phénomène d'acculturation, adoptant des modes vie et de pensée extérieurs, que je qualifierai d’ “orientalo-anglo-saxons”, de sorte que le pacte culturel "originel", européano-centré, qui touche à la structuration intellectuelle, affective et sym­bolique (vision du monde, attitudes morales, croyances, réactions affectives) est largement contaminé par des éléments exogènes et verse dans l'anomie généralisée.

 

 

 

Ce n'est qu'au prix d'une ré-européanisation identitaire, que l'Europe redeviendra ce qu'elle est et que l'européanité  (Roland Barthes parle aussi d'américanité) ne sera plus un vague concept technocratique vide de sens et définira une essence spirituelle héroïco-aristocratique comme l'a si bien évoqué Hugo von Hoffmannsthal. A cette “acculturation culturelle” qu’est la colonisation culturelle de l'Europe, les peuples européens opposeront le retour à leur propre identité culturelle, à un nativisme post-moderne, qui se traduirait par le rejet de toute culture étrangère dominante, vecteur de ce que Léo Hamon appelle la “causalité extérieure comme forme absolue d'hétéro-détermination”; les Européens se dresseront pour réactiver leurs cultures chtoniennes spécifiques, et, dans ce mouvement, viendrait éclore ce que le sociologue Heiner Mülhmann (http://www.brock.uni-wuppertal.de/Schrifte/Habil/Rezens1.html ) nomme l'adhésion et l'identification de la masse à un chef prestigieux et charismatique dans le sens wébérien du terme et ce que Jean Lacouture appelle "l'homme-témoin-drapeau" qui incarne l'identité nationale.

 

 

 

La société néo-libérale gangrénée par le syndrome de la modernité

 

 

 

La société globale et néo-libérale est irrémédiablement gangrénée par le syndrome de la modernité, vision mono-linéaire de l'évolution de l'humanité, le miroir aux alouettes des parvenus et des drogues de l'illusion du progrès, l'ambition des "feuilles mortes" comme l'appelait Kundera, la chasse gardée de la caste du "mandanirat" technocratique, vilipendé par Noam Chomsky comme les représentants de la nouvelle oligarchie ploutocratique. Au lieu de se lamenter sur son sort et de faire l'anathème d'un monde qui trébucherait sur des anachronismes et des guerres de religions, la civilisation européenne (enfin ce qu'il en reste) ferait bien d'accepter l'évidence que la religion est une expression naturelle, une forme de croyance, la traduction d'un désir d'interprétation du monde et qu'au lieu de s'indigner et de dénoncer la violence aveugle, elle  s'attache à réfléchir sur la grille de lecture que procure le radicalisme religieux et plus précisément sur le sacré, qui, selon Regis Debray, se révèle être une voie de compréhension et d'accès au profane.

 

 

 

Le fait religieux restera indubitablement  un indicateur de la réalité humaine et collective. A  rebours d'une Amérique messianique contemporaine, qui, au moins, a eu le mérite de remettre au goût du jour le concept de recours à la force, la civilisation européenne plonge dans un irénisme béat et fonctionne sur un mode expiatoire d'auto-flagellation, rongée par ce que Spinoza fustigeait comme la complainte sanglotante de l'homme blanc : le remord, le ressentiment et la propension européenne à culpabiliser sur son passé colonial, ainsi qu'à se morfondre dans une compassion “victimaire” au lieu de se ressaisir sur un mode matriciel et de renouer avec le concept de puissance fondé sur un projet commun géopolitique eurasiatique, la défense des valeurs spirituelles, politiques et culturelles séculaires.

 

 

 

Même si les thèses de Huntington sur le choc de civilisations pêchent par réductionnisme et par culturalisme, et font l'impasse sur les conflits intra-civilisationnels (qu’Amy Chua met bien en exergue), elles ont eu le mérite de remettre au goût du jour les ressorts conflictuels latents, inhérents à toute civilisation, ressorts qui peuvent être, selon le contexte, réactifs par la religion, l'identité ethnique et nationale. A l'instar de ce que l'historien Edward Gibbons a declaré jadis, à savoir que dans l'histoire des civilisations, seuls la naissance et le décès ont une valeur explicative, l'analyse des causes de déclins des civilisations s'avère fondamentale, sans oublier que le déclin de la civilisation occidentale moderne et libérale peut être une lente agonie, compte tenu des capacités d'autorégulation et de régénération du capitalisme de marché, si bien expliquées par Joseph Schumpeter.

 

 

 

Le philosophe Ernst Troeltsch, qui se rattache à l'école de Bade et à l'historisme de Dilthey, a considéré qu'il existe une unité de devenir à travers chaque culture et ses valeurs, et l'on pourrait dire qu'il existe indéniablement une unité de régression propre à toutes les civilisations dont les symptômes sont: anomie généralisée, multiculturalisme exacerbé, persistance du crime, drogue et violence, déclin de la famille et de la natalité, déclin du capital social, faiblesse générale de l'éthique et du civisme, désaffection pour la politique et le savoir, suprématie de l'industrie du spectacle, syncrétisme néo-spirituel et hédonisme généralisé.

 

 

 

De la “communauté de gorets” (Platon) au “meilleur des mondes” (Huxley)

 

 

 

Arnold Toynbee écrira, à juste titre, que la civilisation contemporaine est corrompue par les images et les ondes et le résultat de cette désastreuse nouvelle donne culturelle a été le désert spirituel que Platon avait décrit comme une "communauté de gorets" et qu’Aldous Huxley avait raillé sous le nom de "meilleur des mondes". L'imaginaire collectif européen est purement et simplement colonisé par la société de la communication et de l'information, l'hyper-festif fictif et par les pilules anesthésiantes de la télé-réalité, qui constituent aujourd'hui ce que Louis Althusser appelait les relais modernes de l'"appareil idéologique d'Etat".

 

 

 

Tous ces maux qui accablent la civilisation occidentale procèdent d'un principe du mal que Baudrillard a nommé le “principe de dé-liaison”, ce qui veut dire que l'Occident est en dé-liaison avec ses racines spirituelles et cuturelles comme la societe occidentale est en “dé-liaison” avec le respect du civisme, de l'autorité et de la hiérarchie. Pour se régénérer , la civilisation occidentale se doit de se soumettre à un devoir de mémoire, non pas une mémoire accablante et culpabilisante, mais une mémoire sous forme de maïeutique, que prône le précepte husserlien du "retour aux choses mêmes", du retour aux origines spirituelles et culturelles originelles. Une fois désintoxiquée, cette mémoire collective serait à même, comme le préconise Merleau-Ponty, de mesurer sa conscience au monde, et, en s'incarnant en situation historique, de se confronter aux autres civilisations par l'affirmation de sa volonté de puissance.

 

 

 

Dans la compréhension des dynamiques des civilisations, au pessimisme spenglerien, au réalisme et l'élitisme de Toynbee, il faudrait ajouter une dose de réalisme darwiniste social, selon lequel il est établi que, dans la survie et la suprématie, la victoire appartiendra à la civilisation la plus unifiée culturellement et la plus déterminée ainsi que la plus adaptée à la poursuite de la puissance mondiale. Oui, il faut croire que la civilisation occidentale, plongée dans une longue déliquescence morale et politique, peut encore s'inscrire dans une sorte de "possibilisme", et envisager un sursaut salvateur, un déterminisme à rebours et relever un nouveau défi culturel et identitaire comme le prônait Arnold J. Toynbee. Pour ce dernier, "la facilité est nuisible à la civilisation", et il est vrai que toutes les grandes constructions se sont édifiées dans un cadre difficile par ré-activité volontariste. L'art politique est agonal, naît de la lutte, vit de contrainte et meurt de facilité. "Le stimulant de la civilisation croit en proportion de l'hostilité du milieu". La renaissance de la civilisation européenne se fera si il y a lieu dans un climat de rivalité sous l'impulsion de minorités agissantes et déterminées, car comme le disait si bien Bernanos, les "hommes d'exception naissent à la lisière des pouvoirs forts". Les futures guerres et conflits décisifs seront combattus le long des fractures civilisationnelles et identitaires. La civilisation exprime la plus vaste base symbolique et pratique d'affiliation culturelle humaine en aval d'une conscience d'appartenance à l'espèce humaine. C'est pourquoi, la culture, l'identité et non la classe, l'idéologie ou la nationalité fera la différence dans la lutte des puissances du futur.

 

 

 

Rodolphe LUSSAC,

 

(Toulouse, avril 2004).

 

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mercredi, 21 février 2007

Le concept d'aristocratie chez N. Berdiaev

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Le concept d'aristocratie chez Nicolas Berdiaev

Pierre MAUGUÉ

Par son livre La philosophie de l'inégalité  (1), Berdiaev (2) s'inscrit dans la grande tradition des écrivains contre-révolution­naires. Bien qu'il ait été écrit dans le chaos de la révolution russe, et tout imprégné qu'il soit du mysticisme propre à l'orthodoxie, ce livre recèle en effet un message de portée universelle. Par delà le temps et le fossé culturel qui sépare l'Europe latine du monde slave orthodoxe, les analyses de Berdiaev rejoignent celles de Maistre et de Bonald; elles mettent non seulement en lumière les racines communes à la révolution jacobine et à la révolution bolchevique, mais concluent à la primauté des principes sur lesquels reposent les sociétés traditionnelles.

Comme Joseph de Maistre (3), Berdiaev voit dans la révolution une conséquence de l'incroyance et de la perte du centre or­ganique de la vie. «Une révolution, quelle qu'elle soit, est anti-religieuse de par sa nature même, et tenter de la justifier reli­gieusement est une bassesse... La révolution naît d'un dépérissement de la vie spirituelle, de son déclin, et non de sa cois­sance ni de son développement intérieur». Mais la révolution ne s'attaque pas seulement à la religion en tant qu'elle relie l'homme au sacré et à la transcendance, mais aussi dans la mesure où elle établit un lien entre les générations passées, pré­sentes et futures. Comme le note Berdiaev, «il existe non seulement une tradition sacrée de l'Eglise, mais encore une tradition sacrée de la culture. Sans la tradition, sans la succession héréditaire, la culture est impossible. Elle est issue du culte. Dans celle-ci, il y a toujours un lien sacré entre les vivants et les morts, entre le présent et le passé... La culture, à sa manière, cherche à affirmer l'éternité».

Berdiaev ne peut donc que s'insurger contre la prétention des révolutionnaires d'être des défenseurs de la culture. S'adressant à eux, il écrit: «Vous avec besoin de beaucoup d'outils culturels pour vos fins utilitaires. Mais l'âme de la culture vous est odieuse». Ce que Berdiaev leur reproche, c'est aussi leur mépris des œuvres du passé: «La grandeur des ancêtres vous est insupportable. Vous auriez aimé vous organiser et vous promener en liberté, sans passé, sans antécédents, sans relations», et il se voit obliger de rappeler que «la culture suppose l'action des deux principes, de la sauvegarde comme de la procréation».

Le principe conservateur dont Berdiaev se fait le héraut n'est donc pas opposé au développement, il exige seulement que celui-ci soit organique», que l'avenir ne détruise pas le passé mais continue à le faire croître». L'antimarxisme de Berdiaev n'en fait pas pour autant un défenseur inconditionnel du libéralisme. Bien qu'il reconnaisse, avec Tocqueville, qu'«il y a dans la liberté quelque chose d'aristocratique» et qu'il considère que «les racines de l'idée libérale ont une relation plus étroite avec le noyau ontologique de la vie que les idées démocratiques et socialistes», il n'en estime pas moins que, dans le monde actuel, le libé­ralisme «vit des miettes d'une certaine vérité obscurcie».

Berdiaev relève ainsi que l'individualisme libéral sape la réalité de la personne, à laquelle il entendait donner la première place, du fait qu'il détache l'individu de toutes les formations historiques organiques. «Pareil individualisme», dit-il, «dévaste en fait l'individu, il lui ôte le contenu super-individuel qu'il a reçu de l'histoire, de sa race et de sa patrie, de son Etat et de l'Eglise, de l'humanité et du cosmos». Quant au libéralisme économique, il lui paraît avoir plus d'affinités avec une certaine forme d'anarchisme qu'avec la liberté aristocratique. «L'individualisme économique effréné, qui soumet toute la vie écono­mique à la concurrence et à la lutte d'intérêts égoïstes, qui ne reconnait aucun principe régulateur, semble n'avoir aucun rap­port nécessaire avec le principe spirituel du libéralisme».

En définitive, Berdiaev considère que la philosophie de l'état et des droits naturels, prônée par les libéraux, est superficielle, car «il n'y a pas et il ne peut y avoir d'harmonie naturelle». Pour lui, «la foi libérale» n'est donc pas moins fausse que «la foi socialiste».

La «philosophie de l'inégalité» se présente comme une suite de lettres traitant chacune d'un thème bien précis. Hormis la première lettre, qui traite de la révolution russe, toutes les autres lettres abordent des sujets qui ne sont pas spécifiquement liés à la situation de la Russie. Partant d'une analyse «des fondements ontologiques et religieux de la société», Berdiaev va nous parler de l'Etat, de la nation, du conservatisme, de l'aristocratie, du libéralisme, de la démocratie, du socialisme, de l'anarchie, de la guerre, de l'économie, de la culture, et, pour conclure, d'un sujet qui n'intéresse généralement pas les polito­logues: du royaume de Dieu.

La lettre sur l'aristocratie est peut-être celle qui retient le plus l'attention, car elle ose faire l'apologie d'un principe que, depuis deux siècles, l'on s'est plus non seulement à dévaloriser, mais à désigner à la vindicte populaire. Aujourd'hui, note Berdiaev, il est généralement considéré qu'«avoir des sympathies aristocratiques, c'est manifester soit un instinct de classe, soit un es­thétisme sans aucune importance pour la vie».

La vision réductrice de l'aristocratie que l'on a tout fait pour imposer depuis la Révolution française est battue en brèche par Berdiaev en partant d'un point de vue spirituel. Pour lui, l'aristocratie a un sens et des fondements plus profonds et plus essen­tiels. Alors que «le principe aristocratique est ontologique, organique, qualitatif», les «principes démocratiques, socialistes, anarchiques, sont formels, mécaniques, quantitatifs; ils sont indifférents aux réalités et aux qualités de l'être, au contenu de l'homme». La démocratie, dépourvue de bases ontologiques, n'a au fond qu'une nature “purement phénoménologique”; elle ne serait finalement rien d'autre que le régime politique correspondant au “règne de la quantité”, à l'“âge sombre”, dont parlent les représentants de la pensée traditionnelle, notamment René Guénon.

