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samedi, 24 février 2007

J. F. Mattéi: du bon usage de l'indignation

Pierre CORMARY :

Sur  "Du bon usage de l'indignation" de Jean-François Mattéi

http://pierrecormary.blogspirit.com/archive/2005/09/05/du-bon-usage-de-l-indignation.html

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vendredi, 23 février 2007

J. de Maistre ou le Sade de l'ordre moral

Pierre Cormary:

Joseph de Maistre ou le Sade de l'ordre moral

http://pierrecormary.blogspirit.com/archive/2005/11/11/joseph-de-maistre-ou-le-sade-de-l-ordre-moral.html

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R. Lussac: Devenir de la civilisation occidentale

Rodolphe LUSSAC :

Réflexions sur le devenir de la civilisation occidentale: entre agonalité et irénisme

Le cours de l'histoire contemporaine et événementielle, avec son cortège de guerres, de conflits inter-ethniques, de catastrophes humanitaires, de terrorisme transnational, met en exergue, et de manière évidente, l'irruption, ou plutôt le retour en force, du fait religieux et de l'irrationalité politico-idéologique, qui s'enracinent dans les différentes aires civilisationnelles et minent peu à peu les fondements humanitaro-pacifistes de la civilisation occidentale moderne.

 

 

 

Ce constat nous conduit à nous interpeller sur le sens et le devenir des civilisations et surtout de la destinée de la civilisation occidentale. S'il est établi, en reprenant  un mode de pensée spenglerien, que toutes les civilisations sont périssables, il est pertinent de s'interroger sur les causes de déclin et de mort des dites civilisations. En ce sens, il convient de rappeler qu'à juste titre, Arnold Toynbee a affirme que les civilisations se font par l'action des minorités créatrices et se défont quand la force de création diminue. En un mot, toute civilisation est vouée au déclin lorsqu'elle n'a plus de défi à relever. Force est de constater que la civilisation occidentale (qui serait constituée de l'aire civilisationnelle européenne et “extrême-européenne” américaine) serait indéniablement vouée au déclin par défaut de défi régénérateur et d'absence d'élites créatrices de valeurs et vecteurs de mimétisme socio-politique , qui transcendent les seuls pseudo-défis économiques et financiers qui justifient les entreprises belliqueuses comme c'est le cas pour les Etats Unis.

 

 

 

Hobbes et Kant

 

 

 

La perception que l'on se fait de la civilisation occidentale procède d'une dissonance cognitive (pour reprendre un concept sociologique) entre, d'une part, l'image d'une Amérique va-t'en guerre dont les valeurs se fondent sur un réalisme “hobbesien” de recours à la force et, d’autre part, l'image d'une Europe bercée par l'irénisme kantien et idéaliste d'une "paix perpétuelle"  et illusoire, aux accents mielleux, “pacificards”, dignes des héritiers de Kellog et de Briand. L'un et l'autre des deux camps qui sont l'incarnation d'un même mal économiciste et ploutocratique, pêchent par excès d'ignorance car tous deux se réfèrent de manière messianique (pour les Etats Unis) et de manière timorée (pour l'Europe) aux sacro-saintes pseudo-valeurs désuètes de la démocratie, de l'économie libérale de marché et de l'égalitarisme “droit-de-l'hommien”, qu'ils entendent propager coûte que coûte aux "confins barbares" et périphériques des autres peuples et civilisations extra-occidentales. Baignant dans le registre bien connu de la pensée unique, de l'indignation, de la condamnation et du pathos incantatoire face au terrorisme de type ethnique et religieux, ils se refusent à croire que, malheureusement, le moteur de l'histoire humaine résulte de ressorts irrationnels enracinés dans la religion et l'identitarisme national et ethnique dont les irruptions violentes sont cycliques mais constantes.

 

 

 

De récentes fouilles archéologiques et anthropologiques ont établi que le sacrifice humain rituel était la pierre angulaire de toute civilisation, et que la guerre a bien été à la source des premières civilisations et constitue un processus nécessaire du degré de complexification des dites civilisations (l'action guer­rière serait fondatrice de la première ville-mère), alors que les thèses sociologiques conflictuelles comme celles avancées par Lewis Coser (http://www.net-lexikon.de/Lewis-Coser.html - http://www.asanet.org/footnotes/septoct03/indexthree.html - http://cgi.sociologyonline.co.uk/News/coser.shtml) ainsi que l'herméneutique de Gadamer démontrent combien les préjugés, les conflits sociaux et la conflictualité générale ont joué un rôle de résolution et de stabilisation des sociétés humaines. La principale erreur de jugement de la civilisation occidentale moderne est de croire aveuglément que toutes les civilisations se valent sur un même pied d'égalité et sont réductibles à l' omniprésence de la démocratie, des droits de l'homme et de la suprématie de l'économie de marché.

 

 

 

Agonalité

 

 

 

L'histoire démontre au contraire que toutes les grandes civilisations ont émergé et vécu sur un mode d'agonalité ( d'opposition, de conflictualité),  un mode donc éminemment conflictuel, et s'insèrent dans une structure d'inégalité. Déjà les travaux de Lévi-Strauss faisaient état d'une opposition entre cultures chaudes et cultures froides, par référence aux cultures actives prométhéennes et aux cultures passives et contemplatives. L'anthropologue K. Avruche (http://www.republique-des-lettres.com/samuel_huntington/huntington_contre.php ) a démontré, en ce sens, que les concepts de tra­dition et de nation sont impliqués dans un processus constant et interactif de constructions sociales et culturelles et résultent de luttes et de conflits d'identités opposées. Ainsi, les matières premières des tra­ditions, de la religion et de l'idéologie peuvent être utilisées pour générer une gamme extrêmement large de civilisations alternatives. Dans cette structure d'inégalité agonale, on assiste à une échelle va­riable du fait religieux, des ressorts irrationnels, de degrés divers de sacralisation et de sécularisation qui font que les civilisations, à un moment donné historique, peuvent se compénétrer, évoluer de ma­nière synchronique, puis dériver vers une confrontation diachronique de rupture et d'hostilité (le cas le plus flagrant pour la période pré-moderne est celui de l'Empire musulman d’ Al-andalus en Espagne, annihilé à la fin du 15ième siècle par la Reconquista).

 

 

 

A l'époque du mondialisme triomphant, les changements brutaux, économiques et sociaux, détachent les peuples de leur identité locale séculaire. La dé-sécularisation du monde, remarqué par Arthur Weigall, est une réalité de la vie contemporaine. Dans la plupart des civilisations du monde, la religion vient combler ce vide spirituel par un retour aux racines identitaires: “asianisation” au Japon, hindouisation en Inde, ré-islamisation au Moyen Orient, etc. Le fait religieux et, plus largement, la religion, constituent un facteur structurant et permanent de l'identité nationale, sous forme de ciment d'une identité nationale menacée, et certains aspects de la religion cristallisant les antagonismes sociaux entre nations et communautés cohabitant au sein d'une même nation, et peuvent aboutir à des manifestations de violence fanatique, reflet de l'exacerbation du moi collectif, de doctrine libératrice ou de messianisme prophétique, qui peuvent être, tour à tour, conjoncturelles ou structurelles (cf. Les travaux récents de l’anthropologues américaine Amy Chua, originaire de la communauté chinoise des Philippines).

 

 

 

Principes structurants et hiérarchies de valeurs

 

 

 

Les conditions de structuration et d'évolution d'une culture ou d'une identité sont évolutifs et, par rapport à d'autres cultures étrangères, s'articulent selon les principes structurants et des hiérarchies de valeurs variables d'un groupe à un autre. Les contacts peuvent être pacifiques mais sont le plus souvent conflictuels. Les sociologues appellent “acculturation” le fait, pour les membres d'une culture donnée, d'adopter contre leur gré des éléments d'une autre culture; les conquêtes militaires sont souvent suivies de stratégies d'acculturation, d'assimilation, voire de destructions pures et simples. Ainsi, les civilisations connaissent une phase d'expansion caractérisée par un processus combinant la dilation spatio-temporelle, l'absorption-domination de cultures mineures, d'assimilation et d'acculturation.

 

 

 

A la lumière de cet enseignement, force est de constater combien est vulnérable la civilisation occidentale matérialste et libérale, laquelle a pour base des stéréotypes médiatiques et des dingueries publicitaires, et doit,  à l’aide de ces pauvres schémas, faire face aux assauts parfois violents et aspirants d'autres civilisations théocratiques et holistes, car elle a déjà succombé au phénomène d'acculturation, adoptant des modes vie et de pensée extérieurs, que je qualifierai d’ “orientalo-anglo-saxons”, de sorte que le pacte culturel "originel", européano-centré, qui touche à la structuration intellectuelle, affective et sym­bolique (vision du monde, attitudes morales, croyances, réactions affectives) est largement contaminé par des éléments exogènes et verse dans l'anomie généralisée.

 

 

 

Ce n'est qu'au prix d'une ré-européanisation identitaire, que l'Europe redeviendra ce qu'elle est et que l'européanité  (Roland Barthes parle aussi d'américanité) ne sera plus un vague concept technocratique vide de sens et définira une essence spirituelle héroïco-aristocratique comme l'a si bien évoqué Hugo von Hoffmannsthal. A cette “acculturation culturelle” qu’est la colonisation culturelle de l'Europe, les peuples européens opposeront le retour à leur propre identité culturelle, à un nativisme post-moderne, qui se traduirait par le rejet de toute culture étrangère dominante, vecteur de ce que Léo Hamon appelle la “causalité extérieure comme forme absolue d'hétéro-détermination”; les Européens se dresseront pour réactiver leurs cultures chtoniennes spécifiques, et, dans ce mouvement, viendrait éclore ce que le sociologue Heiner Mülhmann (http://www.brock.uni-wuppertal.de/Schrifte/Habil/Rezens1.html ) nomme l'adhésion et l'identification de la masse à un chef prestigieux et charismatique dans le sens wébérien du terme et ce que Jean Lacouture appelle "l'homme-témoin-drapeau" qui incarne l'identité nationale.

 

 

 

La société néo-libérale gangrénée par le syndrome de la modernité

 

 

 

La société globale et néo-libérale est irrémédiablement gangrénée par le syndrome de la modernité, vision mono-linéaire de l'évolution de l'humanité, le miroir aux alouettes des parvenus et des drogues de l'illusion du progrès, l'ambition des "feuilles mortes" comme l'appelait Kundera, la chasse gardée de la caste du "mandanirat" technocratique, vilipendé par Noam Chomsky comme les représentants de la nouvelle oligarchie ploutocratique. Au lieu de se lamenter sur son sort et de faire l'anathème d'un monde qui trébucherait sur des anachronismes et des guerres de religions, la civilisation européenne (enfin ce qu'il en reste) ferait bien d'accepter l'évidence que la religion est une expression naturelle, une forme de croyance, la traduction d'un désir d'interprétation du monde et qu'au lieu de s'indigner et de dénoncer la violence aveugle, elle  s'attache à réfléchir sur la grille de lecture que procure le radicalisme religieux et plus précisément sur le sacré, qui, selon Regis Debray, se révèle être une voie de compréhension et d'accès au profane.

 

 

 

Le fait religieux restera indubitablement  un indicateur de la réalité humaine et collective. A  rebours d'une Amérique messianique contemporaine, qui, au moins, a eu le mérite de remettre au goût du jour le concept de recours à la force, la civilisation européenne plonge dans un irénisme béat et fonctionne sur un mode expiatoire d'auto-flagellation, rongée par ce que Spinoza fustigeait comme la complainte sanglotante de l'homme blanc : le remord, le ressentiment et la propension européenne à culpabiliser sur son passé colonial, ainsi qu'à se morfondre dans une compassion “victimaire” au lieu de se ressaisir sur un mode matriciel et de renouer avec le concept de puissance fondé sur un projet commun géopolitique eurasiatique, la défense des valeurs spirituelles, politiques et culturelles séculaires.

 

 

 

Même si les thèses de Huntington sur le choc de civilisations pêchent par réductionnisme et par culturalisme, et font l'impasse sur les conflits intra-civilisationnels (qu’Amy Chua met bien en exergue), elles ont eu le mérite de remettre au goût du jour les ressorts conflictuels latents, inhérents à toute civilisation, ressorts qui peuvent être, selon le contexte, réactifs par la religion, l'identité ethnique et nationale. A l'instar de ce que l'historien Edward Gibbons a declaré jadis, à savoir que dans l'histoire des civilisations, seuls la naissance et le décès ont une valeur explicative, l'analyse des causes de déclins des civilisations s'avère fondamentale, sans oublier que le déclin de la civilisation occidentale moderne et libérale peut être une lente agonie, compte tenu des capacités d'autorégulation et de régénération du capitalisme de marché, si bien expliquées par Joseph Schumpeter.

 

 

 

Le philosophe Ernst Troeltsch, qui se rattache à l'école de Bade et à l'historisme de Dilthey, a considéré qu'il existe une unité de devenir à travers chaque culture et ses valeurs, et l'on pourrait dire qu'il existe indéniablement une unité de régression propre à toutes les civilisations dont les symptômes sont: anomie généralisée, multiculturalisme exacerbé, persistance du crime, drogue et violence, déclin de la famille et de la natalité, déclin du capital social, faiblesse générale de l'éthique et du civisme, désaffection pour la politique et le savoir, suprématie de l'industrie du spectacle, syncrétisme néo-spirituel et hédonisme généralisé.

 

 

 

De la “communauté de gorets” (Platon) au “meilleur des mondes” (Huxley)

 

 

 

Arnold Toynbee écrira, à juste titre, que la civilisation contemporaine est corrompue par les images et les ondes et le résultat de cette désastreuse nouvelle donne culturelle a été le désert spirituel que Platon avait décrit comme une "communauté de gorets" et qu’Aldous Huxley avait raillé sous le nom de "meilleur des mondes". L'imaginaire collectif européen est purement et simplement colonisé par la société de la communication et de l'information, l'hyper-festif fictif et par les pilules anesthésiantes de la télé-réalité, qui constituent aujourd'hui ce que Louis Althusser appelait les relais modernes de l'"appareil idéologique d'Etat".

 

 

 

Tous ces maux qui accablent la civilisation occidentale procèdent d'un principe du mal que Baudrillard a nommé le “principe de dé-liaison”, ce qui veut dire que l'Occident est en dé-liaison avec ses racines spirituelles et cuturelles comme la societe occidentale est en “dé-liaison” avec le respect du civisme, de l'autorité et de la hiérarchie. Pour se régénérer , la civilisation occidentale se doit de se soumettre à un devoir de mémoire, non pas une mémoire accablante et culpabilisante, mais une mémoire sous forme de maïeutique, que prône le précepte husserlien du "retour aux choses mêmes", du retour aux origines spirituelles et culturelles originelles. Une fois désintoxiquée, cette mémoire collective serait à même, comme le préconise Merleau-Ponty, de mesurer sa conscience au monde, et, en s'incarnant en situation historique, de se confronter aux autres civilisations par l'affirmation de sa volonté de puissance.

 

 

 

Dans la compréhension des dynamiques des civilisations, au pessimisme spenglerien, au réalisme et l'élitisme de Toynbee, il faudrait ajouter une dose de réalisme darwiniste social, selon lequel il est établi que, dans la survie et la suprématie, la victoire appartiendra à la civilisation la plus unifiée culturellement et la plus déterminée ainsi que la plus adaptée à la poursuite de la puissance mondiale. Oui, il faut croire que la civilisation occidentale, plongée dans une longue déliquescence morale et politique, peut encore s'inscrire dans une sorte de "possibilisme", et envisager un sursaut salvateur, un déterminisme à rebours et relever un nouveau défi culturel et identitaire comme le prônait Arnold J. Toynbee. Pour ce dernier, "la facilité est nuisible à la civilisation", et il est vrai que toutes les grandes constructions se sont édifiées dans un cadre difficile par ré-activité volontariste. L'art politique est agonal, naît de la lutte, vit de contrainte et meurt de facilité. "Le stimulant de la civilisation croit en proportion de l'hostilité du milieu". La renaissance de la civilisation européenne se fera si il y a lieu dans un climat de rivalité sous l'impulsion de minorités agissantes et déterminées, car comme le disait si bien Bernanos, les "hommes d'exception naissent à la lisière des pouvoirs forts". Les futures guerres et conflits décisifs seront combattus le long des fractures civilisationnelles et identitaires. La civilisation exprime la plus vaste base symbolique et pratique d'affiliation culturelle humaine en aval d'une conscience d'appartenance à l'espèce humaine. C'est pourquoi, la culture, l'identité et non la classe, l'idéologie ou la nationalité fera la différence dans la lutte des puissances du futur.

 

 

 

Rodolphe LUSSAC,

 

(Toulouse, avril 2004).

 

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mercredi, 21 février 2007

Le concept d'aristocratie chez N. Berdiaev

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Le concept d'aristocratie chez Nicolas Berdiaev

Pierre MAUGUÉ

Par son livre La philosophie de l'inégalité  (1), Berdiaev (2) s'inscrit dans la grande tradition des écrivains contre-révolution­naires. Bien qu'il ait été écrit dans le chaos de la révolution russe, et tout imprégné qu'il soit du mysticisme propre à l'orthodoxie, ce livre recèle en effet un message de portée universelle. Par delà le temps et le fossé culturel qui sépare l'Europe latine du monde slave orthodoxe, les analyses de Berdiaev rejoignent celles de Maistre et de Bonald; elles mettent non seulement en lumière les racines communes à la révolution jacobine et à la révolution bolchevique, mais concluent à la primauté des principes sur lesquels reposent les sociétés traditionnelles.

Comme Joseph de Maistre (3), Berdiaev voit dans la révolution une conséquence de l'incroyance et de la perte du centre or­ganique de la vie. «Une révolution, quelle qu'elle soit, est anti-religieuse de par sa nature même, et tenter de la justifier reli­gieusement est une bassesse... La révolution naît d'un dépérissement de la vie spirituelle, de son déclin, et non de sa cois­sance ni de son développement intérieur». Mais la révolution ne s'attaque pas seulement à la religion en tant qu'elle relie l'homme au sacré et à la transcendance, mais aussi dans la mesure où elle établit un lien entre les générations passées, pré­sentes et futures. Comme le note Berdiaev, «il existe non seulement une tradition sacrée de l'Eglise, mais encore une tradition sacrée de la culture. Sans la tradition, sans la succession héréditaire, la culture est impossible. Elle est issue du culte. Dans celle-ci, il y a toujours un lien sacré entre les vivants et les morts, entre le présent et le passé... La culture, à sa manière, cherche à affirmer l'éternité».

Berdiaev ne peut donc que s'insurger contre la prétention des révolutionnaires d'être des défenseurs de la culture. S'adressant à eux, il écrit: «Vous avec besoin de beaucoup d'outils culturels pour vos fins utilitaires. Mais l'âme de la culture vous est odieuse». Ce que Berdiaev leur reproche, c'est aussi leur mépris des œuvres du passé: «La grandeur des ancêtres vous est insupportable. Vous auriez aimé vous organiser et vous promener en liberté, sans passé, sans antécédents, sans relations», et il se voit obliger de rappeler que «la culture suppose l'action des deux principes, de la sauvegarde comme de la procréation».

Le principe conservateur dont Berdiaev se fait le héraut n'est donc pas opposé au développement, il exige seulement que celui-ci soit organique», que l'avenir ne détruise pas le passé mais continue à le faire croître». L'antimarxisme de Berdiaev n'en fait pas pour autant un défenseur inconditionnel du libéralisme. Bien qu'il reconnaisse, avec Tocqueville, qu'«il y a dans la liberté quelque chose d'aristocratique» et qu'il considère que «les racines de l'idée libérale ont une relation plus étroite avec le noyau ontologique de la vie que les idées démocratiques et socialistes», il n'en estime pas moins que, dans le monde actuel, le libé­ralisme «vit des miettes d'une certaine vérité obscurcie».

Berdiaev relève ainsi que l'individualisme libéral sape la réalité de la personne, à laquelle il entendait donner la première place, du fait qu'il détache l'individu de toutes les formations historiques organiques. «Pareil individualisme», dit-il, «dévaste en fait l'individu, il lui ôte le contenu super-individuel qu'il a reçu de l'histoire, de sa race et de sa patrie, de son Etat et de l'Eglise, de l'humanité et du cosmos». Quant au libéralisme économique, il lui paraît avoir plus d'affinités avec une certaine forme d'anarchisme qu'avec la liberté aristocratique. «L'individualisme économique effréné, qui soumet toute la vie écono­mique à la concurrence et à la lutte d'intérêts égoïstes, qui ne reconnait aucun principe régulateur, semble n'avoir aucun rap­port nécessaire avec le principe spirituel du libéralisme».

En définitive, Berdiaev considère que la philosophie de l'état et des droits naturels, prônée par les libéraux, est superficielle, car «il n'y a pas et il ne peut y avoir d'harmonie naturelle». Pour lui, «la foi libérale» n'est donc pas moins fausse que «la foi socialiste».

La «philosophie de l'inégalité» se présente comme une suite de lettres traitant chacune d'un thème bien précis. Hormis la première lettre, qui traite de la révolution russe, toutes les autres lettres abordent des sujets qui ne sont pas spécifiquement liés à la situation de la Russie. Partant d'une analyse «des fondements ontologiques et religieux de la société», Berdiaev va nous parler de l'Etat, de la nation, du conservatisme, de l'aristocratie, du libéralisme, de la démocratie, du socialisme, de l'anarchie, de la guerre, de l'économie, de la culture, et, pour conclure, d'un sujet qui n'intéresse généralement pas les polito­logues: du royaume de Dieu.

La lettre sur l'aristocratie est peut-être celle qui retient le plus l'attention, car elle ose faire l'apologie d'un principe que, depuis deux siècles, l'on s'est plus non seulement à dévaloriser, mais à désigner à la vindicte populaire. Aujourd'hui, note Berdiaev, il est généralement considéré qu'«avoir des sympathies aristocratiques, c'est manifester soit un instinct de classe, soit un es­thétisme sans aucune importance pour la vie».

La vision réductrice de l'aristocratie que l'on a tout fait pour imposer depuis la Révolution française est battue en brèche par Berdiaev en partant d'un point de vue spirituel. Pour lui, l'aristocratie a un sens et des fondements plus profonds et plus essen­tiels. Alors que «le principe aristocratique est ontologique, organique, qualitatif», les «principes démocratiques, socialistes, anarchiques, sont formels, mécaniques, quantitatifs; ils sont indifférents aux réalités et aux qualités de l'être, au contenu de l'homme». La démocratie, dépourvue de bases ontologiques, n'a au fond qu'une nature “purement phénoménologique”; elle ne serait finalement rien d'autre que le régime politique correspondant au “règne de la quantité”, à l'“âge sombre”, dont parlent les représentants de la pensée traditionnelle, notamment René Guénon.

Mais Berdiaev ne met pas seulement en valeur la supériorité du principe aristocratique du point de vue spirituel. Comme Maurras, il voit en lui un élément fondamental de l'organisation rationnelle de la vie sociale; il rappelle que tout ordre vital est hiérarchique et a son aristocratie. «Seul un amas de décombres n'est pas hiérarchisé» et «tant que l'esprit de l'homme est en­core vivant et que son image qualitative n'est pas définitivement écrasée par la quantité, l'homme aspirera au règne des meil­leurs, à l'aristocratie authentique».

Berdiaev refuse de croire que la démocratie représentative ait, comme elle le prétend, la capacité d'assurer cette sélection des meilleurs et le règne de l'aristocratie véritable. «La démocratie», estime-t-il, «devient facilement un instrument formel pour l'organisation des intérêts. La recherche des meilleurs est remplacée par celle des gens qui correspondent le mieux aux intérêts donnés et qui les servent plus efficacement».

La démocratie, le pouvoir du peuple, ne sont pour Berdiaev qu'un trompe-l'oeil. «Ne vous laissez pas tromper par les appa­rences, ne cédez pas à des illusions trop indigentes. Depuis la création du monde, c'est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. Cela est vrai pour toutes les formes et tous les genres de gouvernement, pour la monarchie et pour la démocratie, pour les époques réactionnaires et pour les révolutionnaires». Cette vue de Berdiaev n'est pas sans rappe­ler Pareto et sa théorie de la circulation des élites. Mais à la question de savoir si c'est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne, berdiaev ne donne pas la même réponse que Pareto (4). Il considère en effet que «les gouvernements révolution­naires qui se prétendent populaires et démocratiques sont toujours la tyrannie d'une minorité, et bien rares ont été les cas où celle-ci était une sélection des meilleurs. La bureaucratie révolutionnaire est généralement d'une qualité encore plus basse que celle que la révolution a renversée».

