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dimanche, 18 avril 2010

Tsarigrad ou le rêve brisé

 

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 2003

Trouvé sur : http://www.polemia.com/campagne.php?cat_id=31&iddoc=664
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Fabien de STENAY :

Tsarigrad ou le rêve brisé

"Je me répète lentement, pour bien m'en pénétrer, cette phrase mélancolique d'un vieux prince Bibesco : « La chute de Constantinople est un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière »." Com­me le montre la fin amère du fameux roman de Jean Raspail « Le Camp des Saints », la chute de Constan­tinople reste dans l'imaginaire européen symbole de fatalité, de perte irréversible et d'autant plus dou­loureuse. Pourtant, avec le reflux de l'Empire ottoman à partir du XVIIIe siècle, il s'en fallut de peu pour que la Seconde Rome revînt aux mains des Européens. Mais, comme souvent, ce fut la division de ceux-ci qui ruina tous les espoirs.

 

Dans l'Europe restaurée du Congrès de Vienne et de la Sainte Alliance, la Russie s'était assignée la mission de garantir l'ordre sur le continent.

 

Dès le début de son règne, le tsar Nicolas Ier (1825-1855) fit du contrôle des détroits - « les clefs de la maison » - le second objectif de sa diplomatie pour des raisons au moins autant mystiques que straté­gi­ques. La politique de grande fermeté qui suivit vis-à-vis de la Sublime Porte déboucha en 1828 sur une guerre. L'armée russe fut victorieuse, et l'avantageux traité d'Andrinople fut conclu le 14 septembre 1829 : la Russie obtenait les bouches du Danube, des territoires caucasiens, ainsi que le libre passage à travers les détroits pour ses navires marchands. Enfin, les provinces de Moldavie et de Valachie obte­naient leur autonomie et leur placement sous protectorat russe (tout en restant officiellement rattachées à l'Empire ottoman). Les armées du tsar approchaient des Balkans.

 

Toutefois, les principes arrêtés par Alexandre Ier restaient de vigueur : on se contentait d'affaiblir l'Em­pire ottoman, tout en maintenant son intégrité territoriale. Dès le début des années 1830, cette politi­que relativement modérée porta ses fruits : le sultan demanda en 1833 l'aide russe contre le soulèvement du pacha d'Egypte Mehmet Ali. En retour, un traité d'assistance mutuelle fut signé entre les deux Empi­res; une clause secrète interdisait à l'Empire ottoman d'ouvrir les Dardanelles aux bâtiments de guerre étrangers.

 

Les grandes puissances européennes, en premier lieu l'Angleterre, contestèrent le privilège accordé aux Russes, et un nouveau conflit turco-égyptien donna l'occasion d'un nouveau traité : la convention des Dé­troits, entre l'Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie, par laquelle les Britanniques obtinrent que les détroits soient interdits, en temps de paix, à tout navire autre que turc.

 

La Russie conservait toutefois des droits sur les populations chrétiennes de l'Empire ottoman, en parti­culier dans les Balkans.

 

Aussi, quand, en 1852, Napoléon III obtint la restitution de douze lieux saints de Palestine à l'Eglise ca­tholique qui les avait perdus en 1808 au profit de l'Eglise orthodoxe, la diplomatie russe perçut le succès français comme une menace. Au début de l'année suivante, le tsar proposa donc au gouvernement bri­tannique un plan de partage de l'Empire ottoman excluant Napoléon III : l'Egypte reviendrait à l'Angleterre tandis que la Russie obtiendrait les Principautés roumaines, la Serbie, la Bulgarie ainsi que le contrôle des détroits. Mais le projet ne pouvait qu'échouer : le tsar négligeait la force des ambitions françaises, et surtout l'hostilité des Anglais comme des Autrichiens à l'avancée russe dans les Balkans. Après une nouvelle guerre russo-turque et la destruction de la flotte ottomane le 30 novembre 1853 à Sinope, la France et l'Angleterre entrèrent en guerre contre le tsar. La guerre de Crimée se poursuivit pendant plus de deux ans et aboutit à une débâcle russe. Le nouveau tsar Alexandre II, à la tête d'une Russie en net recul, con­sacra alors une bonne partie de son énergie à réformer son Empire, et renonça pour le moment à son expansion balkanique.

