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jeudi, 05 mars 2009

Novembre 1941: la perestroïka de Staline

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - Octobre 1988

Novembre 1941: la "Perestroïka" de Staline

par Wolfgang STRAUSS

Rudolf Augstein va-t-il faire mentir l'histoire? "Stra-tège de bistrot", "handicapé de l'argumentaire", "im-bécile", "masochiste", "accoucheur de monstruo-sités": ce sont quelques-uns des traits hardiment dé-cochés par l'ex-artilleur Augstein contre le plus grand spécialiste allemand de l'histoire contem-porai-ne avec Helmut Diwald. La cible de cette philippique n'est autre qu'Ernst Nolte, à cause de son ouvrage Der europäischer Bürgerkrieg, 1917-1945 - Natio-nal-sozialismus und Bolschewismus  (= La guerre ci-vile européenne, 1917-1945 - National-socialisme et bolchévisme, Berlin, Propyläen, 1987). Augstein trai-te en outre le livre de Nolte de "subversion de la science" (Der Spiegel,  n°1/1988). Or, que nous pro--pose donc l'auteur de cette bordée d'insultes? Rien moins q'un viol de l'histoire. Surtout à propos de Staline. Augstein fait un contre-sens total sur la po-litique et sur les motivations du "petit père des peu-ples".

Certes, concède-t-il, Staline "a assassiné à tour de bras", il "a fait tuer à l'intérieur plus de monde qu'Hitler" (sic), "20 millions de personnes rien qu'entre 1934 et 1938". Mais il y a des réalisations gran-dioses au palmarès du Géorgien: l'industria-li-sa-tion, le maintien de la cohésion de l'empire, la mise en place d'une "dictature pédagogique", l'éradica-tion de l'analphabétisme…

Staline a vaincu les Allemands parce qu'il a fait vibrer in extremis la fibre patriotique des Russes

Il va falloir dorénavant se passer des lumières his-toriques d'Augstein, qui n'est qu'un amateur, même s'il est fort lu. Le voilà qui affirme tout de go que le Géorgien a vaincu Hitler et "ses généraux nazis" parce que le "système stalinien" disposait d'un im-mense potentiel de défense "révolutionnaire", en clair: communiste. Rien n'est plus faux. Staline n'a réussi -in extremis- à mobiliser les forces patrio-ti-ques, c'est-à-dire nationales-russes, qu'au prix d'un reniement complet de ses postulats idéologiques fon-damentaux. En peu de temps, le bolchévik Staline mit en scène une véritable perestroïka spirituelle et morale, un renversement total de son système de ré-férence: finie l'eschatologie communiste-marxiste, fi-ni l'internationalisme prolétarien. Retour au mes-sia-nisme russe, celui de la Grande Guerre Patrioti-que et Nationaliste. Staline, une fois encore, était tiré d'affaire. Pour entrer dans l'histoire comme le plus grand des rénégats.

Moscou, 7 novembre 1941: revue des troupes sur la Place Rouge. "Le monde regarde votre force", lance le Géorgien à ses soldats russes. "Vous avez une  gran-de mission libératrice à accomplir. Soyez-en di-gnes. La guerre que vous menez est une guerre de li-bération, et c'est une guerre juste". Pas un mot sur Marx et Engels. La Révolution mondiale? Passée aux oubliettes. Staline proclame le nationalisme rus-se comme la seule force légitime de survie. "Battez-vous comme se sont battus vos grands ancêtres: Nev-ski, Donskoi, Minine, Pojarski, Souvorov et Kou-touzov!". En 1812, le maréchal Koutouzov alla re-joindre ses troupes devant Smolensk dans un con-cert de cloches et de chorales. Et le 2 août 1914, le Tsar Nicolas II s'était agenouillé pour prier l'icône miraculeuse de la Vierge de Kazan dans son Palais d'Hiver de Saint-Pétersbourg. De même, l'athée Sta-line, en invoquant des ancêtres à la fois patriotes et chrétiens, relie un passé glorieux, pré-bolchévique, à un présent apocalyptique.