Pour Berdiaev, la réalité est qu'«il n'y a que deux types de pouvoir: l'aristocratie et l'ochlocratie, le gouvernement des meil­leurs et celui des pires». Vue peut-être un peu trop manichéenne dans la mesure où la médiocratie, ou gouvernement des médiocres, paraît être aujourd'hui la forme de pouvoir la plus répandue, et qu'elle est d'autant plus forte qu'elle se trouve en accord quasi parfait avec l'esprit même du monde moderne.

L'aristocratie est quant à elle en porte-à-faux avec les idées modernes parce qu'elle suppose la sélection et la prise en compte du temps. Pour Berdiaev, l'aristocratie s'inscrit dans l'histoire, elle présuppose une filiation et le lien ancestral. «La formation sélective des traits nobles du caractère s'effectue avec lenteur, elle implique une transmission héréditaire et des coutumes familiales. C'est un processus organique».

Il faut, dit Berdiaev, qu'il y ait dans la société humaine des gens qui n'ont pas besoin de s'élever et que ne chargent pas les traits sans noblesse de l'arrivisme. Les droits de l'aristocratie sont inhérents, non procurés. Il faut qu'il y ait dans le monde des gens aux droits innés, un type psychique qui ne soit pas plongé dans l'atmosphère de la lutte pour l'obtention des droits».

Mais à ce privilège correspondent des devoirs qui ne peuvent précisément être remplis qu'en raison même de ce privilège originel. «L'aristocratie véritable peut servir les autres, l'homme et le monde, car elle ne se préoccupe pas de s'élever elle-même, elle est située suffisamment haut par nature, dès le départ, elle est sacrificielle». Vue extrêmement exigeante pour la­quelle «l'aristocratie doit avoir le sentiment que tout ce qui l'élève est reçu de Dieu et tout ce qui l'abaisse est l'effet de sa propre faute», alors que le propre de la psychologie plébéienne est de considérer «tout ce qui élève comme un bien acquis et tout ce qui abaisse comme une insulte et comme la faute d'autrui».

Du fait que «l'aristocrate est celui auquel il est donné davantage» et qu'il peut ainsi «partager son surcroît», il est appelé à jouer un rôle de médiateur entre le peuple et les valeurs supérieures. Berdiaev tient ainsi à rappeler que, dans toute l'histoire, «les masses populaires sortent de l'ombre et qu'elles communient avec la culture par l'intermédiaire de l'aristocratie qui s'en est distinguée et qui remplit sa tâche». C'est la raison pour laquelle les valeurs aristocratiques doivent demeurer prédominantes, car «c'est l'aristocratisation de la société et non pas sa démocratisation qui est spirituellement justifiée». Berdiaev tient d'ailleurs à rappeler que l'attitude méprisante envers le menu peuple n'est pas le fait de l'aristocratie, mais qu'«elle est le propre du goujat et du parvenu».

Tout en affirmant les principes qui forment la trame des valeurs aristocratiques, Berdiaev n'ignore pas que, «dans l'histoire, l'aristocratie peut déchoir et dégénérer», qu'«elle peut facilement se cristalliser, se scléroser, se clore sur elle-même et se fermer aux mouvements créateurs de la vie». Elle trahit alors sa vocation et, «au lieu de servir, elle exige des privilèges». Pour Berdiaev, les conséquences qu'entraîne cette décadence sont les mêmes que celles qu'envisage Joseph de Maistre. «Lorsque les classes supérieures ont gravement failli à leur vocation et que leurs dégénérescence spirituelle est avancée, la révolution mûrit comme un juste châtiment pour les péchés de l'élite».

Mais quelle que soit la décadence qui peut frapper l'aristocratie, le principe qui est à son origine n'en garde pas moins une va­leur éternelle. La noblesse peut mourir en tant que classe, «elle demeure en tant que race, que type psychique, que forme plastique». Ainsi, la chevalerie, dont Berdiaev regrette l'absence dans l'histoire de la Russie, fut plus qu'une catégorie sociale et historique, elle est un principe spirituel, et «la mort définitive de l'esprit chevaleresque entrainerait une dégradation du type de l'homme, dont la dignité supérieure a été modelée par la chevalerie et par la noblesse, d'où elle s'est diffusée dans des cercles plus larges».

Si l'influence de la noblesse fut plus tardive en Russie, il serait injuste, estime Berdiaev, de méconnaître le rôle important qu'elle a joué dans le développement intellectuel de ce pays. «Elle a», dit-il, «été notre couche culturelle la plus avancée. C'est elle qui a créé notre grande littérature. Les gentilhommières ont constitué notre premier milieu culturel... Tout ce qui comptait dans la culture russe venait de l'aristocratie. Non seulement les héros de Léon Tolstoï, mais encore ceux de Dostoïevski, sont inconcevables en dehors de celle-ci... Tous nos grands auteurs ont été nourris par le milieu culturel de la noblesse».

Berdiaev, qui appartient à la noblesse, héréditaire, n'en reconnaît pas moins qu'«il n'y a pas seulement l'aristocratie historique où le niveau moyen se crée grâce à la sélection raciale et à la transmission héréditaire», mais qu'«il y a aussi l'aristocratie spirituelle, principe éternel, indépendant de la succession des groupes sociaux et des époques». Cette aristocratie spirituelle, qui se forme selon l'ordre de la grâce personnelle, n'a pas un rapport nécessaire avec un groupe social donné, elle n'est pas fonction d'une sélection naturelle. «On n'hérite pas plus du génie que de la sainteté». Mais cette «aristocratie spirituelle a la même nature que l'aristocratie sociale, historique; c'est toujours une race privilégiée qui a reçu en don ses avantages».

Opposer la démocratie à l'aristocratie n'est pas concevable pour Berdiaev. «Ce sont là des notions incommensurables, de qualités complètement différentes». Il voit d'ailleurs dans le triomphe de la métaphysique, de la morale et de l'esthétique dé­mocratiques «le plus grave péril pour le progrès humain, pour l'élévation qualitative de la nature humaine». «Vous niez», dit-il, «les fondements biologiques de l'aristocratisme, ses bases raciales, ainsi que celles de la grâce et de l'esprit. Vous condam­nez l'homme à une existence grise, sans qualités». Quant à la volonté affirmée de porter une masse énorme de l'humanité à un niveau supérieur, elle résulte, selon Berdiaev, non pas d'un amour de ce haut niveau, mais avant tout d'un désir d'égalitarisme, d'un refus de toute distinction et de toute élévation.

Se plaçant délibérément à contre-courant des idées qui ont cours à son époque et qui ont aujourd'hui acquis une valeur de dogme, Berdiaev s'adresse en ces termes aux grands-prêtres de l'idée démocratique: «Ce qui vous intéresse par-dessus tout, ce n'est pas d'élever, c'est d'abaisser. Le mystère de l'histoire vous est inaccessible, votre conscience y reste à jamais aveugle. Le mystère de l'histoire est un mystère aristocratique. Il s'accomplit par la minorité».

Pierre MAUGUÉ.

(décembre 1993).

Notes:

(1) La philosophie de l'inégalité, écrite en 1918, a été publiée à Berlin en 1923. Sous le titre De l'inégalité, une traduction en fran­çais a été éditée en 1976, à Lausanne, par les Editions L'Age d'Homme.

(2) NIcolas Berdiaev est né à Kiev en 1874 et mort à Clamart en 1948. Sa mère était une princesse Koudachev, apparentée à la famille Choiseul. Professeur de philosophie à l'Université de Moscou, Berdiaev, que l'on a parfois qualifié d'existentialiste chré­tien, s'oppose à toutes les formes modernes de matérialisme. Expulsé d'Union Soviétique en 1922, il s'établira en France, où il demeurera jusqu'à sa mort.

(3) Cf. Considérations sur la France. Cette œuvre a récemment été rééditée par “Les Editions des Grands Classiques” (ELP) (37, rue d'Amsterdam, F-75.008 Paris).

(4) Cf. Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale.

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mardi, 20 février 2007

Montaigne stratège

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Dimitri SEVERENS :

 

Montaigne stratège

Les lectures de l’Ecole des Cadres

Eric WERNER, Montaigne stratège, Essai, Ed. L’Age d’Homme, coll. “Mobiles politiques”, Lausanne, 1996, ISBN 2-8251-0730-1.

On connaît l’intransigeance tranquille d’Eric Werner, chargé de cours à l’Université de Genève, qui ne cède jamais devant les ukases de la pensée dominante, faite de schémas stériles, de prêt-à-penser, de slogans tout faits. Il nous enjoint depuis plus d’une décennie à revenir à l’essentiel,  c’est-à-dire à relire les classiques de la pensée européenne. Parmi ces classiques : Montaigne. Auquel il a consacrer le petit ouvrage dense et précis que nous vous invitons aujourd’hui à lire. Pourquoi Montaigne? Sans doute parce qu’il est un de ces hommes du 16ième siècle, qui n’est plus prisonnier de certaines limites médiévales mais n’est pas encore prisonnier des lubies post-médiévales, modernes et contemporaines, beaucoup plus exigentes. Dans le fond, constate Werner, Montaigne, en nous enjoingnant à “suivre la nature” (Sequi Naturam), reste dans la ligne d’Aristote et des Grecs  : la loi, qui gouverne les hommes, ou est censée les gouverner, dérive du donné objectif que constitue la nature même des choses. Les hommes se soumettent à la loi parce que cette loi exprime, tout bonnement, le “common sense”, le sain entendement de l’homme de bien. La pensée de Montaigne est itinérante, elle voyage au milieu des faits de monde, elle demeure sereine et se défie de toute systématicité inutile. Pour Werner, elle est un modèle pour notre époque, où la loi n’est plus ce reflet naturel et serein de l’ordre cosmique des Grecs, mais, au contraire, l’expression d’une volonté perverse, et pervertie par l’idéologie ou par la folie de vouloir tout transformer; dans sa conclusion, Werner écrit : “La loi, telle qu’on la conçoit aujourd’hui, n’est plus un simple rapport dérivant de la nature des choses, l’expression d’une réalité extérieure s’imposant au législateur, sa raison d’être est au contraire de faire évoluer la réalité à laquelle est s’applique, voire de la transformer de fond en comble, en fonction de critères qui n’ont en règle générale plus rien à voir avec le bien commun (...) mais ne font au contraire qu’exprimer un volontarisme partisan, d’où toute référence aux rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses a désormais disparu. La loi s’érige ainsi en instrument de transformation sociale au service d’idéologies à prétentions le plus souvent hégémoniques, jouant le rôle de véritable religions séculières. C’est une arme de guerre (...)”.

Cette hypertrophie, démesurée et problématique, du domaine de la loi (ou du “nomos” dirait un Carl Schmitt) est inacceptable à deux titres : d’abord, pour une raison pratique, parce que son applicabilité générale, à l’ensemble des faits qu’elle entend soumettre à sa férule, est impossible, vu les limites naturelles et l’inextricable nodalité de toutes choses, à commencer par la nature humaine et les fondements ontologiques et anthropologiques de l’homme; à partir d’un certain moment, la loi moderne, transformatrice et interventionniste, sera impossible à appliquer sans un exercice de terreur; ses prétentions étant illimitées, elle recèle en elle le crime absolu contre les peuples humains, réceptacles différenciés de choses héritées, mais réceptacles toujours limités par des donnés naturels. Cette loi moderne, interventionniste, est ensuite inacceptable pour une raison éthique : son statut d’instrument de guerre, bien mis en exergue par Werner, fait d’elle —à rebours de la loi traditionnelle, factuelle et postulant un ordre cosmique immuable, loi que l’on qualifie généralement de “grecque” dans la pensée européenne—  fait qu’elle s’attaque aux fondements ontologiques et anthropologiques, môles d’une résistance tenace à ses prétentions exorbitantes, et aux héritages et aux légitimités héritées, qui constituent le patrimoine des peuples et ne peuvent se réduire au schématisme d’une norme, dont l’intention malveillante est partisane.

Werner se réfère à Montaigne, comme d’autre se réfèrent à l’anarque d’Ernst Jünger ou à l’”homme différencié” de Julius Evola, pour dire, avec lui : “Le sage doit au dedans retirer son âme de la  presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues”. Face aux sottises des hommes, à leurs affects, à leurs délires, qu’ils coulent aujourd’hui en lois et veulent imposer à tous, il faut opérer un recul, dit Montaigne. Werner est conscient de la difficulté qu’un tel recul, de nos jours, aussi modeste puisse-t-il paraître, dans  le contexte de surveillance totale que nous subissons, où la  parole médiatique s’insinue en permanence dans nos oreilles et nos cerveaux. Il n’empêche : le sage, et le militant politique différencié, anarque malgré lui, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, face à la masse de Big Brother, doit refuser le discours dominant, celui des médias et des politiciens, des relais de la grande puissance d’Outre Atlantique qui orchestrent les machines à ahurir, pour mieux dominer les “alien audiences”.

Ce travail de recul, de saut en arrière et en dehors, est très difficile. Il exige énormément de volonté. Il exige d’imiter les militants indépendantistes indiens du mouvement RSS, qui prend son envol dès la fin du 19ième siècle : devenir et surtout rester, comme eux, des “renonçants”, des “renonçants” qui méprisent les gadgets du monde consumériste et ne s’intéressent qu’à leur travail de resourcement, de réactivation des forces toujours latentes de notre civilisation européenne. Dans ce travail de recul, plus concrètement, la lecture de Machiavel et de Montaigne, deux hommes de ce 16ième siècle si fascinant, s’avère utile sinon indispensable. Notre club de “renonçants” les pratiquera, les remettra en perspective, en transmettra, avec Werner, si direct, si simple et si serein en son style, la substantifique moelle à ceux, plus jeunes et de plus en plus  nombreux, qui se porteront volontaires pour effectuer, volontairement et en pleine conscience, ce recul, seule démarche intelligente pour échapper aux tourbillons du consumérisme qui jettent l’homme contemporain hors de lui-même, hors de ses héritages et le rendent fou, l’assomment, le condamnent à ingurgiter des cachets de Prozac pour tenir bêtement le coup et continuer à les subir.

Dimitri SEVERENS (Ec.C.SYN.EUR./Bruxelles).   

 

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German Socialism as an Alternative to Marxism

Dr. Alexander JACOB :

German Socialism as an Alternative to Marxism

http://thescorp.multics.org/21spengler.html

lundi, 19 février 2007

L. Vinteuil : les chimères du progrès

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Louis VINTEUIL :

LES CHIMERES DU PROGRES

A la base de ce désordre persiste la croyance optimiste en l’idée d’un progrès continu et linéaire de l’humanité. Maurras en proclamant qu’il n’existe pas un progrès général du monde mais qu’il y a des progrès, réintroduit l’idée critique d’un progrès dépouillé de ses certitudes messianiques. L’ascension de l’homme ne saurait être régulière et automatique, tout comme le bien ne saurait être inhérent à la nature humaine. Les leçons de l’histoire contemporaine avec son cortège continu de guerres, confirment davantage la règle de l’imperfectibilité humaine. D’autre part, ce progrès n’est nullement parallèle au progrès des libertés et des inventions technologiques. L’idée de progrès contemporaine doit être soumise au relativisme conforme à la loi naturelle et organique laquelle proclame que toute vie connaît le déclin après la croissance. Il nous faut donc admettre que l’Europe est plongée dans une phase de déclin. L’un des signes extérieurs révélateurs de la confusion morale et intellectuelle est de confondre progrès et tolérance : Scipion était doux et Hannibal terrible ; mais d’un point de vue politique l’un et l’autre ont bien agi, car leur action répondait aux circonstances de l’époque. La politique est un domaine distinct de la morale. Elle considère d’abord les conditions existantes et les buts à atteindre au-delà des considérations de bonté naturelle de l’homme. En un mot le réalisme et la nécessité sont dans une interdépendance étroite. Et la plus grande leçon de morale qui existe du point de vue politique et individuel est celle de rester cohérent et fidèle à soi-même. Dans nos sociétés modernes régies par un droit de nature « contractualiste « ,  individualiste et positiviste, l’individu est engagé dans une course effrénée à l’accumulation de droits. Ils sont soumis à la spirale de la « réversibilité » en vertu de laquelle tout individu aurait le droit de revendiquer légitimement un droit du seul fait qu’un autre individu aurait acquis le dit droit. Il va s’en dire que les considérations qui sont de l’ordre de l’aptitude, du mérite et de la hiérarchie, constituants les fondements naturels du droit sont totalement absents de cette réflexion. A ce sujet un fragment des pensées de Pascal pose ce postulat : « Historiquement, le droit n’est que la justification de la force. Dans ce droit public il y a une notion fondamentale, celle de l’Etat : elle domine et régit toute la politique, l’Etat selon l’esprit de Rome : être collectif, maître souverain et absolu  ». La conception individualiste du droit résulte du voile d’illusion généré par le langage chrétien, la phraséologie des légistes et la théorie rousseauiste de la bonté naturelle de l’homme; devant cette hypertrophie de textes juridiques produite par cette usine aux droits de l’homme et du citoyen, nous sommes en présence d’un courant « jusnaturaliste » moderne lequel affirme qu’il y a des droits inhérents à la nature humaine, antérieurs à tout droit positif, l’homme ayant par nature des droits.

Ce jusnaturalisme participe d’une philosophie et d’une vision du monde résolument anthropocentriques. En matière de droit , les anciens parlaient de « justum » qu’ils disaient « naturels », mais il s’agissait de catégories objectives en vertu desquelles on parlait de ce qui est juste par nature et de ce que la nature veut comme  juste. Cette justice naturelle impliquait que l’homme soit soumis à une règle droite, en conformité avec la nature des choses et l’obligation morale de les respecter. Bref, cette conception du droit classique instaurait avant tout une philosophie des devoirs de l’homme, le droit étant indissociable de la notion de devoir et d’autorité. Albert Sorel nous rappelle que dans l’Europe d’avant la Révolution française, le fondement du droit public était la conception romaine de l’Etat maître absolu, « l’auctoritas et l’imperium », renforcée par l’affirmation chrétienne que tout pouvoir vient de Dieu, « non est potestas nisi a Deo ». Cette conception était confirmée d’ailleurs par Henri IV et Descartes et devint la pratique que tous les princes ont suivi . Ainsi le réalisme est la première vertu des reconstructeurs de la nouvelle Europe. Mais il y a plus, la reconnaissance du primat de la force comme fondement du droit ne doit pas verser dans l’idolâtrie aveugle. Le culte, le respect de la force présupposent l’existence de servitude. Le culte de la force comme celle du droit implique une conception des devoirs de la force car tout pouvoir, toute puissance légitime est soumise à un certain ordre de responsabilité. Toute idée de progrès reste  indissociablement liée aux concepts de culture et de civilisation.

Faut-il rappeler la distinction maintenant trop bien connue opérée par O. Spengler entre culture et civilisation ? Trop souvent confondues à notre époque comme dans le passé, ces deux notions recouvrent des significations bien différentes. Elles se rapportent à deux étapes de l’évolution des sociétés, l’une correspondant à la jeunesse et l’autre diraient les modernes, à la maturité. Spengler dans le cadre de sa conception morphologique de l’histoire des peuples, voyait dans la culture un ordre différencié, organique et créateur qualitativement, alors que la civilisation renvoyait à un ordre indifférencié, uniformisateur, mécanique et  quantitatif. La culture était la marque distinctive des peuples « supérieurs » au sens qualitatif du terme, alors que la civilisation était perçue comme une phase descendante et de déclin dans l’histoire d’un peuple. La culture correspond à la vie intellectuelle et artistique des sociétés jeunes qui débordent de vitalité et qui se sont forgées une vision du monde. Elle implique la création originale de nouveaux concepts, de valeurs, de nouvelles inventions : la culture accorde plus d’importance à la « personae », à l’individu et à la création qu’à la reproduction sérielle, aux modèles prototypes de référence et la production de masse. Sa vision du monde est esthétique plutôt qu’économiciste et technicienne. La civilisation  représente la cristallisation sur une échelle gigantesque des avancées technologiques et des courants de pensées mercantiles et progressistes, et ne survient que sous la forme pétrifiée puisque elle est mortifère avant même l’accession à sa maturité. Jadis en Grèce comme en Europe, la création culturelle faisait partie de la vie elle même. Elle se fondait sur une vision synthétique du monde dans laquelle religion, politique, économie, littérature , art , philosophie et science n’étaient que les multiples visages d’une vérité spirituelle transcendantale unique. « les cérémonies religieuses, les jeux olympiques, les tournois de chevaliers, les tragédies de Sophocle et d’Euripide, les visions infernales de Dante, le Parthénon et les cathédrales gothiques étaient les expressions symboliques d’un même élan dynamique fondé sur le postulat commun à toutes les cultures naissantes et dynamiques ;  la beauté, la divinité et la vérité sont des aspects complémentaires d’une même réalité spirituelle », constate A. de Riencourt.

Le progrès depuis la Révolution française est engagé sur la voie déclinante de la civilisation technicienne. Culturellement stérile, organisatrice, elle a supplanté la création, et s’est imposé par l’empirisme pratique et le pragmatisme utilitariste. Ce processus dérivant et de déclin où la civilisation tendait à primer sur la dimension culturelle fut amorcé par l’avènement de la Renaissance. En effet la Renaissance fera éclater la synthèse gréco-romaine et gothique à la base de la culture européenne en déplaçant l’accent de la société sur l’individu. L’intérêt en effet se portera alors plus sur ce qui séparait les différentes sociétés européennes plutôt que sur ce qui les unissait. En effet autrefois dans les sociétés de type organique, le principal but de toute culture était d’assurer le développement harmonieux et simultané de l’homme idéal et de la société idéale. La société était alors conçue comme un organisme analogue au corps humain dotée d’une âme, d’un esprit, de membres et d’ organes dont chacun avait sa place déterminée,ses fonctions, ses devoirs et privilèges. L’homme cellule vivante du corps social, était libre d’y développer toutes ses possibilités individuelles en concorde avec la société. La notion fondamentale qui régissait la vie des individus, comme celle de la société était l’unité. On retrouvait partout le même symbolisme, la même sensibilité artistique,littéraire, philosophique, les mêmes institutions sociales, le même langage culturel. La Grèce antique et l’Europe gothique étaient comme des prismes que divisait un  unique rayon de lumière spirituelle en une variété de couleurs vives. Les contrastes étaient évidents mais un même sentiment religieux de surnaturel unissait les êtres, les idéaux et les symboles. Le concret et l’abstrait, l’objectif et le subjectif n’étaient pas radicalement opposés mais fondus dans une synthèse créatrice dont le fil directeur était  spirituel.

Le processus pan-civilisationnel dissociatif et désagrégateur de la Renaissance fit éclater cet idéal d’unité. Peu à peu avec la poussée de l’individualisme, l’émergence dans le domaine de la politique des cités-Etats, des communautés locales indépendantes déconnectées du culte de l’autorité de l’église finirent de corroborer la désagrégation unitaire de la vie sociale, politique et culturelle.  Le monde antique  était à la recherche d’une unité perdue entre le corps et l’âme ; les religions monothéistes ont entamé le long processus de dissociation entre l’âme et le corps alors que la Renaissance viendra consacrer ce dualisme. Les conceptions du monde moderne sont aussi affectées par la suprématie de l’individualisme. Le corps moderne implique la coupure du sujet avec lui même. Avoir un corps plus qu’ être son corps, tel est le destin du sujet occidental, conception liée à l’émergence d’une pensée rationnelle de la nature. Dans les sociétés traditionnelles étudiées par Maurice Leenhardt le corps qui n’est pas frontière s’intègre dans un ensemble symbolique. Pour l’occidental, coupé du cosmos des autres et de lui même, le corps devient un attribut du sujet, la marque de sa clôture sur lui même. Le savoir officiel sur le corps participe de cette « anthropologie résiduelle ». Le mécanisme cartésien achèvera ce processus de dissociation du corps —qui n’est qu’une machine—  et de l’âme —dont toute l’essence est de penser. Le morcellement du corps induit une sourde inquiétude et une multitude de questions éthiques devenues explicites avec l’essor des biotechnologies. Dans les sociétés organiques de type holiste, le corps est un élément qui s’intègre dans un réseau symbolique dense alors que nos sociétés individualistes exaltent le repli du sujet sur lui même et la maîtrise d’un corps objectivé. L’exaltation des plaisirs et le souci du vécu corporel valent à titre de figures inédites, celles de la maîtrise scientifique et technique du corps. L’aspiration contemporaine au bien être obéit aux normes du « bien paraître », et l’hédonisme généralisé assure la vente des cosmétiques.

