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mardi, 11 janvier 2022

Trois notes de lecture de Daniel Cologne: Jean Rogissart, Louis Quièvreux, Bernard Baritaud

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Trois notes de lecture de Daniel Cologne

Jean Rogissart : une saga ardennaise

par Daniel COLOGNE

Il y a le cycle des Rougon-Macquart d’Émile Zola, celui des Salavins de Georges Duhamel, des Thibault de Roger Martin du Gard. La littérature française est traversée par un courant romanesque où l’objectif de l’écrivain est d’embrasser l’histoire d’une famille sur plusieurs générations. On en trouve une trace jusque dans les lettres françaises de Belgique, avec Les temps inquiets de Constant Burniaux (1892 – 1975), romancier et poète injustement oublié.

rogissart_jean_reduit.jpgJean Rogissart n’est pas totalement méconnu et l’étude universitaire qui lui a été consacrée, à Dijon, en 2014, pourrait être le point de départ d’une reconnaissance posthume bien méritée.

L’élection des premiers députés socialistes à Charleville et Sedan vers 1900 inspirent à l’auteur de pertinentes réflexions sur « certaines manœuvres politiciennes » et sur « les dérives bourgeoises survenant même parmi les forces de gauche ».

Tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme : injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité.

Dans le sixième tome intitulé L’orage de la Saint-Jean, Rogissart évoque l’offensive allemande de mai 1940. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors que les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »

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Du point de vue idéologique, le point culminant de cette saga familiale ardennaise se situe dans le deuxième volume, dont le titre Le temps des cerises se réfère à la chanson que Jean-Baptiste Clément aurait composé sur les barricades de la Commune de Paris. Ce dernier est de passage dans la région ardennaise. Mythe ou réalité ? Peu importe, car le socialisme qu’il y propage ne considère pas la religion comme un « opium du peuple ». La croyance en Dieu y est présentée comme l’aboutissement du processus par lequel « l’homme rompt ses chaînes millénaires » et abolit l’esclavage…

C’est à cette condition que la Providence divine devient crédible et le message philosophique de Jean Rogissart couronne une œuvre s’inscrivant dans une des plus riches veines du roman français.

Les trois patries de Louis Quièvreux

par Daniel COLOGNE

Originaire du Hainaut, le militaire de carrière et capitaine – commandant d’infanterie Joseph Quièvreux épouse Marie-Josèphe Vandenotelaar, une corsetière de la banlieue Ouest de Bruxelles. De leur union naît un fils prénommé Louis, le 15 mai 1902. Louis Quièvreux obtient son diplôme d’instituteur à l’école normale Charles-Buis, un établissement bruxellois réputé pour la formation des enseignants de niveau primaire.

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Dès 1924, Louis Quièvreux abandonne l’enseignement et se dirige vers le journalisme où l’attend une fructueuse carrière sous son patronyme et sous le nom d’emprunt de Pierre Novelier. À la faveur d’une place obtenue dans un concours organisé par La Dernière Heure, Louis Quièvreux est enrôlé par le quotidien bruxellois. Il y signe ses premiers billets, où il touche les sujets les plus divers, d’une campagne contre la vivisection à des comptes-rendus de procès retentissants en passant par des notes sur la vie bruxelloise. À partir de 1925, il devient un collectionneur acharné de tout ce qui se rapporte à l’histoire et au folklore de la capitale.

En 1946, Louis Quièvreux est embauché par La Lanterne (aujourd’hui La Capitale), autre quotidien bruxellois pour lequel il recense le procès de Nuremberg. Durant de nombreuses années, les lecteurs de La Lanterne se régalent de la chronique journalière que Louis Quièvreux intitule « Ce jour qui passe » et où il évoque, dans un style mêlant harmonieusement l’humour, la nostalgie et le pittoresque, les multiples facettes du patrimoine populaire bruxellois.

Germaniste polyglotte maîtrisant le néerlandais et l’anglais, Louis Quièvreux donne des conférences sur les ondes de Radio Munich, devient le correspondant européen de plusieurs journaux britanniques et travaille en qualité d’« European reporter », pour la National Broadcasting Corporation de New York (1937 – 1940).

51tH6fYyZLL.jpgSa connaissance de la langue de Shakespeare, dont il compile un certain nombre d’extraits, s’accompagne d’une spécialisation, dans l’univers institutionnel britannique, auquel il consacre un de ses premiers ouvrages. Son inlassable curiosité intellectuelle le plonge dans les traditions artistiques d’Espagne. Il se taille une réputation d’érudit en matière de guitare et de flamenco.

Louis Quièvreux passe les vingt dernières années de sa trop brève existence à Uccle, rue Henry-van-Zuylen, dans un chalet suisse du XIXe siècle. Il cherche son inspiration au pied de l’impressionnant tilleul qui se dresse au milieu du jardin. Mais une autre maison est aussi chère à son cœur que le Mont des Arts au cœur de Bruxelles, pour reprendre le titre d’un de ses meilleurs livres. C’est la fermette ancestrale de Frasnes-les-Buissenal, le village hennuyer de sa famille. Rongé par la maladie, Louis Quièvreux lui rend une ultime visite vers la mi-octobre 1969. Ce dernier pèlerinage lui inspire un « billet poignant » dans Le Peuple du 22 octobre 1969. « Au revoir, petite maison » paraît sous la plume de Pierre Novelier, dans Le Soir, au lendemain de son décès.