Mais Berdiaev ne met pas seulement en valeur la supériorité du principe aristocratique du point de vue spirituel. Comme Maurras, il voit en lui un élément fondamental de l'organisation rationnelle de la vie sociale; il rappelle que tout ordre vital est hiérarchique et a son aristocratie. «Seul un amas de décombres n'est pas hiérarchisé» et «tant que l'esprit de l'homme est en­core vivant et que son image qualitative n'est pas définitivement écrasée par la quantité, l'homme aspirera au règne des meil­leurs, à l'aristocratie authentique».

Berdiaev refuse de croire que la démocratie représentative ait, comme elle le prétend, la capacité d'assurer cette sélection des meilleurs et le règne de l'aristocratie véritable. «La démocratie», estime-t-il, «devient facilement un instrument formel pour l'organisation des intérêts. La recherche des meilleurs est remplacée par celle des gens qui correspondent le mieux aux intérêts donnés et qui les servent plus efficacement».

La démocratie, le pouvoir du peuple, ne sont pour Berdiaev qu'un trompe-l'oeil. «Ne vous laissez pas tromper par les appa­rences, ne cédez pas à des illusions trop indigentes. Depuis la création du monde, c'est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. Cela est vrai pour toutes les formes et tous les genres de gouvernement, pour la monarchie et pour la démocratie, pour les époques réactionnaires et pour les révolutionnaires». Cette vue de Berdiaev n'est pas sans rappe­ler Pareto et sa théorie de la circulation des élites. Mais à la question de savoir si c'est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne, berdiaev ne donne pas la même réponse que Pareto (4). Il considère en effet que «les gouvernements révolution­naires qui se prétendent populaires et démocratiques sont toujours la tyrannie d'une minorité, et bien rares ont été les cas où celle-ci était une sélection des meilleurs. La bureaucratie révolutionnaire est généralement d'une qualité encore plus basse que celle que la révolution a renversée».

Pour Berdiaev, la réalité est qu'«il n'y a que deux types de pouvoir: l'aristocratie et l'ochlocratie, le gouvernement des meil­leurs et celui des pires». Vue peut-être un peu trop manichéenne dans la mesure où la médiocratie, ou gouvernement des médiocres, paraît être aujourd'hui la forme de pouvoir la plus répandue, et qu'elle est d'autant plus forte qu'elle se trouve en accord quasi parfait avec l'esprit même du monde moderne.

L'aristocratie est quant à elle en porte-à-faux avec les idées modernes parce qu'elle suppose la sélection et la prise en compte du temps. Pour Berdiaev, l'aristocratie s'inscrit dans l'histoire, elle présuppose une filiation et le lien ancestral. «La formation sélective des traits nobles du caractère s'effectue avec lenteur, elle implique une transmission héréditaire et des coutumes familiales. C'est un processus organique».

Il faut, dit Berdiaev, qu'il y ait dans la société humaine des gens qui n'ont pas besoin de s'élever et que ne chargent pas les traits sans noblesse de l'arrivisme. Les droits de l'aristocratie sont inhérents, non procurés. Il faut qu'il y ait dans le monde des gens aux droits innés, un type psychique qui ne soit pas plongé dans l'atmosphère de la lutte pour l'obtention des droits».

Mais à ce privilège correspondent des devoirs qui ne peuvent précisément être remplis qu'en raison même de ce privilège originel. «L'aristocratie véritable peut servir les autres, l'homme et le monde, car elle ne se préoccupe pas de s'élever elle-même, elle est située suffisamment haut par nature, dès le départ, elle est sacrificielle». Vue extrêmement exigeante pour la­quelle «l'aristocratie doit avoir le sentiment que tout ce qui l'élève est reçu de Dieu et tout ce qui l'abaisse est l'effet de sa propre faute», alors que le propre de la psychologie plébéienne est de considérer «tout ce qui élève comme un bien acquis et tout ce qui abaisse comme une insulte et comme la faute d'autrui».

Du fait que «l'aristocrate est celui auquel il est donné davantage» et qu'il peut ainsi «partager son surcroît», il est appelé à jouer un rôle de médiateur entre le peuple et les valeurs supérieures. Berdiaev tient ainsi à rappeler que, dans toute l'histoire, «les masses populaires sortent de l'ombre et qu'elles communient avec la culture par l'intermédiaire de l'aristocratie qui s'en est distinguée et qui remplit sa tâche». C'est la raison pour laquelle les valeurs aristocratiques doivent demeurer prédominantes, car «c'est l'aristocratisation de la société et non pas sa démocratisation qui est spirituellement justifiée». Berdiaev tient d'ailleurs à rappeler que l'attitude méprisante envers le menu peuple n'est pas le fait de l'aristocratie, mais qu'«elle est le propre du goujat et du parvenu».

Tout en affirmant les principes qui forment la trame des valeurs aristocratiques, Berdiaev n'ignore pas que, «dans l'histoire, l'aristocratie peut déchoir et dégénérer», qu'«elle peut facilement se cristalliser, se scléroser, se clore sur elle-même et se fermer aux mouvements créateurs de la vie». Elle trahit alors sa vocation et, «au lieu de servir, elle exige des privilèges». Pour Berdiaev, les conséquences qu'entraîne cette décadence sont les mêmes que celles qu'envisage Joseph de Maistre. «Lorsque les classes supérieures ont gravement failli à leur vocation et que leurs dégénérescence spirituelle est avancée, la révolution mûrit comme un juste châtiment pour les péchés de l'élite».

Mais quelle que soit la décadence qui peut frapper l'aristocratie, le principe qui est à son origine n'en garde pas moins une va­leur éternelle. La noblesse peut mourir en tant que classe, «elle demeure en tant que race, que type psychique, que forme plastique». Ainsi, la chevalerie, dont Berdiaev regrette l'absence dans l'histoire de la Russie, fut plus qu'une catégorie sociale et historique, elle est un principe spirituel, et «la mort définitive de l'esprit chevaleresque entrainerait une dégradation du type de l'homme, dont la dignité supérieure a été modelée par la chevalerie et par la noblesse, d'où elle s'est diffusée dans des cercles plus larges».

Si l'influence de la noblesse fut plus tardive en Russie, il serait injuste, estime Berdiaev, de méconnaître le rôle important qu'elle a joué dans le développement intellectuel de ce pays. «Elle a», dit-il, «été notre couche culturelle la plus avancée. C'est elle qui a créé notre grande littérature. Les gentilhommières ont constitué notre premier milieu culturel... Tout ce qui comptait dans la culture russe venait de l'aristocratie. Non seulement les héros de Léon Tolstoï, mais encore ceux de Dostoïevski, sont inconcevables en dehors de celle-ci... Tous nos grands auteurs ont été nourris par le milieu culturel de la noblesse».

Berdiaev, qui appartient à la noblesse, héréditaire, n'en reconnaît pas moins qu'«il n'y a pas seulement l'aristocratie historique où le niveau moyen se crée grâce à la sélection raciale et à la transmission héréditaire», mais qu'«il y a aussi l'aristocratie spirituelle, principe éternel, indépendant de la succession des groupes sociaux et des époques». Cette aristocratie spirituelle, qui se forme selon l'ordre de la grâce personnelle, n'a pas un rapport nécessaire avec un groupe social donné, elle n'est pas fonction d'une sélection naturelle. «On n'hérite pas plus du génie que de la sainteté». Mais cette «aristocratie spirituelle a la même nature que l'aristocratie sociale, historique; c'est toujours une race privilégiée qui a reçu en don ses avantages».

Opposer la démocratie à l'aristocratie n'est pas concevable pour Berdiaev. «Ce sont là des notions incommensurables, de qualités complètement différentes». Il voit d'ailleurs dans le triomphe de la métaphysique, de la morale et de l'esthétique dé­mocratiques «le plus grave péril pour le progrès humain, pour l'élévation qualitative de la nature humaine». «Vous niez», dit-il, «les fondements biologiques de l'aristocratisme, ses bases raciales, ainsi que celles de la grâce et de l'esprit. Vous condam­nez l'homme à une existence grise, sans qualités». Quant à la volonté affirmée de porter une masse énorme de l'humanité à un niveau supérieur, elle résulte, selon Berdiaev, non pas d'un amour de ce haut niveau, mais avant tout d'un désir d'égalitarisme, d'un refus de toute distinction et de toute élévation.

Se plaçant délibérément à contre-courant des idées qui ont cours à son époque et qui ont aujourd'hui acquis une valeur de dogme, Berdiaev s'adresse en ces termes aux grands-prêtres de l'idée démocratique: «Ce qui vous intéresse par-dessus tout, ce n'est pas d'élever, c'est d'abaisser. Le mystère de l'histoire vous est inaccessible, votre conscience y reste à jamais aveugle. Le mystère de l'histoire est un mystère aristocratique. Il s'accomplit par la minorité».

Pierre MAUGUÉ.

(décembre 1993).

Notes:

(1) La philosophie de l'inégalité, écrite en 1918, a été publiée à Berlin en 1923. Sous le titre De l'inégalité, une traduction en fran­çais a été éditée en 1976, à Lausanne, par les Editions L'Age d'Homme.

(2) NIcolas Berdiaev est né à Kiev en 1874 et mort à Clamart en 1948. Sa mère était une princesse Koudachev, apparentée à la famille Choiseul. Professeur de philosophie à l'Université de Moscou, Berdiaev, que l'on a parfois qualifié d'existentialiste chré­tien, s'oppose à toutes les formes modernes de matérialisme. Expulsé d'Union Soviétique en 1922, il s'établira en France, où il demeurera jusqu'à sa mort.

(3) Cf. Considérations sur la France. Cette œuvre a récemment été rééditée par “Les Editions des Grands Classiques” (ELP) (37, rue d'Amsterdam, F-75.008 Paris).

(4) Cf. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale.

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mardi, 20 février 2007

Montaigne stratège

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Dimitri SEVERENS :

 

Montaigne stratège

Les lectures de l’Ecole des Cadres

Eric WERNER, Montaigne stratège, Essai, Ed. L’Age d’Homme, coll. “Mobiles politiques”, Lausanne, 1996, ISBN 2-8251-0730-1.

On connaît l’intransigeance tranquille d’Eric Werner, chargé de cours à l’Université de Genève, qui ne cède jamais devant les ukases de la pensée dominante, faite de schémas stériles, de prêt-à-penser, de slogans tout faits. Il nous enjoint depuis plus d’une décennie à revenir à l’essentiel,  c’est-à-dire à relire les classiques de la pensée européenne. Parmi ces classiques : Montaigne. Auquel il a consacrer le petit ouvrage dense et précis que nous vous invitons aujourd’hui à lire. Pourquoi Montaigne? Sans doute parce qu’il est un de ces hommes du 16ième siècle, qui n’est plus prisonnier de certaines limites médiévales mais n’est pas encore prisonnier des lubies post-médiévales, modernes et contemporaines, beaucoup plus exigentes. Dans le fond, constate Werner, Montaigne, en nous enjoingnant à “suivre la nature” (Sequi Naturam), reste dans la ligne d’Aristote et des Grecs  : la loi, qui gouverne les hommes, ou est censée les gouverner, dérive du donné objectif que constitue la nature même des choses. Les hommes se soumettent à la loi parce que cette loi exprime, tout bonnement, le “common sense”, le sain entendement de l’homme de bien. La pensée de Montaigne est itinérante, elle voyage au milieu des faits de monde, elle demeure sereine et se défie de toute systématicité inutile. Pour Werner, elle est un modèle pour notre époque, où la loi n’est plus ce reflet naturel et serein de l’ordre cosmique des Grecs, mais, au contraire, l’expression d’une volonté perverse, et pervertie par l’idéologie ou par la folie de vouloir tout transformer; dans sa conclusion, Werner écrit : “La loi, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’est plus un simple rapport dérivant de la nature des choses, l’expression d’une réalité extérieure s’imposant au législateur, sa raison d’être est au contraire de faire évoluer la réalité à laquelle est s’applique, voire de la transformer de fond en comble, en fonction de critères qui n’ont en règle générale plus rien à voir avec le bien commun (...) mais ne font au contraire qu’exprimer un volontarisme partisan, d’où toute référence aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses a désormais disparu. La loi s’érige ainsi en instrument de transformation sociale au service d’idéologies à prétentions le plus souvent hégémoniques, jouant le rôle de véritable religions séculières. C’est une arme de guerre (...)”.

Cette hypertrophie, démesurée et problématique, du domaine de la loi (ou du “nomos” dirait un Carl Schmitt) est inacceptable à deux titres : d’abord, pour une raison pratique, parce que son applicabilité générale, à l’ensemble des faits qu’elle entend soumettre à sa férule, est impossible, vu les limites naturelles et l’inextricable nodalité de toutes choses, à commencer par la nature humaine et les fondements ontologiques et anthropologiques de l’homme; à partir d’un certain moment, la loi moderne, transformatrice et interventionniste, sera impossible à appliquer sans un exercice de terreur; ses prétentions étant illimitées, elle recèle en elle le crime absolu contre les peuples humains, réceptacles différenciés de choses héritées, mais réceptacles toujours limités par des donnés naturels. Cette loi moderne, interventionniste, est ensuite inacceptable pour une raison éthique : son statut d’instrument de guerre, bien mis en exergue par Werner, fait d’elle —à rebours de la loi traditionnelle, factuelle et postulant un ordre cosmique immuable, loi que l’on qualifie généralement de “grecque” dans la pensée européenne—  fait qu’elle s’attaque aux fondements ontologiques et anthropologiques, môles d’une résistance tenace à ses prétentions exorbitantes, et aux héritages et aux légitimités héritées, qui constituent le patrimoine des peuples et ne peuvent se réduire au schématisme d’une norme, dont l’intention malveillante est partisane.

