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dimanche, 16 janvier 2022

Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

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Grégoire Le Roy. Un écrivain belge à redécouvrir

par Daniel COLOGNE

Grégoire Le Roy « connaît depuis bien longtemps le triste sort du poète oublié ». Ainsi s’exprime l’universitaire anglais Richard Bales, grand spécialiste de Marcel Proust. Depuis quelques années, cet éminent professeur des universités d’Exeter et de Belfast incite à la redécouverte de ce peintre et écrivain gantois condisciple de Maurice Maeterlinck et de Charles Van Lerberghe au prestigieux collège Sainte-Barbe de Gand (1).

Le Roy est présenté comme « the all-but-forgotten poet (and painter) » et, comparativement à la réussite de ses deux compagnons jésuitiques (« a creative literary life »), son parcours littéraire est qualifié de not totally successful (2). Il fait pourtant partie d’un groupe d’écrivains belges célèbres qui ont en commun une correspondance échangée avec le non moins renommé peintre ostendais James Ensor : Émile Verhaeren, Georges Eekhoud, Camille Lemonnier, Maurice des Ombiaux (3).

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Né en 1862 à Gand, bibliothécaire de formation, il occupe ce poste à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles avant de devenir conservateur du musée Wiertz (4). La Chanson du Pauvre est le seul recueil de vers de Le Roy évoqué dans l’émission télévisuelle « En toutes lettres ». C’est une production de la télévision belge datant des années 1990 et faisant la part belle à Van Lerberghe et Maeterlinck.

Au fil des décennies, dans les textes de Grégoire Le Roy, l’inspiration populaire cède la place à la réflexion philosophique. Dans Au Cimetière, poème encore rédigé avec une certaine liberté de rythme, il y a l’ébauche d’une interrogation sur le Temps et son pouvoir destructeur. La réponse demeure ambiguë. La distinction entre le Temps et l’Éternité n’est pas nette, mais très suggestive, s’avère l’évocation du lieu « où tout geste insulte au repos » et « où nos pas font surgir d’inquiétants échos ».

Le Temps est un des plus beaux textes de Le Roy, qui compose ici en alexandrins de douze pieds. Pour que l’être humain « s’interroge, il faut que, sur sa route, il ait croisé le Temps ». Le Temps est symbolisé, comme dans Les Vieux de Jacques Brel, par une pendule au « bruit indiscret », par : 

« Une horloge de bois avec son vieux cadran,

Qui du premier jour de l’an jusqu’à la fin décembre,

Vous crispera de son tic-tac désespérant ».

Le poète ajoute :

« La douleur seulement décompte les instants. »

Souffrances, larmes et regrets sont nécessaires à l’homme « pour savoir tout le prix d’un souvenir ».

Grégoireleroy7.jpgDans la pensée du poète se succèdent les deux facettes du romantisme : la conquête de l’espace par le progrès industriel (Victor Hugo s’extasiant au spectacle des premiers chemins de fer) et le sentiment de la précarité de la condition humaine qui fait s’écrier à Lamartine (1790 – 1869) : « Ô Temps, suspends ton vol ! (Le Lac) »

À la seconde de ce deux facettes, Grégoire Le Roy accorde sa préférence. Le retour à la première lui apparaît dangereux et, pour lui, il ne saurait s’agir d’une résurgence du romantisme. Celui-ci générait « des poèmes sublimes » exaltant un « triste et merveilleux amour », alors que le « monde nouveau » est fait « d’âpre volonté » se consumant dans les « ardeurs » et les « flammes ». Telle est la charge symbolique du poème intitulé Les Voix qui débute comme suit, en alexandrins :

« Comme la voix de Pan, un soir des temps antiques,

J’entends, autour de moi, ceux qui vont proclamant

Qu’il est mort à jamais le monde romantique

Que l’homme avait créé si douloureusement. »

Très intéressante est la référence à la divinité mythologique de l’élan vital. À trois années près, Grégoire Le Roy est l’exact contemporain du philosophe Henri Bergson (1859 – 1941) dont il prend en quelque sorte le contre-pied, car loin de positiver le temps en le définissant comme « création incessante d’imprévisible nouveauté », il en souligne le pouvoir destructeur et la puissance d’anéantissement.