Le 7 novembre 1941, les Saints et les Martyrs de la Russie sont remis à l'honneur. En ce jour anniver-sai-re de la Révolution, l'histoire russe reprend ses droits. La conscience historique des sujets de Staline re-devient subitement patriotique. L'internationale s'est tue, le Manifeste communiste  de Marx se cou-vre de poussière. La religion d'Etat redevient le na-tionalisme russe, aux racines mythiques et religieu-ses. En comparaion, la perestroika  culturelle d'un Gorbatchev est une aimable plaisanterie, à la fois su-perficielle et terne.

Les Russes percevaient les Allemands comme des libérateurs

C'est la dictature stalinienne elle-même, ce qu'Aug-stein appelle la "révolution socialiste", qui, en s'ef-fondrant par sa propre faute, à l'été 1941, a contraint Staline à recourir au nationalisme russe. L'heure du communisme soviétique avait sonné. "Beaucoup, au-jourd'hui, oublient (ou feignent d'oublier car cela cadre mal avec l'"antifascisme" ambiant)", écrit Carl Gustav Ströhm, Allemand des Pays Baltes et com-patriote de l'auteur de ces lignes, "que de larges frac-tions de la population soviétique ont accueilli les Allemands en libérateurs, que des centaines de mil-liers de soldats de l'Armée Rouge ont changé de camp, à l'été et à l'automne 1941, et que des mil-lions se sont laissés capturer, bien souvent sans op-po-ser grande résistance. Ce n'étaient pas seule-ment des Ukrainiens ou des Baltes qui, eux, avaient quel-ques raiosns de saluer l'arrivée des Allemands; il y avait aussi d'innombrables Russes. La terreur stali-nien-ne avait laissé de telles cicatrices (c'était quel-ques années seulement après la collectivisation forcée et sanglante des terres) que de nombreux Russes étaient prêts à collaborer avec l'ennemi extérieur" (Die Welt,  26 septembre 1987).

Octobre 1941: les semaines les plus dures pour l'U-nion Soviétique. Au Kremlin, c'est une atmosphère de fin de règne. Staline, "l'homme d'acier", le "so-leil du prolétariat mondial", connait les affres du dé-clin. Le 3 octobre, il a dicté quelques lettres où il qué-mandait l'aide de Roosevelt et de Churchill. Puis il s'est tu jusqu'au début novembre. Le Premier Mi-nis-tre anglais et le Président américain lui écrivent, mais Staline ne répond plus. Smolensk est aux mains des Allemands. Kiev aussi, ainsi que l'Ukrai-ne centrale. Une douzaine d'armée, soit plus de six cent mille soldats de l'Armée Rouge, sont hors de combat. Le cœur industriel du Sud est perdu.

Staline demande aux Anglais de débarquer en Russie

Dans une lettre du 13 septembre, alors même que se re-ferme l'étau sur Kiev, Staline demande à Churchill de faire débarquer à Archangelsk, sans grand risque, 20 à 25 divisions britanniques, ou bien de les faire transiter par la Perse vers les territoires asiatiques de l'URSS "afin qu'elles combattent aux côtés des trou-pes soviétiques, sur le sol soviétique, comme el-les le firent au cours de l'autre guerre sur le sol fran-çais". Faut-il que le successeur de Lénine ait été aux abois pour mendier ainsi l'intervention de troupes que la jeune Armée Rouge de Lénine avait victorieu-se-ment affrontées lors des combats de 1918 à 1921! Mais l'Anglais refuse, faisant observer que les Etats-Unis d'Amérique vont entrer en guerre sous peu.

