Nombreux sont les écrivains belges de langue française qui démentent ce préjugé selon lequel ils recueilleraient post mortem la part la plus importante de leur notoriété. Au contraire, des auteurs comme Eugène Demolder, Sander Pierron, Georges Angelroth, Constant Burniaux et José Gers sont aujourd’hui oubliés après avoir eu de leur vivant un indéniable succès.
Tel est aussi le cas de Grégoire Le Roy, apprécié par Paul Fort, Paul Léautaud et Remy de Gourmont, encore célébré pour son centenaire dans La Revue Nationale et le quotidien Le Soir (article de Joseph Delmelle du 9 août 1962), puis tombé dans un oubli d’un demi-siècle avant qu’un universitaire anglais s’intéresse à lui en 2005.
Grégoire Le Roy naît à Gand le 7 novembre 1862. Sa mère est la petite-fille d’un Brunswick-Lunebourg. Son père est maître-brodeur en or d’ornements liturgiques. Il fréquente le collège Sainte-Barbe où il a pour condisciple Charles Van Lerberghe et Maurice Maeterlinck. Pour les lettres françaises de Belgique, c’est une génération dorée à laquelle appartiennent également Eugène Demolder et Max Elskamp. Il n’est pas superflu de rappeler que 1862 est aussi le millésime natal du lorrain Maurice Barrès, que Pierre Gillieth surnomme « la queue de comète du romantisme ».
Le Roy se détourne rapidement du Droit auquel le destine sa famille, d’abord pour fréquenter l’école Saint-Luc, où s’éveille sa vocation picturale, ensuite pour faire un petit séjour parisien durant lequel il peaufine ses dons de versificateur. Dans la capitale française, la fréquentation de Villiers de l’Isle-Adam incite Le Roy à se tourner vers le genre narratif. Parus en 1913, ses Contes d’après minuit sont illustrés par Stan Van Offel. Lui-même aquafortiste, Le Roy illustre son recueil poétique Le Rouet et la Besace. Pour d’autres florilèges, il fait appel à son gendre Jules Van Paemel ou à Fernand Khnoppf, qui appartient au « groupes des XX », comme Félicien Rops, Auguste Rodin et James Ensor.
Ce dernier fait l’objet de plusieurs biographies, dont celle de Le Roy en 1922 et celle d’Émile Verhaeren, qui raille quelque peu le narcissisme du peintre ostendais aux 118 auto-portraits. Le Roy et Verhaeren sont d’excellents amis. Verhaeren rend visite à Le Roy dans sa belle propriété de la périphérie bruxelloise et il y laisse ses initiales gravées dans le tronc d’un arbre. Nous sommes à Molenbeek, entre 1902 et 1914, à l’emplacement de l’actuel chalet du Daring Tennis Club. Le Roy dirige alors une firme d’installations électriques après avoir eu à Anvers d’autres activités commerciales. C’est également à Anvers qu’Auguste Vermeylen, écrivain bruxellois néerlandophone, et Emmanuel De Bom, bibliothécaire honoraire de la grande cité portuaire, lisent avec intérêt les deux premiers actes de L’Annonciatrice, une pièce de théâtre inspirée à Le Roy par la mort de son père, un drame inachevé pour lequel il ne semble avoir reçu aucun encouragement, ni de Maeterlinck, ni de Van Lerberghe, respectivement tenus pour pionniers du théâtre symboliste belge avec L’Intruse et Les Flaireurs. S’il avait persévéré dans l’écriture de son drame, Le Roy aurait certainement bénéficié d’une traduction en flamand et d’une représentation à Anvers.
Ainsi que le montre très bien le professeur Bales, de l’Université d’Exter, les condisciples formés par les Jésuites de Gand connaissent des hauts et des bas dans l’histoire de leur amitié riche en « interférences », mais aussi en « confrontations ». Après avoir rappelé la formation de bibliothécaire de Le Roy, le poste qu’il occupe ainsi à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, son rôle de conseiller artistique dans une galerie de la Porte de Namur et l’apothéose de sa carrière au Musée Wiertz, dont il devient le conservateur, revenons un moment sur son œuvre de conteur pour souligner Joe Trimborn, un recueil de nouvelles datant de cette année 1913 décidément très prolifique.