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Cultiver « le souci des choses éternelles (Les Voix, vers 14) » est indispensable pour guérir du mal de vivre. Le mysticisme esquissé dans Au Cimetière devient ici plus cohérent. Une certaine religiosité d’inspiration lamartinienne s’affirme en même temps que la facture classique du vers à douze pieds, que privilégie le poète du Lac.

Le chroniqueur d’une revue libérale rapporte une confidence de 1932 où Le Roy lui dévoile son amitié avec Émile Verhaeren (1855 – 1916) : « Verhaeren est souvent venu chez moi, surtout au début de la guerre. Il me semble me rappeler qu’un jour, je l’ai vu tailler son nom dans un arbre. » C’était près de l’entrée par la « charmante petite grille en fer forgé qui retenait toujours l’attention du flâneur épris d’art (5) ».

s-l400glr.jpgLe Roy réside alors à Molenbeek, de 1902 à 1919, à peu près à l’endroit où se dressera plus tard le chalet d’un club sportif que j’ai fréquenté dans ma jeunesse. C’est à Ixelles, dans la « ville haute », qu’il décède en 1941, en laissant des œuvres dont les titres sont marqués du sceau de la mélancolie : Les Chemins dans l’ombre (1920), La Nuit sans étoiles (1940).

Le Roy est aussi l’auteur de L’Annonciatrice, une pièce de théâtre dont le texte passait pour perdu et que Richard Bales a pu retrouver en compulsant les archives familiales auxquelles les descendants de Le Roy lui ont donné accès (6). D’après une lettre adressée par Auguste Vermeylen, essayiste et romancier bruxellois d’expression flamande, à Emanuel De Bom, bibliothécaire honoraire de la ville d’Anvers, les deux premiers actes de L’Annonciatrice étaient écrits bien avant L’Intruse de Maeterlinck et Les Flaireurs de Van Lerberghe, drames abordant aussi le thème de la mort.

Le Roy est donc le premier dramaturge symboliste belge dans l’ordre chronologique. Son effacement au profit de Maeterlinck et Van Lerberghe résulte d’un relatif désintérêt de la critique, en dépit des numéros spéciaux que lui ont consacrés les revues Le Thyrse (de son vivant, en 1899) et Épîtres (après son décès, en 1951). Richard Bales met en lumière les dons artistiques de Grégoire Le Roy qui illustre lui-même son recueil poétique Le Rouet et la Besace (1912). Il possède en outre « une voix de baryton exceptionnellement mélodieuse », se produit en concert, fréquente assidûment le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et fait « entrer dans sa poésie des sujets musicaux particulièrement riches (7) ».

« De la musique avant toute chose » : tel est le mot d’ordre de Paul Verlaine, qui sert de modèle à Le Roy, tandis que Van Lerberghe et Maeterlinck subissent plutôt l’influence de Stéphane Mallarmé. Le Roy affirme son rejet du « mallarmisme » dans une lettre du printemps 1906. « Sur les fenêtres de mon cœur, deux mains pâles se sont collées. Et à moi maintes pièces alambiquées que je ne supporte plus (8). » En revanche, il compose ses vers à la manière de Verlaine dès 1886 dans Cantilène, texte écrit à Paris et repris l’année suivante dans le recueil La Chanson d’un soir (1887). Richard Bales nous en donne un éloquent extrait :

« Qu’est-il pire sur terre

Que de souffrir d’amour ?

Quelle peine aussi chère

Pourtant que cet amour ?

Elle est douce, elle est lente

Et calme et consolante

À notre âme dolente

Où s’attriste l’amour. »

On retrouve à la fois dans le registre verlainien la musicalité hexasyllabique du vers et le thème post-romantique de la déléctation dans la souffrance sentimentale.

lachansondupauvr00lerouoft_0009.jpgLe recueil Mon cœur pleure d’autrefois (1889) est qualifié d’« archimauvais (9) » par Van Lerberghe qui dénie à Le Roy la vocation de poète. Le Roy serait un peintre « égaré dans les lettres (10). Le groupe d’écrivains issus de Sainte-Barbe n’est donc pas aussi soudé qu’on le présentait dans l’émission « En toutes lettres ». Les « confrontations » l’emportent parfois sur les « interférences », notamment à propos de L’Annonciatrice. Van Lerberghe paraît « offensé par une trop proche ressemblance avec le thème de son propre drame (11) ». Pourquoi Maeterlinck conseille-t-il à Le Roy de resserrer sa pièce en un acte alors que, sur la base des deux premiers actes, Auguste Vermeylen envisage une traduction en néerlandais et une représentation prometteuse à Anvers ?