Ainsi on assiste aux dérives les plus grotesques du nouvel individualisme qui méconnaît les vertus libératrices d’un imaginaire du corps conçu comme vecteur de puissance et idéal d ‘harmonie. Le phénomène de désagrégation fut parachevé dans le domaine de la religion par la Réforme avec le calvinisme et le luthéranisme, et la philosophie de « restauration » de l’anglo-saxon Richard Hooker, qui assurèrent le passage du puritanisme religieux au cynisme commercial par la proclamation de la primauté de l’économique dans la vie individuelle et sociale. Les américains suivirent le pragmatisme puritain de leurs cousins britanniques puis le dépassèrent dans la réduction progressive de l’individu à l’état d’homo oeconomicus, de simple machine à produire et à consommer. Les chantres du libéralisme des premiers jours, A. Smith et J. Bentham trouveront leur consécration de nos jours dans les théories économiques ultralibérales et individualistes d’un Hayek ou d’un Friedman. La conception mercantile et économiciste anglo-saxonne déferlera sur l’Europe, déclin de la foi religieuse, essor du rationalisme et du matérialisme, tels furent les traits dominants de cette époque. En ce sens et plus tard l’ère victorienne, avec son vernis fallacieux hellénistique et sa mièvrerie créatrice laissera présager le déclin culturel de l’Europe : elle fut une période de transition entre la fin d’une culture et la naissance de la civilisation. L’ordre civilisé coïncidait avec l’instauration et le nivellement égalitariste et démocratique.

A ce titre la notion de progrès fut étroitement liée au phénomène d’uniformisation et au règne des masses. La civilisation tend à uniformiser, embrigader les masses de plus en plus nombreuses et interchangeables dans un moule rigide uniformisateur visant à créer un type d’homme générique quelconque  « sans âme, ni patrie ni visage » qui pense et vit comme tout les autres est se conforte dans son instinct social grégaire l’emportant sur la volonté créatrice. L’effondrement des valeurs européennes qui avaient commencé avec la première guerre mondiale ne fit que s’accélérer après la seconde guerre mondiale. Nietzsche avait senti venir avec terreur l’ère de la civilisation comme produit du progressisme dominant. Mais sa révolte contre la montée de «  l’homme grégaire » ne modifiera pas le cours de l’histoire et le processus de déclin. Les assauts désespérés de Nietzsche contre la morale des esclaves constituaient la dernière manifestation fondée sur la vision esthétique et apollinienne   du monde qui allait céder la place au point de vue « éthique » de la société civilisée. En ce sens Nietzsche sera le représentant le plus clairvoyant et démiurgique de « l’anti-civilisation ». Dans le domaine de la culture, le drame wagnérien cédera la place à une culture de masse, désincarnée qui n’est plus considérée comme chose vitale mais comme une activité marginale ne devant  entraver en aucun cas la poursuite des objectifs de la civilisation : l’établissement du bien-être matériel. En ce sens la culture devient un bien de consommation générique, un divertissement anonyme comme un autre. La culture a toujours pensé en terme de qualité, la civilisation en termes de quantité. La notion de progrès actuelle reste liée à cette vision du monde numérisée et statistique, reconnaissable dans la dimension américaine de la vie. La dimension de l’Europe est celle d’une dialectique organique quasi mystique entre temps-espace et un attachement au sens de l’histoire, c’est à dire à une certaine profondeur à l’ancienneté et à la pérennité d’une idée d’institution. Déjà il y a cent ans A. de Tocqueville remarquait:

« Je ne connais aucun pays où il y ait si peu d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique » . En effet par sa politique de creuset, de melting-pot, les Etats Unis contribueront à générer une nation d’extrovertis grégaires, dépersonnalisés, décervelés, uniformisés et purgés de tous les instincts hérités du vieux monde ; il en résultera sur le plan politique, l’émergence d’une démocratie qui entrave le libre jeu et le développement de talents, mais au contraire favorise l’ostracisme et l’élimination silencieuse de tous les éléments non conformistes. Par un processus d’immolation et d’individualisme exacerbé, la prétendue liberté américaine consiste en une libération des « chaînes » du sens de l’histoire. A la « libertas » romaine, « l’elenthénia grecque » se substitue une liberté anonyme vide de sens, vagabonde  et privée de racine propre, le miroir aux alouettes des hommes troncs, citoyens dociles gavés à la sauce consumériste.

Ainsi si le progressisme des premiers jours du XVIIIème siècle était imprégné d’un certain illuminisme messianique et d’une foi utopique en une société égalitaire, le progressisme contemporain devient paradoxalement obscurantiste, régressif et conservateur. Ce type de progressisme  est le garant d’un ordre moral dominant et n’en finit pas de détruire les liens organiques qui articulent les éléments pluriels de la vie sociale et culturelle.  Le processus de dissociation , d’autonomisation culturelle et l’atomisation relative de tous les secteurs de la vie sociale, politique et économique séparés d’un centre unique spirituel et politique  est à jamais consommé. le progressisme à l’avènement du troisième millénaire constitue un de ces phénomènes extrêmes observés par Baudrillard. Partant d’une conception égalitariste et économiciste de la société, ce progressisme s’attaque à l’ordre de la réalité elle même, en générant un processus expérimental de virtualisation et de désubstantialisation, de déclinaison des volontés, venant  par un rythme incontrôlable bouleverser les données de l’existence individuelle et sociale. Il s’agit d’une nouvelle version cyberspace et virtuelle de la philosophie behavioriste qui tend à transformer, voir à cloner les êtres humains, simples échantillons expérimentaux en  des créatures hybrides conditionnées et domestiquées. Elle ne laisse  aucune place au libre arbitre et considère l’homme comme une créature virtuelle sujette à des automatismes et réflexes conditionnés donc façonnables à volonté. Les réalités historiques et spirituelles , les concrétudes naturelles sont ignorées et bannies. Cette nouvelle forme de béhaviorisme postmoderne high-tech joue sur l’inertie animale de l’homme spolié de ses capacités réactives et aboutit à la privation du libre arbitre et de la liberté individuelle. Et c’est en ce sens que la forme contemporaine du progressisme constitue une nouvelle « barbarie » despotique, dont les ressorts totalitaires résultent de la mutilation des réalités historiques, les négations de la spiritualité,l’abolition du temps, la désincarnation et la désacralisation de l’espace par la virtualisation progressive de la vie.

Ce progressisme néo-obscurantiste, afin de pallier aux excès de son processus irréversible et cinétique de cristallisation virtuelle du monde , utilise l’arme prophylactique de l’éthique pour en sorte « humaniser «  et dédramatiser cette marche vertigineuse vers le royaume du non sens. Le politiquement correct , l’ordre moral dominant résultent d’une dégénérescence de la morale via l’éthique. Héraclite  qui vivait 500 ans avant le Christ, avait imaginé que chacun des composants du monde possédait son antagoniste, et que les forces opposées entretenaient un brassage incessant, un combat permanent, lequel s’intégrait selon lui dans le grand mouvement perpétuel dont il opposait deux types : l’harmonique et le chaotique conçu comme un fatras non organisé. L’homme bien qu’il soit le composant le plus complexe de la nature obéissait d’abord à ce chaos et à la loi du plus fort. Or cent ans après Héraclite vint Socrate. Tel un prophète laïc, il conçut et enseigna que chaque être humain était un composant à part entière de la nature, et mieux encore de sa fraction vivante, donc doué d’instinct comme les animaux. Doué de plus d’intelligence en tant qu’homme, il pouvait en intégrant ces deux fonctions, en induire une troisième, celle de la responsabilité individuelle. Pour cela, il devait s’exercer à se comprendre ; le ‘connais toi toi-même » ne fut pas seulement le principe précurseur de la psychanalyse, il fut le précurseur de l’idéologie officielle des droits de l’homme  et celui de la déclaration de Gide selon laquelle « chacun est le plus précieux de tous les êtres ». Cette responsabilité lui fixait le devoir d’autocensure « ne fais pas aux autres ce que tu n’eus point aimé qu’on te fit ».

L’homme de Socrate était doté d’une justice intérieure.  Ces principes n’avaient pas été dictés par des dieux. Socrate était un prophète laïc. Les lignes de conduite qu’il édictait ne se déduisaient que de la seule nature, laquelle n’obéissait qu’à une essence dont chaque constituant, matériel ou vivant, ne pouvait agir que dans une direction, celle du bon fonctionnement, celle du bien. Car cette nature était unique et ne pouvait perdurer que si elle obéissait au bien. Socrate s’inscrivait ainsi au royaume du polythéisme, en faveur du futur monothéisme et quasiment de la démocratie, où chacun a le pouvoir de s’exprimer et d’agir selon sa conscience : d’où la nécessité que celle-ci suivit la bonne direction. Bien que la morale de Socrate n’attaquât  ni la religion ni la société avec lesquelles elle passait un contrat moral, celles ci perçurent les pièges qu’un tel art de vivre faisait courir à la liberté. Pour les compromettre Socrate but la cigüe, comme le Christ se laissa crucifier, comme Mishima se fera « harakiri ». La mort s‘inscrit désormais dans la morale du bien ; l’individu doit tout sacrifier même sa vie à la meilleure marche de la société. D’où la non interdiction de la légitime défense ni de la guerre défensive. Les successeurs de Socrate allaient tout en prêchant la morale , tenter de la faire plus accessible à tous. Aristote et Spinoza, tout en soutenant la nécessité que les hommes se conduisent dans le sens du bien et non dans celui du contraire, reconnaissaient que tous les hommes n’étaient pas doués de la personnalité de Socrate, et ils allèrent jusqu’à reconnaître qu’une sagesse trop stricte pouvait ne pas mener à la béatitude, mais à l’ennui. Quels humains n’éprouvaient pas des envies, des haines, des pulsions dont il fallait tenir compte dans le jugement de leurs comportements, alors  que beaucoup sont pathologiquement atteint de névrose obsessionnelle ou /et pulsionnnelle, de manie , de paranoïa. Ils étudièrent donc plutôt que la morale , la science de celle-ci, l’éthique.

Tandis que la morale de Socrate indiquait jusqu’où il ne fallait pas aller du tout, l’éthique tenta de définir jusqu’où on ne pouvait ne pas aller trop loin. En fait la religion puis la justice allaient se mêler à la discussion et c’est finalement la justice qui s’est emparée du pouvoir lequel s’était emparé d’elle depuis longtemps. Nos contemporains refoulent de plus en plus une cette forme de morale et se donnent entre autres excuses, le fait qu’ils obéissent à l’éthique. Ils ont officialisé celle-ci au nom du progressisme dominant  en organisant des comités d’éthiques à tous le échelons de la vie sociale politique et économique. Leurs conclusions à l’officialité ambigüe ont surtout pour objet de préparer l’opinion aux votes par le législateur de lois violant la pure morale. On a vu à titre d’exemple que toutes les lois sur la fécondation, préparées par le comité national de l’éthique biomédicale, sont passées sans problèmes au parlement français, sans parler la loi sur l’avortement. Somme toute l’éthique prépare une évolution des moeurs telles que beaucoup d’interdictions morales d’hier sont levées, et si les parlements transforment ses conclusions en lois, l’interdiction d’hier l’est aussi. Ainsi chaque corporation si elle n’a pas un comité, déclare avoir son éthique. Les politiciens commettent en trouvant cela tout naturel  et politiquement correct les pires abus de biens sociaux. Au nom de l’éthique va- t- on bientôt créer un comité d’éthique sexuelle et le composer d’ experts de tous les types de sensualité ? Oui de la morale on en est venu à l’éthique et de l’éthique on a dérivé vers le politiquement correct. Ainsi seul une refonte complète du système de valeurs contemporain de caractère permissif et individualiste permettrait d’endiguer cette dérive de la morale en éthique. Si l’absolu consiste en une vision du monde héroïque, dans la dimension transcendantale de l’homme, le progressisme néo-obscurantiste contemporain est à la phase ultime de la relativisation de l’absolu, puisqu’il a finit de s’ériger en religion séculière convertie au monde et de vider de son sens la notion de mystère. Ce obscurantisme progressisme néo-obscurantiste s’est engagé sur la voie d’une nouvelle eschatologie, non pas celle d’un monde transfiguré mais celle de la parousie postmoderne d’une nouvelle forme d’hominisation hybrido-mutante, définitivement privée de références spirituelles et identitaires.

Louis VINTEUIL.
 

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dimanche, 18 février 2007

E. Cioran ou l'avancée dans le silence

medium_CIORAN.jpg

A. BARGUILLET :

Emil Cioran ou l'avancée dans le silence

http://mon-bloghauteloire.blogs.allocine.fr/mon-bloghauteloire-78994-emile_cioran_ou_lavancee_dans_le_silence.htm

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samedi, 17 février 2007

M. Eliade über "Die Revolution des Neuen Menschen"

medium_eliade_intro.jpg MIRCEA ELIADE über "die Revolution des neuen Menschen"

Zum heutigen Jahrestag der Gründung der Legion des
Erzengels Michael am 24. Juni 1927


Das Jahr 1927 bedeutete den Beginn des Kampfes zwischen
den "Generationen". Nicht der Kampf zwischen Alten und Jungen
- wie man glaubte und lange behauptete - , sondern der Krieg
zwischen zwei Welten: auf der einen Seite die alte Welt, die an
den Bauch glaubte (das Primat des Ökonomischen und des
Politikertums), auf der anderen Seite die neue Welt, die es
wagte, an den Geist zu glauben (Primat des Geistigen). Die
jugendliche Bewegung von 1927 wurde mit diesem Bewußtsein
der historischen Mission geboren: die Seele Rumäniens zu
verändern, alle Werte einem einzigen höchsten Wert, dem Geist,
unterzuordnen. Eine Unterordnung, die vor allem in der
heroischen Phase Verzicht, Selbstaufopferung, Askese
bedeutet. Der historische Sinn dieser Jugendbewegung ist nicht
schwer zu entziffern. Da sie ihre lebendigen Wurzeln im
Christentum hat - und Christentum bedeutet "Umsturz aller
Werte" - versucht sie einen neuen Menschen zu schaffen. Denn
der Mensch der modernen Zeit blieb Teil der alten luziferischen
Wirtschaft: des Egoismus, der Instinkte, der Werte einer
niedrigsten Biologie. So oft in der Geschichte ein neuer Mensch
auftauchte, setzte er sich durch das Primat der geistigen Werte
durch. Der Kampf zwischen Licht und Dunkel, zwischen Gut und
Böse, wird nur am Ende aller Zeiten beendet sein. Aber jeder
neue Sieg des Geistes, des Lichtes, erfüllte sich nur durch den
völligen Verzicht auf die Instinkte der Selbsterhaltung. Der neue
Mensch bedeutet vor allem die natürliche Überwindung dieser
Instinkte. Eine Überwindung, die die Geschichte immer
berücksichtigt. Übrigens ist es von Bedeutung, daß weder in der
Geschichte noch in der Ewigkeit etwas ohne einen Akt des
Verzichts erreicht wird. Die Geschichte eines Volkes ist nicht
möglich ohne den Lebensverzicht einer großen Anzahl von
Menschen.
(Buna Vestire, 27.6.1937)

Die allergrößte Sünde ist die Unfruchtbarkeit: in biologischer
und in geistiger Ordnung. Die größte Mission, die ein Mensch
erhalten kann, ist die Schaffung von Werten, das spirituelle
Schaffen also. Neben dieser schaffenden Tugend stehen alle
anderen Qualitäten oder Fehler im Schatten. Dieses Kriterium
und diese Mission sind das Einzige, was Menschen jetzt am
Anfang ihres historischen Lebens erhalten können. Nur ein
hartnäckiger Kampf für die Wiederherstellung der
Wertehierarchie und ein ununterbrochenes Bemühen zu
schaffen, können dem modernen Rumänien einen anderen
geschichtlichen Sinn geben. Es wird also abzuwarten sein, wie
viele von Ihnen die Stärke haben werden, bis zum Schluß ihre
Mission nicht zu verraten.
(Raboj, 21.12.1935)

Wir möchten auch noch etwas anderes hören als nur die ewige
Unterscheidung von "Rechts und Links", proletarischer und
nationaler Revolution (als ob eine wahre Revolution nicht immer
ein und dieselbe sei, einfach des Menschen, der Seele). Wollt
ihr Revolution? Sehr gut. Wer will sie nicht? Aber es gibt so viele
revolutionäre Impulse, die seit Tausenden von Jahren darauf
warten in die Praxis umgesetzt zu werden. Der Menschensohn
stieg doch deshalb herab, um uns die ständige Revolution zu
lehren, die Revolution gegen die alte Ökonomie - der
materiellen, persönlichen, dunklen Interessen -, und uns die
neue Ökonomie der Barmherzigkeit, der Hoffnung, der Liebe zu
lehren. Wem von uns ist es gelungen, diese menschliche
Revolution zu verwirklichen? Wer war so verrückt, so
revolutionär, sein Stück Brot seinem Nächsten zu geben, seinen
Stolz durch Erniedrigung zu verletzen, hinter sich die Brücken
abzureißen, und für eine Idee oder einen Glauben auf alles zu
verzichten?
... Revolution? Warum nicht? Denn jeder Mensch, der seinen
Leben einen Sinn geben möchte, wird zur Revolution geboren.
Erinnern wir uns aber daran, daß die wahre Revolution (nicht die
politisierende Pseudo-Revolution, nicht der Wechsel der Herren
und Bojaren) aus einer seelischen Überfülle entspringt, aus
einer biologischen und heiligen Wut gegen Lüge,
Ungerechtigkeit, Heuchelei, aus einem heidnischen Durst nach
neuem Leben, nach einem neuen Menschen , nach einer neuen
Welt.
... Der neue Mensch bedeutet vor allem ein völliges Loslösen
von der Heuchelei und Feigheit der Gesellschaft, in der wir
leben, er ist ein junger Mensch, an nichts gebunden, ohne Angst
und Makel, die Augen auf die Zukunft und nicht auf die Praktiken
der Vergangenheit gerichtet. Ich würde gern einen Revolutionär
treffen, der zuerst die Revolution bei sich zu Hause und in seiner
Seele gemacht hat, der keinen Ehrgeiz kennt, keine Reichtümer
besitzt, auf Bequemlichkeit, auf die Mythologie der Straße und
auf die Unwissenheit der Ahnen verzichtet. Zeigen Sie mir ihn -
eine Seele, bereit für jede Erneuerung, ohne Strategie und
Politik, ohne Geld und Ehrgeiz.
(Vremea, 10.6.1934)

Heute steht die ganze Welt unter dem Zeichen der Revolution.
Aber während diese Völker diese Revolution im Namen des
Klassenkampfes und des Primates der Wirtschaft
(Kommunismus), des Staates (Faschismus) oder der Rasse
(Hitlerismus) leben, wurde die legionäre Bewegung unter dem
Zeichen des Erzengels Michael geboren, und sie wird durch die
göttliche Gnade siegen. Deshalb ist die legionäre Revolution
geistig und christlich, während alle anderen gegenwärtigen
Revolutionen politisch sind. Während alle gegenwärtigen
Revolutionen zum Ziel haben, durch eine soziale Klasse oder
einen Menschen die Macht zu ergreifen, so verfolgt die legionäre
Bewegung als oberstes Ziel die Erlösung des Volkes, die
Versöhnung des rumänischen Volkes mit Gott, wie der Capitan
sagte. Deshalb unterscheidet sich der Sinn der legionären
Bewegung von allen anderen Bewegungen, die bis heute in der
Geschichte entstanden sind, und der Sieg der legionären
Bewegung wird die Wiederherstellung der Tugenden unseres
Volkes, ein tüchtiges, würdiges und starkes Rumänien mit sich
bringen - und einen neuen Menschen schaffen, entsprechend
einem neuen Typus des europäischen Lebens.
(Buna Vestire, 17.12.1937)

Alle Zitate - mit wenigen Korrekturen - aus: Hannelore Müller,
Der frühe Mircea Eliade. Münster 2004.

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Le blog de Clément Rosset : à lire

Le blog de Clément Rosset

Clément Rosset est un philosophe qui m'a marqué profondément, surtout sa logique du pire et son anti-nature, qui m'ont aidé à ne pas succomber aux optimismes béats, sans pour autant cultiver un pessimisme de sinistrose, et ensuite à me méfier, me défier des arrière-mondes des philosophes du non-vécu. J'ai eu l'occasion, déjà, de dire ce qu'il nous avait apporté, dans un entretien accordé à Marc Lüdders. Armin Mohler, lui aussi, avait saisi la pertinence de ce philosophe français. C'est donc avec une joie, que je veux vous faire partager, que je vous signale ici l'existence de son blog, contenant des textes de grande valeur, dont celui-ci, intitulé: "Le nietzschéisme de Clément Rosset" (http://clementrosset.blogspot.com/2006/05/le-nietzschisme-de-clment-rosset.html ).

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jeudi, 15 février 2007

Note sur Alfred Bäumler

Robert STEUCKERS :

Note sur Alfred Bäumler

19 novembre 1887 : Naissance à Neustadt an der Tafelfichte dans le Pays des Sudètes du philosophe allemand Alfred Bäumler. Connu en France pour la polémique qu’il avait lancée contre Heidegger, grâce aux travaux de Jean-Michel Palmier, Alfred Bäumler avait rejoint le national-socialisme, devenant certainement le philosophe le plus pertinent parmi les rares “ralliés”. Il a opéré une synthèse, — que l’on redécouvre aujourd’hui en la détachant du contexte politique des années 30 et 40 — entre les œuvres de Kant, Hegel, Bachofen et Nietzsche. Son système repose essentiellement sur une interprétation existentialiste et panvitaliste de l’esthétique et de la critique de la faculté de juger de Kant.

En effet, le philosophe de Koenigsberg reconnaît l’hétérogénéité fondamentale des jugements esthétiques, constate la quasi impossibilité de se débarrasser de cette hétérogénité, mais, en même temps, perçoit, chez les hommes, un unisson quand il s’agit de reconnaître, émerveillés, la beauté transcendantale des véritables chefs-d’œuvre. L’Allgemeingültigkeit [la validité générale] des chefs-d’œuvre est-elle une valeur “universelle” transposable en d’autres domaines que l’esthétique, par exemple la politique, dont le but n’est évidemment pas de générer du “beau”, mais un “bien commun” circonstanciel à une Cité donnée ? Peut-on hisser un principe valable et même efficace, né ici et pour ici, au rang de règle générale pour ce qui se passe et/ou doit se passer là-bas ? Bref, de l’universalité de la beauté des chefs-d’œuvre peut-on déduire une théorie et une pratique universalistes de la politique ? D’autant plus que la “validité générale” d’une œuvre d’art conserve toujours des racines particulières, locales, ethno-nationales, liées à une histoire. La question mérite donc toujours d’être débattue et hante sournoisement tous nos débats, encore aujourd’hui. Ensuite, dans sa critique de la faculté de juger, Kant distingue les “objets d’art” des “objets vivants” (ou “objets de nature”), où les uns sont produits d’une volonté extérieure à eux-mêmes, tandis que les autres recèlent en eux-mêmes leur sève et sucs vitaux. Existentialiste, volontariste et panvitaliste, Bäumler va parier sur l’hétérogénéité et sur la force vitale qui impulse les mouvements autonomes des “objets vivants”, dont les nations. En partant de cette hétérogénité et de ce timide vitalisme kantien, Bäumler va explorer un filon qui aboutit à Bachofen et à Nietzsche. En adhérant au national-socialisme, il croit faire passer la vie politique et idéologique de son pays d’un stade déterminé par les philosophèmes abstraits de l’Aufklärung (qui prétendent à une Allgemeingültigkeit) à un stade nouveau, acceptant l’hétérogénéité du monde pour ce qu’elle est, avec son cortège de tragédies et de conflits, et focalisé sur les sucs et sèves autonomes des “objets vivants”. Alfred Bäumler meurt isolé le 19 mars 1968 à Eningen en Allemagne. Preuves de la renaissance de Bäumler aujourd’hui, dans l’espace linguistique français :

1) Alain Renaut, qui nous propose une nouvelle traduction de la critique de la faculté de juger, évoque la grande pertinence de l’exégèse bäumlerienne de Kant et nous invite à la relire avec beaucoup d’attention, alors que les positions “républicaines”, assez banales et superficielles de Renaut, le posent comme un moraliste para-pseudo-kantien et libéraloïde. Renaut —qui s’inscrit dans cette platte stratégie de défense de l’idéologie “républicaine” en France— défend Kant pour son cosmopolitisme, alors que ce cosmopolitisme n’était certainement pas aussi simple ni aussi “diluationniste”, comme l’a justement prouvé Bäumler. Seul point positif au fait que Renaut enjoigne ses lecteurs à lire Bäumler : ceux qui le feront dans une perspective moins conformiste ne pourront plus se faire traîter de “fachos” par les “vigilants”, à la Olender…

2) Ensuite, la réédition d’un livre de Gilbert Lebrun, qui constitue une autre étude sur la critique de la faculté de juger, s’appuie essentiellement sur les thèses de Bäumler sur Kant. Gilbert Lebrun est un philosophe rigoureux et apolitique, qui ne fait pas mention de l’engagement national-socialiste de Bäumler, et ne prend en considération que ses arguments de nature philosophique, comme il se doit [cf. Robert Steuckers, «Thomas Mann et Alfred Bäumler», analyse de Marianne BÄUMLER, Hubert BRUNTRÄGER & Hermann KURZKE, Thomas Mann und Alfred Baeumler. Eine Dokumentation, Königshausen und Neumann, Würzburg, 1989, 261 p., ISBN 3-88479-407-8; in: Vouloir, n°8/NS, automne 1996].

