lundi, 20 octobre 2014
Quand Chardonne enjoignait à Morand de répondre à Céline
Quand Chardonne enjoignait à Morand de répondre à Céline
par Marc Laudelout
Attendue depuis plusieurs décennies, le premier tome de la correspondance échangée entre Paul Morand et Jacques Chardonne vient enfin de paraître. Un pavé d’un millier de pages édité par Gallimard avec le concours du Centre National des Lettres.
Autant le dire d’emblée : cette correspondance fait l’unanimité. « Du grand art » (Le Nouvel Observateur), « Le meilleur de la prose française se déploie ici » (Le Point), « Un monument de talent » (L’Express), pour ne citer que ces hebdomadaires ¹. Certes, les mauvais sentiments des épistoliers n’ont pas manqué d’être tancés. Ils se résument en quatre mots : anticommunisme, antisémitisme, antigaullisme et homophobie, comme on ne disait pas alors. Hormis le premier, ce sont péchés irrémissibles aujourd’hui. Imagine-t-on que dans un entretien radiophonique accordé à Pierre Lhoste (autre rescapé de l’épuration), Morand énumérait placidement les personnalités qui l’avaient le plus marqué : Giraudoux, Armand Charpentier, Philippe Berthelot et… Pierre Laval, « une espèce de gitan prodigieux qui m’a beaucoup influencé » [sic] ². Le croirez-vous ? Ces propos ne furent pas censurés par la radio française. Il est vrai que cela se passait en 1967, autant dire avant le déluge.
Chardonne et Morand avaient, comme on le sait, ce point commun d’être tous deux, après la guerre, au ban de la littérature française pour leurs prises de position collaborationnistes. Encore faut-il préciser que Chardonne deviendra, sur certains sujets, plus modéré que son cadet : « Vous parlez des juifs comme jadis Céline ; ils ont l’honneur d’être un mythe. Pour Céline, nous étions tous des juifs, sauf lui. Chez Céline, on excuse tout. Chez un homme aussi intelligent que vous, mystère. ». Et bien plus tard, Chardonne enverra l’un de ses livres, respectueusement dédicacé, au Général de Gaulle, président de la République. La réponse courtoise et flatteuse de ce dernier annihila toutes les réserves de celui qui fit (deux fois) le voyage à Weimar.
Heureusement, il y a le style. Celui de Morand surtout. « Rapide, enlevé, percutant, éblouissant » note à juste titre Pierre Assouline ³. Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire littéraire des années cinquante, ce recueil est truffé de commentaires sur les talents prometteurs qu’étaient alors Michel Déon Jacques Laurent, Antoine Blondin, Bernard Frank et bien entendu Roger Nimier dont il est beaucoup question ici tant les liens d’estime et d’amitié entre eux étaient forts. L’hebdomadaire Arts y tient aussi une grande place. Temps hélas révolu où régnait en France une presse littéraire qui ne réduisait pas les critiques à la portion congrue.
Grâce à la campagne de presse orchestrée de main de maître par Nimier, c’est aussi, avec D’un château l’autre, le temps de la résurrection littéraire de Céline. Morand est désarçonné par les entretiens que Céline accorde à la presse, notamment à L’Express, — et qui lui valurent la vindicte de ceux qui, quelques années auparavant, le considéraient comme l’un des leurs : « Je comprends mal la position de Céline d’après ses diverses récentes déclarations : “Je suis un pauvre type qui s’est trompé et a perdu la partie” : “J’avais tout prévu”. La logique voudrait qu’il dise : “J’ai souffert pour avoir vu trop loin, mais tout se passe comme je l’ai dit.“ ». C’est que Morand avait une vision partielle des propos que tenait Céline aux journalistes. Ainsi n’avait-il pas connaissance de l’entretien accordé à Radio-Lausanne : « Je ne renie rien du tout… je ne change pas d’opinion du tout… je mets simplement un doute, mais il faudrait qu’on me prouve que je me suis trompé, et pas moi que j’ai raison. » Problème : Céline lui ayant envoyé son livre dédicacé, Paul Morand s’interroge : « Que dois-je faire avec Céline ? Si je le remercie de son livre, j’ai l’air d’en approuver les réserves et déclarations de repentance ; si je n’écris pas, je fais figure de lâcheur. Répondre sur la forme ? ». Chardonne le conseille sans barguigner : « Céline n’est pas si renégat. Et puis c’est dans sa ligne d’être un peu renégat (a-t-il jamais pensé quelque chose qui se tienne ?). Il mérite une chaleureuse lettre de vous. Il a souffert. » Morand se décide alors à écrire à Céline. Et recopie sa lettre à l’intention de Chardonne :