A Moscou, c'est la paralysie. Le moral n'y est plus. La confiance des sujets s'évanouit. Quand ils ne vont pas à la rencontre de l'envahisseur, bannières dé-ployées, ils lui offrent le pain et le sel. Par mil-lions! Et pas seulement les ethnies traditionnellement "peu sûres": Ukrainiens, Lithuaniens, Estoniens, Let-tons. On trouve parmi eux des Russes, des Bié-lo-russes des territoires occupés! Le 13 octobre, Ka-louga tombe, à 160 km au Sud-ouest de Moscou. C'était le pivot de la première ligne de défense avan-cée devant Moscou. Le 14, Borodino est dépassé. C'est à 100 km à peine de Moscou. L'endroit est his-torique, sacré: n'est-ce pas là qu'au siècle der-nier, la Grande Armée de Napoléon a frisé la dérou-te? C'est là que Staline voudrait stopper ce deuxième envahisseur venu de l'Ouest. En vain. La 32ème di-vi-sion sibérienne, division d'élite, meurt sur les hau-teurs de Borodino. C'était l'ultime espoir. Les Pan-zers de la 10ème division blindée allemande défilent devant le monument aux morts de Borodino et s'en-foncent dans les espaces enneigés jusqu'à la Mosco-va. Le verrou du dernier bunker saute. Le 19 octobre, Mojaïsk tombe. Or, la Chaussée de Mojaïsk con--duit tout droit dans la métropole de Staline. Plus que 100 km d'autoroute! "Mojaïsk est tombé, entend-on crier dans les rues de Moscou. Mojaïsk est perdu, les Allemands arrivent!".

Les Allemands n'atteignent pas Moscou, les Russes se sont ressaisis

Cinq jours auparavant, le 15 octobre, Molotov, Mi-nistre des Affaires Etrangères avait reçu Steinhardt, l'ambassadeur américain, pour lui annoncer que le Gou-vernement soviétique quitterait Moscou et que le corps diplomatique se replierait sur Kouibichev, à 850 km à l'Est. Lorsque la nouvelle fut connue, et lors-qu'on apprit que le tombeau de Lénine serait ex-trait de son Mausolée, ce fut la panique dans Mos-cou: "les Fritz arrivent".

Ce qui s'est passé alors, aucun livre d'histoire so-vié-tique ne l'a jamais raconté, alors même que des té-moins de cette époque sont encore en vie. Car à Mos-cou ce n'est pas seulement dans la crainte que l'on attend les "Fritz": certains Moscovites souhaitent leur venue.

"Les occupants des immeubles de la Chaussée de Mojaïsk tendent l'oreille au moindre bruit de che-nilles. Sont-ils déjà là? Pendant ces journées, tout reste possible à Moscou… Les nouvelles alarmistes se succèdent dans la ville… Le gouvernement a fui… Le pouvoir de Staline chancelle. Son portrait mê-me est décroché des murs; les premières cartes du Parti se consument. Des tracts simples, qu'on devi-ne confectionnées à la hâte, apparaissent soudain, au petit matin, dans les boîtes aux lettres: "Mort aux com-munistes!"… Le cœur de l'Union s'arrête. Tout le fanatisme du Parti, tous les tribunaux d'exception, toutes les exécutions ne peuvent, en cette fin d'oc-tobre, endiguer la décomposition de la ville. Les do-miciles des personnalités évacuées sont pillés. Des déserteurs s'y installent. Des blessés, des enfants, des jeunes gens échappés des équipes de travail, rô-dent çà et là. Moscou semble agoniser…".