Werner se réfère à Montaigne, comme d’autre se réfèrent à l’anarque d’Ernst Jünger ou à l’”homme différencié” de Julius Evola, pour dire, avec lui : “Le sage doit au dedans retirer son âme de la  presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues”. Face aux sottises des hommes, à leurs affects, à leurs délires, qu’ils coulent aujourd’hui en lois et veulent imposer à tous, il faut opérer un recul, dit Montaigne. Werner est conscient de la difficulté qu’un tel recul, de nos jours, aussi modeste puisse-t-il paraître, dans  le contexte de surveillance totale que nous subissons, où la  parole médiatique s’insinue en permanence dans nos oreilles et nos cerveaux. Il n’empêche : le sage, et le militant politique différencié, anarque malgré lui, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, face à la masse de Big Brother, doit refuser le discours dominant, celui des médias et des politiciens, des relais de la grande puissance d’Outre Atlantique qui orchestrent les machines à ahurir, pour mieux dominer les “alien audiences”.

Ce travail de recul, de saut en arrière et en dehors, est très difficile. Il exige énormément de volonté. Il exige d’imiter les militants indépendantistes indiens du mouvement RSS, qui prend son envol dès la fin du 19ième siècle : devenir et surtout rester, comme eux, des “renonçants”, des “renonçants” qui méprisent les gadgets du monde consumériste et ne s’intéressent qu’à leur travail de resourcement, de réactivation des forces toujours latentes de notre civilisation européenne. Dans ce travail de recul, plus concrètement, la lecture de Machiavel et de Montaigne, deux hommes de ce 16ième siècle si fascinant, s’avère utile sinon indispensable. Notre club de “renonçants” les pratiquera, les remettra en perspective, en transmettra, avec Werner, si direct, si simple et si serein en son style, la substantifique moelle à ceux, plus jeunes et de plus en plus  nombreux, qui se porteront volontaires pour effectuer, volontairement et en pleine conscience, ce recul, seule démarche intelligente pour échapper aux tourbillons du consumérisme qui jettent l’homme contemporain hors de lui-même, hors de ses héritages et le rendent fou, l’assomment, le condamnent à ingurgiter des cachets de Prozac pour tenir bêtement le coup et continuer à les subir.

Dimitri SEVERENS (Ec.C.SYN.EUR./Bruxelles).   

 

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German Socialism as an Alternative to Marxism

Dr. Alexander JACOB :

German Socialism as an Alternative to Marxism

http://thescorp.multics.org/21spengler.html

lundi, 19 février 2007

L. Vinteuil : les chimères du progrès

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Louis VINTEUIL :

LES CHIMERES DU PROGRES

A la base de ce désordre persiste la croyance optimiste en l’idée d’un progrès continu et linéaire de l’humanité. Maurras en proclamant qu’il n’existe pas un progrès général du monde mais qu’il y a des progrès, réintroduit l’idée critique d’un progrès dépouillé de ses certitudes messianiques. L’ascension de l’homme ne saurait être régulière et automatique, tout comme le bien ne saurait être inhérent à la nature humaine. Les leçons de l’histoire contemporaine avec son cortège continu de guerres, confirment davantage la règle de l’imperfectibilité humaine. D’autre part, ce progrès n’est nullement parallèle au progrès des libertés et des inventions technologiques. L’idée de progrès contemporaine doit être soumise au relativisme conforme à la loi naturelle et organique laquelle proclame que toute vie connaît le déclin après la croissance. Il nous faut donc admettre que l’Europe est plongée dans une phase de déclin. L’un des signes extérieurs révélateurs de la confusion morale et intellectuelle est de confondre progrès et tolérance : Scipion était doux et Hannibal terrible ; mais d’un point de vue politique l’un et l’autre ont bien agi, car leur action répondait aux circonstances de l’époque. La politique est un domaine distinct de la morale. Elle considère d’abord les conditions existantes et les buts à atteindre au-delà des considérations de bonté naturelle de l’homme. En un mot le réalisme et la nécessité sont dans une interdépendance étroite. Et la plus grande leçon de morale qui existe du point de vue politique et individuel est celle de rester cohérent et fidèle à soi-même. Dans nos sociétés modernes régies par un droit de nature « contractualiste « ,  individualiste et positiviste, l’individu est engagé dans une course effrénée à l’accumulation de droits. Ils sont soumis à la spirale de la « réversibilité » en vertu de laquelle tout individu aurait le droit de revendiquer légitimement un droit du seul fait qu’un autre individu aurait acquis le dit droit. Il va s’en dire que les considérations qui sont de l’ordre de l’aptitude, du mérite et de la hiérarchie, constituants les fondements naturels du droit sont totalement absents de cette réflexion. A ce sujet un fragment des pensées de Pascal pose ce postulat : « Historiquement, le droit n’est que la justification de la force. Dans ce droit public il y a une notion fondamentale, celle de l’Etat : elle domine et régit toute la politique, l’Etat selon l’esprit de Rome : être collectif, maître souverain et absolu  ». La conception individualiste du droit résulte du voile d’illusion généré par le langage chrétien, la phraséologie des légistes et la théorie rousseauiste de la bonté naturelle de l’homme; devant cette hypertrophie de textes juridiques produite par cette usine aux droits de l’homme et du citoyen, nous sommes en présence d’un courant « jusnaturaliste » moderne lequel affirme qu’il y a des droits inhérents à la nature humaine, antérieurs à tout droit positif, l’homme ayant par nature des droits.

Ce jusnaturalisme participe d’une philosophie et d’une vision du monde résolument anthropocentriques. En matière de droit , les anciens parlaient de « justum » qu’ils disaient « naturels », mais il s’agissait de catégories objectives en vertu desquelles on parlait de ce qui est juste par nature et de ce que la nature veut comme  juste. Cette justice naturelle impliquait que l’homme soit soumis à une règle droite, en conformité avec la nature des choses et l’obligation morale de les respecter. Bref, cette conception du droit classique instaurait avant tout une philosophie des devoirs de l’homme, le droit étant indissociable de la notion de devoir et d’autorité. Albert Sorel nous rappelle que dans l’Europe d’avant la Révolution française, le fondement du droit public était la conception romaine de l’Etat maître absolu, « l’auctoritas et l’imperium », renforcée par l’affirmation chrétienne que tout pouvoir vient de Dieu, « non est potestas nisi a Deo ». Cette conception était confirmée d’ailleurs par Henri IV et Descartes et devint la pratique que tous les princes ont suivi . Ainsi le réalisme est la première vertu des reconstructeurs de la nouvelle Europe. Mais il y a plus, la reconnaissance du primat de la force comme fondement du droit ne doit pas verser dans l’idolâtrie aveugle. Le culte, le respect de la force présupposent l’existence de servitude. Le culte de la force comme celle du droit implique une conception des devoirs de la force car tout pouvoir, toute puissance légitime est soumise à un certain ordre de responsabilité. Toute idée de progrès reste  indissociablement liée aux concepts de culture et de civilisation.

Faut-il rappeler la distinction maintenant trop bien connue opérée par O. Spengler entre culture et civilisation ? Trop souvent confondues à notre époque comme dans le passé, ces deux notions recouvrent des significations bien différentes. Elles se rapportent à deux étapes de l’évolution des sociétés, l’une correspondant à la jeunesse et l’autre diraient les modernes, à la maturité. Spengler dans le cadre de sa conception morphologique de l’histoire des peuples, voyait dans la culture un ordre différencié, organique et créateur qualitativement, alors que la civilisation renvoyait à un ordre indifférencié, uniformisateur, mécanique et  quantitatif. La culture était la marque distinctive des peuples « supérieurs » au sens qualitatif du terme, alors que la civilisation était perçue comme une phase descendante et de déclin dans l’histoire d’un peuple. La culture correspond à la vie intellectuelle et artistique des sociétés jeunes qui débordent de vitalité et qui se sont forgées une vision du monde. Elle implique la création originale de nouveaux concepts, de valeurs, de nouvelles inventions : la culture accorde plus d’importance à la « personae », à l’individu et à la création qu’à la reproduction sérielle, aux modèles prototypes de référence et la production de masse. Sa vision du monde est esthétique plutôt qu’économiciste et technicienne. La civilisation  représente la cristallisation sur une échelle gigantesque des avancées technologiques et des courants de pensées mercantiles et progressistes, et ne survient que sous la forme pétrifiée puisque elle est mortifère avant même l’accession à sa maturité. Jadis en Grèce comme en Europe, la création culturelle faisait partie de la vie elle même. Elle se fondait sur une vision synthétique du monde dans laquelle religion, politique, économie, littérature , art , philosophie et science n’étaient que les multiples visages d’une vérité spirituelle transcendantale unique. « les cérémonies religieuses, les jeux olympiques, les tournois de chevaliers, les tragédies de Sophocle et d’Euripide, les visions infernales de Dante, le Parthénon et les cathédrales gothiques étaient les expressions symboliques d’un même élan dynamique fondé sur le postulat commun à toutes les cultures naissantes et dynamiques ;  la beauté, la divinité et la vérité sont des aspects complémentaires d’une même réalité spirituelle », constate A. de Riencourt.

Le progrès depuis la Révolution française est engagé sur la voie déclinante de la civilisation technicienne. Culturellement stérile, organisatrice, elle a supplanté la création, et s’est imposé par l’empirisme pratique et le pragmatisme utilitariste. Ce processus dérivant et de déclin où la civilisation tendait à primer sur la dimension culturelle fut amorcé par l’avènement de la Renaissance. En effet la Renaissance fera éclater la synthèse gréco-romaine et gothique à la base de la culture européenne en déplaçant l’accent de la société sur l’individu. L’intérêt en effet se portera alors plus sur ce qui séparait les différentes sociétés européennes plutôt que sur ce qui les unissait. En effet autrefois dans les sociétés de type organique, le principal but de toute culture était d’assurer le développement harmonieux et simultané de l’homme idéal et de la société idéale. La société était alors conçue comme un organisme analogue au corps humain dotée d’une âme, d’un esprit, de membres et d’ organes dont chacun avait sa place déterminée,ses fonctions, ses devoirs et privilèges. L’homme cellule vivante du corps social, était libre d’y développer toutes ses possibilités individuelles en concorde avec la société. La notion fondamentale qui régissait la vie des individus, comme celle de la société était l’unité. On retrouvait partout le même symbolisme, la même sensibilité artistique,littéraire, philosophique, les mêmes institutions sociales, le même langage culturel. La Grèce antique et l’Europe gothique étaient comme des prismes que divisait un  unique rayon de lumière spirituelle en une variété de couleurs vives. Les contrastes étaient évidents mais un même sentiment religieux de surnaturel unissait les êtres, les idéaux et les symboles. Le concret et l’abstrait, l’objectif et le subjectif n’étaient pas radicalement opposés mais fondus dans une synthèse créatrice dont le fil directeur était  spirituel.

Le processus pan-civilisationnel dissociatif et désagrégateur de la Renaissance fit éclater cet idéal d’unité. Peu à peu avec la poussée de l’individualisme, l’émergence dans le domaine de la politique des cités-Etats, des communautés locales indépendantes déconnectées du culte de l’autorité de l’église finirent de corroborer la désagrégation unitaire de la vie sociale, politique et culturelle.  Le monde antique  était à la recherche d’une unité perdue entre le corps et l’âme ; les religions monothéistes ont entamé le long processus de dissociation entre l’âme et le corps alors que la Renaissance viendra consacrer ce dualisme. Les conceptions du monde moderne sont aussi affectées par la suprématie de l’individualisme. Le corps moderne implique la coupure du sujet avec lui même. Avoir un corps plus qu’ être son corps, tel est le destin du sujet occidental, conception liée à l’émergence d’une pensée rationnelle de la nature. Dans les sociétés traditionnelles étudiées par Maurice Leenhardt le corps qui n’est pas frontière s’intègre dans un ensemble symbolique. Pour l’occidental, coupé du cosmos des autres et de lui même, le corps devient un attribut du sujet, la marque de sa clôture sur lui même. Le savoir officiel sur le corps participe de cette « anthropologie résiduelle ». Le mécanisme cartésien achèvera ce processus de dissociation du corps —qui n’est qu’une machine—  et de l’âme —dont toute l’essence est de penser. Le morcellement du corps induit une sourde inquiétude et une multitude de questions éthiques devenues explicites avec l’essor des biotechnologies. Dans les sociétés organiques de type holiste, le corps est un élément qui s’intègre dans un réseau symbolique dense alors que nos sociétés individualistes exaltent le repli du sujet sur lui même et la maîtrise d’un corps objectivé. L’exaltation des plaisirs et le souci du vécu corporel valent à titre de figures inédites, celles de la maîtrise scientifique et technique du corps. L’aspiration contemporaine au bien être obéit aux normes du « bien paraître », et l’hédonisme généralisé assure la vente des cosmétiques.

Ainsi on assiste aux dérives les plus grotesques du nouvel individualisme qui méconnaît les vertus libératrices d’un imaginaire du corps conçu comme vecteur de puissance et idéal d ‘harmonie. Le phénomène de désagrégation fut parachevé dans le domaine de la religion par la Réforme avec le calvinisme et le luthéranisme, et la philosophie de « restauration » de l’anglo-saxon Richard Hooker, qui assurèrent le passage du puritanisme religieux au cynisme commercial par la proclamation de la primauté de l’économique dans la vie individuelle et sociale. Les américains suivirent le pragmatisme puritain de leurs cousins britanniques puis le dépassèrent dans la réduction progressive de l’individu à l’état d’homo oeconomicus, de simple machine à produire et à consommer. Les chantres du libéralisme des premiers jours, A. Smith et J. Bentham trouveront leur consécration de nos jours dans les théories économiques ultralibérales et individualistes d’un Hayek ou d’un Friedman. La conception mercantile et économiciste anglo-saxonne déferlera sur l’Europe, déclin de la foi religieuse, essor du rationalisme et du matérialisme, tels furent les traits dominants de cette époque. En ce sens et plus tard l’ère victorienne, avec son vernis fallacieux hellénistique et sa mièvrerie créatrice laissera présager le déclin culturel de l’Europe : elle fut une période de transition entre la fin d’une culture et la naissance de la civilisation. L’ordre civilisé coïncidait avec l’instauration et le nivellement égalitariste et démocratique.