Selon Richard Bales, l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Le Roy pourrait s’expliquer, d’une part, par la difficulté de mener de front une carrière littéraire et une vie professionnelle chargée, d’abord à Anvers, puis à Bruxelles, d’autre part, par une certaine inaptitude de l’auteur à renouveler son inspiration. « Le Roy se contentera de retravailler les mêmes thèmes fin de siècle et ce longuement après l’extinction de la mode (12). » « Le Roy poursuivrait une carrière désormais figée dans un passé qui n’était plus de mode (13). »

S’il faut poursuivre la recherche sur Le Roy, c’est d’abord dans la mesure où son œuvre témoigne d’un courant « décadentiste » également illustré, en Belgique, par Georges Rodenbach l’Aîné (1855 – 1898), qui consacre d’ailleurs, en 1885, dans La Jeune Belgique, le premier article traitant de Le Roy et de ses deux anciens condisciples. Mais il convient de scruter aussi dans l’œuvre de Le Roy les éventuels relents d’une certaine puissance inspiratrice qu’il serait étonnant de ne pas déceler chez un mélomane « wagnérien », de surcroît très lié à l’autre grand aîné Émile Verhaeren (1855 – 1916). Ce n’est pas par hasard que l’universitaire anglais qui s’intéresse à Le Roy soit aussi un spécialiste de Proust. Il est évident que la nostalgie, la délicatesse, la hantise de la durée et de sa dimension destructive sont des thèmes qui relient Le Roy à l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Par ailleurs, le travaux de Le Roy sur Ensor et De Bruycker sont à incorporer dans le vaste corpus des œuvres de critique d’art d’un grand nombre d’écrivains belges : Verhaeren, Demolder, Pierron, Eekhoud, Lemonnier, pour lesquels, dans une autre partie du livre édité par Peter Lang, on va jusqu’à évoquer une « prédestination » dont les racines sont à chercher dans les siècles de Rubens, Brueghel, les frères Van Eyck, Van der Weyden, Bouts et Vandergoes.

Richard Bales reproduit trois extraits des pièces des trois écrivains gantois qui évoquent des signes prémonitoires de la Mort.

« La Fille : Je n’attends personne.

La Mère écoutant : Oui, oui, il y a quelque chose qui frôle, comme ça, là, sous la porte, sûr, il y a quelque chose qui traîne. Qu’est-ce qu’il y a, ma fille ?

La Fille : C’est un oiseau de nuit, petite mère (extrait des Flaireurs de Van Lerberghe). »

*

« La Fille : Il doit y avoir quelqu’un dans le jardin; les rossignols se sont tus tout à coup.

L’Aïeul : Je n’entends pas marcher cependant.

La Fille : Il faut que quelqu’un passe près de l’étang, car les cygnes ont peur.

Une autre fille : Tous les poissons de l’étang plongent subitement (extrait de L’Intruse de Maeterlinck). »

*

« Jérôme : En est-il tombé du malheur, sur cette maison.

Brigitte : Du malheur et de la douleur !

Jérôme : Comme la neige et la grêle qui tomberont bientôt.

Brigitte : Quelle différence avec autrefois ! Cette maison où c’était un bonheur de vivre, où tout malgré la vieillesse était joyeux, aimant comme des jeunes filles, où l’on entendait toujours la voix de Mademoiselle Claire au piano dans le jardin, que sais-je ! (extrait de L’Annonciatrice de Le Roy). »