« Je vous ai lu, pendant ce début de vacances, avec une émotion que vous imaginez mal. J’en étais resté aux Entretiens avec le professeur Y, qui m’avaient déchiré l’âme et l’oreille ; c’était le livre d’un fauve enragé, fou de douleur : bouleversant, illisible pour moi, un cri de mort imprécatoire. Et puis, aujourd’hui, la surprise, la joie de retrouver le talent d’il y a 20 ans, aussi jeune, aussi fort, enrichi de l’appauvrissement de l’homme. Je suis loin de partager vos idées sur Sigmaringen et autres, mais vous me répondriez : “Du haut de votre Sirius helvétique cela se voyait autrement ; comme vous me diriez, en juin 44, vous autres diplomates, vous faites toujours votre plein d’essence à temps, vous en souvient-il ?” Il faudra en reparler. J’ai mille questions, sans réponse jusqu’à présent, à vous poser. Sachez que je ne vous ai pas négligé. Ici, aux heures noires, vous faisiez partie de notre légende ; très près de vous, même pendant l’épreuve danoise. Le sinistre Charbonnière (le renégat de Vichy, ambassadeur à Copenhague), ce lapin à grisettes 4 que j’ai pratiqué en 1939 à Londres, et dont la tête Vélasquez (il n’a que cela du XVIIe) m’exaspérait déjà, nous faisait vomir. Jusqu’au jour où Marie Bell me donna enfin de meilleures nouvelles. Votre succès est prodigieux. Les jeunes vous vénèrent. Votre message est attendu, reçu, compris. La génération qui vient est comme les autres : elle déteste ses pères mais elle aime ses grands-pères dont nous sommes. Cela nous aidera à passer le pas. »
Cette lettre du 29 juillet 1957 nous était déjà connue par la biographie de François Gibault qui la cite en plusieurs extraits. Y compris la fin (que ne recopie pas Morand à l’intention de Chardonne) :
« Je reviendrai plus souvent en France à la fin de l’année. Un petit coin au haut de l’avenue Floquet (plus bas, que vous connûtes). J’aimerais vous y voir souvent. Yours, ever. »
Quelle fut la réaction de Céline ? « Il en a été très content et m’a longuement répondu », révèle Morand. S’il n’a pas été détruit, cette réponse dort encore dans les archives de feu l’académicien. Chardonne, lui, n’appréciait guère les romans de Céline tout en étant tout de même épaté par sa verve. Lorsque Madeleine Chapsal réunit en volume les entretiens qu’elle réalisa pour L’Express avec divers écrivains (dont lui-même) 5, il note ceci : « Tout ce que je pense est ramassé là, malheureusement Céline me précède et m’écrase ; écrasant ce bagout sublime. ». « Bagout de génie » écrit-il même dans une autre lettre, même si, à tout prendre, il lui préfère Miller.
Comme on le voit, Céline n’est pas absent de cette foisonnante correspondance. Quant aux deux épistoliers, leur destin est bien différent : l’un occupe trois volumes de la Pléiade ; l’autre, pour reprendre la formule du préfacier, connaît un humiliant purgatoire. Céline, lui, n’aura connu ce purgatoire que durant quelques années de son vivant. Tel Morand qui, avec Barbusse et Ramuz, était l’un des rares écrivains contemporains que Céline estimait pour ce qu’ils avaient apporté de neuf.
Marc LAUDELOUT
• Paul MORAND, Jacques CHARDONNE, Correspondance. Tome I : 1949-1960, Gallimard, coll. « Blanche », 2013, 1168 p., édition établie et annotée par Philippe Delpuech ; préface de Michel Déon (46,50 €).