 

Le climat des années 1870 renoua en partie avec celui qui suivit le Congrès de Vienne : en 1873, une al­liance des trois empereurs (Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie) ayant pour but de préserver l'équilibre européen semblait rejouer la Sainte-Alliance.

 

Mais pour le tsar, cette place qui lui était donnée devait servir de tremplin à une nouvelle politique bal­kanique conforme à la poussée du nationalisme et du panslavisme dans l'opinion russe. Celle-ci avait en ef­fet commencé à s'engager passionnément dans la « question d'Orient » au nom de la cause panslave. Mos­cou, « troisième Rome », devait non seulement défendre les intérêts des minorités slaves et orthodoxes de l'Empire ottoman, mais aussi libérer ceux-ci du joug turc et reprendre pied à Constantinople. De plus en plus, la cité du Bosphore était désignée dans la langue russe sous le nom fortement connoté de Tsarigrad, « la ville des empereurs ». Des comités panslaves se formèrent dans les grandes villes (Mos­cou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Odessa…), et nourrissaient leur idéologie par les écrits de plumes presti­gieuses, comme Danilevski ou Dostoïevski. Ce dernier écrivait par exemple dans le « Journal d'un écri­vain » : « Le chemin du salut exige que la Russie, et pour son propre compte, s'empare de Constantinople, car la Russie seule a le droit de dire qu'elle est à la hauteur de la tâche ». Certes, le gouvernement russe se méfiait de cette surenchère, mais elle contribua néanmoins au renforcement de l'engagement russe dans les Balkans, au moment même où les minorités orthodoxes de l'Empire ottoman se révoltèrent.

 

Le mouvement lancé en juillet 1875 par les paysans orthodoxes de Bosnie contre leurs seigneurs musul­mans se généralisa en effet à l'ensemble des Balkans.

 

Devant la féroce répression turque et l'entrée en guerre de la Serbie et du Monténégro, la Russie tint na­turellement à intervenir. Prudente, elle attendit la garantie de la neutralité autrichienne pour déclarer la guerre aux Ottomans, en avril 1877. L'engagement russe fut massif et, malgré la vive résistance tur­que, les troupes du Tsar entrèrent dans Andrinople, à 200 Km de Constantinople, en janvier 1878. Le 3 mars suivant, le traité de San Stefano entérinait la victoire de la Russie, qui obtenait de plus des terri­toires arméniens et roumains. L'Empire ottoman dut reconnaître formellement l'indépendance de la Ser­bie, du Monténégro, de la Roumanie, et accepter l'autonomie d'une grande Bulgarie englobant la Ma­cédoine.

 

Toutefois, ce traité bilatéral russo-turc, bien qu'il témoignât du dynamisme retrouvé de la politique bal­kanique russe, se heurta à l'hostilité des diplomaties autrichienne et anglaise qui voyaient d'un mauvais œil cette grande Bulgarie, vaste Etat slave client de la Russie. Les autorités russes durent bientôt ac­cepter le principe d'une conférence internationale; celle-ci se déroula à Berlin en juin et juillet 1878, sous l'égide du chancelier Bismarck et en présence des dirigeants européens de tout premier plan. La Russie dut renoncer à l'autonomie de la Grande Bulgarie et accepter que la Bosnie-Herzégovine fût occupée par l'Autriche-Hongrie. Malgré le dynamisme de la politique balkanique d'Alexandre II, la fin de son règne fut donc marquée par l'opposition virulente des Autrichiens et des Anglais, bientôt rejoints par l'Allemagne : en 1879, une nouvelle alliance, la Duplice, réunissait les Empires autrichien et allemand face à la Russie.

