lundi, 09 juin 2008
Hommage et entretien avec Gustave Thibon
Hommage à Gustave Thibon
Le philosophe catholique Gustave Thibon est décédé. Dans un éditorial de la presse italienne, nous avons lu ce vibrant hommage (notre correspondant ne nous a malheureusement pas transmis les coordonnées du journal): «L'écrivain et philosophe français Gustave Thibon, un des penseurs chrétiens les plus controversés de la seconde moitié du 20ième siècle, est décédé récemment, âgé de 97 ans, à Saint-Marcel, dans son pays natal de l'Ardèche. Catholique de droite, sympathisant monarchiste mais aussi ami et premier éditeur de la philosophe d'origine juive Simone Weil, Thibon doit sa célébrité à ses aphorismes sur la foi. Certaines de ses brèves maximes font désormais partie du patrimoine catholique: de «Celui qui refuse d'être l'image de Dieu sera son singe pour l'éternité» à «Pour unir les hommes, il ne suffit pas de jeter des ponts, il faut construire des échelles. Celui qui ne monte pas vers Dieu ne pourra rencontrer son frère», en passant par «La vérité est aussi une blessure, quasiment jamais un baume» et «Aime ceux qui te rendent heureux, mais n'aime pas ton bonheur». Thibon était animé par une veine mystique particulière, mais, en même temps, restait attaché à la campagne (il aimait se présenter comme un "écrivain-paysan"). Il a affronté dans une vingtaine de livres les grandes questions de l'existence d'un point de vue chrétien: la présence de Dieu, l'amour, la foi et la grâce, la domination de la technique sur l'homme. Parmi ses ouvrages les plus connus, citons: Le destin de l'homme (1941), L'échelle de Jacob (1942) et Retour au réel (1943). En juillet 1941, Thibon rencontre Simone Weil dans son usine, alors qu'elle avait été chassée de l'université en tant qu'intellectuelle d'origine juive. Elle lui confie le manuscrit d'un de ses livres les plus célèbres, L'ombre et la grâce, que Thibon publiera en 1947, faisant ainsi connaître au monde la jeune philosophe morte de tuberculose en Angleterre en août 1943. Thibon avait été influencé par Pascal et par Péguy, mais aussi par Nietzsche et par Maurras. Dans tous ses livres, il a dénoncé la marginalisation des "exigences de l'esprit" dans la société contemporaine. De concert avec Jean Guitton, il est aujourd'hui considéré comme l'un des phares de la pensée catholique française du 20ième siècle, mais il avait choisi de vivre en retrait, refusant toute charge académique».
C'est bien entendu la dimension paysanne de Thibon, l'influence du vitalisme (qu'il reliait à la doctrine catholique de l'incarnation), de Nietzsche et de Péguy sur sa pensée, qui nous intéresse dans son œuvre. De même que cette proximité entre le paysan monarchiste et Simone Weil, théoricienne de l'enracinement, à la suite de sa lecture attentive de Péguy, chantre des "petites et honnêtes gens", qui font la solidité des peuples. Mieux: l'œuvre de Thibon démarre avec une réflexion approfondie sur l'œuvre de Ludwig Klages, figure cardinale de la "révolution conservatrice" et des premières années du Cercle de Stefan George (les Cosmiques de Munich), un Klages pourtant fort peu suspect de complaisance avec le christianisme. Marc. Eemans, lecteur attentif de Thibon, parce que celui-ci était justement le premier exégète français de Klages, reliait la pensée de ce catholique de l'Ardèche à celle de toutes les formes de catholicisme organique, liées en ultime instance à la mystique médiévale, résurgence d'un paganisme fondamental. Thibon, exégète de Klages, donne le coup d'envoi posthume à Simone Weil, théoricienne audacieuse de l'enracinement. Lier le paganisme de Klages, le catholicisme paysan de Thibon et le plaidoyer pour l'enracinement de Simone Weil permettrait de ruiner définitivement les manichéismes incapacitants et les simplismes binaires qui dominent l'univers médiatique et qui commencent dangereusement à déborder dans le champs scientifique (Robert Steuckers).
