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mercredi, 30 mai 2007

De Feuerbach à Nietzsche

De Feuerbach à Nietzsche : réhabilitation des sens et des corps

Analyse : Wolfgang WAHL, Feuerbach und Nietzsche. Die Rehabilitierung der Sinnlichkeit und des Leibes in der deutschen Philosophie des 19. Jahrhunderts, Ergon Verlag, Würzburg, 1998, DM 84, ISBN 3-932004-93-0.

La pensée occidentale conventionnelle est nettement marquée par un rejet des corps et des sens. Wolfgang Wahl constate pourtant que cette tradition (sinistre) a été rejetée, tacitement ou implicitement, par toute la pensée européenne, tout au long de sa trajectoire, car elle a sans cesse exprimé le souci de replacer l’homme dans la vie et de le soustraire aux chimères intellectualistes. Wahl ne pense pas que le rejet de l’intellectualisme débouche automatiquement sur un refus de l’esprit et de la raison. Mais, a contrario, débouche sur l’affirmation d’un autre type de raison, plus en prise avec les variations du monde vivant, les hautes et les basses intensités de la vie, les perspectives chaque fois différentes que nous imposent toute pérégrination et toute quête dans le monde réel. Pour Wahl, de Montaigne au XVIIIième siècle, la France et l’Angleterre ont aligné des philosophes sensualistes et vitalistes, bien avant l’Allemagne, pays plus longtemps soumis à la censure et à la répression. Néanmoins, le détour par la mystique chrétienne (Jacob Böhme, Christoph Oetinger), permet à la culture germanique au début du XIXième de déployer une réhabilitation plus profonde et plus achevée du corps et des sens. Alexander Gottlieb Baumgarten, philosophe des Lumières, développe dans Aesthetica (1750-58, deux vol.), non pas une simple théorie de l’art, mais une scientia cognitionis sensitivae, où les sens ne sont plus posés d’office comme des affects à la source de l’erreur, mais comme constitutifs du processus de cognition, comme analogon de la raison intellectuelle. Même si Kant apparaît souvent comme l’exemple par excellence du « refoulement du corps » et attribue aux sens un rôle purement passif et réceptif dans le processus de la connaissance, une analyse précise de son œuvre nous permet d’entrevoir chez lui déjà, avant l’éclosion de tout le vitalisme affiché du XIXième siècle philosophique allemand, une réhabilitation timide des sens, car Kant, en effet, leur accorde une place précise et incontournable dans le travail de consolidation de la pensée. Kant ira plus loin, nous rappelle Wahl : dans sa théorie dynamique de la matière (in : Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, 1755), il amorce une théorie de la connaissance reposant sur la sensibilité propre du corps. Dans son Opus postumum, le corps est défini comme condition a priori de l’expérience ; cette définition, posée par un philosophe rigoureux, rationnel jusqu’à la caricature et dualiste, ouvre la porte à toutes les futures affirmations vitalistes. C’est donc dans le corpus et dans l’œuvre posthume du rationaliste le plus emblématique que s’enracine la contestation la plus évidente de ce rationalisme et de ses enfermements. La conception dynamique de la matière chez Kant suscitera l’intérêt croissant des philosophes de l’ère romantique, dont le plus précis et le plus systématique sera Schelling, par ailleurs lecteur attentif de Böhme et Oetinger. Schelling inclut l’homme dans la théorie kantienne de la matière dynamique, alors que le philosophe solitaire de Königsberg gardait l’homme en dehors de cette dynamique. Avec Schelling et ses disciples, le monde devient un organisme : la nature n’est plus une masse de choses mortes, pur objet et pur produit, natura naturata, mais un Tout systémique et unitaire, une force vitale primordiale en devenir constant, une natura naturans, matrice d’une activité absolue et infinie. Le moi reconnaît ce Tout, cette force primordiale et cette activité incessante avec émerveillement et se languit d’y participer. Son corps et ses sens ont participé à cet élan de reconnaissance et ont poussé le moi à se plonger dans ce réel effervescent. La Nature, le Moi, le réel et la raison ne font qu’un. La liberté consiste à accepter cette unité et à y participer joyeusement. Pour Feuerbach et pour Nietzsche, la raison autonomisée, détachée de la Nature et des pulsions du Moi, est un leurre, une négation du témoignage des sens. Le Moi est d’abord un corps qui ressent, voit, sent, entend, palpe et goûte (pluralité que défend aujourd’hui Michel Onfray en France). Toute une métaphysique et toute une ontologie ont nié cette présence aprioristique et incontournable du corps et des sens. La philosophie doit donc retrouver la pan-imbrication de tout dans tout et de tout dans le Tout, c’est-à-dire retrouver le tantra (car tantra signifie « tissage »), que constatent les sens du corps et que nie l’intellect désincarné. Le retour à la pan-imbrication permet de saisir et d’appréhender la pluralité du réel, d’accepter joyeusement (le « gai savoir ») sa constitution faite de couches multiples qui se chevauchent et/ou se superposent et/ou se compénètrent. Ce « gai savoir » induit l’application de pratiques plus souples et mieux modulées en tous domaines de l’activité humaine. Comme l’écrit Merleau-Ponty, héritier de ce recours aux corps et aux sens : « Le monde n’est pas ce que je pense, mais ce que je vis ; je suis ouvert au monde, indubitablement je communique avec lui, mais il n’est pas ma propriété, il est inépuisable (…). La philosophie, c’est en vérité apprendre à voir le monde sous un angle toujours nouveau et, de ce fait, une simple narration  —une histoire narrée—  peut révéler le sens du monde aussi “profondément” qu’un traité de philosophie » (Robert Steuckers).

 

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