lundi, 11 mai 2009
Islam et laïcité: la naissance de la Turquie moderne
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1989
Islam et laïcité: la naissance de la Turquie moderne
Bernard LEWIS, Islam et laïcité, la naissance de la Turquie moderne, Fayard, Paris, 1988, 520 pages, 195 FF.
La Turquie est beaucoup de choses à la fois, des choses étroitement mêlées et imbriquées les unes dans les autres. L'enquête historique de Bernard Lewis commence d'ailleurs par nous signaler les différences entre les termes «turc/Turquie» et «ottoman». Le terme «turc» désigne une population ethniquement distincte, de langue turque, installée en Anatolie. Le terme «ottoman» n'a qu'une signification dynastique. Il existe donc une ethnie turque distincte mais non une ethnie ottomane. Le principe turc est un principe ethnique; le principe ottoman, un principe politique, détaché de toute ethnicité concrète. La turcologie européenne du XIXième siècle redonnera aux Turcs d'Anatolie le goût de leur passé, qu'ils avaient abandonné pour servir l'Islam ou la machine politique ottomane. Mais malgré ce reniement de la turcicité pré-islamique, les racines turques reviendront à la surface, bien que camouflées, dès l'expansion au XVIième siècle des Osmanlis. Ceux-ci se donnaient une généalogie mythique et prétendaient descendre d'une tribu turque, les Oguz. Mais les ethnies turques nomades, réservoir démographique de l'Empire Ottoman qui reprend l'héritage byzantin, sont regardées avec méfiance voire avec mépris par le pouvoir qui voit en elles des bandes non policées, susceptibles de bouleverser l'ordre impérial. «Turc» est même, à cet époque, un terme injurieux, signifiant «rustaud», «abruti» ou «grossier».
Quant à l'Islam, troisième élément déterminant de l'histoire turque après le principe impérial et les facteurs ethniques, c'est un Islam accepté de plein gré, qui n'est pas le fruit d'une conversion. Moins prosélyte et plus tolérant, l'Islam turc n'a pas cherché à convertir de force chrétiens (grecs) ou juifs mais a pratiqué à leur égard une sorte d'apartheid rigoureux, si bien que les Grecs et les Juifs d'Istanbul ne parlaient pas turc. L'Islam turc est aussi plus varié que l'Islam arabo-sémitique: des éléments de chamanisme, de bouddhisme centre-asiatique, de manichéisme et de christianisme offre une palette de syncrétismes, rassemblés dans des ordres religieux, les tarikat, toujours soupçonnés par le pouvoir parce que susceptibles de subversion. Quatrième élément, enfin, c'est le «choc de l'Occident», l'influence des Lumières, surtout françaises, et des doctrines politiques libérales et étatiques. Bernard Lewis analyse méthodiquement les influences occidentales, depuis 1718, année du Traité de Passarowitch, sanctionnant une défaite cuisante que les Ottomans venaient de subir sous les assauts austro-hongrois. La Porte constate alors son infériorité technique et militaire et décide d'étudier les aspects pratiques de la civilisation européenne et d'en imiter les structures d'enseignement. Cette politique durera jusqu'au début de notre siècle, avec l'aventure des Jeunes Turcs puis avec la République de Mustafa Kemal. B. Lewis retrace la quête des étudiants et des hommes politiques turcs dans les universités européennes. Le travail de cette poignée d'érudits ne suffit pas à redonner à l'Empire ottoman son lustre d'antan. Russes, Français, Britanniques et Néerlandais soumettent les Etats musulmans les uns après les autres à leur domination.
Dans un autre chapitre, B. Lewis montre comment le nationalisme à l'européenne s'est implanté en Turquie. Deux termes signifient «nation» en turc: vatan, qui correspond à la patrie charnelle, à la Heimat des Allemands (cf. watan chez les Arabes) et millet, qui désigne la communauté islamique (cf. milla en arabe). Namik Kemal, théoricien du nationalisme ottoman, constate, explique Lewis, qu'une doctrine politique trop axée sur le vatan provoquerait la dislocation de l'ensemble ottoman multinational. Mais cette diversité ne risque pas d'éclater à cause du caractère fédérateur du millet islamique: on voit tout de suite comment oscille l'esprit turc entre les deux pôles de l'ethnicité particulariste et de la religion universaliste. Deux idéologies naîtront de cette distinction entre vatan et millet: le panislamisme et le turquisme. Le turquisme procède d'une politisation des recherches ethnologiques, archéologiques et linguistiques sur le passé des peuples turcs, surtout avant l'islamisation. Il se manifeste par un retour à la langue turque rurale (Mehmed Emin), par une exaltation de la patrie originelle commune de tous les peuples turcophones, le pays de Touran.
De là proviennent les autres appellations du turquisme: le touranisme et le pantouranisme. Ce mouvement sera renforcé par les réfugiés turcophones des régions conquises par les Russes: ceux-ci sont rompus aux disciplines philologiques russes et appliquent au touranisme les principes que les Russes appliquent au panslavisme. Le programme politique qui découle de cet engouement littéraire et archéologique vise à unir sous une même autorité politique les Turcs d'Anatolie (Turquie), de l'Empire russe, de Chine (Sin-Kiang), de Perse et d'Afghanistan. L'échec du panislamisme et du pantouranisme, après la Première guerre mondiale, conduisent les partisans de Mustafa Kemal à reconnaître les limites de la puissance turque (discours du 1 décembre 1921) circonscrite dans l'espace anatolien, désormais baptisé Türkiye. Ce sera un Etat laïc, calqué sur le modèle français, une «patrie anatolienne». L'ouvrage de Lewis est indispensable pour pouvoir juger la Turquie moderne, qui frappe à la porte de la CEE (Robert Steuckers).
00:05 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hisoite, turquie, empire ottoman, islam, laïcité, religion, politique, méditerranée, asie mineure, moyen orient | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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