A ce titre la notion de progrès fut étroitement liée au phénomène d’uniformisation et au règne des masses. La civilisation tend à uniformiser, embrigader les masses de plus en plus nombreuses et interchangeables dans un moule rigide uniformisateur visant à créer un type d’homme générique quelconque  « sans âme, ni patrie ni visage » qui pense et vit comme tout les autres est se conforte dans son instinct social grégaire l’emportant sur la volonté créatrice. L’effondrement des valeurs européennes qui avaient commencé avec la première guerre mondiale ne fit que s’accélérer après la seconde guerre mondiale. Nietzsche avait senti venir avec terreur l’ère de la civilisation comme produit du progressisme dominant. Mais sa révolte contre la montée de «  l’homme grégaire » ne modifiera pas le cours de l’histoire et le processus de déclin. Les assauts désespérés de Nietzsche contre la morale des esclaves constituaient la dernière manifestation fondée sur la vision esthétique et apollinienne   du monde qui allait céder la place au point de vue « éthique » de la société civilisée. En ce sens Nietzsche sera le représentant le plus clairvoyant et démiurgique de « l’anti-civilisation ». Dans le domaine de la culture, le drame wagnérien cédera la place à une culture de masse, désincarnée qui n’est plus considérée comme chose vitale mais comme une activité marginale ne devant  entraver en aucun cas la poursuite des objectifs de la civilisation : l’établissement du bien-être matériel. En ce sens la culture devient un bien de consommation générique, un divertissement anonyme comme un autre. La culture a toujours pensé en terme de qualité, la civilisation en termes de quantité. La notion de progrès actuelle reste liée à cette vision du monde numérisée et statistique, reconnaissable dans la dimension américaine de la vie. La dimension de l’Europe est celle d’une dialectique organique quasi mystique entre temps-espace et un attachement au sens de l’histoire, c’est à dire à une certaine profondeur à l’ancienneté et à la pérennité d’une idée d’institution. Déjà il y a cent ans A. de Tocqueville remarquait:

« Je ne connais aucun pays où il y ait si peu d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique » . En effet par sa politique de creuset, de melting-pot, les Etats Unis contribueront à générer une nation d’extrovertis grégaires, dépersonnalisés, décervelés, uniformisés et purgés de tous les instincts hérités du vieux monde ; il en résultera sur le plan politique, l’émergence d’une démocratie qui entrave le libre jeu et le développement de talents, mais au contraire favorise l’ostracisme et l’élimination silencieuse de tous les éléments non conformistes. Par un processus d’immolation et d’individualisme exacerbé, la prétendue liberté américaine consiste en une libération des « chaînes » du sens de l’histoire. A la « libertas » romaine, « l’elenthénia grecque » se substitue une liberté anonyme vide de sens, vagabonde  et privée de racine propre, le miroir aux alouettes des hommes troncs, citoyens dociles gavés à la sauce consumériste.

Ainsi si le progressisme des premiers jours du XVIIIème siècle était imprégné d’un certain illuminisme messianique et d’une foi utopique en une société égalitaire, le progressisme contemporain devient paradoxalement obscurantiste, régressif et conservateur. Ce type de progressisme  est le garant d’un ordre moral dominant et n’en finit pas de détruire les liens organiques qui articulent les éléments pluriels de la vie sociale et culturelle.  Le processus de dissociation , d’autonomisation culturelle et l’atomisation relative de tous les secteurs de la vie sociale, politique et économique séparés d’un centre unique spirituel et politique  est à jamais consommé. le progressisme à l’avènement du troisième millénaire constitue un de ces phénomènes extrêmes observés par Baudrillard. Partant d’une conception égalitariste et économiciste de la société, ce progressisme s’attaque à l’ordre de la réalité elle même, en générant un processus expérimental de virtualisation et de désubstantialisation, de déclinaison des volontés, venant  par un rythme incontrôlable bouleverser les données de l’existence individuelle et sociale. Il s’agit d’une nouvelle version cyberspace et virtuelle de la philosophie behavioriste qui tend à transformer, voir à cloner les êtres humains, simples échantillons expérimentaux en  des créatures hybrides conditionnées et domestiquées. Elle ne laisse  aucune place au libre arbitre et considère l’homme comme une créature virtuelle sujette à des automatismes et réflexes conditionnés donc façonnables à volonté. Les réalités historiques et spirituelles , les concrétudes naturelles sont ignorées et bannies. Cette nouvelle forme de béhaviorisme postmoderne high-tech joue sur l’inertie animale de l’homme spolié de ses capacités réactives et aboutit à la privation du libre arbitre et de la liberté individuelle. Et c’est en ce sens que la forme contemporaine du progressisme constitue une nouvelle « barbarie » despotique, dont les ressorts totalitaires résultent de la mutilation des réalités historiques, les négations de la spiritualité,l’abolition du temps, la désincarnation et la désacralisation de l’espace par la virtualisation progressive de la vie.

Ce progressisme néo-obscurantiste, afin de pallier aux excès de son processus irréversible et cinétique de cristallisation virtuelle du monde , utilise l’arme prophylactique de l’éthique pour en sorte « humaniser «  et dédramatiser cette marche vertigineuse vers le royaume du non sens. Le politiquement correct , l’ordre moral dominant résultent d’une dégénérescence de la morale via l’éthique. Héraclite  qui vivait 500 ans avant le Christ, avait imaginé que chacun des composants du monde possédait son antagoniste, et que les forces opposées entretenaient un brassage incessant, un combat permanent, lequel s’intégrait selon lui dans le grand mouvement perpétuel dont il opposait deux types : l’harmonique et le chaotique conçu comme un fatras non organisé. L’homme bien qu’il soit le composant le plus complexe de la nature obéissait d’abord à ce chaos et à la loi du plus fort. Or cent ans après Héraclite vint Socrate. Tel un prophète laïc, il conçut et enseigna que chaque être humain était un composant à part entière de la nature, et mieux encore de sa fraction vivante, donc doué d’instinct comme les animaux. Doué de plus d’intelligence en tant qu’homme, il pouvait en intégrant ces deux fonctions, en induire une troisième, celle de la responsabilité individuelle. Pour cela, il devait s’exercer à se comprendre ; le ‘connais toi toi-même » ne fut pas seulement le principe précurseur de la psychanalyse, il fut le précurseur de l’idéologie officielle des droits de l’homme  et celui de la déclaration de Gide selon laquelle « chacun est le plus précieux de tous les êtres ». Cette responsabilité lui fixait le devoir d’autocensure « ne fais pas aux autres ce que tu n’eus point aimé qu’on te fit ».

L’homme de Socrate était doté d’une justice intérieure.  Ces principes n’avaient pas été dictés par des dieux. Socrate était un prophète laïc. Les lignes de conduite qu’il édictait ne se déduisaient que de la seule nature, laquelle n’obéissait qu’à une essence dont chaque constituant, matériel ou vivant, ne pouvait agir que dans une direction, celle du bon fonctionnement, celle du bien. Car cette nature était unique et ne pouvait perdurer que si elle obéissait au bien. Socrate s’inscrivait ainsi au royaume du polythéisme, en faveur du futur monothéisme et quasiment de la démocratie, où chacun a le pouvoir de s’exprimer et d’agir selon sa conscience : d’où la nécessité que celle-ci suivit la bonne direction. Bien que la morale de Socrate n’attaquât  ni la religion ni la société avec lesquelles elle passait un contrat moral, celles ci perçurent les pièges qu’un tel art de vivre faisait courir à la liberté. Pour les compromettre Socrate but la cigüe, comme le Christ se laissa crucifier, comme Mishima se fera « harakiri ». La mort s‘inscrit désormais dans la morale du bien ; l’individu doit tout sacrifier même sa vie à la meilleure marche de la société. D’où la non interdiction de la légitime défense ni de la guerre défensive. Les successeurs de Socrate allaient tout en prêchant la morale , tenter de la faire plus accessible à tous. Aristote et Spinoza, tout en soutenant la nécessité que les hommes se conduisent dans le sens du bien et non dans celui du contraire, reconnaissaient que tous les hommes n’étaient pas doués de la personnalité de Socrate, et ils allèrent jusqu’à reconnaître qu’une sagesse trop stricte pouvait ne pas mener à la béatitude, mais à l’ennui. Quels humains n’éprouvaient pas des envies, des haines, des pulsions dont il fallait tenir compte dans le jugement de leurs comportements, alors  que beaucoup sont pathologiquement atteint de névrose obsessionnelle ou /et pulsionnnelle, de manie , de paranoïa. Ils étudièrent donc plutôt que la morale , la science de celle-ci, l’éthique.

Tandis que la morale de Socrate indiquait jusqu’où il ne fallait pas aller du tout, l’éthique tenta de définir jusqu’où on ne pouvait ne pas aller trop loin. En fait la religion puis la justice allaient se mêler à la discussion et c’est finalement la justice qui s’est emparée du pouvoir lequel s’était emparé d’elle depuis longtemps. Nos contemporains refoulent de plus en plus une cette forme de morale et se donnent entre autres excuses, le fait qu’ils obéissent à l’éthique. Ils ont officialisé celle-ci au nom du progressisme dominant  en organisant des comités d’éthiques à tous le échelons de la vie sociale politique et économique. Leurs conclusions à l’officialité ambigüe ont surtout pour objet de préparer l’opinion aux votes par le législateur de lois violant la pure morale. On a vu à titre d’exemple que toutes les lois sur la fécondation, préparées par le comité national de l’éthique biomédicale, sont passées sans problèmes au parlement français, sans parler la loi sur l’avortement. Somme toute l’éthique prépare une évolution des moeurs telles que beaucoup d’interdictions morales d’hier sont levées, et si les parlements transforment ses conclusions en lois, l’interdiction d’hier l’est aussi. Ainsi chaque corporation si elle n’a pas un comité, déclare avoir son éthique. Les politiciens commettent en trouvant cela tout naturel  et politiquement correct les pires abus de biens sociaux. Au nom de l’éthique va- t- on bientôt créer un comité d’éthique sexuelle et le composer d’ experts de tous les types de sensualité ? Oui de la morale on en est venu à l’éthique et de l’éthique on a dérivé vers le politiquement correct. Ainsi seul une refonte complète du système de valeurs contemporain de caractère permissif et individualiste permettrait d’endiguer cette dérive de la morale en éthique. Si l’absolu consiste en une vision du monde héroïque, dans la dimension transcendantale de l’homme, le progressisme néo-obscurantiste contemporain est à la phase ultime de la relativisation de l’absolu, puisqu’il a finit de s’ériger en religion séculière convertie au monde et de vider de son sens la notion de mystère. Ce obscurantisme progressisme néo-obscurantiste s’est engagé sur la voie d’une nouvelle eschatologie, non pas celle d’un monde transfiguré mais celle de la parousie postmoderne d’une nouvelle forme d’hominisation hybrido-mutante, définitivement privée de références spirituelles et identitaires.

Louis VINTEUIL.
 

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dimanche, 18 février 2007

E. Cioran ou l'avancée dans le silence

medium_CIORAN.jpg

A. BARGUILLET :

Emil Cioran ou l'avancée dans le silence

http://mon-bloghauteloire.blogs.allocine.fr/mon-bloghauteloire-78994-emile_cioran_ou_lavancee_dans_le_silence.htm

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samedi, 17 février 2007

M. Eliade über "Die Revolution des Neuen Menschen"

medium_eliade_intro.jpg MIRCEA ELIADE über "die Revolution des neuen Menschen"

Zum heutigen Jahrestag der Gründung der Legion des
Erzengels Michael am 24. Juni 1927


Das Jahr 1927 bedeutete den Beginn des Kampfes zwischen
den "Generationen". Nicht der Kampf zwischen Alten und Jungen
- wie man glaubte und lange behauptete - , sondern der Krieg
zwischen zwei Welten: auf der einen Seite die alte Welt, die an
den Bauch glaubte (das Primat des Ökonomischen und des
Politikertums), auf der anderen Seite die neue Welt, die es
wagte, an den Geist zu glauben (Primat des Geistigen). Die
jugendliche Bewegung von 1927 wurde mit diesem Bewußtsein
der historischen Mission geboren: die Seele Rumäniens zu
verändern, alle Werte einem einzigen höchsten Wert, dem Geist,
unterzuordnen. Eine Unterordnung, die vor allem in der
heroischen Phase Verzicht, Selbstaufopferung, Askese
bedeutet. Der historische Sinn dieser Jugendbewegung ist nicht
schwer zu entziffern. Da sie ihre lebendigen Wurzeln im
Christentum hat - und Christentum bedeutet "Umsturz aller
Werte" - versucht sie einen neuen Menschen zu schaffen. Denn
der Mensch der modernen Zeit blieb Teil der alten luziferischen
Wirtschaft: des Egoismus, der Instinkte, der Werte einer
niedrigsten Biologie. So oft in der Geschichte ein neuer Mensch
auftauchte, setzte er sich durch das Primat der geistigen Werte
durch. Der Kampf zwischen Licht und Dunkel, zwischen Gut und
Böse, wird nur am Ende aller Zeiten beendet sein. Aber jeder
neue Sieg des Geistes, des Lichtes, erfüllte sich nur durch den
völligen Verzicht auf die Instinkte der Selbsterhaltung. Der neue
Mensch bedeutet vor allem die natürliche Überwindung dieser
Instinkte. Eine Überwindung, die die Geschichte immer
berücksichtigt. Übrigens ist es von Bedeutung, daß weder in der
Geschichte noch in der Ewigkeit etwas ohne einen Akt des
Verzichts erreicht wird. Die Geschichte eines Volkes ist nicht
möglich ohne den Lebensverzicht einer großen Anzahl von
Menschen.
(Buna Vestire, 27.6.1937)

Die allergrößte Sünde ist die Unfruchtbarkeit: in biologischer
und in geistiger Ordnung. Die größte Mission, die ein Mensch
erhalten kann, ist die Schaffung von Werten, das spirituelle
Schaffen also. Neben dieser schaffenden Tugend stehen alle
anderen Qualitäten oder Fehler im Schatten. Dieses Kriterium
und diese Mission sind das Einzige, was Menschen jetzt am
Anfang ihres historischen Lebens erhalten können. Nur ein
hartnäckiger Kampf für die Wiederherstellung der
Wertehierarchie und ein ununterbrochenes Bemühen zu
schaffen, können dem modernen Rumänien einen anderen
geschichtlichen Sinn geben. Es wird also abzuwarten sein, wie
viele von Ihnen die Stärke haben werden, bis zum Schluß ihre
Mission nicht zu verraten.
(Raboj, 21.12.1935)