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mardi, 13 février 2007

Individu: création étatique

L'individu est une création étatique.

Trouvé sur :

http://cafeducommerce.blogspot.com/


Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Marcel Gauchet, dans un texte de 1980 (La démocratie contre elle-même, pp. 19-21 - je souligne ce qui me convainc le plus) :

"Ce n'est, du reste, que grâce au développement de l'Etat, et en fonction de l'accroissement de ses prérogatives, qu'a pu se constituer quelque chose comme l'individu. C'est parce qu'est advenu en Europe un type d'Etat profondément nouveau, donnant de fait corps à la puissance dernière de la société sur elle-même, qu'a pu s'effectuer la translation révolutionnaire du fondement de la souveraineté du sommet vers la base, du Prince matérialisant l'unité primordiale à la somme des citoyens assemblés en société à partir de leur séparation d'origine, et donc de leur identité native de droits. Ce n'est que dans la mesure où s'est insensiblement imposée, avec la figure d'un pouvoir n'ayant rien au-dessus de lui, la dimension d'une ultime possession de leur monde par les hommes qu'est née en retour la notion d'une autorité relevant par principe de la participation de tous et procédant au départ de la décision de chacun.

Ce n'est aucunement du dedans des êtres que s'est formée l'intime conviction qu'ils existaient d'abord chacun pour eux-mêmes, au titre d'entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C'est de l'extérieur, au contraire, en fonction de la réappropriation globale du pouvoir de l'homme sur l'homme contre les décrets des dieux qui s'est opérée par l'intermédiaire de l'affirmation de l'Etat. Comme c'est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s'imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son "absolu", qu'a pu s'effectuer le travail d'abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l'accouchement de la catégorie proprement dite d'individu. Pour qu'advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d'Etat ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiaux, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d'une nature tout à fait autre, un pur centre d'autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective. Contradiction constitutive des démocraties modernes : pas de citoyen libre et participant sans un pouvoir séparé concentrant en lui l'universel social. L'appel à la volonté de tous, mais la sécession radicale du foyer d'exécution où elle s'applique. Le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l'expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l'instance politique.

Car tel s'avère le paradoxe de la liberté selon les modernes : l'émancipation des individus de la contrainte primordiale qui les engageait envers une communauté supposée les précéder quant à son principe d'ordre, et qui se monnayait en très effectives attaches hiérarchiques d'homme à homme, loin d'entraîner une réduction du rôle de l'autorité, comme le bon sens, d'une simple déduction, le suggérerait, a constamment contribué à l'élargir. L'indéniable latitude acquise par les agents individuels sur tous les plans n'a aucunement empêché, mais au contraire a régulièrement favorisé, la constitution, à part et en sus de la sphère de l'autonomie civile, d'un appareil administratif prenant de plus en plus largement et minutieusement en charge l'orientation collective. Plus du tout sous le signe de l'imposition d'une loi extérieure, intangible, échappant à la prise des hommes, puisque antérieure à leur volonté. Sous le signe, fondamentalement, de l'organisation du changement, de la maîtrise de l'évolution, de la définition de l'avenir - de la production de la société par elle-même dans le temps."


Dans l'ensemble, il s'agit d'une reprise d'une idée développée déjà par Gobineau et Nietzsche, et que l'on peut reformuler dans un esprit proche de Louis Dumont : en réduisant petit à petit le rôle de l'aristocratie, l'absolutisme monarchique, et au premier chef bien sûr Louis XIV, a été le premier à saper la base de l'édifice hiérarchique de la société féodale. En atténuant la distinction degré par degré de cette société, au profit d'une structure binaire le-Roi / tous-les-autres, il a contribué à créer ou accentuer le sentiment d'égalité entre tous ces autres. Si un seul est au-dessus de tous les autres, tous ces autres sont plus ou moins au même niveau.

Je ne vais pas chipoter Marcel Gauchet, mais on peut regretter son absence de nuances dans l'ensemble de ce passage, qui lui fait confondre un peu trop religion et politique, monarchie absolue et démocratie : disons que c'est la loi du genre d'une synthèse aussi rapide.

Le lecteur aura reconnu, dans le dernier paragraphe, l'influence de Max Weber. M. Gauchet va néanmoins moins loin : Weber estimait que l'accroissement de l'appareil administratif finissait par "échapper à la prise des hommes" : s'il n'est pas alors "antérieur à leur volonté", il devient du moins presque indépendant vis-à-vis de celle-ci, retrouvant certains caractères d'une "loi extérieure".

Et le même lecteur peut conclure quant à la spontanéité, l'innocence, et au bout du compte la valeur et l'importance, des désirs des "individus". Je n'ai pas dit qu'elle était nulle.

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Ego and Existence

Davide MOISO:

Ego and Existence: Existentialism and the Absolute Individual in the Philosophy of Max Stirner and Julius Evola

http://www.rosenoire.org/essays/EgoExistance.php...

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lundi, 12 février 2007

Interlude girardien

Interlude girardien 

Je retombe sur un passage extrait de Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset, 1999, je cite d'après l'édition de Poche, pp. 206-208), qui me frappe d'autant plus que René Girard n'a rien d'un tiers-mondiste exalté.

Je rappelle le cadre théorique : les sociétés traditionnelles se seraient construites autour d'une victime émissaire sacrifiée à l'union de la collectivité. A cause de la révélation chrétienne d'après Girard, plus probablement, si l'on accepte le cadre girardien, à la suite d'une évolution où les Grecs et les deux Testaments jouèrent un rôle effectivement central, ce mécanisme a perdu de son efficacité (on peut d'ailleurs interpréter dans cette optique la honte et la gêne évidentes de ceux qui se débarrassèrent de Saddam Hussein) - d'où justement la naissance du concept de bouc émissaire, qui prouve que l'on est devenu plus conscient de l'existence de tels processus. Girard en vient donc au monde moderne :

"Entre les phénomènes d'expulsion atténuée que nous observons tous les jours dans notre monde et le rite antique du bouc émissaire aussi bien que mille autres rites du même genre, les analogies sont trop parfaites pour ne pas être réelles.

Lorsque nous soupçonnons nos voisins de céder à la tentation du bouc émissaire, nous les dénonçons avec indignation. Nous stigmatisons férocement les phénomènes de bouc émissaire dont nos voisins se rendent coupable, sans parvenir à nous passer nous-mêmes de victimes de rechange. Nous essayons tous de croire que nous n'avons que des rancunes légitimes et des haines justifiées mais nos certitudes en ce domaine sont plus fragiles que celles de nos ancêtres.

Nous pourrions utiliser avec délicatesse la perspicacité dont nous faisons preuve à l'égard de nos voisins, sans trop humilier ceux que nous prenons en flagrant délit de chasse au bouc émissaire mais, le plus souvent, nous faisons de notre savoir une arme, un moyen non seulement de perpétuer les vieux conflits mais de les élever au niveau supérieur de subtilité exigé par l'existence même de ce savoir, et par sa diffusion dans toute la société. Nous intégrons à nos système de défense, en somme, la problématique judéo-chrétienne. Au lieu de nous critiquer nous-mêmes, nous faisons un mauvais usage de notre savoir, nous le retournons contre autrui et nous pratiquons une chasse du bouc émissaire au second degré, une chasse aux chasseurs de bouc émissaire. La compassion obligatoire dans notre société autorise de nouvelles formes de cruauté. (...)

La perspicacité au sujet des boucs émissaires est une vraie supériorité de notre société sur toutes les sociétés antérieures, mais, comme tous les progrès du savoir, c'est aussi une occasion de mal aggravé. Moi qui dénonce les boucs émissaires de mes voisins avec une satisfaction mauvaise, je continue à tenir les miens pour objectivement coupables. Mes voisins, bien entendu, ne se font pas faute de dénoncer chez moi la perspicacité sélective que je dénonce chez eux.

Les phénomènes de bouc émissaire ne peuvent survivre dans bien des cas qu'en se faisant plus subtils, en égarant dans des méandres toujours plus complexes la réflexion morale qui les suit comme leur ombre. Nous ne pourrions plus recourir à un malheureux bouc pour nous débarrasser de nos ressentiments, nous avons besoin de procédures moins comiquement évidentes.

C'est la privation des mécanismes victimaires et à ses conséquences terribles que Jésus fait allusion, je pense, quand il présente l'avenir du monde christianisé en termes de conflits entre les êtres les plus proches.

N'allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. Je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et à la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa famille. (Mt 10, 34-36)

Dans un univers privé de protections sacrificielles, les rivalités mimétiques se font souvent moins violentes mais s'insinuent jusque dans les rapports les plus intimes. C'est ce qui explique le détail du texte que je viens de citer ; le fils en guerre contre son père, la fille contre sa mère, etc. Les rapports les plus intimes se transforment en oppositions symétriques, en rapport de doubles, de jumeaux ennemis. Ce texte nous permet de repérer la vraie genèse de ce qu'on appelle la psychologie moderne."


Parmi mes nombreux projets on trouve une étude de l'influence de Girard sur Muray, une confrontation systématique de Girard et de Dumont, une synthèse critique sur les thèses de Girard. Anticipons sur celle-ci en relevant dès aujourd'hui ce paradoxe d'une théorie dont les fondements (le mimétisme notamment) sont discutables - et discutés - mais dont la valeur explicative semble difficilement contestable : relier ainsi, en quelques paragraphes, les problèmes de mondialisation et d'impérialisme, les processus victimaires dans les sociétés occidentales, et les névroses familiales, n'est pas une fin en soi, n'est en rien une garantie de véracité, mais stimule me semble-t-il la réflexion.

Sans ordre, quelques évocations précédentes de René Girard :

-
les libéraux-libertaires ;

-
une pierre dans le jardin de Marcel Gauchet ;

-
René Girard et les associations gay ;

-
distinguo Girard-Redeker - je découvre d'ailleurs des commentaires que je n'avais jamais lus, pardon de n'y avoir pas répondus (un petit mail peut être utile lorsqu'on laisse un commentaire tardif par rapport à la rédaction du texte).

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samedi, 10 février 2007

Citation de M. Gauchet

Libéralisme = marxisme, une fois de plus.

L'angle de comparaison nous est cette fois donné par Marcel Gauchet :

"C'est la tentation récurrente de la modernité. La force et la nouveauté de la redéfinition de la condition collective amenée par l'orientation vers le futur portent avec elles la croyance que la structuration politique relève d'un héritage archaïque en voie d'être dépassé. Cette illusion de perspective eut longtemps l'aspect de la foi dans une révolution grâce à laquelle adviendrait une société pleinement sociale, c'est-à-dire délivrée de la contrainte étatique. Elle revient aujourd'hui sous l'aspect de la promesse d'une consécration de l'individu grâce au marché et au droit qui réduirait l'appareil de la puissance publique à une gouvernance inoffensive." (La condition politique, Gallimard, "Tel", 2005, p.9)

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vendredi, 09 février 2007

G. Faye: La Nuova Società dei Consumi

Guillaume Faye:

NSC. La Nuova Società dei Consumi


http://www.uomo-libero.com/articolo.php?id=100...

 

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Altheim, Spengler, Nietzsche: décadence

Altheim, Spengler, Nietzsche et la décadence, mythe de la révolution conservatrice

par Stefano ARCELLA

Dans son analyse du roman antique (Roman und Dekadenz), Franz Altheim note que cette forme très par­ticulière de la littérature antique présente une sorte de désordre stylistique, correspondant à une époque de transformation profonde de la société et de la politique. C'était une époque où s'achevait la civilisation de la polis et que s'affirmait la civilisation alexandrine, concentrée sur les grandes cités cosmopolites, dans des empires tentaculaires. D'Alexandrie à Pergame et à Rome, où disparaissaient les antiques idéaux républicains, triomphait une plèbe urbaine aux origines composites mais homogène dans son style de vie. Dans toute la Grèce, le roman s'était substitué à toutes les autres formes littéraires canoniques, telles l'épopée et la tragédie. Le roman antique s'est formé par les concours de rhétorique sophistique, dans la poésie érotique, l'historiographie, où l'on confondait tous les styles, pour les unifier ensuite dans une forme nouvelle, témoin de la désagrégation des formes anciennes mais néanmoins spécifique.

Altheim définit le roman comme une “forme ouverte”, c'est-à-dire ouverte à tous les styles mais aussi à l'expérience du divers, de l'exotique et de l'aventureux. Le site du roman n'est plus la Cité-Etat avec ses lois et sa morale inscrite dans le mythe, ni la petite communauté où se mouvait encore un Socrate, comme s'il déambulait dans le patio de sa propre habitation, mais la terre lointaine, la cité mythique de Thulé ou la mystérieuse Egypte, pays de mort et de résurrection (Isis-Osiris) ou encore l'Ethiopie, terre aimée des dieux, lieu idyllique de la réconciliation finale.

Si la thématique fixe de tous ces romans, et non seulement des Ethiopiques d'Héliodore, est l'amour entre deux jeunes gens, ceux-ci sont confrontés à des forces ennemies qui provoquent leur séparation, amor­çant de la sorte une pérégrination interminable et pénible, exprimant du reste la nouvelle réalité culturelle de la fin du monde antique, c'est-à-dire la fin d'un monde clos et basé sur l'idée de mesure, qui a égale­ment pour corollaire la création de vastes domaines dont les centres sont les cités cosmopolites surpeu­plées, parlant une koiné dérivée de toutes les races et de toutes les langues, coutumes et religions. Au sein de ces nouveaux agrégats humains, où prévaut l'élément chaotique, Altheim, en suivant ainsi les traces de Burckhardt, de Nietzsche et de Spengler, perçoit les signes d'une phase de décadence qui a caractérisé le monde grec puis le monde romain et qui revient aujourd'hui dans le monde occidental, où l'on élabore aussi des romans évoquant ce style de vie ouverte, tout à la fois cosmopolite et désagrégée.

Dans son Histoire de la religion romaine, Altheim note, à propos de Rome, comment, à partir du IIième siècle av. J.C., on a commencé à introduire dans l'Urbs des cultes d'origine orientale. Au début, ces cultes n'ont connu aucune fortune, car l'appareil d'Etat a réagi violemment, puis, à l'époque impériale, ces cultes ont trouvé un terrain fertile. Dans ces cultes, dont le prototype est essentiellement celui de Dionysos et de Bacchus, où la dignité du citoyen est foulée aux pieds, où le citoyen perd sa mens quand il entre en état de possession (les possédés étant considérés comme dementes, déments). Ces cultes tendaient à dissoudre la réalité religieuse dans des expériences purement individuelles, de caractère ex­trêmement émotionnel. En d'autres mots, ces nouvelles formes de religiosité, exactement comme le ro­man, sont le miroir d'une réalité où prévalent désormais l'individu, le pathétique, toutes formes que l'on at­tribuait à l'époque aux pôles féminins de l'existence.

Tout comme le dionysisme, le monde oriental envoie à Rome des mages et des chaldéens de toutes sortes, des sectes à mystères et des nécromanciens, qui, tous, réclament de l'aventure pour le corps et pour l'esprit, afin d'animer le nouveau type humain des grandes cités. Ce glissement du monde antique vers un bazar religieux oriental est, pour Altheim comme pour Spengler, le signe tangible d'une époque frappée par la décadence. Une décadence qui peut se définir ainsi: les expressions partielles et person­nalisées de la religiosité prennent le pas sur une religion unitaire qui, elle, pourrait se définir comme olym­pienne en Grèce et comme étatique à Rome.

Ne nous attardons pas à énumérer toutes les formes prises par cette décadence religieuse et que Spengler a repéré à l'ère moderne et dans la civilisation occidentale (où l'on voit s'achever une structure sociale hiérarchique et émerger une commercialisation générale de tous les actes humains, à la suite d'un phénomène de déracinement). Observons plutôt les réactions de tous ces “philosophes de la culture” face à ces phénomènes de décadence et à ces valeurs qu'ils projettent dans notre propre présent dilaté. Spengler comme Altheim, ainsi que d'autres figures éminentes de la culture allemande des premières dé­cennies de notre siècle (de Jünger à Benn) qui ont annoncé le déclin de l'Occident, ont été placés d'office dans ce fourre-tout fort hétérogène qu'est la “Révolution Conservatrice” et interprétés exclusivement comme des nostalgiques et de purs conservateurs réactionnaires et passéistes (cf. les analyses compi­latoires de Mosse et les écholalies “inspirées” de Jesi).

Car enfin, s'ils sont “révolutionnaires-conservateurs”, pourquoi n'avoir exploré que leurs aspects conser­vateurs? Quelles seraient alors leurs dimensions révolutionnaires? En effet, s'ils s'emploient à dénoncer systématiquement un présent dégénéré, s'ils évoquent sans cesse la désagrégation moderne, ils ne peuvent pas, s'ils en restent à ce niveau critique, résoudre le problème d'un retour à une tradition qui ne pourrait se déployer dans la réalité actuelle. Nietzsche, dans un élan de romantisme tardif a pu penser, un moment, que Wagner deviendrait le continuateur d'Eschyle; mais il s'est rapidement rétracté. Mais ni Spengler ni Altheim ne se sont posés comme les défenseurs d'une aristocratie disparue ou d'une nouvelle oligarchie faussement aristocratique. En fin de compte, constater la décadence ne constitue pas un ju­gement moral mais indique un style de vie et un retournement de la civilisation dans lequel il s'agit d'œuvrer. Dans une phase historique de ce type, il serait utopique et artificiel de vouloir revenir à l'ordre antique et de remettre sur leur trône les vieux monarques ou sur leurs autels les vieux dieux olympiens, mais d'agir dans la cohérence, en opérant des choix précis.

L'étude du passé, chez Spengler et Altheim, fascine et n'effraye pas l'érudit qui s'y consacre et fait face à une époque qui a certes perdu ses orientations mais tente néanmoins de vivre de nouvelles expériences, de créer de nouvelles formes d'expression, de rechercher de nouvelles solidarités. Tout comme l'érudit qui se penche sur le passé, celui qui explore le présent, en tant que phase de décadence, est véritable­ment hapé par l'observation de toutes ces nouvelles cristallisations et de cette curieuse simultanéité entre, d'une part, l'homogénéisation totale de la planète et, d'autre part, la désagrégation d'un type hu­main “mégalopolique”, désormais ghettoïsé à outrance dans une multiplicité de petites sphères privées, homologué dans un style de vie collectif. En ce sens, aujourd'hui plus qu'hier, écrit Altheim, le roman est à son apogée, il est simultanément le produit et l'auteur de cette phase-ci de notre civilisation.

C'est justement dans cet aspect-là du roman que nous trouvons la dimension proprement révolutionnaire de l'analyse de nos érudits que l'on a un peu trop vite catalogués comme “conservateurs”; ils appartien­nent en effet à une génération qui refuse de se reconnaître dans l'optimisme bourgeois, mais ne se réfu­gie pas pour autant dans le sentimentalisme irrationnel, dans la pure et simple évocation de symboles disparus. En termes plus directs, disons qu'un monarque est à sa place quand il s'inscrit dans un cadre traditionnel vivant, c'est-à-dire dans un style de vie traditionnel; autrement, il n'est plus qu'une caricature.

Notre époque est une époque de nouveaux mages et certainement aussi celle de nouvelles formes de re­ligiosité personnalisée, où l'on recherche de nouvelles voies de salut dans une aire où toute orientation a disparu. La solution est de se chercher soi-même dans de nouveaux styles de vie que permet notre époque, c'est-à-dire un style de présence à soi, de responsabilité propre, calqué sur l'anarchisme kantien ou nietzschéen, pour que nous retrouvions notre être propre au-delà de toute aventure et de toute méta­morphose.

Par rapport à ces valeurs de base, pour lesquelles nous existons, le mythe nietzschéen semble pouvoir répondre à cette exigence d'action révolutionnaire et conservatrice tout à la fois. Ce mythe est conserva­teur quand il évoque les exigences de notre plus lointaine antiquité, mais il est simultanément révolution­naire quand il se positionne juste en marge de notre présent et qu'il scrute le temps à venir. En d'autres mots, cette attitude se traduit par l'“éternel retour”, qui n'est finalement qu'une transposition à l'échelle cosmique de l'impératif catégorique kantien, dont nous trouvons l'écho chez Spengler quand il parle du Wartsoldat (de la sentinelle) ou dans le principe de persuasion de l'Italien Michelstaedter. Certes, ce que nous proposons là, avec ces auteurs révolutionnaires et conservateurs, sont des solutions individuelles, bien appropriées au déracinement des grandes métropoles; mais c'est précisément là que réside toute leur actualité, leur modernisme pourtant tout entier dépourvu de progressisme, leur profonde moralité dans le sens où elles s'éloignent de toutes vaines nostalgies et, enfin, leur capacité à évoluer à travers les méandres de la cité-monde, dans l'aventure quotidienne que nous devons bien vivre, pour partir sans cesse à la recherche de nous-mêmes.

Luciano ARCELLA.

(ex: Pagine Libere, n°2/1995).

 

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jeudi, 08 février 2007

L'itinéraire grec: des mythes à la désincarnation

Catherine SALVISBERG:

L'itinéraire grec: du réalisme des mythes à la désincarnation par les idées

Il est d'usage, dans notre culture, d'évoquer le mo-dèle grec comme celui de la sagesse, créant dans les esprits une Grèce d'image d'Epinal; les notions de sérénité, d'équilibre et d'harmonie viennent tout na-tu-rellement à l'esprit de celui qui s'abandonne à la nostalgie de notre grand passé. Pourquoi tout natu-rellement? Sans doute parce que cette Grèce est plus aisément perçue par nos schémas et nos cadres de pensée moderne, pen-sée ordonnée, soumise à la rai-son et à la lo-gique.

Pourtant cette Grèce, certes bien réelle, est celle que l'on pourrait appeler du "deuxième mou-vement", celle qui va poser des limites et aimer le "fini"; elle est devenue notre "Grèce-réfé-rence".

Un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase...

Ces limites, elles les a posées sur un monde tout autre, celui que Nietzsche définira dans La Naissance de la Tragédie  comme celui du règne de Dionysos, un monde sur fond de feu, d'ivresse et d'extase. Ce monde, générateur de la vie de notre culture, nous est beaucoup plus fermé, beaucoup plus obscur que celui de l'époque classique; il voit naître et vivre des my-thes d'une fantastique puissance dont l'évocation ne manque pas d'exercer sur bon nombre d'entre nous une espèce de fascination; c'est pourquoi il ap-paraît utile d'étudier l'aptitude de notre pensée ac-tuelle à les intégrer, voire seulement à les percevoir. Se référer aux mythes signifie plonger dans la mé-moire histo-ri-que, dans la grande mémoire, celle qui porte la sour-ce, les racines, la matrice de notre pré-sent et donc de notre futur.