Notes
1. Jérôme Garcin, « Les collabos écrivent aux collabos », Le Nouvel Observateur, 15 décembre 2013 ; Jérôme Dupuis, « Paul Morand et Jacques Chardonne, gentlemen flingueurs », L’Express, 1er décembre 2013 ; Sébastien Le Fol, « Chardonne et Morand : affreux, propres et méchants », Le Point, 21 novembre 2013. Le dossier de presse comprend de nombreux autres articles, dont l’article de Jean d’Ormesson, qui a bien connu Paul Morand (Le Figaro, 20 novembre 2013).
Extrait : « Dans une préface brillante et vive, Michel Déon marque bien une certaine opposition entre les deux hommes. L’un, Chardonne, s’installe sans trop bouger dans sa maison de La Frette sur les bords de la Seine ; l’autre, Morand, n’en finit jamais de courir à travers le monde en train, en avion ou au volant de sa Bugatti. (…) Sans doute expurgées de leurs passages les plus raides, le ton de ces pages dont on pouvait craindre le pire est moins agressif et moins provocateur que celles du fameux Journal inutile de Paul Morand, qui avait fait scandale il y a quelques années et qui avait déchaîné les réactions de la presse. (…) Ce qui les unit, c'est une constante intelligence et un vrai sens et un amour de la littérature. Le lecteur d’aujourd’hui n'a pas besoin de partager toutes les aberrations des deux correspondants ni leurs prévisions controuvées – “L’Europe sera cosaque…” – pour prendre plaisir à leurs lectures, à leur agilité intellectuelle et à leur style. On peut aimer des écrivains sans adopter leurs opinions. Ce que j’admire dans la correspondance Morand-Chardonne, ce ne sont pas les idées souvent inacceptables, c'est l’écriture. Assez vite, la supériorité littéraire de l’un des deux complices s’impose. Chardonne écrit bien, mais Morand lance des flammes et règne en majesté. Chardonne s’adresse d’ailleurs à Morand comme à un maître incontesté. Il écrit de lui-même : “Si l'on veut me définir d’un mot, je crois qu’il faut dire : un homme du climat modéré et du temps variable.” Les portraits, les jugements, les raccourcis pressés de Morand tombent comme des rafales de fusil-mitrailleur. Peut-être suis-je injuste envers Chardonne ? Je ne me suis jamais compté parmi ses fanatiques. “Vous aimez Chardonne ? ” me demandait François Mitterrand. “Pas tellement, lui répondais-je. Je préfère Aragon.” “Tiens ! me disait-il d’un ton rêveur, vous préférez Aragon…” François Mitterrand et Chardonne avaient en commun leur Charente natale et un fond de culture de droite – affiché chez Chardonne, camouflé chez Mitterrand. »
→ Cette correspondance est passée au crible de la critique le 19 janvier dans l’émission « Le Masque et la Plume » (France Inter). Elle a aussi été commentée, le 19 décembre, par François Angelier et Pascal Ory dans l’émission « La Grande Table [“Morand et Chardonne, la correspondance enfin publiée”] » (France Culture) et, le 14 janvier 2014, dans l’émission « Le Libre Journal des Enjeux actuels [“Rebatet, Morand, Chardonne ont-ils mis de l’eau dans leur vin après-guerre ?”] » (Radio Courtoisie). Ces émissions peuvent actuellement être écoutées sur les sites internet respectifs de ces stations.
2. Émission « Une heure avec... » de Pierre Lhoste, France Culture, 18 janvier 1967. Cet entretien est disponible sur les sites internet « youtube » ou « dailymotion ». Lhoste est connu des céliniens pour avoir réalisé en mars 1944 un entretien avec Céline pour le quotidien Paris-Midi (Cahiers Céline 7 [« Céline et l’actualité, 1933-1961 »], pp. 200-202).
3. Pierre Assouline, « Pour aller de Chardonne à Morand, prendre la correspondance », La République des livres, 23 décembre 2013 [http://larepubliquedeslivres.com]
4. François Gibault, qui se base sur la lettre originale de Morand à Céline, lit « lapin à guêtres ».
5. Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, Julliard, 1960.
00:05 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, lettres, lettrres françaises, littérature française, céline, paul morand, jacques chardonne, france | | del.icio.us | | Digg | Facebook