Wir möchten auch noch etwas anderes hören als nur die ewige
Unterscheidung von "Rechts und Links", proletarischer und
nationaler Revolution (als ob eine wahre Revolution nicht immer
ein und dieselbe sei, einfach des Menschen, der Seele). Wollt
ihr Revolution? Sehr gut. Wer will sie nicht? Aber es gibt so viele
revolutionäre Impulse, die seit Tausenden von Jahren darauf
warten in die Praxis umgesetzt zu werden. Der Menschensohn
stieg doch deshalb herab, um uns die ständige Revolution zu
lehren, die Revolution gegen die alte Ökonomie - der
materiellen, persönlichen, dunklen Interessen -, und uns die
neue Ökonomie der Barmherzigkeit, der Hoffnung, der Liebe zu
lehren. Wem von uns ist es gelungen, diese menschliche
Revolution zu verwirklichen? Wer war so verrückt, so
revolutionär, sein Stück Brot seinem Nächsten zu geben, seinen
Stolz durch Erniedrigung zu verletzen, hinter sich die Brücken
abzureißen, und für eine Idee oder einen Glauben auf alles zu
verzichten?
... Revolution? Warum nicht? Denn jeder Mensch, der seinen
Leben einen Sinn geben möchte, wird zur Revolution geboren.
Erinnern wir uns aber daran, daß die wahre Revolution (nicht die
politisierende Pseudo-Revolution, nicht der Wechsel der Herren
und Bojaren) aus einer seelischen Überfülle entspringt, aus
einer biologischen und heiligen Wut gegen Lüge,
Ungerechtigkeit, Heuchelei, aus einem heidnischen Durst nach
neuem Leben, nach einem neuen Menschen , nach einer neuen
Welt.
... Der neue Mensch bedeutet vor allem ein völliges Loslösen
von der Heuchelei und Feigheit der Gesellschaft, in der wir
leben, er ist ein junger Mensch, an nichts gebunden, ohne Angst
und Makel, die Augen auf die Zukunft und nicht auf die Praktiken
der Vergangenheit gerichtet. Ich würde gern einen Revolutionär
treffen, der zuerst die Revolution bei sich zu Hause und in seiner
Seele gemacht hat, der keinen Ehrgeiz kennt, keine Reichtümer
besitzt, auf Bequemlichkeit, auf die Mythologie der Straße und
auf die Unwissenheit der Ahnen verzichtet. Zeigen Sie mir ihn -
eine Seele, bereit für jede Erneuerung, ohne Strategie und
Politik, ohne Geld und Ehrgeiz.
(Vremea, 10.6.1934)

Heute steht die ganze Welt unter dem Zeichen der Revolution.
Aber während diese Völker diese Revolution im Namen des
Klassenkampfes und des Primates der Wirtschaft
(Kommunismus), des Staates (Faschismus) oder der Rasse
(Hitlerismus) leben, wurde die legionäre Bewegung unter dem
Zeichen des Erzengels Michael geboren, und sie wird durch die
göttliche Gnade siegen. Deshalb ist die legionäre Revolution
geistig und christlich, während alle anderen gegenwärtigen
Revolutionen politisch sind. Während alle gegenwärtigen
Revolutionen zum Ziel haben, durch eine soziale Klasse oder
einen Menschen die Macht zu ergreifen, so verfolgt die legionäre
Bewegung als oberstes Ziel die Erlösung des Volkes, die
Versöhnung des rumänischen Volkes mit Gott, wie der Capitan
sagte. Deshalb unterscheidet sich der Sinn der legionären
Bewegung von allen anderen Bewegungen, die bis heute in der
Geschichte entstanden sind, und der Sieg der legionären
Bewegung wird die Wiederherstellung der Tugenden unseres
Volkes, ein tüchtiges, würdiges und starkes Rumänien mit sich
bringen - und einen neuen Menschen schaffen, entsprechend
einem neuen Typus des europäischen Lebens.
(Buna Vestire, 17.12.1937)

Alle Zitate - mit wenigen Korrekturen - aus: Hannelore Müller,
Der frühe Mircea Eliade. Münster 2004.

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Le blog de Clément Rosset : à lire

Le blog de Clément Rosset

Clément Rosset est un philosophe qui m'a marqué profondément, surtout sa logique du pire et son anti-nature, qui m'ont aidé à ne pas succomber aux optimismes béats, sans pour autant cultiver un pessimisme de sinistrose, et ensuite à me méfier, me défier des arrière-mondes des philosophes du non-vécu. J'ai eu l'occasion, déjà, de dire ce qu'il nous avait apporté, dans un entretien accordé à Marc Lüdders. Armin Mohler, lui aussi, avait saisi la pertinence de ce philosophe français. C'est donc avec une joie, que je veux vous faire partager, que je vous signale ici l'existence de son blog, contenant des textes de grande valeur, dont celui-ci, intitulé: "Le nietzschéisme de Clément Rosset" (http://clementrosset.blogspot.com/2006/05/le-nietzschisme-de-clment-rosset.html ).

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jeudi, 15 février 2007

Note sur Alfred Bäumler

Robert STEUCKERS :

Note sur Alfred Bäumler

19 novembre 1887 : Naissance à Neustadt an der Tafelfichte dans le Pays des Sudètes du philosophe allemand Alfred Bäumler. Connu en France pour la polémique qu’il avait lancée contre Heidegger, grâce aux travaux de Jean-Michel Palmier, Alfred Bäumler avait rejoint le national-socialisme, devenant certainement le philosophe le plus pertinent parmi les rares “ralliés”. Il a opéré une synthèse, — que l’on redécouvre aujourd’hui en la détachant du contexte politique des années 30 et 40 — entre les œuvres de Kant, Hegel, Bachofen et Nietzsche. Son système repose essentiellement sur une interprétation existentialiste et panvitaliste de l’esthétique et de la critique de la faculté de juger de Kant.

En effet, le philosophe de Koenigsberg reconnaît l’hétérogénéité fondamentale des jugements esthétiques, constate la quasi impossibilité de se débarrasser de cette hétérogénité, mais, en même temps, perçoit, chez les hommes, un unisson quand il s’agit de reconnaître, émerveillés, la beauté transcendantale des véritables chefs-d’œuvre. L’Allgemeingültigkeit [la validité générale] des chefs-d’œuvre est-elle une valeur “universelle” transposable en d’autres domaines que l’esthétique, par exemple la politique, dont le but n’est évidemment pas de générer du “beau”, mais un “bien commun” circonstanciel à une Cité donnée ? Peut-on hisser un principe valable et même efficace, né ici et pour ici, au rang de règle générale pour ce qui se passe et/ou doit se passer là-bas ? Bref, de l’universalité de la beauté des chefs-d’œuvre peut-on déduire une théorie et une pratique universalistes de la politique ? D’autant plus que la “validité générale” d’une œuvre d’art conserve toujours des racines particulières, locales, ethno-nationales, liées à une histoire. La question mérite donc toujours d’être débattue et hante sournoisement tous nos débats, encore aujourd’hui. Ensuite, dans sa critique de la faculté de juger, Kant distingue les “objets d’art” des “objets vivants” (ou “objets de nature”), où les uns sont produits d’une volonté extérieure à eux-mêmes, tandis que les autres recèlent en eux-mêmes leur sève et sucs vitaux. Existentialiste, volontariste et panvitaliste, Bäumler va parier sur l’hétérogénéité et sur la force vitale qui impulse les mouvements autonomes des “objets vivants”, dont les nations. En partant de cette hétérogénité et de ce timide vitalisme kantien, Bäumler va explorer un filon qui aboutit à Bachofen et à Nietzsche. En adhérant au national-socialisme, il croit faire passer la vie politique et idéologique de son pays d’un stade déterminé par les philosophèmes abstraits de l’Aufklärung (qui prétendent à une Allgemeingültigkeit) à un stade nouveau, acceptant l’hétérogénéité du monde pour ce qu’elle est, avec son cortège de tragédies et de conflits, et focalisé sur les sucs et sèves autonomes des “objets vivants”. Alfred Bäumler meurt isolé le 19 mars 1968 à Eningen en Allemagne. Preuves de la renaissance de Bäumler aujourd’hui, dans l’espace linguistique français :

1) Alain Renaut, qui nous propose une nouvelle traduction de la critique de la faculté de juger, évoque la grande pertinence de l’exégèse bäumlerienne de Kant et nous invite à la relire avec beaucoup d’attention, alors que les positions “républicaines”, assez banales et superficielles de Renaut, le posent comme un moraliste para-pseudo-kantien et libéraloïde. Renaut —qui s’inscrit dans cette platte stratégie de défense de l’idéologie “républicaine” en France— défend Kant pour son cosmopolitisme, alors que ce cosmopolitisme n’était certainement pas aussi simple ni aussi “diluationniste”, comme l’a justement prouvé Bäumler. Seul point positif au fait que Renaut enjoigne ses lecteurs à lire Bäumler : ceux qui le feront dans une perspective moins conformiste ne pourront plus se faire traîter de “fachos” par les “vigilants”, à la Olender…

2) Ensuite, la réédition d’un livre de Gilbert Lebrun, qui constitue une autre étude sur la critique de la faculté de juger, s’appuie essentiellement sur les thèses de Bäumler sur Kant. Gilbert Lebrun est un philosophe rigoureux et apolitique, qui ne fait pas mention de l’engagement national-socialiste de Bäumler, et ne prend en considération que ses arguments de nature philosophique, comme il se doit [cf. Robert Steuckers, «Thomas Mann et Alfred Bäumler», analyse de Marianne BÄUMLER, Hubert BRUNTRÄGER & Hermann KURZKE, Thomas Mann und Alfred Baeumler. Eine Dokumentation, Königshausen und Neumann, Würzburg, 1989, 261 p., ISBN 3-88479-407-8; in: Vouloir, n°8/NS, automne 1996].

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mardi, 13 février 2007

Individu: création étatique

L'individu est une création étatique.

Trouvé sur :

http://cafeducommerce.blogspot.com/


Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Marcel Gauchet, dans un texte de 1980 (La démocratie contre elle-même, pp. 19-21 - je souligne ce qui me convainc le plus) :

"Ce n'est, du reste, que grâce au développement de l'Etat, et en fonction de l'accroissement de ses prérogatives, qu'a pu se constituer quelque chose comme l'individu. C'est parce qu'est advenu en Europe un type d'Etat profondément nouveau, donnant de fait corps à la puissance dernière de la société sur elle-même, qu'a pu s'effectuer la translation révolutionnaire du fondement de la souveraineté du sommet vers la base, du Prince matérialisant l'unité primordiale à la somme des citoyens assemblés en société à partir de leur séparation d'origine, et donc de leur identité native de droits. Ce n'est que dans la mesure où s'est insensiblement imposée, avec la figure d'un pouvoir n'ayant rien au-dessus de lui, la dimension d'une ultime possession de leur monde par les hommes qu'est née en retour la notion d'une autorité relevant par principe de la participation de tous et procédant au départ de la décision de chacun.

Ce n'est aucunement du dedans des êtres que s'est formée l'intime conviction qu'ils existaient d'abord chacun pour eux-mêmes, au titre d'entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C'est de l'extérieur, au contraire, en fonction de la réappropriation globale du pouvoir de l'homme sur l'homme contre les décrets des dieux qui s'est opérée par l'intermédiaire de l'affirmation de l'Etat. Comme c'est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s'imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son "absolu", qu'a pu s'effectuer le travail d'abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l'accouchement de la catégorie proprement dite d'individu. Pour qu'advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d'Etat ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiaux, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d'une nature tout à fait autre, un pur centre d'autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective. Contradiction constitutive des démocraties modernes : pas de citoyen libre et participant sans un pouvoir séparé concentrant en lui l'universel social. L'appel à la volonté de tous, mais la sécession radicale du foyer d'exécution où elle s'applique. Le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l'expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l'instance politique.

Car tel s'avère le paradoxe de la liberté selon les modernes : l'émancipation des individus de la contrainte primordiale qui les engageait envers une communauté supposée les précéder quant à son principe d'ordre, et qui se monnayait en très effectives attaches hiérarchiques d'homme à homme, loin d'entraîner une réduction du rôle de l'autorité, comme le bon sens, d'une simple déduction, le suggérerait, a constamment contribué à l'élargir. L'indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous les plans n'a aucunement empêché, mais au contraire a régulièrement favorisé, la constitution, à part et en sus de la sphère de l'autonomie civile, d'un appareil administratif prenant de plus en plus largement et minutieusement en charge l'orientation collective. Plus du tout sous le signe de l'imposition d'une loi extérieure, intangible, échappant à la prise des hommes, puisque antérieure à leur volonté. Sous le signe, fondamentalement, de l'organisation du changement, de la maîtrise de l'évolution, de la définition de l'avenir - de la production de la société par elle-même dans le temps."


Dans l'ensemble, il s'agit d'une reprise d'une idée développée déjà par Gobineau et Nietzsche, et que l'on peut reformuler dans un esprit proche de Louis Dumont : en réduisant petit à petit le rôle de l'aristocratie, l'absolutisme monarchique, et au premier chef bien sûr Louis XIV, a été le premier à saper la base de l'édifice hiérarchique de la société féodale. En atténuant la distinction degré par degré de cette société, au profit d'une structure binaire le-Roi / tous-les-autres, il a contribué à créer ou accentuer le sentiment d'égalité entre tous ces autres. Si un seul est au-dessus de tous les autres, tous ces autres sont plus ou moins au même niveau.

Je ne vais pas chipoter Marcel Gauchet, mais on peut regretter son absence de nuances dans l'ensemble de ce passage, qui lui fait confondre un peu trop religion et politique, monarchie absolue et démocratie : disons que c'est la loi du genre d'une synthèse aussi rapide.

Le lecteur aura reconnu, dans le dernier paragraphe, l'influence de Max Weber. M. Gauchet va néanmoins moins loin : Weber estimait que l'accroissement de l'appareil administratif finissait par "échapper à la prise des hommes" : s'il n'est pas alors "antérieur à leur volonté", il devient du moins presque indépendant vis-à-vis de celle-ci, retrouvant certains caractères d'une "loi extérieure".