Les mythes qui dominent toute notre Antiquité euro-péenne et qui, sous des formes atténuées ou même dénaturées, survivent encore au début de notre ère, ces mythes nous sont-ils accessibles ou bien sont-ils comme ces cloches fêlées qui, sous leur apparence ma-térielle intacte, ne ren-dent plus que quelques sons dérisoires et faux, sans mesure ni avec leur bel aspect extérieur ni avec la puissance de vibration qu'elles por-taient en elles.

I. La pensée par les mythes

La tentative de connaissance des mythes par l'homme moderne n'est, comme toutes ses ap-proches, qu'in-tellectuelle. Notre pensée, malgré les tentatives des ro-mantiques du siècle dernier, ne peut plus faire ap-pel qu'à la raison pour comprendre: nous sommes de-venus infirmes. C'est bien autre chose qu'il nous faudrait pour percer les profondeurs d'une culture dont la vi-talité et la force ne peuvent se réduire à une analyse cartésienne, à une compréhension. Les my-thes dans lesquels s'exprimait cette pensée, notre pau-vre raison, si sèche, n'a été capable que de les concevoir comme symboles; selon les siècles, les idéo-logies, les modes, les écoles ou les disciplines, les mythes sont devenus l'expression d'un symbo-lisme qui n'est en fait que le reflet de concepts mo-dernes: certains y ont vu l'expression d'un incons-cient collectif; d'autres ont donné aux mythes une fonction so-ciale et des gens très sérieux ont même vu en eux des éléments de lutte des classes. Il faut donc aborder l'étude de la mythologie sans trop d'illusions et savoir que nous sommes à son égard comme le vi-siteur d'un musée qui est sé-paré de l'objet de son admiration par une vitre qui lui interdit tout contact.

Pour illustrer cette tentative, prenons l'exemple d'un mythe très révélateur, un mythe profon-dément enra-ciné dans la culture grecque tout au long de son évo-lution et qui, de surcroît, pré-sente l'intérêt d'être par-tiellement passé dans notre culture: le mythe d'He-ra-klès.

Le mythe d'Heraklès

D'origine purement grecque, et plus précisé-ment do-rienne d'après des sources aussi sé-rieuses que Walter Otto ou Wilamowitz, son culte se répand rapidement tout autour de la Mé-diterranée où il s'enrichit de dieux locaux qu'il absorbe. Il va devenir une person-nalité mythologique très complexe, et son évolution dans le temps est très révélatrice du double pro-blème qui nous préoccupe: la perception du mythe et l'évo-lution de la pensée.

Ce demi-dieu, né des amours de Zeus et d'Alcmène, une mortelle, sera tout au long de sa vie terrestre poursuivi par la haine de Héra, épouse trompée de Zeus. Il lui manquera tou-jours cette partie divine, cette "partie Héra" qui l'empêchera d'être totalement un dieu. Sa vie, jalonnée d'épreuves, est célèbre pour ses douze Travaux, mais elle est bien loin d'être exem-plaire. Ce héros a des faiblesses; il commet des crimes (il tue ses trois enfants), s'abandonne toute une année aux pieds d'Omphale, la reine de Lydie, mythe flou de l'incarnation du nom-bril (omphalos) du monde. Ce demi-dieu, tour à tour puissant, fou, protecteur des faibles, gué-risseur (il est parfois asso-cié à Asklepeios), criminel, est très représentatif de la mentalité grecque pour qui la part du bien et la part du mal sont intimement liées; l'époque moderne ne con-naît que des héros totalement bons, mais chez les Grecs, si l'on ampute le mal, c'est la vie que l'on sup-prime, car elle est un tout où ce qui est bon et ce qui est mauvais sont si imbri-qués qu'ils en sont in-dissociables et nécessaires l'un à l'autre. Pas un Grec ancien n'est gêné de rendre un culte à un héros qui, outre ses quali-tés, est un ivrogne, un débauché, un infanticide. La divinité n'est donc pas perçue comme dans notre civilisation présente, où elle n'est d'ail-leurs qu'un élément religieux, mais bien comme le lien entre le monde divin et le monde sensible dans lequel elle évolue de façon très familière.

Une tradition en fait aussi une divinité chto-nienne, c'est-à-dire qu'elle l'associe au séjour des morts; mais la terre, ce séjour des morts, est en même temps la terre féconde, porteuse de fruits et de moissons; là encore coexistent le bon et le mauvais, de même que la vie et la mort.

La rationalisme moderne ne peut saisir l'essence des mythes

Les mythes de cette période nous parviennent par la poésie épique, genre qui relève de l'art, de l'histoire et de la religion, mais aussi par la connaissance des cultes. Si, comme nous ve-nons de le voir, nous ne pénétrons pas les mythes et n'en avons qu'une connaissance exté-rieure, il en va de même pour les cultes qui, peut-être plus encore que les mythes, sont pas-sés de nos jours par le tamis du rationalisme et du fonctionnalisme. Pourtant, des penseurs, pour la plu-part allemands, ont vu et dénoncé notre incapacité. Après Hölderlin, Walter Otto sera le plus brillant pourfendeur des interprétations modernes. Il cite en exemple un très vieux rite de purification qui consis-tait à promener un ou deux hommes à travers la cité, puis à les tuer hors de celle-ci et à détruire complète-ment leurs cadavres; à la suite de cet exemple, Walter Otto (1) reproduit l'interprétation moderne type qui, tout naturellement, suppose la visée pratique du rite: "après avoir absorbé tous les miasmes de la Cité, il était tué et brûlé, exactement comme on essuie une table sale avec une éponge qu'on jette ensuite" (2). Et Otto de révéler "la dispro-portion entre l'acte lui-mê-me et l'intention qu'on lui prête". Cet exemple est ca-ractéristique de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons à percer une pensée qui se manifeste au tra-vers de mythes et de rites, que nous ne sommes ca-pables de commenter qu'avec un vocabulaire soumis à la raison, à l'esprit de causalité, à l'esprit pratique, à notre esprit "terne et désenchanté".

Mais les Grecs vont lutter contre leur nature et se protéger du fond tragique de l'existence par le rideau apollinien, la sérénité. Cette Grèce, celle, nous dit Nietzsche, de l'équilibre entre le dionysiaque et l'apollinien, celle de la tragédie, garde ses mystères comme celle de la période dite archaïque. Elle est de courte durée, 80 ans environ, et brille d'un éclat tel qu'elle ne peut longtemps se survivre. Dans le même temps, la pensée va évoluer et amorcer un tournant qui se révèlera être une véritable cassure, une pensée que nous appréhenderons beaucoup mieux car elle a ouvert la voie à la pensée moderne.

II - La pensée par les idées

Si l'on connaît la place privilégiées que Nietzsche ac-corde à la musique par rapport aux autres arts, com-me émanant directement de la source, de l'instinct vital, on ne s'étonnera pas des violentes cri-tiques que le philosophe alle-mand proférera à l'égard de Socra-te, "l'homme qui ne sait pas chan-ter".

Socrate va privilégier la conscience et la lucidité par rapport à l'instinct. Il est l'homme non mystique; Nietzsche dira "l'homme théorique". En effet, Socrate, le premier, va se permettre d'envisager les my-thes, de les concevoir autre-ment que dans la pen-sée traditionnelle. Le mythe, de charnel et complexe, va pivoter vers la simplification et l'abstraction. Plus en-core, c'est l'amorce d'une rationalisation, d'une ex-plication. Dans le Phèdre de Platon, un dialogue en-tre Phèdre et Socrate est très révélateur de l'état d'esprit de ce dernier. Evoquant le mythe dans lequel Orythye est enlevée par Borée, Phèdre interroge: "Mais dis-moi, Socrate, crois-tu que cette aventure mythologique soit réelle-ment arrivée?". Et Socrate ré-pond: "Mais si j'en doutais, comme les sages, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner". Socrate explique avec des ar-guments rationnels que le souffle de Borée (le vent) a occasionné la chute d'Orythye qui en est morte. Voilà peut-être le premier argument ra-tionnel destiné à se substituer à un élément my-thologique. On le voit ici, cette pensée est très moderne et très ac-cessible à notre compréhension. Socrate et Platon vont donc faire évoluer les mythes, et de la connaissance instinctive, on glisse à la connaissance ration-nelle. On n'accepte plus le sens mystique du monde qui va être dévoré par la logique.

Les mythes n'en sont pas pour autant abandon-nés: ils vont évoluer, à la fois dans la manière dont ils vont être perçus et dans leur forme propre.

Il est temps ici de reprendre le mythe d'Héraklès que nous avons laissé dans la première partie de cet ex-posé, dans toute la force et la puissance ambigües d'un être mi-divin, mi-humain, avec sa force surhu-maine, ses débauches et ses pas-sions démesurées. Après Sophocle qui, dans Les Trachiniennes,  en fait un être brutal et sans finesse, Héraklès ne va cesser d'évoluer vers un idéal. La période hellénistique le montrera comme une divinité civilisatrice dont les tra-vaux seront des épreuves d'utilité publique; il de-vient un bienfaiteur de l'humanité au service du bien. Les philosophes (cyniques et stoïciens) vont vanter le caractère hautement moral de l'acceptation volontaire des souffrances qui ja-lonnent sa vie: il accepte libre-ment le sacrifice; il se dévoue pour l'humanité. Son nom est invo-qué dans les situations difficiles et il de-vient un "sauveur". Très grec mais très populaire, il passera à Rome où, devenu Hercule, il subira la mê-me épuration qu'en Grèce. Cet Hercule idéa-lisé n'au-ra pas de mal à survivre partiellement dans le personnage d'un autre demi-dieu, puri-ficateur de la terre et sauveur du genre humain, le Christ (3).

La rationalisation est
le prélude de la moralisation

Toutefois le mythe purifié se désincarne de plus en plus et chemine vers l'idéalisation, l'abstraction. En s'éloignant du monde, les di-vinités, dieux et héros, deviennent des idées, des concepts, des absolus. Ce faisant, ils se moralisent et la moralisation nous ap-pa-raît comme l'inévitable corollaire de l'absolu. Pla-ton va rejeter le côté humain et refuser ce qu'il ap-pellera "des mensonges de poètes", et les dieux, peu à peu, se tiendront sagement sur l'Olympe, dans une vertu exemplaire invitant à l'imitation autant qu'à l'ennui.

En invoquant le monde des idées, Platon a ou-vert la porte à un monde où le Bien et le Mal se combattent: le mal est le monde de l'instinct, de l'irrationnel, symbolisé chez Platon par le che-val noir; le bien est le monde de la volonté, de la tempérance, symbolisé par le cheval blanc; les deux chevaux sont conduits par le cocher: la rai-son. Ce char symbolise l'âme humaine qui, on le voit, hiérarchise ses deux composantes. L'instinct dès lors ne cessera d'être méprisé, la raison glorifiée. Le mythe en mourra, ce magnifique lien que les hommes avaient tissé pour relier leurs dieux à la condition humaine, au monde sensible; ce lien est désormais rompu, à jamais sacrifié par quelques hommes fiers d'être moins naïfs, sur l'autel de ce que Hei-degger appelle avec bonheur "la pensée calcu-lante".

Il faut abandonner l'espoir de renouer avec les mythes fondateurs, sous leur forme originelle. Cette entreprise conduirait tout au plus à une folklorisation analogue à celle que nous voyons fleurir sur les pla-ces des villages, où, à l'instigation des syndicats d'ini-tiative, bourrées et sardanes alternent tristement avec les majo-rettes.

Pourtant nous savons que les civilisations sont mor-telles; la nôtre, parce qu'elle s'appuie sur la tech-nique, est plus fragile qu'une autre. Un jour, nous aurons besoin de nous souvenir, nous devrons faire appel à cette mémoire pro-fonde afin que, du chaos, resurgisse la vie qui naît de l'éternel retour. Les vieux mythes seront transformés, donneront naissance à d'autres, grâce à la bienveillance de celle à qui nous n'aurons jamais cessé de rendre un culte: Mnémo-syne, déesse de la mémoire et mère des Muses. Alors nous nous réapproprions la créa-tion, la poésie, que les hommes de notre sang n'auraient jamais dû dé-laisser, abandonnant aux peuples qui n'ont jamais pu créer, les méfaits d'une raison spéculative qui ne nous a que trop contaminés. Avec la force des dé-buts, nous for-gerons de nouveaux mythes pour de nou-veaux printemps.

Catherine SALVISBERG.
 

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mercredi, 07 février 2007

Ludwig Klages et son temps

Martin KIESSIG

Ludwig Klages et son temps - L'influence d'un penseur de notre siècle

Lors du centième anniversaire de Ludwig Kla-ges (1972), on s'est rappelé en Allemagne l'exis-tence de ce philo-so-phe mort en Suisse en 1956, dont la renommée connut son apogée au début des années trente, mais qui, après 1945, som-bra progressivement dans l'oubli. Il n'était réapparu  ‹le pauvre‹ que dans les polé-miques émo-tionnelles et politisées: on l'avait ainsi étiqueté "préfasciste" et con-sidéré comme un ennemi de la civilisation intellectuelle et un défenseur trou-ble de l'"état prélogique", d'une cons-cien-ce "préhistorique"; bref, un homme sourd à toute sen-si--bilité intellectuelle.

L'Allemagne, en effet, a connu, a-près 1945, une sorte de nouvelle vague de rationalisme, et, dans cette foulée, tout ré-sidu de romantisme, toute réflexion sur la validité philo-so-phique des senti-ments, apparurent soudain suspects; un logisme et un rationalisme arides ont ainsi pris le pou-voir et cette aridité, pour se justifier, se procla-mait "antifascis-te". Regardée à travers le prisme desséchant des néo-mar-xistes, sociologues et lin-guistes, la vie menaçait d'être ré-duite à un sys-tème de concepts morts. Un contre-courant a bien porté le nom de "nostalgie", mais une sen-timentalité beaucoup trop ramollie y dominait le jeu.

Le retour discret de Ludwig Klages

Tout vrai sérieux de réflexion en était absent. En ce qui con-cerne le philosophe Klages, le ch¦ur de ceux qui s'ex-primèrent en 1972 pour la fête de son centenaire, était ainsi caractérisé par un curieux et aigre mélange de légitimation, de mécon-nais-san-ce, de suspicion; Klages était ren--du inoffen-sif: à son égard on adoptait une position "neutre", dé-ga-gée de toutes valeurs fondatrices. Toutefois, il y avait là un point po-sitif: Klages revenait au centre du débat; sa po-sition de penseur, chercheur et critique com-men-çait à se préciser; il devenait urgent qu'un phi-losophe de son envergure soit pris au sé-rieux, que la discussion qu'il avait lan-cée à pro-pos des émotions qui sous-tendent les dé-marches et idéo-logies politiques soit clarifiée, que le reproche qu'on lui adressait ‹avoir été un précurseur de la barbarie culturelle‹ soit discuté, relativisé voire réfuté, parce que, bien souvent, il n'était que la misérable conséquence d'une hostilité, tou-te de hargne et manifestement erronée.

Pour ce débat indispensable, concret et scienti-fique, un travail préalable de préparation a été accompli depuis lors; les documents de base ont été passés au crible, clairement remis dans leur vaste contexte et interprétés par l'un des meil-leurs connaisseurs, et cela avec une honnêteté intellectuelle admirable, une hauteur sereine, scientifique, et s'il le fallait, avec une fermeté et une dignité courageuses non dépourvue de cha-leur humaine. Nous rendons hommage, ici, à l'ouvrage considérable Ludwig Klages im Wi-derstreit der Meinungen  (= Ludwig Klages dans le conflit des opinions) de Hans Kasdorff, à qui nous devons déjà l'importante introduction en deux volumes à l'¦uvre de Klages (ac-compagnée d'une bibliographie  com-mentée et cir-constanciée) Ludwig Klages, Werk und Wir-kung  (= Ludwig Klages, ‘uvre et influen-ce).  L'ouvrage nouveau présente et examine les inci-dences qu'ont eues les enseignements et les li-vres de Klages sur quasi tous les domaines de la vie intellectuelle, dès la première apparition publique du philosophe (1895) jusqu'à sa mort. Par la souveraine maîtrise du sujet, l'abondance des documents présents pour la recherche sur Klages, les trois ouvrages de Kasdorff ne doi-vent plus faire défaut. Le fait que Kasdorff connaît pour ainsi dire toute la littérature secon-daire sur Klages et y fait brillamment référence en un résumé concis, ses travaux acquièrent une valeur toute particulière.

Mais à cela s'ajoute encore autre chose qui dé-passe le strict domaine de la recherche scienti-fique et rejoint l'histoire universelle des idées au vingtième siècle. En cela le livre de Kasdorff, par endroits, est un maître-instrument pour sai-sir l'histoire intellectuelle si cap-tivante de l'Allemagne de ce siècle. Cela vaut d'abord pour deux époques de la vie de Klages: sa jeunesse après la fin de ses études à Munich où il joua un rôle dans le Schwabing d'alors (le quartier des artistes et des poètes à Munich), parmi ceux que l'on appelait les "Cosmiques" et s'inscrivaient dans le sillage de Stefan George, et l'époque du National-Socialisme, pendant laquelle Klages vivait en Suisse où il s'était installé dès 1915.

Klages: le fondateur de la graphologie scientifique

Disons d'abord un mot au sujet de la recherche scientifique et de la quête philosophique de Kla-ges: il est le fondateur de la graphologie scien-tifique; de cette discipline ‹méprisée jus-qu'a-lors et considérée comme une pseudo-science obscure nullement "présentable"‹ il a fait un sec-teur de la psychologie universitaire.

Cet itinéraire est lié à ses études sur l'expression et la caractérologie; avec Kasdorff, on peut tran-quillement affirmer qu'il n'avait jamais été question, avant Klages, de caractérologie scien-tifi-que; dans le cadre de ses vastes recherches et de sa philosophie, Klages lui-même tenait pour central son enseignement de la réalité des "ima-ges". Mais c'est précisément cette démarche qui a rendu Klages suspect, qui a fait de lui un grand contempteur de l'"esprit" (Geist);  c'est aus-si la raison pour laquelle ses concep-tions ont été accusées de superficialité et de lé-gèreté.

Son ¦uvre philosophique maîtresse s'intitule, comme chacun sait, Der Geist als Widersacher der Seele ("L'esprit en tant qu'antagoniste de l'âme"); ce titre a en effet quelque chose de pro-voquant et, par l'im-pression qu'il suscite, il est presque du tape-à-l'¦il, il s'apparente au slogan et à la thèse programmatique. Mais grâce à cette formulation choc, il a pénétré plus largement dans les consciences. Aussi, Klages lui-même n'est pas responsable de la "légèreté" qu'on lui a attribuée et les erreurs d'interprétations provien-nent bien plutôt des caricatures de son ¦uvre, formulées par ses détracteurs.

Les concepts "esprit" et "âme" (ou "esprit" et "vie", ce qui pour Klages revient au même)  sont rarement distincts, même dans la pensée philosophique, et sont parfois employés comme synonymes. Les différences s'estompent et, là où elles demeurent visibles, in-ter-viennent des systèmes de valeurs que Klages ne par-tage pas (comme dans le christianisme, où l'esprit est tenu pour valeur suprême, voire pour la divinité elle-même).

Klages englobe de préférence dans le concept d'"esprit" (à la différence de Schopenhauer) la volonté consciente qui naît de la puissance et de la domination et s'exprime dans un activisme égoïste fébrile. Face à cela se dresse la vie-mère, serviable, prête aux sacrifices ("pathi-que") et douée d'une âme (vie qui paraît polarisée dans le corps comme dans l'âme). L'intellectualisation et, par conséquent, la mé-cani-sa-tion et la technicisation de la vie mettent en danger voire tuent celle-ci: cette appréhension de Klages, nous la vivons chaque jour de façon effroyablement évidente. Ce conflit toujours latent entre la vie douée d'une âme et l'esprit humain, entre la substance et le "je", Klages le tenait pour sa découverte cardinale et nommait l'émergence de la pensée conceptuelle, "le secret le plus discutable de l'histoire uni-verselle".

Redécouverte du romantique Carus et critique radicale du christianiasme

Il découvrit en effet au cours de ses investigations que le conflit esprit/vie avait déjà été formulé par ce grand contemporain de Goethe, Carl Gustav Carus. Il est incontestable que c'est à Klages que revient le mérite d'avoir redécouvert Carus, ce penseur éminent du romantisme (et cela dès 1904). Depuis lors, il a cherché des précurseurs de sa pensée dans l'histoire philosophique européenne et a trouvé des traces chez Héraclite, puis surtout chez le grand expert du mythe, Bachofen, et essen-tiellement dans le romantisme allemand qui, grâce à lui, a été l'objet d'une nouvelle ap-proche, de par la profondeur de ses analyses.

Klages a formulé en outre une critique du christia-nisme, parce que c'est, selon lui, une religion de l'es-prit née de l'ancienne pensée judaïque, généralement logocentrique. Lui-mê-me n'était nullement a-religieux, mais au con-traire ‹comme l'affirme Kasdorff‹ d'une nature profondément religieuse, assurément phi-losophique et spirituelle, qui se serait par-fai-tement retrouvée dans le monde pré-chrétien. Ainsi les sentiments qu'il formule reflètent une sorte de piété païenne, telle que Goethe l'avait réclamée pour lui-même. Cela n'a naturellement rien à voir avec un retour insensé et artificiel à de lointaines religions païennes historiques. Kla-ges n'a pas songé non plus à un quelconque retour à des formes de vie propres à l'humanité préhistorique non civilisée, aux "Pé-las-ges".

Ce serait donc folie de déduire de tels sim-plismes de son ¦uvre. Il est un point, toutefois, que Klages, partial comme tout grand penseur, n'a pas vu ‹et Kasdorff cite l'un de ses cri-tiques‹  c'est la force de l'amour dans le christia-nisme. Mais Kasdorff laisse à penser que ce n'était pas précisément cette valeur-là qui a déterminé principalement l'histoire du monde chrétien. Et quiconque réagit en chrétien se doit de le reconnaître avec émotion et douleur.

L'impact d'Alfred Schuler

La plus forte influence qui s'exerça sur le jeune Klages fut celle d'Alfred Schuler, un person-nage, un phénomène remarquable, souvent énigmatique, qui fascinait les grands esprits animant le Schwabing du tournant du siècle. Cette personnalité fut centrale dans le cercle des "Cosmiques". Schuler, qui est mort en 1923, n'a lui-même rien publié mais il s'est profilé à travers quantité de conférences. C'est Klages qui, plus tard, publia ses manuscrits à titre posthume.  Il faisait preuve d'un profond dis-cerne-ment, d'une grande compréhension des cultures passées et se sentait lié viscéralement à des mondes enfouis, surtout à l'antiquité ro-maine. Quelque chose d'oublié depuis fort longtemps avait repris vie en lui, autrement dit, le monde des morts était pour Schuler réalité vivante et agissante. Klages comme Schuler avaient la certitude que les forces de la vie cosmique agissaient sur nous; c'était davantage une croyance de type religieux qu'un jugement d'ordre philosophique. Schuler a exercé une très forte influence sur Rilke, qui a très souvent écouté ses conférences, et aussi sur Norbert von Hellingrath, ce spécialiste de Hölderlin, tombé au feu lors de la première guerre mondiale, qui désignait Klages comme un "métaphysicien de haut niveau". Kasdorff constate que Klages n'était pas étranger à ses deux conférences sur Hölderlin, qui furent à l'origine d'une renaissance de ce poète.

Klages a également influencé un poète excep-tionnel, oublié à tort aujourd'hui: Friedrich Huch, un cousin de Ricarda. On trouve en effet des traces de son influence dans le roman de Huch Peter Michel  et dans ses deux livres Träume  ("Rêves"). Toute découverte impor-tante, qu'elle soit philosophique ou idéologique, incite facilement à une formulation exagérée: c'est là une mode didactique pour la mettre en évidence avec acuité et lui assurer un impact. Ensuite, la discussion philosophique doit se tenir loin des extrêmes; elle doit osciller entre celles-ci et ordonner les rapports de conflic-tualité. Dans le cas de Klages, l'idée de vouloir abolir l'"esprit" serait totalement insensée et nulle part il n'est question de cela dans son ¦uvre. Klages attire l'attention sur les dangers qui menacent la vie inconsciente quand s'exerce la toute-puissance de l'esprit, mais il montre également la nécessité d'un compromis entre l'esprit et la vie. L'esprit échoit fatalement à l'homme et la mission de cette instance, son but suprême, c'est de s'inscrire dans la totalité de la vie. Nous devons chercher à prévenir son penchant à dominer et assujettir la vie.