Louis Quièvreux s’en est allé le 19 octobre 1969, avec sa coutumière discrétion, par un beau dimanche ensoleillé où l’inexorable déclin de la nature n’était perceptible qu’au travers d’un léger vent d’automne.

Louis Quièvreux symbolise une quête identitaire citadine (certains quartiers spécifiques de Bruxelles) et revendique en même temps une appartenance à une Europe inscrite dans un triangle géographique pointé sur les Îles britanniques, la Bavière et l’Andalousie. Il illustre l’opulence méconnue du patrimoine littéraire de l’Ouest bruxellois. Bruxelles, la Belgique et l’Europe : telles sont les trois patries (charnelle, historique et idéale) de Louis Quièvreux.

Après s’être illustré dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, Louis Quièvreux entame un quart de siècle d’intense production littéraire, dont voici un aperçu: Flandricismes et wallonismes dans la langue française, L’île anglaise et ses institutions, The Best Extracts from Shakespeare, Guide de Bruxelles, Recueil d’histoires sur le folklore bruxellois, Dictionnaire des dialectes bruxellois, Histoire des enseignes bruxelloises, La belle commune d’Uccle, Les impasses de Bruxelles (en collaboration avec Robert Desart), Anthologie de Couroble, Marolles, cœur de Bruxelles, Le Mont des Arts cher à nos cœurs, Des mille et un Bruxelles, Bruxelles notre capitale.

Bernard Baritaud : le gaullisme en héritage

par Daniel COLOGNE

Né en 1938 à Angoulême, Bernard Baritaud fréquente l’université de Poitiers, la ville où résident ses parents. Il y étudie les lettres classiques, notamment avec le professeur Bardon, dont j’ai moi-même entendu parler en 1966 par un de ses collègues latinistes bruxellois.

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Bernard Baritaud vit d’ailleurs actuellement dans la capitale flamande, belge et européenne. Il a toujours entretenu des relations avec la Belgique. Il a publié ses premiers poèmes dans la revue bruxelloise Le Taureau. Il a enseigné à l’école européenne de Mol (Limbourg), un établissement réservé aux enfants des fonctionnaires de la CEE (Communauté économique européenne), selon la dénomination de l’époque. Cette année 1964 marque le début de nombreuses pérégrinations professionnelles qui le conduiront en Grèce et au Sri Lanka.

9782867144882_1_75.jpgCo-auteur de trois romans policiers, Bernard Baritaud peut s’enorgueillir d’une opulente bibliographie où figurent cinq recueils poétiques, des journaux intimes, des livres de souvenirs et un ouvrage de critique littéraire consacré à Pierre Mac Orlan aux éditions Pardès dans la collection « Qui suis-je ? » dont il est un incontestable spécialiste. Balzac, Drieu la Rochelle et Paul Morand garnissent sa riche galerie d’écrivains préférés, sans oublier Stendhal dont Lucien Leuwen est selon lui le chef-d’œuvre.

Bernard Baritaud laisse un testament politique paru en 2018 aux éditions du Bretteur. Je me souviens du Général évoque l’exercice du pouvoir de Charles De Gaulle, dont le solde lui paraît « grandement positif », à l’exception du printemps 1962, de la fin tragique de la guerre d’Algérie, du « train fou s’emballant jusqu’à la catastrophe finale pour les Pieds-Noirs ».

Il salue aussi en De Gaulle un « mémorialiste de haute tenue » et il se souvient que lorsqu’il était étudiant à Poitiers, il avait fait encadrer et placer la photo du Général au-dessus de son bureau. Il garde enfin « le souvenir ébloui de la mer des Antilles » et de Pointe-à-Pitre, où il fit son « service militaire adapté », une alternance d’enseignement en civil et de prestation en uniforme, le tout étalé sur une période de vingt-deux mois.

Le style de Bernard Baritaud se colore de lyrisme exotique lorsque revient à sa mémoire le « jaillissement des poissons volants, traits de lumière rasant les vagues aussitôt aspirés par l’écume ».

 

 

mardi, 23 mars 2021

Quelques écrivains oubliés

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Quelques écrivains oubliés

par Daniel COLOGNE

Je remercie Bernard Baritaud et ses collaborateurs du CRAM (Centre de réflexion sur les auteurs méconnus) de m’avoir accueilli dans le numéro 16 de leur revue. Je leur dois bien une recension de La Corne de Brume (livraison d’avril 2020). On y trouve notamment des textes de Nino Frank (1904 – 1988) exaltant les beautés de Milan, Gênes et Venise, en une sorte de périple stendhalien d’où émane « une poésie délicate et plaisante ». Ce ne sont pas exclusivement des écrivains oubliés qu’évoque cette intéressante publication. On y parle aussi d’un fait d’armes que l’Histoire n’a pas retenu et qui a pour décor la Guyane en 1963. Le célèbre Max Jacob s’y invite à la faveur de la Sainte-Hermandade, « version théâtralisée d’un de ces poèmes en prose drolatiques du Carnet à dés (1917) ».