Et le même lecteur peut conclure quant à la spontanéité, l'innocence, et au bout du compte la valeur et l'importance, des désirs des "individus". Je n'ai pas dit qu'elle était nulle.

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Ego and Existence

Davide MOISO:

Ego and Existence: Existentialism and the Absolute Individual in the Philosophy of Max Stirner and Julius Evola

http://www.rosenoire.org/essays/EgoExistance.php...

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lundi, 12 février 2007

Interlude girardien

Interlude girardien 

Je retombe sur un passage extrait de Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999, je cite d'après l'édition de Poche, pp. 206-208), qui me frappe d'autant plus que René Girard n'a rien d'un tiers-mondiste exalté.

Je rappelle le cadre théorique : les sociétés traditionnelles se seraient construites autour d'une victime émissaire sacrifiée à l'union de la collectivité. A cause de la révélation chrétienne d'après Girard, plus probablement, si l'on accepte le cadre girardien, à la suite d'une évolution où les Grecs et les deux Testaments jouèrent un rôle effectivement central, ce mécanisme a perdu de son efficacité (on peut d'ailleurs interpréter dans cette optique la honte et la gêne évidentes de ceux qui se débarrassèrent de Saddam Hussein) - d'où justement la naissance du concept de bouc émissaire, qui prouve que l'on est devenu plus conscient de l'existence de tels processus. Girard en vient donc au monde moderne :

"Entre les phénomènes d'expulsion atténuée que nous observons tous les jours dans notre monde et le rite antique du bouc émissaire aussi bien que mille autres rites du même genre, les analogies sont trop parfaites pour ne pas être réelles.

Lorsque nous soupçonnons nos voisins de céder à la tentation du bouc émissaire, nous les dénonçons avec indignation. Nous stigmatisons férocement les phénomènes de bouc émissaire dont nos voisins se rendent coupable, sans parvenir à nous passer nous-mêmes de victimes de rechange. Nous essayons tous de croire que nous n'avons que des rancunes légitimes et des haines justifiées mais nos certitudes en ce domaine sont plus fragiles que celles de nos ancêtres.

Nous pourrions utiliser avec délicatesse la perspicacité dont nous faisons preuve à l'égard de nos voisins, sans trop humilier ceux que nous prenons en flagrant délit de chasse au bouc émissaire mais, le plus souvent, nous faisons de notre savoir une arme, un moyen non seulement de perpétuer les vieux conflits mais de les élever au niveau supérieur de subtilité exigé par l'existence même de ce savoir, et par sa diffusion dans toute la société. Nous intégrons à nos système de défense, en somme, la problématique judéo-chrétienne. Au lieu de nous critiquer nous-mêmes, nous faisons un mauvais usage de notre savoir, nous le retournons contre autrui et nous pratiquons une chasse du bouc émissaire au second degré, une chasse aux chasseurs de bouc émissaire. La compassion obligatoire dans notre société autorise de nouvelles formes de cruauté. (...)

La perspicacité au sujet des boucs émissaires est une vraie supériorité de notre société sur toutes les sociétés antérieures, mais, comme tous les progrès du savoir, c'est aussi une occasion de mal aggravé. Moi qui dénonce les boucs émissaires de mes voisins avec une satisfaction mauvaise, je continue à tenir les miens pour objectivement coupables. Mes voisins, bien entendu, ne se font pas faute de dénoncer chez moi la perspicacité sélective que je dénonce chez eux.

Les phénomènes de bouc émissaire ne peuvent survivre dans bien des cas qu'en se faisant plus subtils, en égarant dans des méandres toujours plus complexes la réflexion morale qui les suit comme leur ombre. Nous ne pourrions plus recourir à un malheureux bouc pour nous débarrasser de nos ressentiments, nous avons besoin de procédures moins comiquement évidentes.

C'est la privation des mécanismes victimaires et à ses conséquences terribles que Jésus fait allusion, je pense, quand il présente l'avenir du monde christianisé en termes de conflits entre les êtres les plus proches.

N'allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. Je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et à la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa famille. (Mt 10, 34-36)

Dans un univers privé de protections sacrificielles, les rivalités mimétiques se font souvent moins violentes mais s'insinuent jusque dans les rapports les plus intimes. C'est ce qui explique le détail du texte que je viens de citer ; le fils en guerre contre son père, la fille contre sa mère, etc. Les rapports les plus intimes se transforment en oppositions symétriques, en rapport de doubles, de jumeaux ennemis. Ce texte nous permet de repérer la vraie genèse de ce qu'on appelle la psychologie moderne."


Parmi mes nombreux projets on trouve une étude de l'influence de Girard sur Muray, une confrontation systématique de Girard et de Dumont, une synthèse critique sur les thèses de Girard. Anticipons sur celle-ci en relevant dès aujourd'hui ce paradoxe d'une théorie dont les fondements (le mimétisme notamment) sont discutables - et discutés - mais dont la valeur explicative semble difficilement contestable : relier ainsi, en quelques paragraphes, les problèmes de mondialisation et d'impérialisme, les processus victimaires dans les sociétés occidentales, et les névroses familiales, n'est pas une fin en soi, n'est en rien une garantie de véracité, mais stimule me semble-t-il la réflexion.

Sans ordre, quelques évocations précédentes de René Girard :

-
les libéraux-libertaires ;

-
une pierre dans le jardin de Marcel Gauchet ;

-
René Girard et les associations gay ;

-
distinguo Girard-Redeker - je découvre d'ailleurs des commentaires que je n'avais jamais lus, pardon de n'y avoir pas répondus (un petit mail peut être utile lorsqu'on laisse un commentaire tardif par rapport à la rédaction du texte).

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samedi, 10 février 2007

Citation de M. Gauchet

Libéralisme = marxisme, une fois de plus.

L'angle de comparaison nous est cette fois donné par Marcel Gauchet :

"C'est la tentation récurrente de la modernité. La force et la nouveauté de la redéfinition de la condition collective amenée par l'orientation vers le futur portent avec elles la croyance que la structuration politique relève d'un héritage archaïque en voie d'être dépassé. Cette illusion de perspective eut longtemps l'aspect de la foi dans une révolution grâce à laquelle adviendrait une société pleinement sociale, c'est-à-dire délivrée de la contrainte étatique. Elle revient aujourd'hui sous l'aspect de la promesse d'une consécration de l'individu grâce au marché et au droit qui réduirait l'appareil de la puissance publique à une gouvernance inoffensive." (La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, p.9)

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vendredi, 09 février 2007

G. Faye: La Nuova Società dei Consumi

Guillaume Faye:

NSC. La Nuova Società dei Consumi


http://www.uomo-libero.com/articolo.php?id=100...

 

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Altheim, Spengler, Nietzsche: décadence

Altheim, Spengler, Nietzsche et la décadence, mythe de la révolution conservatrice

par Stefano ARCELLA

Dans son analyse du roman antique (Roman und Dekadenz), Franz Altheim note que cette forme très par­ticulière de la littérature antique présente une sorte de désordre stylistique, correspondant à une époque de transformation profonde de la société et de la politique. C'était une époque où s'achevait la civilisation de la polis et que s'affirmait la civilisation alexandrine, concentrée sur les grandes cités cosmopolites, dans des empires tentaculaires. D'Alexandrie à Pergame et à Rome, où disparaissaient les antiques idéaux républicains, triomphait une plèbe urbaine aux origines composites mais homogène dans son style de vie. Dans toute la Grèce, le roman s'était substitué à toutes les autres formes littéraires canoniques, telles l'épopée et la tragédie. Le roman antique s'est formé par les concours de rhétorique sophistique, dans la poésie érotique, l'historiographie, où l'on confondait tous les styles, pour les unifier ensuite dans une forme nouvelle, témoin de la désagrégation des formes anciennes mais néanmoins spécifique.

Altheim définit le roman comme une “forme ouverte”, c'est-à-dire ouverte à tous les styles mais aussi à l'expérience du divers, de l'exotique et de l'aventureux. Le site du roman n'est plus la Cité-Etat avec ses lois et sa morale inscrite dans le mythe, ni la petite communauté où se mouvait encore un Socrate, comme s'il déambulait dans le patio de sa propre habitation, mais la terre lointaine, la cité mythique de Thulé ou la mystérieuse Egypte, pays de mort et de résurrection (Isis-Osiris) ou encore l'Ethiopie, terre aimée des dieux, lieu idyllique de la réconciliation finale.

Si la thématique fixe de tous ces romans, et non seulement des Ethiopiques d'Héliodore, est l'amour entre deux jeunes gens, ceux-ci sont confrontés à des forces ennemies qui provoquent leur séparation, amor­çant de la sorte une pérégrination interminable et pénible, exprimant du reste la nouvelle réalité culturelle de la fin du monde antique, c'est-à-dire la fin d'un monde clos et basé sur l'idée de mesure, qui a égale­ment pour corollaire la création de vastes domaines dont les centres sont les cités cosmopolites surpeu­plées, parlant une koiné dérivée de toutes les races et de toutes les langues, coutumes et religions. Au sein de ces nouveaux agrégats humains, où prévaut l'élément chaotique, Altheim, en suivant ainsi les traces de Burckhardt, de Nietzsche et de Spengler, perçoit les signes d'une phase de décadence qui a caractérisé le monde grec puis le monde romain et qui revient aujourd'hui dans le monde occidental, où l'on élabore aussi des romans évoquant ce style de vie ouverte, tout à la fois cosmopolite et désagrégée.

Dans son Histoire de la religion romaine, Altheim note, à propos de Rome, comment, à partir du IIième siècle av. J.C., on a commencé à introduire dans l'Urbs des cultes d'origine orientale. Au début, ces cultes n'ont connu aucune fortune, car l'appareil d'Etat a réagi violemment, puis, à l'époque impériale, ces cultes ont trouvé un terrain fertile. Dans ces cultes, dont le prototype est essentiellement celui de Dionysos et de Bacchus, où la dignité du citoyen est foulée aux pieds, où le citoyen perd sa mens quand il entre en état de possession (les possédés étant considérés comme dementes, déments). Ces cultes tendaient à dissoudre la réalité religieuse dans des expériences purement individuelles, de caractère ex­trêmement émotionnel. En d'autres mots, ces nouvelles formes de religiosité, exactement comme le ro­man, sont le miroir d'une réalité où prévalent désormais l'individu, le pathétique, toutes formes que l'on at­tribuait à l'époque aux pôles féminins de l'existence.

Tout comme le dionysisme, le monde oriental envoie à Rome des mages et des chaldéens de toutes sortes, des sectes à mystères et des nécromanciens, qui, tous, réclament de l'aventure pour le corps et pour l'esprit, afin d'animer le nouveau type humain des grandes cités. Ce glissement du monde antique vers un bazar religieux oriental est, pour Altheim comme pour Spengler, le signe tangible d'une époque frappée par la décadence. Une décadence qui peut se définir ainsi: les expressions partielles et person­nalisées de la religiosité prennent le pas sur une religion unitaire qui, elle, pourrait se définir comme olym­pienne en Grèce et comme étatique à Rome.

Ne nous attardons pas à énumérer toutes les formes prises par cette décadence religieuse et que Spengler a repéré à l'ère moderne et dans la civilisation occidentale (où l'on voit s'achever une structure sociale hiérarchique et émerger une commercialisation générale de tous les actes humains, à la suite d'un phénomène de déracinement). Observons plutôt les réactions de tous ces “philosophes de la culture” face à ces phénomènes de décadence et à ces valeurs qu'ils projettent dans notre propre présent dilaté. Spengler comme Altheim, ainsi que d'autres figures éminentes de la culture allemande des premières dé­cennies de notre siècle (de Jünger à Benn) qui ont annoncé le déclin de l'Occident, ont été placés d'office dans ce fourre-tout fort hétérogène qu'est la “Révolution Conservatrice” et interprétés exclusivement comme des nostalgiques et de purs conservateurs réactionnaires et passéistes (cf. les analyses compi­latoires de Mosse et les écholalies “inspirées” de Jesi).

Car enfin, s'ils sont “révolutionnaires-conservateurs”, pourquoi n'avoir exploré que leurs aspects conser­vateurs? Quelles seraient alors leurs dimensions révolutionnaires? En effet, s'ils s'emploient à dénoncer systématiquement un présent dégénéré, s'ils évoquent sans cesse la désagrégation moderne, ils ne peuvent pas, s'ils en restent à ce niveau critique, résoudre le problème d'un retour à une tradition qui ne pourrait se déployer dans la réalité actuelle. Nietzsche, dans un élan de romantisme tardif a pu penser, un moment, que Wagner deviendrait le continuateur d'Eschyle; mais il s'est rapidement rétracté. Mais ni Spengler ni Altheim ne se sont posés comme les défenseurs d'une aristocratie disparue ou d'une nouvelle oligarchie faussement aristocratique. En fin de compte, constater la décadence ne constitue pas un ju­gement moral mais indique un style de vie et un retournement de la civilisation dans lequel il s'agit d'œuvrer. Dans une phase historique de ce type, il serait utopique et artificiel de vouloir revenir à l'ordre antique et de remettre sur leur trône les vieux monarques ou sur leurs autels les vieux dieux olympiens, mais d'agir dans la cohérence, en opérant des choix précis.

L'étude du passé, chez Spengler et Altheim, fascine et n'effraye pas l'érudit qui s'y consacre et fait face à une époque qui a certes perdu ses orientations mais tente néanmoins de vivre de nouvelles expériences, de créer de nouvelles formes d'expression, de rechercher de nouvelles solidarités. Tout comme l'érudit qui se penche sur le passé, celui qui explore le présent, en tant que phase de décadence, est véritable­ment hapé par l'observation de toutes ces nouvelles cristallisations et de cette curieuse simultanéité entre, d'une part, l'homogénéisation totale de la planète et, d'autre part, la désagrégation d'un type hu­main “mégalopolique”, désormais ghettoïsé à outrance dans une multiplicité de petites sphères privées, homologué dans un style de vie collectif. En ce sens, aujourd'hui plus qu'hier, écrit Altheim, le roman est à son apogée, il est simultanément le produit et l'auteur de cette phase-ci de notre civilisation.