L'homme, la Vie, la Terre

L'esprit doit être au service de la vie, il se transforme alors en principe culturel créateur. Quand cela n'est pas le cas, c'est toujours au détriment de la vie, de la Terre Mère sacrée, cela aboutit à l'exploitation sans scrupules de ses trésors, à la destruction du paysage dans lequel nous vivons.

Avoir énoncé tout cela, comme personne avant lui, de manière radicale, avec une clairvoyance prophétique, nous avoir averti avec tout le sérieux voulu: voilà ce que nous devons à Klages. De nos jours où la question de la pollution est devenue si actuelle, son message devrait pouvoir jouir d'un regain d'intérêt. Klages a formulé sa critique dans l'essai Der Mensch und die Erde  ("L'homme et la terre") publié en 1913 dans la brochure commé-morative d'une manifestation de la Freideutsche Jugend ("La jeunesse allemande libre") et qui, d'après Kasdorff, est resté jus-que au-jourd'hui son texte le plus connu.

Assurément, Klages n'affronterait pas sans critique les écologistes actuels; il leur repro-cherait d'élever la voix non pas en raison d'un amour altruiste de la nature mais d'abord en raison d'un angoisse existentielle égoïste.

Ludwig Klages et Stefan George

Outre Schuler et Klages, le cercle des "Cos-miques" à Munich comptait aussi parmi ses membres le poète Karl Wolfskehl, lui aussi ami de Stefan George. C'est ainsi que George entra dans le "cercle cos-mi-que" mais Klages, en revanche, n'était pas ‹comme on peut parfois le lire‹ membre du cercle de George. Klages, qui lui-même dans sa jeunesse avait écrit des poèmes, publia à plusieurs reprises des textes dans les Blätter für die Kunst  ("Feuillets pour l'art") de George. Ses relations avec George ont connu des mutations abruptes; elles ressemblent fort à celles entre Nietzsche et Richard Wagner. Nietzsche voyait à l'origine en Wagner l'incar-nation de son idée du musicien dionysiaque et il le magnifiait mais sa vénération se changea plus tard en récusation hostile. Klages vit à l'orgine en George l'incarnation de son idée de poète visionnaire, dionysiaque, instruit de la vie et il écrivit sur lui un petit livre élogieux; mais il s'en éloigna de plus en plus jusqu'à le rejetter totalement lorsqu'il crut reconnaître chez lui des tendances toujours plus manifestes d'une vo-lonté orientée vers la puissance et la domi-na-tion.

L'autre époque de la vie de Klages, qui aujourd'hui agite les esprits, est celle marquée du sceau du National-Socialisme. On sait à quel point le Troisième Reich a courtisé les grands esprits de l'Allemagne d'alors et a essayé de s'en servir. George devait  devenir le poeta laurea-tus, et pourtant (il vivait alors à l'étranger), il n'a pas estimé que ces invitations intéressées mé-ritaient réponse.

De la même façon, les autorités nationales-socialistes auraient aimé voir Thomas Mann revenir au pays, avec sa gloire internationale. On sait comment cela échoua. Elles voulaient élever Albert Bassermann au rang de premier acteur d'Etat mais à une condition: jouer à l'avenir sans sa femme qui était juive; et lui aussi refusa et resta à l'étranger. Klages également (dont les idées "anti-intellectualistes" et l'exaltation des forces du sang peuvent être considérées comme des principes incontesta-blement nationaux-socialistes et recevaient de ce fait bon accueil) serait sûrement devenu un philosophe officiel. Heidegger, on le sait, était recteur national-socialiste de l'Université de Fribourg.

Klages sous le national-socialisme

Kasdorff démontre que Klages, dès le début, a méprisé l'hitlérien ordinaire et a mis en garde contre lui. De plus, il fut attaqué et rejeté par Rosenberg si bien que son aura officielle sous le Troisième Reich fut pour le moins controversée. Toujours est-il qu'on fit appel à lui sous le Troisième Reich pour prononcer des confé-ren-ces à l'université de Berlin (lui qui n'avait jamais obtenu de chaire). Il y trouva un très large écho parmi les étudiants (aux dépens du philosophe national-socialiste Alfred Bäumler qui professait alors). Kasdorff montre combien il est difficile d'appréhender la diversité de toute l'époque hitlérienne et combien il est ardu de porter un jugement global et honnête sur les événements de l'époque, parce qu'il n'est plus possible de reconstruire quelque chose aujour-d'hui avec objectivité. En tout cas, Klages a mis en exergue, dans le National-Socialisme, la "volonté de puissance" et l'a récusée avec détermination. Naturellement, il y  avait sous le Troisième Reich, y compris au sein des ins-tances officielles, des hommes d'opinions politiques et de sensibilités différentes. Il faut donc tenir compte des opportunismes et des tra-vestissements dictés par la prudence et la ruse. En tout cas, le chercheur, qui se penche sur le passé, découvrira maints rapports entre Klages et ses disciples non seulement avec des groupes nationaux-socialistes mais aussi avec des grou-pes de résistance poursuivis par la suite. Il n'est pas un disciple de Klages, devenu célèbre, à qui l'on ait épargné les remarques soupçonneuses, le mouchardage, l'inter-diction de travail, les pour-suites. Klages lui-même ne s'est jamais reconnu dans le National-Socialisme. Le juger "pré-fas-ciste" ne peut être que de la calomnie malveil-lante. Aujourd'hui, la plupart des critiques sé-rieux s'accordent pour reconnaître qu'il n'appar-te-nait pas à cette mouvance.

Fait significatif: c'est l'historien marxiste de la littérature, Georg Lukacs, qui a énoncé la thèse selon laquelle Klages serait responsable de l'idéologie nationale-socialiste. Assurément, on trouve dans ses écrits des remarques critiques à l'encontre de la judéité; dans l'introduction au "testament" de Schuler, publiée par lui en 1940, il y a quelques réflexions dont le ton est for-tement antisémite et que l'on a décrites par la suite comme une "erreur indélébile" et un "regrettable écart de langage" de la part d'un philosophe septuagénaire. Kasdorff tente, il est vrai, de donner une explication psychologique: Klages était agressif, il agissait parfois sous la dictée d'une rage froide; souvent hyper-sensible à la critique inadéquate, il réagissait sans mesure, presque inconciliable dans la dispute; Klages se sentait attaqué injustement par des membres israëlites du cercle George. De plus, Klages était un homme avec ses contradictions et il possédait d'étranges traits de caractère. Klages qui, autrefois, avait cru avec Schuler à une régénération  de la vie, fut, à la fin, secoué par un pessimisme profond en ce qui concerne le développement ultérieur de l'humanité. Il ne croyait pas aux bienfaits du progrès et prévoyait un chute quasi apocalyptique. Il partageait avec Karl Jaspers ‹que Klages a hautement apprécié en dépit de toutes leurs différences philo-sophiques‹ la conviction que l'optimisme n'é-tait plus justifié. L'influence de Klages a donc été très grande, quand bien même elle ne fut pas toujours notoire et reconnue.

L'impact de Klages

Ses idées ont porté leurs fruits dans les domaines les plus divers (pédagogie, médecine, investigation du conte, éthique, littérature, his-toire de l'art, linguistique, art populaire, pour n'en citer que quelques-uns). Ses adversaires éga-lement se sont servis de ses idées. C.J. Buckhardt a déclaré que Klages avait été le premier à montrer la destruction de la substance spirituelle et en 1952, voici ce qu'il lui écrivit: "on vous a pillé, comme l'homme tombé aux mains des brigands". Herman Hesse, Max Weber et Walter Benjamin, entre autres, font partie de ces hommes reconnaissants qui ont attesté son influence et reconnu son importance.

Etre controversé, c'est aussi détenir pour soi un critère d'importance. Personne n'entame de débat au sujet d'esprits dénués d'importance. Il faut citer encore un témoignage de poids: le dessinateur Alfred Kubin a dit de Klages qu'il était un "phénomène fascinant, un chercheur de premier ordre, pour moi, le psychologue le plus important d'aujourd'hui".

Klages mérite notre reconnaissance et nous devrions lui rendre justice. Notre monde privé de dieux, abandonné des dieux va sombrer: ce n'est pas une raison pour oublier les génies d'antan. La décadence, on ne peut l'affronter qu'avec une courageuse affliction. C'est dans ce sens que conclut Kasdorff avec ces mots si humains et si saisissants: "Il est certain que le souvenir tisse encore ses fils; et il y a peu de temps encore, il y avait Mozart, Goethe et Caspar David Friedrich. Mais à chaque prin-temps, moins d'hirondelles nous reviennent. Les signes sont mauvais. Même le profane le voit et le sent: le désert croît et maintes choses an-noncent l'ère de la glaciation intérieure. La "com-munication" que souhaitent nos socio-lo-gues devrait bientôt connaître des difficultés. Mais pendant un temps, il sera encore permis de se souvenir et nombreux sont ceux qui plantent encore un arbre".

Martin KIESSIG.
(article paru dans  Criticón, n°51, Jan.-Feb. 1979; traduction française: Marie-France Gi-rod; Adresse actuelle de Criticón: Knöbel-straße 36/0, D-8000 München 22; tel.: (089) 29 98 85.
 

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mardi, 06 février 2007

J. Burckhardt: regard sur l'histoire mondiale

Frank LISSON:

Jakob Burckhardt : un regard sur l'histoire mondiale

"Pourquoi ne pas fuir dans des circonstances plus simples et plus belles, si on en trouve encore quelque part? Pour ma part, je suis bien décidé de jouir à ma façon de la vie, avant que ne viennent les mauvais jours": ce sont là les paroles d'un jeune homme qui, pendant toute son existence, a émis le souhait de consacré sa vie à l'art et à la science.

Jakob Burckhardt, né le 25 mai 1818, était issu d'une vieille famille patricienne, bien en vue, de Bâle. En tant que fils de pasteur, il a pu très tôt jouir d'une éducation en sciences humaines, qui l'a conduit, comme le souhaitait expressément son père, à étudier successivement la théologie, puis l'histoire, la philologie et l'art. Après sa ³promotion² et son ³habilitation² en 1844, il enseigne brièvement à l'université de Zurich, puis revient à Bâle, sa ville natale, où il enseignera jusqu'à un âge très avancé l'histoire de l'art et l'histoire.

Burckhardt, un homme pour qui le regard est l'essentiel, qui aimait les voyages passionnément, a vite développé son amour de l'art antique et de l'art de la renaissance italienne. Ses grands talents de dessinateur l'ont aidé à fixé ses impressions en images. Ce qu'il voyait était travaillé par son regard, qui produisait plus qu'il ne réfléchissait, car, outre le génie du dessin, Burckhardt possédait aussi celui de la poésie. Pendant longtemps, il a hésité, ne sachant pas s'il allait devenir historien ou écrivain. Finalement, il est devenu les deux. Cette combinaison a permis l'émergence de ses ¦uvres les plus célèbres, qui gardent encore aujourd'hui toute leur pertinence: par exemple Cicerone, sorte de guide de voyage, portant comme sous-titre ³Invitation à jouir des ¦uvres d'art italiennes²; ensuite Kultur der Renaissance in Italien, ou encore, Griechische Kulturgeschichte, paru après sa mort. Dans ce dernier ouvrage, Burckhardt présente une vision de la polis grecque, personnelle mais intéressante. Il y insiste aussi sur le pessimisme grec, dont il fait le noyau essentiel de la culture hellénique.

Ses Weltgeschichtliche Betrachtungen procèdent de plusieurs cours donnés à l'université, et jettent les bases de sa théorie de l'histoire de la culture: celle-ci repose sur une vision de l'homme au comportement constant, ³patient, porté sur l'effort et actif², car cet homme est l'élément porteur des ³grandes forces de l'histoire², c'est-à-dire la culture, l'Etat et la religion. En tant que constantes de l'histoire, celles-ci forment l'essence de toute forme d'histoire. Burckhardt souffrait du déclin de l'idéalisme allemand et se montrait fort sceptique face aux évolutions politiques de son temps. La démocratie de masse, les agitateurs socialistes et le libéralisme exclusivement axé sur le profit étaient tous pour lui les symptomes d'une décadence politique. ³Depuis la Commune de Paris, tout est devenu possible en Europe, principalement parce que partout nous rencontrons de braves gens, des libéraux très convenables, qui ne savent pas exactement où se situe la limite entre le droit et l'absence de droit ni où commence le devoir de résister et de réagir².

Il prévoyait l'ère des dictatures et de l'extrémisme politique en Europe, l'ère des ³terribles simplificateurs², qui n'avait plus rien à voir avec les ³grandes individualités² radieuses, avec les ³princes de la renaissance², avec ces figures nobles qui avaient tant inspiré la pensée de Nietzsche.

Burckhardt craignait que la ³vieille Europe², fatiguée et usée sur le plan culturel, finirait par sombrer définitivement à cause des luttes que se livraient partis et factions. A la fin de ces luttes, prévoyait-il avec raison et à propos, s'imposerait une démocratie corrompue: ³Les masses veulent la tranquilité et le profit²: c'est par cette phrase qu'il résume sa position dans Weltgeschichtlicher Betrachtungen.

Burckhardt était tout, sauf une personnalité politique, il était essentiellement un esthète, qui n'envisageait nullement de s'impliquer directement dans la politique. Son conservatisme est plutôt libéral et idéaliste. Il méprisait tant l'absolutisme royal d'avant la révolution de 1848 (le Vormärz)  que les révolutionnaires qui s'efforçaient de l'éliminer. Pour Burckhardt, les changements ne pouvaient s'accomplir que sur un mode évolutionnaire, s'ils ne voulaient pas n'être que purement subversifs.

La césure ne cessait plus de s'élargir entre l'Etat et la société et prenait la forme d'une opposition croissante entre le pouvoir (politique) et la culture, surtout dans l'Allemagne impériale et wilhelminienne. Son pessimisme culturel n'était donc pas de principe mais était le résultat d'une observation fine des constellations historiques. Burckhardt a gardé l'espoir de voir les cultures renaître dans un futur lointain.

Sa pensée est restée jusqu'au bout fidèle à la ³vieille Europe²: ses idéaux de vie étaient une absence extrême de besoins, un pari foncier pour le spirituel au détriment du matériel, un service absolu à beau et au bien. Le 8 août 1897, quand meurt Jakob Burckhardt, disparait une figure tragique qui portait en elle les craintes et le pessimisme, mais aussi les espoirs et les aspirations du XIXième siècle, comme peu d'autres savants de cette époque.

Frank LISSON.
(texte paru dans Junge Freiheit, n°33/97).
 

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samedi, 03 février 2007

Critique de la modernité chez P. Koslowski

Robert STEUCKERS:

Une critique de la modernité chez Peter Koslowski

 

 

Peter Koslowski est un analyste critique de notre modernité dominante et stéréotypante, dont l'ouvrage sur Ernst Jünger a été largement remarqué l'an dernier (cf. la recension que lui consacre Isabelle Fournier dans Vouloir n°4/1995). Né en 1952, ce jeune philosophe anti-moderne (mais qui n'appartient nullement à l'école néo-conservatrice), pose comme premier diagnostic que la modernité au sens le plus caricatural du terme a pris fin quand la physique a découvert la non-conservation ou entropie, soit le deuxième prin­cipe de la thermodynamique en 1875 et quand l'esprit humain a pris fondamentalement conscience de sa finitude au point de ne plus croire à ce mythe tenace de la perfectibilité infinie (cf. NdSE n°14), au progrès, aux formes diverses d'évolution(isme) téléologique, aux sotériologies laïques et eudémonistes vectoriali­sées, etc. Mais parallèlement à ces mythes progressistes, vectoriels, téléologiques, messianiques et perfectibilistes, les temps modernes, soit la Neuzeit qui précède la modernité des Lumières proprement dite, avait développé une normalité basée sur l'accroissement de complexité, ce qui revient à dire que cette Neuzeit accepte comme normal, comme fait acquis, que le monde se complexifie, que les para­mètres s'accumulent, que les paramètres anciens et nouveaux bénéficient tous éventuellement d'une équivalence axiologique quand on les juge ou on les utilise, que l'accumulation de nouveautés est un bienfait dont les hommes vont pouvoir tirer profit. Avec l'avènement de la Neuzeit, avec les innovations venues d'Amérique et des autres continents découverts par les marins et les aventuriers européens, le monde devient de plus en plus complexe et cette complexité ne va pas diminuer.

 

 

L'accroissement de complexité ne postule nullement une idéologie irénique: au contraire, nous consta­tons, au cours du XVIIième siècle, l'éclosion de philosophies fortes du politique (Hobbes), au moment où la modernité dans sa première phase offensive propose justement une pluralité de projets pour remplacer le système médiéval fixe (tellurocentré) qui s'est effondré. La Réforme, la Contre-Réforme, le Baroque, les Lumières, l'idéalisme allemand, le marxisme, sont autant de projets modernes mais contradictoires les uns par rapport aux autres; ce sont des philosophies fortes, des récits mobilisateurs (avec une téléologie plus ou moins explicite). Mais aujourd'hui, la défense et l'illustration d'une modernité, que l'on pose comme seule morale et acceptable, dérive d'une interprétation simplifiée du corpus des Lumières, pro­cède d'une réduction de la modernité à un seul de ses projets, explique Koslowski. Une schématisation du message des Lumières sert désormais de base théorique à une vulgate qui ne sous-tend finalement, ajouterions-nous, que les discours ou les systèmes politiques de la France, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des Pays-Bas. Cette vulgate s'exprime dans les médias et dans la philosophie hypersimplificatrice d'un Habermas et de ses épigones parisiens, tels Bernard-Henri Lévy, Guy Konopnicki ou Christian Delacampagne. L'objectif des tenants de cette vulgate, nouveau mythe de l'Occident, est de créer une orthoglossie pour pallier à la chute des métarécits hégéliens, marxistes ou marxisants, démontés par Lyotard. Orthoglossie correspondant parfaitement au thème de la “fin de l'histoire” cher à Fukuyama, au moment de la chute du Mur. Cette orthoglossie s'appelle plus communé­ment aujourd'hui la political correctness, en bon basic English.

 

 

Mais à notre sens, la post-modernité a pour impératif de dépasser cette orthoglossie dominante et tyran­nique et:

 

- doit démontrer l'inanité et le réductionnisme de cette orthoglossie;

 

- dire qu'elle est une prison pour l'esprit;

 

- que son évacuation est une libération;

 

- que traquer cette orthoglossie ne relève pas d'un pur irrationalisme ni d'une inversion pure et simple du rationalisme de bon aloi, mais d'une volonté d'ouverture et de plasticité.

 

A ce sujet, que nous dit Koslowski qui est religieux, catholique, disciple de Romano Guardini, comme on peut le constater dans ses références? Ceci: «La finitude de l'existence humaine s'oppose tant à l'im­pératif de complètement de la modernité et de la raison discursive qu'au droit des époques futures à déve­lopper leur propre projet. La post-modernité veut poursuivre son propre projet. On ne peut pas lui enlever ce droit en imprégnant totalement le monde de raison discursive. Le droit de chaque époque est le droit de chaque génération à marquer son temps et le monde. Nous sommes contraints au­jourd'hui d'apporter des limites à cette pulsion frénétique au complètement et aussi de nous rendre dis­ponibles pour laisser en place ruines, choses inachevées et surfaces libres. Si nous ne pouvons plus aujourd'hui tolérer les ruines, les traces du passé et que nous les soumettons à la restauration, avec son perfection­nisme, ses laques et ses vernis, si nous percevons toutes les prairies ou les superficies libres comme de futurs chantiers de construction, qui devront être recouverts au plus vite, cela veut dire que nous nous trouvons toujours sous l'emprise de cette pulsion de complètement, propre à la modernité, ou sous l'emprise modernisatrice de la raison totalisante. Nous tentons de bannir de notre environnement toutes les traces de finitude et de temporalité en procédant à des restaurations et des modernisations parfaites. La profondeur et l'antiquité qui sont présentes sur le visage du monde sont évacuées au profit d'une illu­sion de complétude. Bon nombre de ruines doivent rester en place, en tant que témoins de la grandeur et du néant du passé. Leur incomplétude est une chance qui s'offre à elles de voir un jour leur construction reprendre, lorsque leur temps sera revenu, comme après plusieurs siècles, un jour, on a repris la construction de la Cathédrale de Cologne en ruines. Un jour, peut-être, on retravaillera au projet ou à cer­tains projets de la modernité. Mais aujourd'hui, il y a plus important que le projet de la mo­dernité: les ate­liers de la post-modernité» (p. 49; réf. infra).

 

 

Mais les ateliers de la post-modernité doivent-ils reproduire à l'infini ce travail de “déconstruction” entre­pris il y a quelques décennies par les philosophes français? Certes, il convient avec les post-modernes “déconstructivistes” de travailler à l'élimination des effets pervers des “grands récits”, mais sans pour au­tant se complaire et s'enliser dans un pur “déconstructivisme”, ou vagabonder en toute insouciance dans les méandres d'une polymythie anarchique, anarcho-libérale et fragmentée, qui n'est qu'un euphémisme pour désigner le chaos et l'anomie. Koslowski plaide pour la ré-advenance d'une sophia. Car toute créa­tion et toute naissance ne sont pas les produits d'une réflexion (d'un travail de la raison discursive), au contraire, créations et naissances sont les produits et de la volonté et de l'imagination et de la pensée et de l'action, soit d'un complexe que l'on peut très légitimement désigner sous le nom grec et poétique de sophia. Sans reductio  aucune.

 

 

En fait, Koslowski apporte matière à méditation pour tous ceux qui constatent que l'eudémonisme et le consumérisme contemporains, —désormais dépourvus de leurs épines dorsales qu'étaient les métaré­cits— sont des impasses, car ils abrutissent, anesthésient et mettent le donné naturel en danger. Koslowski déploie une critique de cette modernité réduite à une hypersimplification des Lumières qui ne sombre pas dans la pure critique, dans un travail de démolition finalement stérile ou dans une acceptation fataliste du chaos, camouflant mal une capitulation de la pensée. La polymythie d'Odo Marquard (qui suscite de très vives critiques chez Koslowski) ou le “pensiero debole” de Vattimo —réclamant l'avènement et la pérennisation d'une joyeuse anarchie impolitique—  sont autant d'empirismes capitu­lards qui ne permettront jamais l'éclosion d'une pensée réalitaire et acceptante, tempérée et renforcée par une sophia inspirée de Jakob Boehme ou de Vladimir Soloviev, prélude au retour du politique, à pas de colombe... Car sans sophia, le “réalitarisme” risque de n'être qu'une simple inversion mécanique et carna­valesque du grand récit des Lumières, qui confisquerait aussi aux générations futures le droit de forger un monde à leur convenance et de léguer un possible à leurs descendants.

 

 

Robert STEUCKERS.

 

(extrait d'une conférence prononcée lors de la deuxième université d'été de la FACE, Lourmarin/Provence, août 1994).

 

- Peter KOSLOWSKI, Die Prüfungen der Neuzeit. Über Postmodernität. Philosophie der Geschichte, Metaphysik, Gnosis, Edition Passagen, Wien, 1989, 167 p., ISBN 3-900767-22-X.

 

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vendredi, 02 février 2007

Morphologie des cultures chez Danilevski

La Morphologie des cultures chez Nicolas Danilevski

 

 

Thierry MASURE

 

 

1. Danilevski, penseur universel

 

 

Bon nombre d'ouvrages de qualité sont oubliés de nos contemporains, noyés dans un flot d'écrits souvent sans importance ni pertinence. Parmi les œuvres d'envergure demeurées longtemps ignorées figure celle du penseur russe Nicolas Danilevski (1822-1885), notamment La Russie et l'Europe,  un ouvrage paru sous forme de livre en 1871 à Saint-Pétersbourg, après que de larges extraits soient parus dans la revue Zarya (La Rosée) au cours de l'année 1869.