L’un de ces courts récits (L’étrange aventure de l’abbé Levrai), où il est question de la découverte d’un homme-singe à Bornéo, pose le problème d’un éventuel rapport avec la supercherie paléontologique de l’homme de Piltdown (1912), où est impliqué Pierre Teilhard de Chardin (1881 – 1955), Jésuite désireux de concilier la foi chrétienne et le transformisme darwinien. Une autre de ces nouvelles (La Malédiction du Soleil) se situe dans une Atlantide qui revient à l’avant-plan après les visions d’Edgard Cayce, avant le roman de Pierre Benoît et en attendant la revue Atlantis fondée en 1926 par Paul Le Cour. Autre grand écrivain belge oublié et aussi doublé d’un artiste-peintre et photographe, José Gers évoque aussi l’Atlantide dans son remarquable reportage Terre Mozabite (publié sans images en 1933 et avec illustrations en 1935). Lorsqu’il épouse l’Anversoise Marguerite-Louise Claes en 1889, Le Roy ne peut encore revendiquer que L’Annonciatrice, pièce inachevée, et les recueils La Chanson d’un soir et Mon cœur pleure d’autrefois. Mais quand il publie ses contes et nouvelles en 1913, il peut se targuer de diverses mentions dans des anthologies allemandes (1902) et italiennes (notamment à Bari et à Sienne), dans des histoires littéraires parues au Mercure de France et chez Flammarion, et bien entendu dans d’innombrables revues belges.
Basée à Londres et à New York, The Walter Scott Publishing assure sa réception dans le monde anglo-saxon, mais c’est évidemment dans sa Belgique natale que le parcours de Gérgoire Le Roy croise celui d’un grand nombre d’auteurs : Georges Rodenbach, Camille Lemonnier, Albert Mockel, Valère Gille, Roger Avermaete, André Baillon, Fernand Crommelieck, et d’autres moins connus comme Doutrepont, Marlow et Dumont-Wilden. Le folklore gantois lui inspire Fierlefijn écrit en néerlandais et on lui prête la fondation d’une revue Réveil dans sa ville de naissance où les classes cultivées sont encore, comme à Bruges et Anvers, très majoritairement francophones.
Il est moins sûr que Le Roy soit le fondateur de la revue parisienne La Pléiade, comme certains le prétendent, mais il en est certainement un collaborateur assidu et peut-être un des co-fondateurs. Les peintures de Le Roy font l’objet de comparaisons avec Courtens, Van Leemputte et Omer Coppens. Ses eaux-fortes sont en phase avec l’obsession de la mort caractéristique de son théâtre et de sa poésie. On pense en l’occurrence à un tableau comme L’Enterrement au Village, de même que L’Église de Lisseweghe rappelle le milieu où il grandit et où son père évolue en raison de son métier. Voici ce qu’écrit à ce sujet Louis Bakelants : « Il se rappelle sans doute l’envoûtement des litanies et des cantiques dévots entendus un jour dans l’atelier paternel tandis que les doigts habiles des vieilles ouvrières brodaient les festons et les œillets et que naissaient sur les coussinets des dentellières flamandes les féeriques guipures faites de rêve de d’ennui. »
Au fil des décennies, Le Roy s’oriente vers une position philosophique « marquée par un certain agnosticisme qui, à la différence d’autres agnosticismes, n’incrimine personne, ni le milieu familial auquel il s’est soustrait, ni les éducateurs qui lui furent donnés (Joseph-Marie Jadot) ». En remerciant Jadot pour une dédicace, Le Roy lui écrit en 1914 et le loue d’avoir « assez d’indulgence pour comprendre l’âme noire et l’accepter » (Jadot vit alors au Congo belge). Resté en Métropole, Le Roy ne peut deviner qu’en rêve « la profonde psychologie » des habitants de la lointaine colonie africaine et la « vie mystérieuse » des peuplades exotiques, de leurs arts divinatoires, de leur architecture et de leur quotidien.