9782868690777-475x500-1.jpgAutant ce recueil de Max Jacob est « légitimement le plus connu », autant Jean Reverzy et son roman Le Passage sont imméritoirement écartés par la postérité littéraire. Il s’agit pourtant d’un auteur qui partage avec Céline son métier initial de médecin des pauvres et son évolution vers un pessimisme décrivant « le lent travail de la vie, cet effritement invisible et ininterrompu ». Un rapprochement est aussi esquissé entre Le Passage de Reverzy et L’Étranger de Camus : « la mer, les hommes simples, une réflexion sur la vie, cet étrange cadeau empoisonné par la mort » et un personnage final d’aumônier « dépeint comme un intrus ».

L’actualité éditoriale n’est pas absente et l’un des rédacteurs, Henri Cambon, souligne la récente parution des Lettres d’Indochine et de France de Georges Pancol (L’Harmattan, 2019). Avant de mourir au front en 1915 et de rejoindre les rangs de la « génération perdue », à laquelle appartiennent aussi Péguy et Alain-Fournier, Pancol fait un séjour dans le Tonkin qui lui inspire « certains jugements désobligeants » sur les Asiatiques. C’est le regard d’« un jeune Européen qui ne remet guère en cause le fait colonial ». C’est un « témoignage » dont la « valeur historique » est indéniable, même si « on se serait attendu » de la part de l’auteur « à une plus grande ouverture d’esprit devant les richesses humaines et culturelles de ces pays dans lesquels il a été plongé ».

Bernard Baritaud se souvient de sa jeunesse antillaise et son pittoresque récit autobiographique est couronné par un magnifique poème dont voici un extrait :

« Notre-Dame de la Guadeloupe

Tu portes un nom de vierge espagnole

Et de sierra

Notre-Dame de la Guadeloupe

Tu es un nom d’os et de sang.

Je ne t’ai pas vue mais je te connais et je sais

Que tu es noire, vierge d’ivoire

Drapée de pierre. »

rogissart_historique1-175a4.jpgC’est encore Henri Cambon qui ravive le souvenir de Jean Rogissart (1894 – 1961). Certes, l’auteur de la saga des Mamert a fait encore récemment l’objet d’une étude universitaire (à Dijon, en 2014). Mais cette fresque familiale reste relativement méconnue alors qu’elle s’inscrit dans un majestueux courant littéraire français dont Georges Duhamel et Roger Martin du Gard sont d’illustres représentants.

L’histoire de la famille Mamert commence, dans le premier des sept volumes, par l’installation des industriels, de leurs usines et de leurs machines dans cette Vallée de la Meuse « qui remonte en méandres serrés et encaissés vers Givet, et au-delà la Belgique ». Jean Rogissart est né dans cette région, non loin de Charleville. Mais la cité de Rimbaud, ainsi que sa voisine Sedan, élisent leurs premiers députés socialistes aux alentours de 1900, tandis que « des courants anarchistes et libertaires » dénoncent déjà « certaines manœuvres politiciennes » et des dérives « bourgeoisies survenant même parmi les forces de gauche ».

Les membres de la famille Mamert se divisent parfois sur la question du choix politique, mais tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme – injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité. Le sixième tome intitulé L’Orage de la Saint-Jean amène le lecteur au seuil de la Seconde Guerre mondiale et le déclenchement du conflit est évoqué dans un style à al fois sobre et puissant. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors et les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »

metadata-image-28611002.jpegOn attribue à Jean-Baptiste Clément la création du Temps des Cerises, célèbre chanson qui aurait été inspirée par la Commune de Paris. Ce titre est aussi celui du deuxième volume du cycle romanesque de Jean Rogissart. Jean-Baptiste Clément est de passage dans la contrée mosane et y répand sa conception d’un « socialisme pur » grâce auquel « l’homme rompt ses chaînes millénaires et peut enfin croire en Dieu ». remarquons ici l’intéressant renversement de l’idée marxiste de la religion comme « opium du peuple », dont il faut se débarrasser pour mener à son terme le processus d’émancipation économique et sociale. Pour Rogissart, au contraire, il faut d’abord vaincre l’esclavage ouvrier qui pèse sur l’humanité comme une sorte de fatalité originelle, un obscur destin dont la volonté militante doit s’affranchir pour pouvoir accéder à la lumière de la Providence divine. Destin – Volonté – Providence : c’est l’une des « grandes triades » analysées par René Guénon.

Tirer de l’oubli des écrivains talentueux alors que les jurys et les media glorifient beaucoup de plumitifs médiocres : tel est l’immense mérite du CRAM et de sa belle revue La Corne de Brume.

Daniel Cologne.