Le témoignage de Mandel Mann

Ces lignes incroyables et pourtant si vraies, sont ex-traites des mémoires d'un instituteur de village, d'o-ri-gine juive polonaise, émigré en Russie en 1939. Le livre de Mandel Mann Aux portes de Moscou  parut d'abord en Israël avant d'être traduit dans presque tou-tes les langues et publié en Allemagne aux édi-tions Heinrich Scheffler de Francfort en 1961. Man-del Mann se souvient avoir assisté à certaines scènes:

"Une patrouille de six hommes en armes, trois de la Mi-lice et trois du NKWD, s'arrête devant une porte-cochère puis se replie lentement dans la rue Sadovaïa où elle disparaît dans l'entrée obscure d'une maison. Au bout d'un moment, les six hommes réapparais-sent, tête nue et sans armes. Sur leurs capotes mili-taires, les insignes de miliciens ont disparu"… "Les rats quittent le navire", leur lance une femme. "Ils peu-vent toujours courir, on les rattrapera! "…

Lentement, la foule forme un cortège; en tête, mar-chent les blessés, suivis des femmes et de tous les au-tres. Des rues adjacentes surgissent des gamins de quatorze ou quinze ans qui travaillaient jusqu'alors en usine. "Mort aux communistes!" hurle le porte-dra-peau. "La guerre est finie!", "Grâce te soit ren-due, Sainte Vierge, Mère de Dieu!".

Mais les "Fritz" ne vinrent pas. Où étaient-ils donc pas-sés? Ils avaient pourtant emprunté les autoroutes et les chaussées de la périphérie moscovite! A une heure de route à peine de la capitale!…

La victoire du général Hiver

Deux semaines plus tard, le 5 décembre. Un froid arc-tique a ralenti l'avance allemande. Des éléments de choc des 3ème et 4ème Armées blindées forment l'aile gauche du groupe d'armées Centre, décrivant un vaste arc de cercle au Nord et au Nord-Ouest de Moscou. Dans les faubourgs de Gorki, de Katiouch-ki, de Krassnaïa Poliana, les hommes de la 2ème Pan-zerdivision viennoise grelottent par 40° au-des-sous de zéro, à 16 km à peine des tours du Kremlin. A la lunette binoculaire, les chefs de régiments peu-vent observer la vie dans les rues de Moscou. Mais c'est un Moscou où, depuis le 7 novembre, le vent d'hi-ver a tourné, où souffle un nouvel esprit de ré-sis-tance qui puise sa force et son intransigeance dans le tréfonds immémorial du nationalisme russe. En un seul discours prononcé sur la Place Rouge enneigée, que les Allemands paraissent avoir oublié et que les historiens occidentaux ne commentent guère (car ils sont incapables de l'expliquer), Staline rendit à la na-tion russe son histoire, sa fierté et son identité à un moment historique où cette nation, ne pouvait plus croire qu'en des miracles. Des avions sovié-ti-ques largueront derrière les lignes allemandes des tracts reproduisant le texte du discours du 7 no-vem-bre, afin que les populations occupées sachent ce qui se passait à Moscou: une perestroika  de l'esprit et du cœur…

D'un point de vue "antifasciste", Staline fut un rénégat, un capitulard idéologique, un déviationniste. C'est vrai: Staline a heurté de front les vaches sa-crées de l'internationalisme marxiste-léniniste et trotz-kiste. Mais l'Histoire, elle, est du côté des vain-queurs, pas des gourous idéologiques. En réhabili-tant le nationalisme russe, en le sanctifiant et en l'é-levant au rang de religion d'Etat, Staline a sauvé l'em-pire. La Grande Guerre Patriotique —l'expres-sion évoque à dessein une autre "Guerre Patrio-ti-que", celle de 1812-1813— ne fut pas menée au nom de Karl Marx.

Augstein se trompe. Le potentiel révolutionnaire a sur-gi du nationalisme, pas du communisme. Du point de vue de la vulgate "antifasciste", Staline a réveillé et mobilisé précisément ces forces, valeurs, attitudes et idéaux "irrationnels" qu'un Jürgen Ha-ber-mas considère comme des "phénomènes préfascistes": conscience et fierté nationales, foi et fidélité, abnégation, esprit de sacrifice, amour du peuple et de la patrie, sentiment d'être prédestiné, et d'être uni-que au monde…

Wolfang STRAUSS.

(texte issu de Nation Europa, n°3/1988; traduction française: Jean-Louis Pesteil).

 

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