Suite aux incidents survenus à la fin du mois d’octobre en banlieue lyonnaise et à Valence entre Français d’origine arménienne et Franco-Turcs au sujet du conflit arméno-azéri dans le Caucase, le gouvernement français a ordonné, le 4 novembre dernier, la dissolution des « Loups Gris ».
Par « Loups Gris », il faut entendre la branche jeune, paramilitaire et activiste de la nébuleuse nationaliste turque. Aussi appelés « Foyers idéalistes » apparus vers 1968, les « Loups Gris » sont l’équivalent bien plus puissant, plus radical et plus influent des fameux « Rats noirs » et autres « Rats maudits » français. Dans les années 1970 – 80, les étudiants idéalistes affrontaient dans la rue et dans les couloirs des universités les gauchistes, les communistes et les Kurdes. Hostiles à la fois à la Russie, à l’Iran, à la Syrie baasiste, à Israël, à la Grèce, à l’Arménie ainsi qu’aux communautés alévie et juive, les Loups Gris appartiennent pendant la Guerre froide aux « armées secrètes » de l’OTAN, en particulier aux réseaux clandestins du type Gladio et Stay Behind même si l’ancien Loup Gris Mehmet Ali Ağca tente d’assassiner le pape Jean-Paul II, le 13 mai 1981, à la demande des services secrets bulgares pro-soviétiques. Les Loups Gris collaborent parfois avec l’état-major turc et nouent des contacts étroits avec certains clans de la pègre stambouliote et anatolienne.
Implantés dans les communautés turques d’Europe occidentale, les Loups Gris installent leur premier foyer idéaliste dès 1978 en Allemagne de l’Ouest avant de les encadrer au sein d’une fédération des associations des idéalistes turcs démocrates en Europe. À l’instar de leur référence politique, le général et homme politique Alparslan Türkeş (1917 – 1997), les Loups Gris opposent aux « Six Flèches » fondamentales du kémalisme (républicanisme, populisme, laïcité, révolutionnarisme, nationalisme et étatisme) leur doctrine des « Neuf Lumières » (nationalisme, idéalisme, défense de la morale publique, défense de l’intégrité sociale, rationalisme scientifique, défense des libertés civiques, respect et encouragement à la paysannerie, soutien au populisme et au développement économique, incitation à l’industrialisation et au développement technique).
En prenant pour symbole le loup gris, les militants idéalistes se réclament par-delà l’islam du bestiaire propre aux peuples des steppes d’Eurasie. Le loup est en effet l’animal mythique des Mongols et des peuples turcophones. L’animal relève aussi d’Ergenekon, la vallée mythique des monts de l’Altaï, berceau de la « turcité ». La légende veut qu’une louve au pelage gris-bleu aurait incité les premiers Turcs à en sortir afin de conquérir le monde entier. De ces références mythologiques découle une vision du monde panturquiste, voire pantouranienne, qui entend rassembler dans un même grand espace géopolitique et culturel la turcophonie et ses annexes historiques, de la mer Adriatique et des Balkans (Albanie, Kossovo, Bosnie, Turcs de Bulgarie, musulmans de Macédoine du Nord, Pomaks en Grèce…) à la Muraille de Chine (dont les Ouïgours). Il arrive qu’en Turquie ou dans les anciennes républiques soviétiques centre-asiatiques turcophones, des militants panturquistes ou pantouraniens soutiennent l’idée que les Turcs descendent directement des Huns d’Attila, et pratiquent en toute discrétion le tengrisme, une spiritualité chamanique adaptée à l’âme steppienne.
Dotés d’une organisation souple et hiérarchisée, les Loups Gris représentent un vaste vivier de militants pour diverses formations politiques. On les associe en général au MHP (Parti d’action nationaliste) de Devlet Bahçali. Depuis le lancement de l’« Alliance du peuple », le MHP et les Loups Gris travaillent avec l’AKP du président Erdogan au dessein de plus en plus néo-ottoman. Les Loups Gris ne se limitent toutefois pas au MHP et à l’AKP. Certains se retrouvent dans le troisième parti de l’« Alliance du peuple », le Parti de la Grande Unité (BBP). Scission du MHP en 1993, le BBP insiste plus sur l’héritage musulman et valorise très tôt une synthèse nationaliste turco-ottomane, voire nationale-islamiste.
Par ailleurs, hors de Turquie, les Loups Gris coopèrent avec les expatriés du Parti de la Patrie de Dogu Perinçek. Nouveau nom du Parti des Travailleurs à l’origine d’orientation maoïste, le Parti de la Patrie, classé à l’extrême gauche, se distingue par ses positions laïques et eurasistes. En Turquie, les Loups Gris les plus exaltés ont fondé en décembre 2017 le Parti de l’Union Ötüken du nom d’une ville elle aussi légendaire d’Ergenekon. Présidé par Mehmet Hakem Semerci, ce Parti de l’Union Ötüken a pour emblème un loup noir hurlant. Racialiste, le groupuscule n’hésite pas à proclamer la supériorité du peuple – race – nation turc sur tous les autres groupes humains. Bien des journalistes y ont vu la cristallisation du premier parti ouvertement suprématiste en Turquie.
Disposant d’une kyrielle d’associations professionnelles (paysans, enseignants, fonctionnaires, médecins, policiers), culturelles (peintres, étudiants, musiciens), féminines et syndicales (la Confédération des syndicats des travailleurs nationalistes), les Loups Gris réalisent une entreprise métapolitique réfléchie et efficace couplée à des manifestations revendicatives qui s’apparentent souvent à de véritables actions – coups de poing… Leur dissolution en France où ils n’existent pas formellement ne sert donc strictement à rien si ce n’est à faire de la communication ministérielle. Elle survient par une étrange coïncidence au lendemain d’un référendum au Colorado pour lequel les électeurs devaient se prononcer en faveur ou non de la réintroduction dans les Montagnes Rocheuses du… loup gris.
Georges Feltin-Tracol
• « Chronique hebdomadaire du Village planétaire », n° 190, mise en ligne sur TVLibertés, le 12 novembre 2020.