« Dans mes songes aidés de livres et d’images
N’ai-je pas vu l’Asie où sont les Marabouts ?
L’Afrique aux Sphinx de pierre et les Congo sauvages
Où les peuples se font des huttes de bambous ? »
Puisque « la lente usure du temps » achève de détruire « la dépouille du passé », il convie ses lecteurs à « tourner les yeux vers cette clarté qu’est l’avenir ».
Voici donc un Le Roy agnostique, progressiste et humaniste qui semble contredire le côté « fin de siècle » que lui attribue le professeur Bales. Selon l’universitaire britannique, la disgrâce littéraire de Le Roy trouve son origine dans la répétition des thèmes décadents pouvant in fine inspirer une certaine « lassitude » à laquelle Bakelants lui-même, exégète très indulgent, avoue ne pas échapper.
« J’aime tout ce qui va finir,
Ce qui défaille et ce qui tombe. »
En réalité, Le Roy présente de multiples facettes. Il demande pardon à ses trois filles de les avoir mises au monde, comme s’il leur avait « infligé » la vie, ainsi parle Chateaubriand – ou comme si la vie était « reçue comme une blessure », selon l’expression de Lautréamont.
« La vague inquiétude
Et le regret d’on ne sait quoi,
Qu’aux heures de solitude,
L’on sent monter en soi. »
Jointe à sa passion de mélomane pour Wagner et à la sombre violence des rigueurs hivernales qui sont dans L’Annonciatrice les signes prémonitoires de la mort, cette angoisse existentielle de Le Roy le situe dans le sillage des romantiques, du mal-de-vivre de Senancour, du spleen baudelairien et de la noirceur de Nerval.
« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé », peut s’écrier Le Roy après le décès de son épouse en cette triste fin de janvier 1938. Sa « nuit sans étoiles » fait écho aux vers de Gérard, « prince d’Aquitaine ».
« Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. »
La primauté du rêve sur la réalité se retrouve dans les vers que voici :
« La nuit s’efface dans le jour
Sans me réveiller de mes songes »,
tandis que s’estompe dans d’autres poèmes la cloison déjà très mince qui sépare la vie et la mort.
« Elle entrera chez moi, comme ma bien-aimée,
Sans frapper à la porte et familièrement,
Ne faisant ni de bruit ni de dérangement,
Enfin comme entrerait la femme accoutumée. »
Le Roy partage avec Elskamp, l’Anversois de mère wallonne, cette « sourdine de la rêverie mélancolique (Pol Vandromme) » qui affleure dans la chanson Notre mère des Écaussines si magistralement interprétée par Julos Beaucarne. Sa fascination pour la peinture rejoint celle de Demolder qui, dans le beau roman historique La Route d’émeraude, nous fait revivre les très riches heures de l’art hollandais au siècle de Rembrandt.
Dix ans après la mort de Le Roy, la revue gantoise Épîtres lui consacre un numéro spécial contenant de nombreux textes inédits auxquels il faut ajouter le roman Daniel, que mentionne Jadot, mais sur lequel je n’ai pas à ce jour d’informations plus précises. Grégoire Le Roy s’éteint à Bruxelles le 5 décembre 1941 en laissant une œuvre certes disparate, mais qui aurait pu être couronnée dès 1922 par un titre d’académicien. En effet, après lui avoir consacré une livraison spéciale en 1920, la revue Le Thyrse convie, deux ans plus tard, ses lecteurs à un sondage d’opinion pour choisir les quatre prochains sociétaires de l’Académie royale de Belgique. La moitié des lecteurs sondés opte pour Grégoire Le Roy. C’est l’année où il publie sa biographie de James Ensor.
Loin d’être « un peintre égaré dans les lettres (Van Lerberghe) », Le Roy occupe une place importante dans l’histoire littéraire belge tout en laissant en héritage culturel une œuvre d’aquafortiste non négligeable et des textes de critique d’art qui l’apparentent à Camille Lemonnier, Émile Verhaeren, Georges Eekhoud et Sander Pierron.
Daniel Cologne