C'est justement dans cet aspect-là du roman que nous trouvons la dimension proprement révolutionnaire de l'analyse de nos érudits que l'on a un peu trop vite catalogués comme “conservateurs”; ils appartien­nent en effet à une génération qui refuse de se reconnaître dans l'optimisme bourgeois, mais ne se réfu­gie pas pour autant dans le sentimentalisme irrationnel, dans la pure et simple évocation de symboles disparus. En termes plus directs, disons qu'un monarque est à sa place quand il s'inscrit dans un cadre traditionnel vivant, c'est-à-dire dans un style de vie traditionnel; autrement, il n'est plus qu'une caricature.

Notre époque est une époque de nouveaux mages et certainement aussi celle de nouvelles formes de re­ligiosité personnalisée, où l'on recherche de nouvelles voies de salut dans une aire où toute orientation a disparu. La solution est de se chercher soi-même dans de nouveaux styles de vie que permet notre époque, c'est-à-dire un style de présence à soi, de responsabilité propre, calqué sur l'anarchisme kantien ou nietzschéen, pour que nous retrouvions notre être propre au-delà de toute aventure et de toute méta­morphose.

Par rapport à ces valeurs de base, pour lesquelles nous existons, le mythe nietzschéen semble pouvoir répondre à cette exigence d'action révolutionnaire et conservatrice tout à la fois. Ce mythe est conserva­teur quand il évoque les exigences de notre plus lointaine antiquité, mais il est simultanément révolution­naire quand il se positionne juste en marge de notre présent et qu'il scrute le temps à venir. En d'autres mots, cette attitude se traduit par l'“éternel retour”, qui n'est finalement qu'une transposition à l'échelle cosmique de l'impératif catégorique kantien, dont nous trouvons l'écho chez Spengler quand il parle du Wartsoldat (de la sentinelle) ou dans le principe de persuasion de l'Italien Michelstaedter. Certes, ce que nous proposons là, avec ces auteurs révolutionnaires et conservateurs, sont des solutions individuelles, bien appropriées au déracinement des grandes métropoles; mais c'est précisément là que réside toute leur actualité, leur modernisme pourtant tout entier dépourvu de progressisme, leur profonde moralité dans le sens où elles s'éloignent de toutes vaines nostalgies et, enfin, leur capacité à évoluer à travers les méandres de la cité-monde, dans l'aventure quotidienne que nous devons bien vivre, pour partir sans cesse à la recherche de nous-mêmes.

Luciano ARCELLA.

(ex: Pagine Libere, n°2/1995).

 

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jeudi, 08 février 2007

L'itinéraire grec: des mythes à la désincarnation

Catherine SALVISBERG:

L'itinéraire grec: du réalisme des mythes à la désincarnation par les idées

Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le mo-dèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Epinal; les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout na-tu-rellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout natu-rellement? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pen-sée ordonnée, soumise à la rai-son et à la lo-gique.

Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "deuxième mou-vement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini"; elle est devenue notre "Grèce-réfé-rence".

Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase...

Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la Tragédie  comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique; il voit naître et vivre des my-thes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination; c'est pourquoi il ap-paraît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée ac-tuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mé-moire histo-ri-que, dans la grande mémoire, celle qui porte la sour-ce, les racines, la matrice de notre pré-sent et donc de notre futur.

Les mythes qui dominent toute notre Antiquité euro-péenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence ma-térielle intacte, ne ren-dent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles por-taient en elles.

I. La pensée par les mythes

La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses ap-proches, qu'in-tellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des ro-mantiques du siècle dernier, ne peut plus faire ap-pel qu'à la raison pour comprendre: nous sommes de-venus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vi-talité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les my-thes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pau-vre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles; selon les siècles, les idéo-logies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbo-lisme qui n'est en fait que le reflet de concepts mo-dernes: certains y ont vu l'expression d'un incons-cient collectif; d'autres ont donné aux mythes une fonction so-ciale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le vi-siteur d'un musée qui est sé-paré de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact.

Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profon-dément enra-ciné dans la culture grecque tout au long de son évo-lution et qui, de surcroît, pré-sente l'intérêt d'être par-tiellement passé dans notre culture: le mythe d'He-ra-klès.

Le mythe d'Heraklès

D'origine purement grecque, et plus précisé-ment do-rienne d'après des sources aussi sé-rieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Mé-diterranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une person-nalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double pro-blème qui nous préoccupe: la perception du mythe et l'évo-lution de la pensée.

Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera tou-jours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exem-plaire. Ce héros a des faiblesses; il commet des crimes (il tue ses trois enfants), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nom-bril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, gué-risseur (il est parfois asso-cié à Asklepeios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées; l'époque moderne ne con-naît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on sup-prime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbri-qués qu'ils en sont in-dissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses quali-tés, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d'ail-leurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière.

Une tradition en fait aussi une divinité chto-nienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts; mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons; là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.

La rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes

Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous ve-nons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance exté-rieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont pas-sés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plu-part allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consis-tait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complète-ment leurs cadavres; à la suite de cet exemple, Walter Otto (1) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite: "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite" (2). Et Otto de révéler "la dispro-portion entre l'acte lui-mê-me et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est ca-ractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au tra-vers de mythes et de rites, que nous ne sommes ca-pables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".

Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révèlera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.

II - La pensée par les idées

Si l'on connaît la place privilégiées que Nietzsche ac-corde à la musique par rapport aux autres arts, com-me émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes cri-tiques que le philosophe alle-mand proférera à l'égard de Socra-te, "l'homme qui ne sait pas chan-ter".

Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les my-thes, de les concevoir autre-ment que dans la pen-sée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus en-core, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une ex-plication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue en-tre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge: "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réelle-ment arrivée?". Et Socrate ré-pond: "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des ar-guments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument ra-tionnel destiné à se substituer à un élément my-thologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très ac-cessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance ration-nelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

Les mythes n'en sont pas pour autant abandon-nés: ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre.

Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet ex-posé, dans toute la force et la puissance ambigües d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhu-maine, ses débauches et ses pas-sions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes,  en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les tra-vaux seront des épreuves d'utilité publique; il de-vient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui ja-lonnent sa vie: il accepte libre-ment le sacrifice; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invo-qué dans les situations difficiles et il de-vient un "sauveur". Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la mê-me épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéa-lisé n'au-ra pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, puri-ficateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ (3).

La rationalisation est
le prélude de la moralisation

Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les di-vinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous ap-pa-raît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Pla-ton va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il ap-pellera "des mensonges de poètes", et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui.

En invoquant le monde des idées, Platon a ou-vert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent: le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le che-val noir; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc; les deux chevaux sont conduits par le cocher: la rai-son. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses deux composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Hei-degger appelle avec bonheur "la pensée calcu-lante".

Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les pla-ces des villages, où, à l'instigation des syndicats d'ini-tiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majo-rettes.

Pourtant nous savons que les civilisations sont mor-telles; la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la tech-nique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire pro-fonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte: Mnémo-syne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la créa-tion, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû dé-laisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des dé-buts, nous for-gerons de nouveaux mythes pour de nou-veaux printemps.

Catherine SALVISBERG.
 

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mercredi, 07 février 2007

Ludwig Klages et son temps

Martin KIESSIG

Ludwig Klages et son temps - L'influence d'un penseur de notre siècle

Lors du centième anniversaire de Ludwig Kla-ges (1972), on s'est rappelé en Allemagne l'exis-tence de ce philo-so-phe mort en Suisse en 1956, dont la renommée connut son apogée au début des années trente, mais qui, après 1945, som-bra progressivement dans l'oubli. Il n'était réapparu  ‹le pauvre‹ que dans les polé-miques émo-tionnelles et politisées: on l'avait ainsi étiqueté "préfasciste" et con-sidéré comme un ennemi de la civilisation intellectuelle et un défenseur trou-ble de l'"état prélogique", d'une cons-cien-ce "préhistorique"; bref, un homme sourd à toute sen-si--bilité intellectuelle.

L'Allemagne, en effet, a connu, a-près 1945, une sorte de nouvelle vague de rationalisme, et, dans cette foulée, tout ré-sidu de romantisme, toute réflexion sur la validité philo-so-phique des senti-ments, apparurent soudain suspects; un logisme et un rationalisme arides ont ainsi pris le pou-voir et cette aridité, pour se justifier, se procla-mait "antifascis-te". Regardée à travers le prisme desséchant des néo-mar-xistes, sociologues et lin-guistes, la vie menaçait d'être ré-duite à un sys-tème de concepts morts. Un contre-courant a bien porté le nom de "nostalgie", mais une sen-timentalité beaucoup trop ramollie y dominait le jeu.

Le retour discret de Ludwig Klages

Tout vrai sérieux de réflexion en était absent. En ce qui con-cerne le philosophe Klages, le ch¦ur de ceux qui s'ex-primèrent en 1972 pour la fête de son centenaire, était ainsi caractérisé par un curieux et aigre mélange de légitimation, de mécon-nais-san-ce, de suspicion; Klages était ren--du inoffen-sif: à son égard on adoptait une position "neutre", dé-ga-gée de toutes valeurs fondatrices. Toutefois, il y avait là un point po-sitif: Klages revenait au centre du débat; sa po-sition de penseur, chercheur et critique com-men-çait à se préciser; il devenait urgent qu'un phi-losophe de son envergure soit pris au sé-rieux, que la discussion qu'il avait lan-cée à pro-pos des émotions qui sous-tendent les dé-marches et idéo-logies politiques soit clarifiée, que le reproche qu'on lui adressait ‹avoir été un précurseur de la barbarie culturelle‹ soit discuté, relativisé voire réfuté, parce que, bien souvent, il n'était que la misérable conséquence d'une hostilité, tou-te de hargne et manifestement erronée.

Pour ce débat indispensable, concret et scienti-fique, un travail préalable de préparation a été accompli depuis lors; les documents de base ont été passés au crible, clairement remis dans leur vaste contexte et interprétés par l'un des meil-leurs connaisseurs, et cela avec une honnêteté intellectuelle admirable, une hauteur sereine, scientifique, et s'il le fallait, avec une fermeté et une dignité courageuses non dépourvue de cha-leur humaine. Nous rendons hommage, ici, à l'ouvrage considérable Ludwig Klages im Wi-derstreit der Meinungen  (= Ludwig Klages dans le conflit des opinions) de Hans Kasdorff, à qui nous devons déjà l'importante introduction en deux volumes à l'¦uvre de Klages (ac-compagnée d'une bibliographie  com-mentée et cir-constanciée) Ludwig Klages, Werk und Wir-kung  (= Ludwig Klages, ‘uvre et influen-ce).  L'ouvrage nouveau présente et examine les inci-dences qu'ont eues les enseignements et les li-vres de Klages sur quasi tous les domaines de la vie intellectuelle, dès la première apparition publique du philosophe (1895) jusqu'à sa mort. Par la souveraine maîtrise du sujet, l'abondance des documents présents pour la recherche sur Klages, les trois ouvrages de Kasdorff ne doi-vent plus faire défaut. Le fait que Kasdorff connaît pour ainsi dire toute la littérature secon-daire sur Klages et y fait brillamment référence en un résumé concis, ses travaux acquièrent une valeur toute particulière.

Mais à cela s'ajoute encore autre chose qui dé-passe le strict domaine de la recherche scienti-fique et rejoint l'histoire universelle des idées au vingtième siècle. En cela le livre de Kasdorff, par endroits, est un maître-instrument pour sai-sir l'histoire intellectuelle si cap-tivante de l'Allemagne de ce siècle. Cela vaut d'abord pour deux époques de la vie de Klages: sa jeunesse après la fin de ses études à Munich où il joua un rôle dans le Schwabing d'alors (le quartier des artistes et des poètes à Munich), parmi ceux que l'on appelait les "Cosmiques" et s'inscrivaient dans le sillage de Stefan George, et l'époque du National-Socialisme, pendant laquelle Klages vivait en Suisse où il s'était installé dès 1915.

Klages: le fondateur de la graphologie scientifique

Disons d'abord un mot au sujet de la recherche scientifique et de la quête philosophique de Kla-ges: il est le fondateur de la graphologie scien-tifique; de cette discipline ‹méprisée jus-qu'a-lors et considérée comme une pseudo-science obscure nullement "présentable"‹ il a fait un sec-teur de la psychologie universitaire.

Cet itinéraire est lié à ses études sur l'expression et la caractérologie; avec Kasdorff, on peut tran-quillement affirmer qu'il n'avait jamais été question, avant Klages, de caractérologie scien-tifi-que; dans le cadre de ses vastes recherches et de sa philosophie, Klages lui-même tenait pour central son enseignement de la réalité des "ima-ges". Mais c'est précisément cette démarche qui a rendu Klages suspect, qui a fait de lui un grand contempteur de l'"esprit" (Geist);  c'est aus-si la raison pour laquelle ses concep-tions ont été accusées de superficialité et de lé-gèreté.

Son ¦uvre philosophique maîtresse s'intitule, comme chacun sait, Der Geist als Widersacher der Seele ("L'esprit en tant qu'antagoniste de l'âme"); ce titre a en effet quelque chose de pro-voquant et, par l'im-pression qu'il suscite, il est presque du tape-à-l'¦il, il s'apparente au slogan et à la thèse programmatique. Mais grâce à cette formulation choc, il a pénétré plus largement dans les consciences. Aussi, Klages lui-même n'est pas responsable de la "légèreté" qu'on lui a attribuée et les erreurs d'interprétations provien-nent bien plutôt des caricatures de son ¦uvre, formulées par ses détracteurs.

Les concepts "esprit" et "âme" (ou "esprit" et "vie", ce qui pour Klages revient au même)  sont rarement distincts, même dans la pensée philosophique, et sont parfois employés comme synonymes. Les différences s'estompent et, là où elles demeurent visibles, in-ter-viennent des systèmes de valeurs que Klages ne par-tage pas (comme dans le christianisme, où l'esprit est tenu pour valeur suprême, voire pour la divinité elle-même).