Gustave Thibon a accordé à notre collaborateur occasionnel Xavier Cheneseau, sans nul doute l'un de ses tous derniers entretiens. Son décès le rend d'autant plus émouvant.
Entretien avec Gustave Thibon
Vous avez écrit un jour: "Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur". Pouvez-vous expliquer ces propos. Est-ce à dire qu'un traditionaliste est révolutionnaire ?
GTh: Le vrai traditionaliste n'est pas conservateur dans ce sens qu'il sait dans la tradition distinguer les éléments caducs des éléments essentiels, qu'il veille sans cesse à ne pas sacrifier l'esprit à la lettre et qu'il s'adapte à son époque, non pour s'y soumettre servilement mais pour en adopter les bienfaits en luttant contre ses déviations et ses abus. Telle fut l'œuvre de la monarchie française au long des siècles. Tout tient dans cette formule de Simone Weil: " La vraie révolution consiste dans le retour à un ordre éternel momentanément perturbé".
Ne pensez-vous pas que la tradition exclut la liberté créatrice ?
GTh: La réponse est la même que la précédente. La tradition favorise la liberté créatrice et ne s'oppose qu'à la liberté destructrice. Traditionalisme ne signifie pas fixisme mais orientation du changement. Ainsi, un corps vivant renouvelle indéfiniment ses cellules, mais reste identique à lui-même à travers ces mutations. Le cancer, au contraire, se caractérise par la libération anarchique des cellules.
Pour vous, la démocratie, le socialisme, le libéralisme sont-ils des systèmes anti-traditionnels ?
GTh: Il faudrait préciser le sens qu'on donne à ces mots. La démocratie s'oppose à la tradition dans la mesure où elle s'appuie uniquement sur la loi abstraite du nombre et des fluctuations de l'opinion. De même, au socialisme en tant que mainmise du pouvoir central sur la liberté des individus, de même, au libéralisme "sauvage", dans la mesure où il ne souffre aucun correctif à la loi de l'offre et de la demande.
Est-il possible d'affirmer aujourd'hui la primauté de l'esprit sur le monde matérialiste ?
GTh: Il faudrait d'abord s'entendre sur le sens qu'on donne aux mots esprit et matière. De toute façon, il y a primauté de l'esprit sur la matière même chez les matérialistes, dans ce sens que c'est l'esprit "lumière" qui modifie la matière et l'aménage en fonction de sa puissance et de ses désirs. Mais, si l'on entend par matérialisme cet usage de l'esprit qui privilégie les conquêtes et les jouissances matérielles au détriment des choses proprement spirituelles (art, philosophie, religion, etc...), il est bien certain que notre époque se fige dans un matérialisme destructeur.
Que signifie pour vous la notion de "culture populaire" ? N'y a-t-il pas une opposition entre ces deux termes ?
GTh: Il n'y a aucune opposition entre ces deux termes. La vraie culture n'est pas l'apanage des "intellectuels". Dans toute civilisation digne de ce nom, elle imprègne toutes les couches de la population par les traditions, les arts, les coutumes, la religion. Et c'est un signe grave de décadence que la disjonction entre l'instruction livresque et la culture populaire.
La notion d'ordre ne s'oppose-t-elle pas à une grande idée de l'homme ?
GTh: Là aussi, tout dépend de ce qu'on appelle l'ordre. Il y a l'ordre social, l'ordre moral, l'ordre divin etc... Et il arrive souvent que ces ordres entrent en conflit dans les faits. Exemple: Antigone représente le désordre par rapport à Créon, ignorant de la loi des Dieux, le Christ devant les Pharisiens attachés à la lettre de la loi. Et la toute première idée de l'homme, sans rien négliger des formes inférieures de l'ordre, s'attache avant tout à l'ordre suprême où comme dit l'Apôtre: "On obéit à Dieu plutôt qu'aux hommes."
(Propos recueillis par © Xavier Cheneseau).
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