 

 

Nicolas Danilevski appartient à la race de ces hommes qui peuvent s'arracher au “hic et nunc” de leur existence et adopter, face aux événements du monde, une position “aquiline”. En 1849, il quitte l'Université de Saint-Pétersbourg, où il avait étudié la biologie (plus spécialement la botanique). Ces études vont influencer son œuvre, sans qu'il ne demeure esclave de cette dis­cipline. Ses études, essais et articles, sur des problèmes très divers, témoignent tous de sa lucidité en économie, politique, philosophie et surtout histoire. Son ouvrage le plus important est La Russie et l'Europe, où il développe, pour la première fois en Europe, une théorie des “types historico-culturels” ou civilisations, où apparaît nettement sa faculté d'embrasser un fais­ceau de faits historiques d'un seul coup d'oeil. Il fut le premier à concevoir l'histoire universelle dans le cadre d'un système de lois et de liens de causalité, alors qu'auparavant l'on se bornait à une description partielle de l'histoire universelle (tout en pré­tendant la considérer dans son ensemble).

 

 

2. La Russie, l'Europe et le cours naturel de l'histoire

 

 

Pour Danilevski, le cours de l'histoire est le déroulement d'une fastueuse pièce de théâtre. Les acteurs sont les peuples créa­teurs de civilisation qui se meuvent sur la scène du monde suivant le plan d'un puissant régisseur. Mais ils ne sont pas cons­cients de sa présence, pas plus que de leur jeu. Car le régisseur vit caché au fond d'eux-mêmes. Ce sont les forces tapies au fond commun de leur race qui les contraignent à s'auto-réaliser. Avec une force tranquille, cette voix leur crie: soyez vous-mêmes! Certains peuples suivent cet appel et atteignent des sommets élevés de spiritualité ou de puissance, insoupçonnés avant eux.

 

 

D'autres écoutent des voix étrangères et disparaissent du fait de leur propre aliénation. Ainsi, chaque espèce humaine, chaque ensemble d'êtres humains, chaque “race” possède son propre régisseur. Biologiste, Danilevski expose ses vues sur l'histoire générale des peuples en se basant sur des faits rationnels, contrôlables par la logique. Danilevski ne part jamais d'hypothèses dogmatiques, ne reposant sur aucune expérience, et à partir desquelles on déduirait, envers et contre toute empirie, des lois “nécessaires”. Au contraire, Danilevski part de données empiriques et, à partir d'elles, induit des lois historico-culturelles. Par exemple, Danilevski constate qu'entre l'Europe et la Russie existe une haine sans fondements, sans aucune base rationnelle. Les causes n'en sont pas rationnelles car la haine qu'éprouve l'Europe à l'égard de la russéité, avec une remarquable unani­mité, trouve son origine dans la nature inconsciente  —et dès lors irrationnelle—  de l'homme européen:

 

«Nous avons beau chercher les causes de cette haine de l'Europe à l'égard de la Russie, nous ne pouvons les découvrir dans l'une ou l'autre façon d'agir des Russes, ou dans d'autres faits compréhensibles et  rationnels. Rien de conscient dans cette haine que l'Europe ne puisse expliquer rationnellement. La véritable cause est plus profonde. Elle se situe dans les profon­deurs insondables des ethnies, dont les sympathies et les antipathies sont une sorte d'instinct historique qui les conduit vers un but inconnu d'elles. Car en règle générale, le processus historique ne se déroule pas selon les plans humains, qui, eux, ne dé­terminent que des éléments secondaires, mais en accord avec des instincts historiques inconscients. Cette disposition in­consciente, cet instinct historique, est responsable de la haine qu'éprouve l'Europe envers la Russie. (...). Voilà ce qui explique pourquoi les ethnies germaniques et slaves se montraient distantes et hostiles les unes envers les autres et pourquoi, lorsque l'une l'emportait sur l'autre, la première se devait de détruire l'autre, comme le firent les Germains avec les Slaves de Polabi et de la Baltique».

 

 

De là ressort que pour Danilevski, l'Europe ne constitue pas une unité géographique, mais bien une unité anthropologico-cultu­relle. L'Europe est «...le domaine de la civilisation germano-romane; je dirais même plus, l'Europe est la civilisation germano-romane en tant que telle».

 

 

Cette unité historico-culturelle de l'Europe n'est toutefois pas une idée abstraite. L'Europe est de fait une unité anthropologique vivante, soumise aux lois naturelles, au même titre que les plantes  —c'est qu'ici que transparaît clairement le Danilevski biologiste et botaniste. L'histoire se déroule selon des lois bien définies, qui sont les lois de la vie. Tout ce qui naît doit mourir (entre la naissance et la mort existe un lien causal; l'une appelle inévitablement l'autre). Aux cultures également «est laissé un moment bien déterminé de force vitale et dans leur éclosion se trouve également scellée leur mort... Elles aussi naissent à la vie, parcourent diverses phases de développement, elles vieillissent et s'affaiblissent et meurent, pas seulement par suite de causes extérieures».

 

 

Danilevski formule ici une théorie clairement vitaliste de l'histoire en particulier et du temps en général. C'est là une attaque directe contre l'historiographie linéaire et téléologique des XVIIIième et XIXième siècles. Cette conception linéaire de l'histoire voit dans le déroulement de l'histoire une ligne droite ascendante, dirigée éventuellement vers un but déterminé. L'idée de pro­grès est ici d'une portée essentielle. La culture serait en progrès constant. Elle nous serait venue de temps obscurs, d'Orient, et aurait progressivement investi l'Occident via la Grèce et l'Empire romain. Elle aurait atteint aujourd'hui son niveau le plus élevé. Et lorsqu'il est question d'autres peuples et d'autres civilisations, comme la Chine ou le Pérou, ils sont considérés comme quantités négligeables parce que, affirme le mythe progressiste, ils n'auraient apporté aucune contribution valable au “progrès”. Danilevski refuse cette vision de l'histoire. Il écrit que le mythe d'un progrès constant relève d'une fausse perspec­tive. Cette vision linéaire découle d'une perspective eurocentrique et limitée qui veut expliquer tous les faits de monde et, dès lors, toute l'histoire en partant d'un point de vue européen. Cette fausse perspective conduit également à la division conven­tionnelle du temps et de l'histoire, avec une période antique, médiévale et moderne. Mais si l'on abandonne cette “perspective de la grenouille” pour adopté “le regard surplombant de l'aigle”, on conclura qu'«au fond, Rome tout autant que la Grèce, et l'Italie tout autant que l'Egypte, tous les peuples historiques ont leur histoire antique, médiévale et moderne, ce qui veut dire que, tout comme les organismes, ils passent par leurs propres phases de développement».

 

 

D'ailleurs, la manie d'appliquer le mythe du progrès à toutes les cultures n'est rien d'autre qu'une mauvaise interprétation de la réalité, reposant sur une pseudo-morphose. Mais nous reviendrons plus loin dans notre exposé sur cette notion fondamen­tale [que Spengler adoptera et approfondira, sans qu'on puisse déterminer s'il a lu ou non Danilevski, ndt].

 

 

Toutes les civilisations  —que Danilevski nomme “types historico-culturels (de là, le terme morphologie)—  ont leurs phases propres de développement. L'analyse de l'histoire nous amène à distinguer douze types historico-culturels à croissance auto­nome et organique. En ordre chronologique, ces types historico-culturels sont: l'égyptien, le chinois, l'assyro-babylonien-phé­nicien ou sémite-antique, l'indien, l'iranien, l'hébreu, le grec, le romain, l'arabe ou néo-sémite, le romano-germanique (ou eu­ropéen). Nous pouvons y ajouter deux types américains qui ne purent arriver à un plein développement et perfectionnement, car ils connurent une mort non naturelle et violente: les types mexicains et péruviens. Ces types de cultures ont un point commun: ils ont tous dépassé leur apogée. Certains ont disparu, comme le grec et le romain, certains sont figés, tels l'indien et l'arabe, d'autres sont décadents comme le romano-germanique. Outre ces douze types, on peut distinguer deux types ré­cents: le nord-américain et le slave (russe). Ces deux types, selon leurs phases de développement, deviendront les cultures les plus vigoureuses dans un proche avenir.

 

 

Danilevski a prévu de façon très nette le développement qui, à son époque (le dernier quart du XIXième siècle), n'était pas en­core aussi évident qu'à l'heure actuelle. Il est également l'un des premiers à suggérer une “histoire structurelle” qui ne se dé­veloppera qu'après la première guerre mondiale en France avec l'Ecole des Annales (Bloch, etc.).

 

 

En résumé, nous pouvons dire que l'histoire universelle est un système naturel, où les différents types historico-culturels ont leur propre histoire passant par une phase de développement, une phase culminante et une phase de décadence. Les civilisa­tions se développent suivant selon les “structurations caractéristiques de l'âme par les symboles originels” (durch Ursymbole charakterisierte Seelesverfassungen), comme l'exprimait Spengler, structurations qui étaient ancrées dans la nature même de ces “types”.

 

 

Ainsi donc la notion d'une histoire universelle s'effondre, elle perd tout contenu substantiel, devient un concept creux, pure abstraction, fuite hors du réel. L'histoire est la succession des histoires autonomes des différents types de culture. Danilevski aborde ici un vieux problème fondamental: la querelle philosophique des universaux. Bien qu'il ait été formé à l'école des sciences naturelles et plongé dans le réalisme  —il désigne l'idée des types historico-culturels comme réels)—  son orienta­tion est clairement “nominaliste”, quand il écrit: «L'humanité est un concept abstrait. Seuls les types historico-culturels sont concrets. Si l'on veut se placer au service de l'humanité, on ne peut le faire que par la voie des types concrets de culture».

 

 

3. Le rôle des peuples et les lois historico-culturelles

 

 

Il nous reste à poser quelques questions essentielles: les douze types historico-culturels sont créateurs de civilisation, mais, alors, qu'advient-il des peuples qui n'ont pas élaboré de civilisation? N'ont-ils joué aucun rôle dans l'histoire? Autre question importante: n'existe-t-il aucun “progrès” à l'œuvre dans l'histoire, de sorte que les aspirations des peuples, et donc aussi celles des individus, n'ont strictement aucun sens car elles ne constituent pas un but digne d'être poursuivi? Danilevski donne une réponse claire et ne à cette questions, comme d'ailleurs à bien d'autres questions.

 

 

Il est effectivement important de constater le fait que tous les peuples ou types historiques ne sont pas arrivés à former une civilisation. Mais il n'est pas nécessaire dans l'absolu de créer une civilisation. Chaque type historique peut remplir trois rôles différents qui déterminent sa place dans l'histoire. Ou bien, il joue le rôle de la civilisation positive (créative), c'est-à-dire qu'il se constitue en type historico-culturel, ou bien il joue le rôle d'ethnie ou de peuple négatif (destructif), ou, troisième possibilité, le rôle de “matériau ethnographique”. Danilevski: «Il faut toutefois se rendre compte que ce ne sont pas uniquement ces types historico-culturels qui déterminent la dynamique de l'histoire. Dans le système solaire apparaissent, à côté des planètes, et de temps à autre, des comètes qui surgissent soudain pour replonger ensuite des siècles durant dans les ténèbres de l'espace. Chute de météores, étoiles filantes, lumière zodiale constituent autant de formes différentes d'apparition de la matière cos­mique. Outre les types culturels de civilisation, que nous venons de décrire, apparaissent de la même façon dans l'univers humain des types temporaires comme les Huns, les Mongols et les Turcs qui, après avoir accomplit leur œuvre de destruc­tion en poussant définitivement les civilisations agonisantes dans les affres de la mort et en dispersant leurs résidus, retom­bent à leur tour dans cette insignifiance originelle ou disparaissent. On peut les désigner comme “types négatifs de l'histoire”. Mais certaines ethnies peuvent jouer deux rôles à la fois, comme les Germains et les Arabes: ils remplissent des missions constructives et destructives. Enfin, certaines autres ethnies ou peuples ont été arrêtés dans leur essor et élan constructif, pour telle ou telle raison, précocement et n'ont pas pu, de ce fait, jouer de rôle ni constructif ni destructif. Ils représentent un maté­riau ethnographique, une espèce de matière organique qui pénètre dans l'intériorité même des types historico-culturels. Sans aucun doute, ces ethnies viennent enrichir la diversité et la plénitude de ces types historico-culturels, mais, en elles-mêmes, elles ne parviennent à aucune individualité historique. Les Finnois, et d'ailleurs une grande majorité d'ethnies, appartiennent à cette catégorie».

 

 

«Parfois les civilisations disparues ou en déclin se désagrègent et atteignent le niveau de ce matériau ethnographique jusqu'au moment où un principe créateur (constructif) rassemble à nouveau leurs éléments en les mêlant à d'autres pour former un nouvel organisme historique. Puis viendra le temps où ce principe les appellera à une existence indépendante sous la forme d'un nouveau type historico-culturel. Les peuples qui construisirent l'Empire romain d'Occident nous livrent un exemple de ce phénomène. Après la dislocation de l'Empire, ils sont tombés au niveau de matériau ethnographique pour ressusciter sous une forme nouvelle, celle des peuples romans, après avoir subi l'influence du principe formatif germanique. Bref, une ethnie ou un peuple donné a trois sortes de rôle historique à jouer: soit le rôle créatif positif du type historico-culturel (civilisation), soit le rôle destructif que l'on nomme le fléau de Dieu et qui porte le coup de grâce à des civilisations séniles et moribondes, soit le rôle de serviteur des intérêts d'autrui en tant que matériau ethnographique».

 

 

Après avoir assigné sa place à chaque peuple ou type historique, Danilevski s'applique à une étude plus approfondie des rap­ports mutuels entre ces différents types. Il formule cinq lois historico-culturelles qui méritent d'être citées in extenso, avant d'être explicitées:

 

 

LOI n°1: Chaque ethnie ou famille de peuples identifiée par une langue ou un groupe de langues, dont la parenté est directement observable sans recours à des recherches philologiques apporfondies, jette les bases d'un type historico-culturel, pour autant qu'il soit capable mentalement ou spirituellement d'une évolution historique, après avoir quitté le stade de l'enfance.

 

 

LOI n°2: Il est indispensable qu'un peuple jouisse d'une indépendance politique, s'il veut faire valoir ses possibilités de civilisa­tion et développer celles-ci.

 

 

LOI n°3: Les principes de base de la civilisation d'un type historico-culturel ne sont pas transmissibles à des peuples d'un type historico-culturel différent. Chaque type crée sa propre civilisation sous l'influence plus ou moins importante de civilisations apparentées, plus anciennes ou contemporaines.

 

 

LOI n°4: Une civilisation d'un type historico-culturel donné atteint sa plénitude, sa diversité et sa richesse uniquement lorsque son “matériau ethnographique” est divers et lorsque ces éléments ethnographiques ne sont pas engloutis par un appareil poli­tique unitaire, mais jouissent de l'indépendance et forment une fédération ou un système politique d'Etats.

 

 

LOI n°5: L'évolution des types historico-culturels est semblable à la vie de ces plantes qui survivent à l'hiver et dont la période de croissance est illimitée, mais dont la saison de fleurs et de fruits est relativement courte et les épuise à jamais.

 

 

Les textes de ces cinq lois réclament quelques éclaircissements.

 

 

LOI n°1: Il ne m'apparaît pas vrai qu'un groupe de peuples doive posséder une unité complète de langue comme seule condi­tion nécessaire pour s'élever au niveau d'un type historico-culturel. Il importe bien plus qu'un groupe de peuples constitue une unité anthropologique. La langue n'est qu'une conséquence, et dès lors un indicateur, d'une telle unité de “race”. Ici s'impose une comparaison avec la biologie. Nous faisons la distinction entre le phénotype et le génotype (qui est essentiel en génétique), les caractéristiques extérieures des peuples (qui ne trouvent pas forcément leur origine dans les gènes) et ainsi donc leur langue. Par génotype, on entend les caractères héréditaires non observables extérieurement (les caractères génétiques des peuples). Le génotype doit former une unité pour arriver à une forme de civilisation. L'unité génotypique des peuples est donc la condition absolue et nécessaire et non l'unité phénotypique (la langue, etc.). Le phénotype et la langue nous fournissent plutôt une indication manifeste.

 

 

La distinction entre phénotype et génotype revêt une grande importance pour la compréhension de l'unité (de l'unité naturelle) de la civilisation européenne. Extérieurement, la civilisation européenne possède deux aspects très distincts: la différence existant entre les peuples romans et germaniques et les groupes linguistiques. Mais d'un point de vue génotypique, l'Europe constitue une unité. Dans les deux domaines, les ethnies germaniques forment la couche dominante, depuis les grandes mi­grations. Dans les territoires romans, la langue originelle de la caste dominante germanique a disparu au cours du processus de fusion avec les populations latinisées. Mais l'empire de Charlemagne et le système féodal ont établi et maintenu un Herrschaftspyramide germanique, de façon telle que les Européens de souche non germanique (Celtes, Pictes, Gaulois) ont été ravalés au niveau de “matériau ethnographique”. Les peuples germaniques et romans restent liés spirituellement; génoty­piquement, ils constituent une unité (les peuples non germaniques sont génétiquement apparentés aux Germains, car il n'a jamais existé de “race celtique” à proprement parlé). Cette unité spirituelle leur permit de construire une civilisation, une cul­ture unique dans toute sa diversité.

 

 

LOI n°2: La logique de cet exposé est évidente. L'édification historico-culturelle n'est possible que lorsqu'un groupe de peuples peut réaliser le fond de son âme et lui donner forme. La domination étrangère signifie la plupart du temps l'imposition de lois étrangères et de formes culturelles étrangères, qui n'ont pas jailli de l'âme du peuple dominé. Il n'y a plus moyen pour ces peuples dominés de développer leurs propres possibilités et de construire une civilisation bien à eux. Un exemple de cette dé­gradation sont les Celtes. Bien qu'ils répondent à la première loi, la formation de leur type historico-culturel fut arrêtée par les Germains (et par d'autres). Ils ont été absorbés dans l'empire germanique de Charlemagne et leur rôle se borne à celui d'un matériau ethnographique pour les dominateurs.

 

 

LOI n°3: Ici se pose la question du caractère intransmissible d'une culture (dans le sens de “civilisation”) d'un peuple à l'autre. la culture peut-être diffusée de trois façons. En premier lieu, par la colonisation, comme ce fut le cas pour la culture anglo-saxonne (partie de la culture européenne), transplantée en Amérique du Nord. Mais on ne peut pas à proprement parler d'une transmission de culture, puisque la population nord-américaine, au départ, appartient au même groupe de peuples que la popu­lation européenne (les Noirs et les Indiens ne constituant qu'un matériau ethnographique à l'époque de Danilevski).

 

Un autre procédé est la greffe d'une culture. Ce fut le cas de la culture grecque qui, dans sa version hellenistique, fut transplan­tée en Egypte, où elle vécut encore durant de nombreux siècles. Mais ici non plus on ne peut parler de véritable transmission de culture. Ceux qui en Egypte portaient la culture hellénique étaient pour la plupart des savants grecs émigrés qui s'étaient établis dans la ville d'Alexandrie et ailleurs. La population égyptienne proprement dite ne fut pas hellénisée et servit seulement de terreau à l'élite principalement grecque. Il suffit de comparer avec les greffes de plantes: tant la plante que le greffon con­servent leur identité.

 

La dernière façon de diffuser une culture  —c'est celle qui est la plus susceptible de réussir—  est la fécondation culturelle. Dans le but d'enrichir sa propre civilisation, un peuple adopte des éléments culturels d'une autre civilisation. Ainsi les Romains adoptent la philosophie des stoïciens grecs et les Germains (Européens) adoptent la droit romain (qu'ils juxtaposent à leurs propres droits coutumiers). Ici non plus, il n'est pas vraiment licite de parler de transmission de civilisation. Seul l'aspect utile est repris et emprunté à une civilisation étrangère. Seule une transmission partielle a lieu: ne sont transmis que quelques éléments spécifiques. Les Romains, par exemple, n'ont pas repris la structure d'organisation de la cité grecque et les Germains n'ont pas repris le centralisme étatique romain, nonobstant leurs efforts incessants pour y arriver. Une trans­mission partielle d'éléments de culture n'est pas la transmission totale et complète d'une culture. Danilevski écrit à ce propos:

 

 

«La transmission d'une civilisation à un autre peuple signifie que le peuple en question absorbe tous les éléments culturels du peuple transmetteur  —les coutumes et mœurs religieuses, politiques, sociales, esthétiques, scientifiques, éthiques—  qu'il est pénétré de ces éléments dans la même mesure que le peuple transmetteur (avec lequel il rivalise) et qu'il est disposé à perpétuer la civilisation ainsi reprise à son compte».

 

 

Nous voyons à présent que, pour Danilevski, il n'existe ni réellement ni essentiellement de “progrès”; pour lui, chaque groupe de peuples ne fait que poursuivre et accomplir son propre perfectionnement. L'histoire n'est pas dominée par un progrès sans fin, mais par des perfectionnements toujours renouvelés. Dès lors, le sens de l'histoire n'est pas la poursuite d'un objectif dé­passant les peuples, mais bien celle du perfectionnement du fondement moral de chaque peuple. L'humanité n'est pas vecto­riellement déterminée sur la ligne du temps et les différents peuples de la Terre interprètent le temps et l'histoire à leur façon. Les aspirations d'un peuple n'acquièrent de sens que si celui-ci suit sa propre voie, c'est-à-dire la voie vers lui-même, vers sa propre essence.

 

 

Afin de dissiper tout malentendu, précisons que dans certains cas le progrès est réalisable. Dans les sciences exactes et en technique par exemple. Mais ce ne sont là que des domaines abstraits qui ne sont représentables qu'en termes de mathéma­tique et de géométrie. On ne peut nier qu'il y ait progrès en ces domaines. Mais sciences exactes et techniques ne sont pas véritablement des essences culturelles. Quand une civilisation atteint un degré élevé en sciences exactes et en techniques, cela ne signifie pas pour autant que son développement culturel et historique soit élevé. Indice de civilisation élevé serait en revanche la façon d'intégrer éventuellement sciences exactes et techniques dans une civilisation. Un peuple négro-africain peut habiter des cabanes de roseau au cœur de l'Afrique et exprimer une spiritualité sous une forme plus belle et plus perfec­tionnée que ne le ferait une civilisation européenne pétries de connaissances scientifiques et techniques. Pas un esprit raison­nable n'ira affirmer que la civilisation grecque était inférieure à la nôtre parce que ses connaissances scientifiques et tech­niques étaient moindres.

 

 

Chaque groupe de peuples trouve sa valeur fondamentale propre. Les Grecs l'ont recherchée dans la beauté, les Romains dans le droit, les Européens dans la propension à dominer. Mais ce qui est important pour une culture ne doit pas nécessaire­ment déterminer la vie d'une autre. Les valeurs fondamentales d'une civilisation ne peuvent jamais être greffées complète­ment sur d'autres. On ne pourrait parler de véritable transfert de civilisation qui si, par exemple, des peuples africains repre­naient totalement la culture européenne à leur compte et la perpétuaient comme s'ils étaient eux-mêmes des Européens et sans y introduire des éléments quintessentiellement africains. L'échec rencontré par la colonisation européenne dans le monde entier, sauf dans les colonies de peuplement européen, témoigne à l'envi que l'idée de transmission de civilisation est une vue de l'esprit totalement fausse, reposant sur le postulat de l'égalité et de l'identité absolues de tous les hommes et de tous les peuples.

 

 

LOI n°4: Cette loi souligne l'importance de la richesse des éléments ethnographiques. Chaque type historico-culturel em­brasse plusieurs peuples qui ont, chacun, leur identité propre. La richesse de ces éléments ethnographiques détermine dès lors la richesse du type historico-culturel. La culture grecque est impensable sans l'apport absolument indispensable des élé­ments ethnographiques dont elle est composée. La Grèce n'était pas seulement Athènes (et l'Ionie) mais aussi Sparte, la Doride, Thèbes, Corinthe et même la Macédoine. L'absence d'un seul de ces éléments aurait suffi à donner un aspect différent à la civilisation grecque. De même, rappelle Danilevski, «nous pouvons difficilement parler d'une histoire séparée de la France, de l'Italie et de l'Allemagne: une telle histoire n'existe pas. Au lieu de pareille histoire, il y a une histoire européenne, éventuellement prise en compte d'un point de vue français, italien, allemand ou anglais, qui consacre un peu plus d'attention à des événements localisés dans des aires géographiques restreintes, “nationales”».