*

Richard Bales note à juste titre qu’une parenté littéraire est à observer entre Le Roy et Verhaeren, ce qui n’est absolument pas le cas chez Van Lerberghe et Maeterlinck. La remarque n’est pas seulement valable pour des raisons stylistiques. Chez Van Lerberghe, l’image de « l’oiseau de nuit » et le frôlement sous la porte apparaissent comme des signes précurseurs assez pauvres, comparativement au silence des rossignols, à la frayeur des cygnes et à l’immersion des poissons évoqués par Maeterlinck (14) pour préfigurer l’issue finale dramatique. Les répliques de Maeterlinck sont aussi claires que celles de Le Roy, mais celui-ci se distingue par un recours thématique aux forces du rude climat du Nord (la « grêle », la « neige »), comme chez Verhaeren, « Le vent cornant novembre », et chez Jacques Brel :

« Et des chemins de pluie

Pour unique bonsoir. »

Chez Verhaeren, le déchaînement des intempéries accompagne souvent une atmosphère d’angoisse liée à une impression d’isolement.

« Au carrefour des trois cents routes

La vent des peurs et des déroutes. »

 

« Oh ! La maison perdue au fond du vieil hiver

Dans les brumes de Flandre et les vents de la mer. »

 

Le Roy écrit ces répliques de L’Annonciatrice dans le registre de Verhaeren en y ajoutant, comme touche personnelle, le regret d’un passé en filigrane duquel on décèle une sorte d’âge d’or d’éternelle jeunesse, comme dans les mythologies antiques. Pour souligner encore davantage la parenté Le Roy – Verhaeren, rappelons que si l’auteur des Villes tentaculaires manifeste sa foi dans les progrès de la science, il n’est pas insensible au charme quelque peu désuet des vieilles cités flamandes à beffrois, béguinages et pigeons crénelés. Il sait aussi ce que sont le « malheur » et la « douleur » s’effondrant sur lui durant sa période dépressive dont il sort via sa rencontre avec l’artiste liégeoise Marthe Massin. Enfin, pour en revenir à Le Roy, le souvenir d’un jardin égayé par une voix féminine et le son d’un piano convie à la suggestion d’un rapprochement avec la scène de la « fête étrange » dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1886 – 1914).

On en revient alors à l’ambiance décadente post-romantique. Le livre sur la Belgique entre deux siècles est le tome douze d’une collection intitulée « Le Romantisme et après ». Grégoire Le Roy appartient à cette « queue de comète du romantisme » dont a parlé Pierre Gillieth à propos de Maurice Barrès (1862 – 1923), exact contemporain de Le Roy.

Nombreuses sont donc les pistes conduisant à une nécessaire redécouverte de l’œuvre de Grégoire Le Roy par les romanistes passionnés de belgitude littéraire et de survivances romantiques (15).

Daniel COLOGNE

Notes

1 : Richard Bales, « Grégoire Le roy et ses amis gantois. Interférences et confrontations », pp. 167 – 174, in Collectif, La Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la modernité (1880 – 1914), Peter Lang, Berne, 2007. Peter Lang est un grand éditeur européen multilingue. L’ouvrage ici recensé est bilingue français – anglais.

2 : La Belgique entre deux siècles, op. cit., pp. 14 – 15.

3 : Idem, p. 116, note 21.

4 : Né à Dinant, Antoine Wiertz (1806 – 1865) est un peintre romantique dont la plupart des tableaux sont de dimensions impressionnantes et représentent des scènes mythologiques ou bibliques (La Chute des Anges rebelles). Détesté par Baudelaire, mais admiré par Hugo, Wiertz a aussi peint des petits portraits des personnages hugoliens (Esmeralda, Quasimodo). Il est l’auteur d’une étrange prophétie sur le destin supranational de Bruxelles.

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5 : in Le Bluet du 12 octobre 1950.

6 : Richard Bales a édité les textes de L’Annonciatrice, de Mon cœur pleure d’autrefois et de La Chanson d’un soir en 2005 aux Presses universitaires d’Exeter.

7 : Richard Bales, art. cit., p. 162.

8 : Idem, p. 172.

9 : Id., p. 163.

10 : Id., p. 165.

11 : Id., p. 168.

12 : Id., p. 171.

13 : Id., p. 174.

14 : Il faut rappeler ici l’intérêt de Maeterlinck pour la Nature en général et le règne animal en particulier (non limité aux insectes sociaux, abeilles, fourmis, termites).

15 : Entre la rédaction et la mise en ligne du présent article, nous avons le regret d’apprendre le décès du professeur Richard Bales.

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