Klages englobe de préférence dans le concept d'"esprit" (à la différence de Schopenhauer) la volonté consciente qui naît de la puissance et de la domination et s'exprime dans un activisme égoïste fébrile. Face à cela se dresse la vie-mère, serviable, prête aux sacrifices ("pathi-que") et douée d'une âme (vie qui paraît polarisée dans le corps comme dans l'âme). L'intellectualisation et, par conséquent, la mé-cani-sa-tion et la technicisation de la vie mettent en danger voire tuent celle-ci: cette appréhension de Klages, nous la vivons chaque jour de façon effroyablement évidente. Ce conflit toujours latent entre la vie douée d'une âme et l'esprit humain, entre la substance et le "je", Klages le tenait pour sa découverte cardinale et nommait l'émergence de la pensée conceptuelle, "le secret le plus discutable de l'histoire uni-verselle".

Redécouverte du romantique Carus et critique radicale du christianiasme

Il découvrit en effet au cours de ses investigations que le conflit esprit/vie avait déjà été formulé par ce grand contemporain de Goethe, Carl Gustav Carus. Il est incontestable que c'est à Klages que revient le mérite d'avoir redécouvert Carus, ce penseur éminent du romantisme (et cela dès 1904). Depuis lors, il a cherché des précurseurs de sa pensée dans l'histoire philosophique européenne et a trouvé des traces chez Héraclite, puis surtout chez le grand expert du mythe, Bachofen, et essen-tiellement dans le romantisme allemand qui, grâce à lui, a été l'objet d'une nouvelle ap-proche, de par la profondeur de ses analyses.

Klages a formulé en outre une critique du christia-nisme, parce que c'est, selon lui, une religion de l'es-prit née de l'ancienne pensée judaïque, généralement logocentrique. Lui-mê-me n'était nullement a-religieux, mais au con-traire ‹comme l'affirme Kasdorff‹ d'une nature profondément religieuse, assurément phi-losophique et spirituelle, qui se serait par-fai-tement retrouvée dans le monde pré-chrétien. Ainsi les sentiments qu'il formule reflètent une sorte de piété païenne, telle que Goethe l'avait réclamée pour lui-même. Cela n'a naturellement rien à voir avec un retour insensé et artificiel à de lointaines religions païennes historiques. Kla-ges n'a pas songé non plus à un quelconque retour à des formes de vie propres à l'humanité préhistorique non civilisée, aux "Pé-las-ges".

Ce serait donc folie de déduire de tels sim-plismes de son ¦uvre. Il est un point, toutefois, que Klages, partial comme tout grand penseur, n'a pas vu ‹et Kasdorff cite l'un de ses cri-tiques‹  c'est la force de l'amour dans le christia-nisme. Mais Kasdorff laisse à penser que ce n'était pas précisément cette valeur-là qui a déterminé principalement l'histoire du monde chrétien. Et quiconque réagit en chrétien se doit de le reconnaître avec émotion et douleur.

L'impact d'Alfred Schuler

La plus forte influence qui s'exerça sur le jeune Klages fut celle d'Alfred Schuler, un person-nage, un phénomène remarquable, souvent énigmatique, qui fascinait les grands esprits animant le Schwabing du tournant du siècle. Cette personnalité fut centrale dans le cercle des "Cosmiques". Schuler, qui est mort en 1923, n'a lui-même rien publié mais il s'est profilé à travers quantité de conférences. C'est Klages qui, plus tard, publia ses manuscrits à titre posthume.  Il faisait preuve d'un profond dis-cerne-ment, d'une grande compréhension des cultures passées et se sentait lié viscéralement à des mondes enfouis, surtout à l'antiquité ro-maine. Quelque chose d'oublié depuis fort longtemps avait repris vie en lui, autrement dit, le monde des morts était pour Schuler réalité vivante et agissante. Klages comme Schuler avaient la certitude que les forces de la vie cosmique agissaient sur nous; c'était davantage une croyance de type religieux qu'un jugement d'ordre philosophique. Schuler a exercé une très forte influence sur Rilke, qui a très souvent écouté ses conférences, et aussi sur Norbert von Hellingrath, ce spécialiste de Hölderlin, tombé au feu lors de la première guerre mondiale, qui désignait Klages comme un "métaphysicien de haut niveau". Kasdorff constate que Klages n'était pas étranger à ses deux conférences sur Hölderlin, qui furent à l'origine d'une renaissance de ce poète.

Klages a également influencé un poète excep-tionnel, oublié à tort aujourd'hui: Friedrich Huch, un cousin de Ricarda. On trouve en effet des traces de son influence dans le roman de Huch Peter Michel  et dans ses deux livres Träume  ("Rêves"). Toute découverte impor-tante, qu'elle soit philosophique ou idéologique, incite facilement à une formulation exagérée: c'est là une mode didactique pour la mettre en évidence avec acuité et lui assurer un impact. Ensuite, la discussion philosophique doit se tenir loin des extrêmes; elle doit osciller entre celles-ci et ordonner les rapports de conflic-tualité. Dans le cas de Klages, l'idée de vouloir abolir l'"esprit" serait totalement insensée et nulle part il n'est question de cela dans son ¦uvre. Klages attire l'attention sur les dangers qui menacent la vie inconsciente quand s'exerce la toute-puissance de l'esprit, mais il montre également la nécessité d'un compromis entre l'esprit et la vie. L'esprit échoit fatalement à l'homme et la mission de cette instance, son but suprême, c'est de s'inscrire dans la totalité de la vie. Nous devons chercher à prévenir son penchant à dominer et assujettir la vie.

L'homme, la Vie, la Terre

L'esprit doit être au service de la vie, il se transforme alors en principe culturel créateur. Quand cela n'est pas le cas, c'est toujours au détriment de la vie, de la Terre Mère sacrée, cela aboutit à l'exploitation sans scrupules de ses trésors, à la destruction du paysage dans lequel nous vivons.

Avoir énoncé tout cela, comme personne avant lui, de manière radicale, avec une clairvoyance prophétique, nous avoir averti avec tout le sérieux voulu: voilà ce que nous devons à Klages. De nos jours où la question de la pollution est devenue si actuelle, son message devrait pouvoir jouir d'un regain d'intérêt. Klages a formulé sa critique dans l'essai Der Mensch und die Erde  ("L'homme et la terre") publié en 1913 dans la brochure commé-morative d'une manifestation de la Freideutsche Jugend ("La jeunesse allemande libre") et qui, d'après Kasdorff, est resté jus-que au-jourd'hui son texte le plus connu.

Assurément, Klages n'affronterait pas sans critique les écologistes actuels; il leur repro-cherait d'élever la voix non pas en raison d'un amour altruiste de la nature mais d'abord en raison d'un angoisse existentielle égoïste.

Ludwig Klages et Stefan George

Outre Schuler et Klages, le cercle des "Cos-miques" à Munich comptait aussi parmi ses membres le poète Karl Wolfskehl, lui aussi ami de Stefan George. C'est ainsi que George entra dans le "cercle cos-mi-que" mais Klages, en revanche, n'était pas ‹comme on peut parfois le lire‹ membre du cercle de George. Klages, qui lui-même dans sa jeunesse avait écrit des poèmes, publia à plusieurs reprises des textes dans les Blätter für die Kunst  ("Feuillets pour l'art") de George. Ses relations avec George ont connu des mutations abruptes; elles ressemblent fort à celles entre Nietzsche et Richard Wagner. Nietzsche voyait à l'origine en Wagner l'incar-nation de son idée du musicien dionysiaque et il le magnifiait mais sa vénération se changea plus tard en récusation hostile. Klages vit à l'orgine en George l'incarnation de son idée de poète visionnaire, dionysiaque, instruit de la vie et il écrivit sur lui un petit livre élogieux; mais il s'en éloigna de plus en plus jusqu'à le rejetter totalement lorsqu'il crut reconnaître chez lui des tendances toujours plus manifestes d'une vo-lonté orientée vers la puissance et la domi-na-tion.

L'autre époque de la vie de Klages, qui aujourd'hui agite les esprits, est celle marquée du sceau du National-Socialisme. On sait à quel point le Troisième Reich a courtisé les grands esprits de l'Allemagne d'alors et a essayé de s'en servir. George devait  devenir le poeta laurea-tus, et pourtant (il vivait alors à l'étranger), il n'a pas estimé que ces invitations intéressées mé-ritaient réponse.

De la même façon, les autorités nationales-socialistes auraient aimé voir Thomas Mann revenir au pays, avec sa gloire internationale. On sait comment cela échoua. Elles voulaient élever Albert Bassermann au rang de premier acteur d'Etat mais à une condition: jouer à l'avenir sans sa femme qui était juive; et lui aussi refusa et resta à l'étranger. Klages également (dont les idées "anti-intellectualistes" et l'exaltation des forces du sang peuvent être considérées comme des principes incontesta-blement nationaux-socialistes et recevaient de ce fait bon accueil) serait sûrement devenu un philosophe officiel. Heidegger, on le sait, était recteur national-socialiste de l'Université de Fribourg.

Klages sous le national-socialisme

Kasdorff démontre que Klages, dès le début, a méprisé l'hitlérien ordinaire et a mis en garde contre lui. De plus, il fut attaqué et rejeté par Rosenberg si bien que son aura officielle sous le Troisième Reich fut pour le moins controversée. Toujours est-il qu'on fit appel à lui sous le Troisième Reich pour prononcer des confé-ren-ces à l'université de Berlin (lui qui n'avait jamais obtenu de chaire). Il y trouva un très large écho parmi les étudiants (aux dépens du philosophe national-socialiste Alfred Bäumler qui professait alors). Kasdorff montre combien il est difficile d'appréhender la diversité de toute l'époque hitlérienne et combien il est ardu de porter un jugement global et honnête sur les événements de l'époque, parce qu'il n'est plus possible de reconstruire quelque chose aujour-d'hui avec objectivité. En tout cas, Klages a mis en exergue, dans le National-Socialisme, la "volonté de puissance" et l'a récusée avec détermination. Naturellement, il y  avait sous le Troisième Reich, y compris au sein des ins-tances officielles, des hommes d'opinions politiques et de sensibilités différentes. Il faut donc tenir compte des opportunismes et des tra-vestissements dictés par la prudence et la ruse. En tout cas, le chercheur, qui se penche sur le passé, découvrira maints rapports entre Klages et ses disciples non seulement avec des groupes nationaux-socialistes mais aussi avec des grou-pes de résistance poursuivis par la suite. Il n'est pas un disciple de Klages, devenu célèbre, à qui l'on ait épargné les remarques soupçonneuses, le mouchardage, l'inter-diction de travail, les pour-suites. Klages lui-même ne s'est jamais reconnu dans le National-Socialisme. Le juger "pré-fas-ciste" ne peut être que de la calomnie malveil-lante. Aujourd'hui, la plupart des critiques sé-rieux s'accordent pour reconnaître qu'il n'appar-te-nait pas à cette mouvance.

Fait significatif: c'est l'historien marxiste de la littérature, Georg Lukacs, qui a énoncé la thèse selon laquelle Klages serait responsable de l'idéologie nationale-socialiste. Assurément, on trouve dans ses écrits des remarques critiques à l'encontre de la judéité; dans l'introduction au "testament" de Schuler, publiée par lui en 1940, il y a quelques réflexions dont le ton est for-tement antisémite et que l'on a décrites par la suite comme une "erreur indélébile" et un "regrettable écart de langage" de la part d'un philosophe septuagénaire. Kasdorff tente, il est vrai, de donner une explication psychologique: Klages était agressif, il agissait parfois sous la dictée d'une rage froide; souvent hyper-sensible à la critique inadéquate, il réagissait sans mesure, presque inconciliable dans la dispute; Klages se sentait attaqué injustement par des membres israëlites du cercle George. De plus, Klages était un homme avec ses contradictions et il possédait d'étranges traits de caractère. Klages qui, autrefois, avait cru avec Schuler à une régénération  de la vie, fut, à la fin, secoué par un pessimisme profond en ce qui concerne le développement ultérieur de l'humanité. Il ne croyait pas aux bienfaits du progrès et prévoyait un chute quasi apocalyptique. Il partageait avec Karl Jaspers ‹que Klages a hautement apprécié en dépit de toutes leurs différences philo-sophiques‹ la conviction que l'optimisme n'é-tait plus justifié. L'influence de Klages a donc été très grande, quand bien même elle ne fut pas toujours notoire et reconnue.

L'impact de Klages

Ses idées ont porté leurs fruits dans les domaines les plus divers (pédagogie, médecine, investigation du conte, éthique, littérature, his-toire de l'art, linguistique, art populaire, pour n'en citer que quelques-uns). Ses adversaires éga-lement se sont servis de ses idées. C.J. Buckhardt a déclaré que Klages avait été le premier à montrer la destruction de la substance spirituelle et en 1952, voici ce qu'il lui écrivit: "on vous a pillé, comme l'homme tombé aux mains des brigands". Herman Hesse, Max Weber et Walter Benjamin, entre autres, font partie de ces hommes reconnaissants qui ont attesté son influence et reconnu son importance.

Etre controversé, c'est aussi détenir pour soi un critère d'importance. Personne n'entame de débat au sujet d'esprits dénués d'importance. Il faut citer encore un témoignage de poids: le dessinateur Alfred Kubin a dit de Klages qu'il était un "phénomène fascinant, un chercheur de premier ordre, pour moi, le psychologue le plus important d'aujourd'hui".

Klages mérite notre reconnaissance et nous devrions lui rendre justice. Notre monde privé de dieux, abandonné des dieux va sombrer: ce n'est pas une raison pour oublier les génies d'antan. La décadence, on ne peut l'affronter qu'avec une courageuse affliction. C'est dans ce sens que conclut Kasdorff avec ces mots si humains et si saisissants: "Il est certain que le souvenir tisse encore ses fils; et il y a peu de temps encore, il y avait Mozart, Goethe et Caspar David Friedrich. Mais à chaque prin-temps, moins d'hirondelles nous reviennent. Les signes sont mauvais. Même le profane le voit et le sent: le désert croît et maintes choses an-noncent l'ère de la glaciation intérieure. La "com-munication" que souhaitent nos socio-lo-gues devrait bientôt connaître des difficultés. Mais pendant un temps, il sera encore permis de se souvenir et nombreux sont ceux qui plantent encore un arbre".

Martin KIESSIG.
(article paru dans  Criticón, n°51, Jan.-Feb. 1979; traduction française: Marie-France Gi-rod; Adresse actuelle de Criticón: Knöbel-straße 36/0, D-8000 München 22; tel.: (089) 29 98 85.
 

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