 

 

Toutefois, si nous dépassons les limites de ces types historico-culturels, il n'est pas question d'une histoire commune de l'humanité, parce que les différents éléments ethnographiques ont entre eux trop peu de points communs. Si nous étudions l'histoire globale de toutes ces civilisations différentes, nous devons bien vite constater que ce qu'elles ont en commun sont des éléments non culturels: par exemple, des acquis technologiques purement pragmatiques ou, sur le plan strictement évé­némentiel, des souvenirs de conflits inter-civilisationnels. Ainsi, l'histoire de la Grèce était distincte de celle de la Perse, et ces histoires ne se “touchaient” que par le commerce ou par la guerre.

 

 

Danilevski évoque clairement une hiérarchie historico-culturelle. Un peuple a sa propre culture, laquelle n'est qu'une variante à l'intérieur même d'une civilisation. L'ensemble des variantes constitue le type historico-culturel. Pour permettre à cette ri­chesse de s'exprimer et d'arriver à son apogée pour le bien commun de la civilisation, il faut bannir toute politique de monoli­thisation ou d'égalisation-équarrissage. Seules les juxtapositions d'indépendances politiques permettent aux peuples de per­fectionner leurs spiritualités fondamentales.

 

 

LOI n°5: Dans le cadre de cette cinquième loi, Danilevski étudie la durée de la période d'apogée et de prospérité d'une civilisa­tion. Demeurant entièrement dans la logique de sa formation de biologiste, il nous livre une comparaison empruntée à la bota­nique. Il en déduit que l'âge d'or de chaque civilisation est relativement bref et que, rapidement, on assiste à une désagrégation par pourrissement interne. Cette réflexion appelle de nombreux commentaires. Il ne suffit pas d'indiquer que toute décadence est par définition limitée dans le temps:. Bon nombre de penseurs se sont contentés de juger sévèrement les civilisations en phase de déliquescence, ont proclamé avec force que toute naissance, toute éclosion, porte d'emblée en elle le germe de la mort, car telle est la loi de la vie, le destin de toute existence. Chaque civilisation va inéluctablement et irréversiblement vers sa fin. Ce fait de monde n'interdit toutefois pas l'espoir. La civilisation se détruit elle-même, mais les hommes et les races subsistent et finissent par former de nouvelles entités, d'où devront éclore de nouvelles civilisations. Mais c'est là une autre thématique.

 

 

4. danilevski, spengler et l'âme populaire comme principe de vie

 

 

Lorsqu'il est question de la conception cyclique (non linéaire) de l'histoire, on ne cite jamais qu'Oswald Spengler (Untergang des Abendlandes, 1918) et Arnold Toynbee (A Study of History, 1934-1939). Danilveski a cependant développé ses théories cinquante ans avant Spengler. On peut dès lors poser la question de savoir si, oui ou non, Spengler a emprunté ses idées à Danilevski. Spengler ne parle que de deux “pères spirituels”: Goethe et Nietzsche. «Je leur suis pratiquement redevable de tout... Goethe m'a enseigné la méthode. Nietzsche m'a légué la force interrogatrice» (UdA, 1922, édition revue et corrigée). Cette déclaration de Spengler est sincère. Après la deuxième guerre mondiale, exégètes et chercheurs ont réussi à démontrer que Spengler ne connaissait nullement les travaux de Danilevski. Manfred Schröder déclare qu'il a pu voir le livre de Danilevski dans les rayons de la bibliothèque de Spengler, «mais elle y est entrée longtemps après la publication des deux volumes du Déclin de l'Occident». En fait, il doit s'agir d'un résumé traduit en allemand et paru en 1920, sous la houlette de Nötzel. Spengler ne connaissait pas le russe. Quant aux autres ouvrages de la bibliothèque de Spengler, qui se trouve dans les archives de Beck-Verlag, il n'y a, d'après Koktanek que «des livres français, latins et grecs et des brouillons couverts d'hiéroglyphes, mais aucune œuvre en version originale russe. Il serait étonnant que seules les éditions russes aient été don­nées ou vendues». Spengler est arrivé à sa théorie indépendamment de Danilevski, ce qui est intéressant à un double titre.

 

 

Cet article n'a pas abordé tous les traits spécifiques de la morphologie de la culture chez Danilevski, dans toute leur richesse, et j'en suis conscient. Danilevski étaye son livre L'Europe et la Russie par d'innombrables preuves et exemples sans lesquels sa doctrine paraîtrait peu compréhensible au lecteur. Je pense toutefois avoir résumé correctement les principes de base avancés par Danilevski. A l'évidence, l'importance de sa philosophie de la culture entraîne des conséquences considérables. Il fut l'un des premiers à démontrer scientifiquement que chaque peuple et chaque groupe de peuples ont une spiritualité propre qui s'exprime directement dans toutes les créations de ces peuples, qui imprime un sceau indélébile sur tous les éléments de leur civilisation. L'éthique, l'esthétique, la vie politique, sociale et religieuse exprime l'âme du peuple. Et même dans ce do­maine dit objectif et abstrait qu'est la science, l'âme du peuple est encore et toujours présente. Toute science est en effet basée sur quelques postulats indémontrables (Max Weber) et ces postulats sont déterminés par l'anthropologie (l'ethnographie). C'est ainsi que dans le bellum omnium contra omnes  de Thomas Hobbes, dans la free competition économique d'Adam Smith et dans le struggle for life de Charles Darwin, nous retrouvons sans cesse l'âme anglo-saxonne: l'ethos et la pathos de la liberté, de la libre concurrence et de la lutte. Ce fut le grand mérite de Danilevski d'avoir démontré (bien des années avant qu'il ne fût question de l'inconscient collectif de Carl Gustav Jung) que chaque culture possède des constantes innées qui se maintiennent à travers les générations et même à travers d'importants et radicaux changements (ainsi le christianisme dans l'âme germanique). A travers le brouillard du phénotype, Danilevski nous apprend à découvrir le génotype des peuples et attire ainsi notre attention sur l'énorme responsabilité des hommes: en cas de violation du génotype et de l'âme du peuple, la culture et la civilisation disparaissent aussi. C'est une loi de la nature qu'un autre grand penseur allemand du XIXième siècle pressen­tait jusqu'au tréfond de son âme lorsqu'il écrivait: «L'homme qui, dans une période de dissolution où se mélangent les races, porte physiquement en lui un héritage pluriel, c'est-à-dire des impulsions et des critères de valeurs opposés et même, pire, des critères qui se combattent mutuellement et connaissent rarement le repos, cet homme-là, produit des cultures tardives et des lumières brisées, sera, en moyenne [et nonobstant de rares mais notables exceptions], un être plutôt faible; son désir le plus profond se de voir se terminer la guerre qu'il porte en lui; le bonheur, pour lui, doit être rassurant, à l'image de ses mo­dèles philosophiques épicuriens ou chrétiens qui lui servent de remèdes, le bonheur doit donc être délassement, repos ininter­rompu, satiété, unité définitive...». Et c'est bien d'une unité déracinée que sont mortes toutes les civilisations...

 

 

Thierry MASURE.

 

(texte paru dans la revue Dietsland Europa, 1986; trad. franç.: Elfrieda Popelier).

 

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mardi, 30 janvier 2007

Critique néo-baroque de la modernité

Robert Steuckers :

 

 

Pas de synthèse, ouverture permanente, néo-baroque: la critique authentique de la modernité de Willem Van Reijen

 

 

Très connu dans son pays, la Hollande, et en Allemagne, où il est abondamment sinon systématiquement traduit, Willem Van Reijen appartient à la génération des critiques de la modernité. Ce professeur de philo­sophie, né en 1938, a fait ses études à Louvain et à Fribourg-en-Brisgau. Depuis 1975, il enseigne à U­trecht. Il prend le relais de Jean-François Lyotard et de ses homologues américains, dans la mesure où sa quête philosophique participe d'une analyse critique de l'effondrement ou du tassement des grands mythes de la modernité (les “grands récits”). Dans Die authen­tische Kritik der Moderne,  il nous propose une histoire alternative de la pensée philosophique depuis ces deux cents dernières années. Opposé à la modernité, dont il estime que le projet a fait lamentablement faillite, il annonce d'emblée que “la destruction est le revers de cette tapisserie, dont le côté face pré­sente le processus de modernisation”.

 

 

Le programme de perfectionnement infini de l'homme, de la politique et du monde en général, tel que nous l'a suggéré l'Aufklärung, a enfermé la pensée dans des concepts unilatéraux, fermés sur eux-mêmes, qui rendent les hommes aveugles à tous les antagonismes de fond qui constituent la trame du monde et doi­vent subsister en tant qu'antagonismes sans bonne fin dans toute pensée authentique. Cet enfermement de la pensée dans des concepts fermés a des retombées pratiques, explique Willem Van Reijen. En effet, l'aveugle­ment de nos contemporains devient dangereux: il a conduit à une désoviétisation désastreuse en Europe centrale et orientale, où la mafia et l'ultra-libéralisme s'avèrent plus tyranniques encore que le stalinisme quotidien des années 40 et 50 pour les petites gens; à la destruction de toute solidarité sociale en Occident, provoqué par l'individualisme propre à cette modernité que l'on déclare si souvent “généreuse” avec beaucoup d'emphase; à la catastrophe écologique imminente. Combattre ces maux contemporains im­plique de changer de philosophie dominante ou d'apporter suffisamment de changements à l'intérieur de cette idéologie dominante, pour que les concepts (re)deviennent mouvants, plastiques, adaptables aux grouillements incessants de ces antagonismes incontournables qui font la trame du monde. Cette mobi­lité-plasticité-adaptabilité interdit de répondre aux maux de l'Europe orientale ou à l'effondrement de la so­lidarité en Occident par des images fixes alternatives, des utopies sociales figées, des discours camou­flants ou des retours évasifs à une religion, que l'on retaillerait et réaménagerait “à la carte”.

 

 

Willem Van Reijen rappelle que l'Aufklärung a été une réponse au dualisme du Baroque. L'Aufklärung veut “améliorer le monde” et combler cette césure, toujours omniprésente entre un monde de misère et un au-delà de bonheur, que maintenait le Baroque, avec une certaine fatalité: celui-ci acceptait les contradic­tions qu'il y avait dans le monde, il ne souhaitait nullement “réconcilier” dans une “synthèse”. L'Aufklärung veut réconcilier et synthétiser, combler la cé­su­re, “incomblable” aux yeux des Baroques. Bien vite, le mythe et l'“autre de la raison” sont exclus. La définition de la réalité se limite à ce qui est thématisable pour la Raison. La nature est réduite à ce qui en elle est mesurable et quantifiable. L'Aufklärung refuse d'aller du Particulier au Général, mais veut imposer le Général à toutes les formes de Particulier. Son grand projet est la “Formalisation universelle”, ce qui a des effet dés-historicisants, car tout passé, toute histoire-d'avant-l'Aufklärung, ne peut plus apparaître que comme imperfection indigne de l'intérêt de l'honnête homme. Mythe et Nature apparaissent au regard des tenants de l'Aufklärung comme “de la rai­son déficitaire”.

 

 

Le romantisme, poursuit Van Reijen, proteste contre l'exil du Mythe et de la Nature, mais à l'“unilatéralité” de l'Aufklärung, le romantisme n'oppose pas une autre “unilatéralité”: il propose une nou­velle unité des contraires. Il faut esthétiser les idées, rationaliser la mythologie, philosopher la mytholo­gie, mythologiser la philosophie, sensualiser les philosophes, etc. En bref, les romantiques espèrent une synthèse de la raison, de la morale et de l'esthétique. Ils veulent “intégrer” l'“autre de la Raison” dans leur synthèse. Et absorber toutes les contradictions du monde dans une “unité symbolique”. Et c'est sans doute Friedrich Schlegel qui nous livre la formule de cette mise au pas soft: «Pour l'esprit, il est également mortel d'avoir et de ne pas avoir de système, c'est pourquoi il devra se décider à en avoir un et à ne pas en avoir un. C'est-à-dire qu'en dernière instance l'exclusion sera exclue». Aporie dans laquelle plus d'un gauchiste-baba-cool a sombré, suivi par certains tenants de la “nouvelle droite”, devenus à leur tour “épiméthéiens post-marcusiens”, après avoir été bruyamment “prométhéiens anti-rousseauistes”. Ou d'une unilatéralité à l'autre... dans le petit monde des mauvais lecteurs de Nietzsche.

 

 

Van Reijen nous demande de réfléchir sur les avantages et les inconvénients du Baroque, soit de l'acceptation des contradictions sans synthèse. Nietzsche, en commençant par poser Apollon comme “Dieu du Paraître” (Gott des Scheines), dans La naissance de la tragédie, renoue avec une acceptation post-baroque et post-romantique des contradictions du monde. Car qu'en est-il de ce “Paraître”, de ce “beau Paraître”? Est-il vrai ou faux? Paisible ou dangereux? Quelle est l'“Etre” de ce Paraître? Ce Paraître cacherait-il un Devenir? Qui est tel aujourd'hui? Mais sera autre demain? Quels accidents, hasards ou arbitraires dissimule-t-il? Ni l'empirie ni la conceptualisation ni la logique ne nous aident à voir vérita­blement ce qu'il y a ou n'y a pas derrière le “beau Paraïtre”. Ceux qui penseraient qu'il y a une substance définitivement définissable derrière ce “beau Paraïtre” sont fous pour Nietzsche, tandis que sont normaux ceux qui reconnaissent le caractère parfaitement arbitraire de ce grouillement (dyonisiaque).

 

 

Nietzsche redécouvre donc le monde, soit une trame où s'entre-choquent sans fin mille et une contradic­tions sans que jamais n'apparaissent de véritables solutions. Constat choquant pour la modernité. Inac­ceptable pour les “esprits fous” qui veulent dompter et discipliner tout ce qu'il y a derrière le “beau Pa­raï­tre”. La modernité, poursuit Van Reijen, a voulu éliminer ou lever les contradictions. Tout a été mis en œu­vre (et continue à être mis en œuvre) pour  créer l'encadrement planétaire qui travaillera sans re­lâche, jour et nuit, pour procéder à ces éliminations et à ces sublimations “correctrices” et “progres­sis­tes”. Le “Grand Ca­dre” ou le “Grand Code” sera là, pour toujours, et absorbera de plus en plus effica­ce­ment les petites con­tradictions qui subsistent ou auraient l'outrecuidant culot de réapparaître. Ainsi avancera le pro­gram­me des Lumières: il per­fectionnera l'humanité, établira des règles scientifiques pour que tout soit, du moins en principe, re­con­naissable et manipulable. La post-modernité est donc une nouvelle acceptation des contradictions sans volonté de les résoudre ou d'imposer une synthèse. Le penseur qui, le premier, est parvenu à saisir l'es­sentiel de ce néo-baroquisme et de cette post-modernité est Walter Benjamin, é­crit Van Reijen. Dans le Trauerspiel  allemand, Benjamin découvre l'absence de toute transcendance, ne per­çoit aucune récon­cilia­tion entre les hommes et l'ordre cosmique: la souffrance dans le monde est in­con­tournable. Tout es­poir de libération définitive est illusion.

 

 

L'état du monde contemporain ne peut plus s'expliquer par des projets unilatéraux ou des schématismes dualistes. Devant les innombrables contradictions échappant à toute synthèse, il convient de développer une nouvelle critique, authentique, sans passer par les simplismes d'un “humanisme” scolaire ou d'un re­tour ”héroïque” à un mythe quelconque. Tous les engouements et toutes les critiques ont un caractère né­cessairement transitoire. Ce qui interdit aussi de se jeter, irréfléchi, dans l'activisme à tout crin ou de sombrer dans la “noble ré­signation”. Reconnaître et accepter les antagonismes, les ambigüités et les contradictions est sans nul doute, écrit Van Reijen, le meilleur rempart contre les fantasmes totalitaires et les tentatives de tout universaliser.

 

 

Robert STEUCKERS.

 

 

Willem VAN REIJEN, Die authentische Kritik der Moderne, Wilhelm Fink Verlag, München, 1994, 190 p., ISBN 3-7705-2919-7.

 

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vendredi, 26 janvier 2007

A. Buela: La postmodernidad

Prof. Dr. Alberto BUELA:

La POSTMODERNIDAD

http://www.galeon.com/razonespanola/re82-bue.htm

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jeudi, 25 janvier 2007

Notes sur Otto Weininger

Mladen SCHWARTZ:

 

Note sur Otto Weininger (1880-1903)

 

 

 

«Quel homme étrange, énigmatique, ce Weininger!», écrivait August Strindberg à son ami Artur Gerber, immédiatement après le suicide d'Otto Weininger, âgé de 23 ans. «Weininger mi ha chiarito molte cose» [= “Weininger m'a éclairé sur beaucoup de choses”], avouait Mussolini dans son long entretien avec Emil Ludwig. Pour Ernst Bloch, l'ouvrage principal de Weininger, Sexe et caractère,  était “une unique anti-utopie contre la femme”, Weininger était dès lors un “misogyne extrême”, un misogyne par excellence. Theodor Lessing posait le diagnostique suivant: il voyait en Weininger la typique “haine de soi” des Juifs. Rudolf Steiner voyait en lui un “génie décadant”. Il fut admiré par Karl Kraus, Wittgenstein et Schönberg; Mach, Bergson, Georg Simmel et Fritz Mauthner l'ont lu et l'ont critiqué. Son ouvrage principal a connu quelque trente éditions, a été traduit en vingt langues; en 1953, il a même été traduit en hébreu malgré son antisémitisme. Plus d'une douzaine de livres ont été consacrés jusqu'ici à Weininger seul.

 

 

 

Otto Weininger est né en 1880 à Vienne. Très tôt, il a été marqué par le souffle, d'abord fort léger, de la décadence imminente. C'était la Vienne fin de siècle, avec Hofmannstahl, Schnitzler et Nestroy, Wittgenstein et le Cercle de Vienne, l'empiro-criticisme et la psychanalyse freudienne, Mahler et Schönberg, Viktor Adler et Karl Lueger: une grande richesse intellectuelle, mais marquée déjà du sceau de la fin. L'effervescence intellectuelle de Vienne semble d'ailleurs se récapituler toute entière dans la personne de Weininger: il développe des efforts intellectuels intenses qui finissent par provoquer son auto-destruction. Et il a fini par se suicider le jour de sa promotion, ce Juif converti au protestantisme, ce philosophe qui était passé du positivisme à la métaphysique mystique et symbolique; en peu d'années, cet homme très jeune était devenu une sorte de Polyhistor qui naviguait à l'aise tant dans l'univers des sciences naturelles que dans celui des beaux arts, qui connaissait en détail toutes les philosophies d'Europe et d'Asie, qui savait toutes les langues classiques et les principales langues modernes d'Europe (y compris le norvégien, grâce à son admiration pour Ibsen).

 

 

 

Pourquoi ce jeune homme si brillant s'est-il tiré une balle dans la tête le 4 octobre 1903, quelques mois après la parution de son ouvrage principal, dans la maison où mourut jadis Beethoven?

 

 

 

«Seule la mort pourra m'apprendre le sens de la vie», avait-il un jour écrit. Et il avait dit à son ami Gerber: «Je vais me tuer, pour ne pas devoir en tuer d'autres». Bien qu'il ait toujours considéré que le suicide était un signe de lâcheté, il s'est senti contraint au suicide, tenaillé qu'il était pas un énorme sentiment de cul­pabilité. Ce qui nous ramène à son œuvre et à sa pensée, où la catégorie de la culpabilité occupe une place centrale. La culpabilité, pour Weininger, c'est, en dernière instance, le monde empirique.

 

 

 

Après avoir rapidement rompu avec le néo-positivisme de Mach et d'Avenarius, Weininger développe tout un système métaphysique, une philosophie dualiste au sens de Platon et des néo-platoniciens, du chris­tianisme et de Kant. D'une part, nous avons ce monde de la sensualité, de l'espace et du temps, c'est-à-dire le Néant. De l'autre, nous avons le monde intelligible, soit le monde de la liberté, de l'éthique et de la logique, de l'éternité et des valeurs: le Tout. Le monde empirique, selon Weininger, n'a de réalité que sym­bolique; c'est pourquoi, inlassablement, il approfondit la signification symbolique de chaque chose empi­rique, de chaque plante, de chaque animal, au fur et à mesure qu'elle se révèle à son regard mystique. Ainsi, la forêt est le symbole du secret; le cheval, le symbole de la folie (on songe tout de suite à cette ex­périence-clé de Nietzsche, se jetant au cou d'une cheval à Turin en 1889!); le chien, celui du crime; et ce sont justement des cauchemars, où des chiens entrent en jeu, qui ont tourmenté Weininger, tenaillé par ses sentiments de culpabilité, immédiatement avant son suicide.

 

 

 

Ce qui est caractéristique pour tous les efforts philosophiques de Weininger, est un élément qu'il partage avec toutes les autres philosophies dualistes, soit une nostalgie catégorique pour l'éternité, pour le monde de l'absolu et de l'immuable. En guise d'introduction à cette métaphysique, citons, à partir de son ouvrage principal, cette caractérologie philosophique des sexes, aussi bizarre que substantielle. Cette caractérologie reflète finalement son dualisme métaphysique fondamental. Le principe masculin est le re­présentant du Tout. Le principe féminin, le représentant du Néant. Cette antinomie, posée par Weininger est à la source de bien des quiproquos. En fait, il ne parle pas d'hommes et de femmes empiriques, mais d'idéaltypes. Tout être empirique contient une certaine combinaison de principe masculin et de principe féminin, de “M” et de “F” comme Weininger les désigne. Cette notion d'androgyne, il la doit à Platon (Sym­po­sion)  et il cherche à expliquer, par les différences dans les combinaisons entre ces deux élé­ments, quelles sont les lois régissant les affinités sexuelles, notamment l'homosexualité et le féminisme.

 

 

 

Sur base de son analyse des deux idéaltypes, Weininger voulait jeter les fondements d'une psychologie philosophique et remettre radicalement en question la psychologie de tradition anglo-saxonne, qu'il ju­geait être dépourvue de substance. Le principe “M” est donc l'idée platonicienne de l'homme et le véhicule du génie, qui, grâce à sa créativité, sa logique et son sens de l'éthique, participe au monde intelligible. Le principe “F”, en revanche, n'est que sexualité, au-delà de toute logique et de toute éthique; en fin de compte, il est le Néant et la culpabilité qui tourmente le principe masculin. Le principe “F” est incapable d'amour, car tout amour véritable naît d'une volonté de valeur, ce qui manque totalement au principe fé­minin. En conséquence, pense Weininger, la véritable émancipation de la femme serait justement de dé­passer et de transcender ce principe féminin; le raisonnement de Weininger est très analogue à celui de Marx dans La question juive,  quand l'auteur du Capital donne ses recettes pour résoudre celle-ci.

 

 

 

Weininger consacre tout un chapitre au judaïsme et, en lisant, on s'aperçoit immédiatement qu'il ne s'agit pas seulement d'une manifestation de “haine de soi”, typiquement juive, mais, bien plutôt d'une analyse profonde, introspective et psychologique de l'essence du judaïsme. Weininger pose la question de savoir si sont exactes les théories qui affirment que les Juifs constituent le plus féminin et le moins religieux de tous les peuples; certaines de ses analyses en ce domaine, comme du reste dans les chapitres sur le crime et la folie, la maternité et la prostitution, l'érotisme et l'esthétique, sont magistrales, véritablement géniales, mais aussi, en bien des aspects, déplacées, naïves ou exagérément exaltées.

 

 

 

Ce qui en impose dans l'œuvre de Weininger, c'est qu'il tente de penser à fond et d'étayer son anti-fémi­nisme et de l'inclure dans un système métaphysique de type néo-platonicien. Certes, il y a eu des doc­trines anti-féministes à toutes les époques, et qui n'exprimaient pas seulement une quelconque misogy­nie, mais qui apercevaient clairement que le féminisme était une de ces idéologies égalitaires qui entravait le chemin des femmes vers une réelle affirmation d'elles-mêmes. Mais, à l'exception des idées de Schopenhauer, jamais l'anti-féminisme n'a été esquissé avec autant de force et de fougue philosophiques que chez le jeune philosophe viennois.

 

 

 

Mladen SCHWARTZ.

 

(texte issu de Criticón, n°64, mars-avril 1981).

 

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