 

Le combat pour Tsarigrad restait toutefois une préoccupation au moins inconsciente de l'impérialisme russe. « Ce damné mirage de Constantinople », comme fait dire Soljénitsyne à l'un des personnages de «Novembre Seize», allait jouer un rôle dans les négociations qui menèrent à la Première Guerre Mon­diale et qui la rythmèrent.

 

En 1912, lors des guerres menées contre la Turquie par les Etats balkaniques, la Russie soutint ces der­niers en faisant bien comprendre à tous que la question constantinopolitaine était un domaine réservé du Tsar. Mais surtout, la mise en place de la Triple Entente impliquait un accord entre Saint-Pétersbourg et Londres : en 1905, la France avait en effet refusé de suivre les cousins Guillaume II et Nicolas II dans leur projet de grande alliance continentale, concocté à Björkö. Après cet échec, le réarmement naval de l'Allemagne inquiéta la Russie, qui, en 1907, n'eut d'autre choix que de suivre la France dans son alliance avec l'Angleterre, bien que cette dernière eût soutenu le Japon dans la guerre de 1904-1905. Mais malgré l'accord tacite de ses alliés à l'enlèvement de Constantinople aux Turcs, la Russie savait qu'elle ne pourrait faire admettre celui-ci aux Autrichiens qu'à la faveur d'une guerre victorieuse.

 

C'est donc après le déclenchement du conflit européen en août 1914 (la Russie ne déclara la guerre à la Turquie qu'en novembre) que commencèrent les manœuvres, militaires comme diplomatiques, autour de la Ville de Constantin.

 

En 1915, Anglais et Français montèrent l'opération des Dardanelles, en vue d'occuper Constantinople et de négocier sa remise à la Russie. Mais devant la résistance menée par Mustafa Kemal et le général allemand Liman von Sanders, l'offensive fut abandonnée après plusieurs mois meurtriers, et ce malgré l'épuisement imminent de l'armement turc: le retrait de l'amiral anglais De Robeck, commandant en chef de l'opéra­tion, stupéfia les Turcs qui ne pensaient pas pouvoir tenir plus longtemps ; il n'est pas impossible que la victoire ait été délibérément évitée. Mais ce n'est pas la dernière occasion manquée dans cette affaire.

 

À partir de la fin de 1916, des négociations secrètes furent ouvertes entre Vienne et Paris, par l'in­termédiaire des princes de Bourbon-Parme, frères de l'impératrice Zita et officiers dans l'armée belge. En février 1917, Charles Ier d'Autriche fit savoir qu'il était prêt à accepter, non seulement la restitution à la France de l'Alsace-Moselle (et même des places enlevées au second traité de Paris en 1815), au sujet de laquelle il fallait encore convaincre Guillaume II, ignorant tout de ces tractations, mais aussi la souve­raineté russe sur Constantinople : sans le soutien autrichien dans les Balkans, il était impossible aux Turcs de résister à une offensive de la Russie et de ses alliés. Le 24 mars, Charles Ier mit ses propo­sitions par écrit, celles-ci restant toutefois encore secrètes.

 

Mais le 31 mars 1917, Clemenceau convainquit le nouveau ministre des Affaires étrangères Ribot de rom­pre les pourparlers engagés par son prédécesseur Briand. Entre-temps, la révolution avait éclaté en Rus­sie, et celle-ci allait bientôt se retirer du conflit ; pendant que Lénine et Trotsky s'activaient en secret, Ribot trahissait les engagements de la France en révélant, aux Italiens d'abord, puis à tous, les propo­sitions autrichiennes. Les révolutionnaires de Petrograd et les radicaux de Paris mettaient fin à un vieux rêve en passe de s'accomplir.

 

Seuls de rares rêveurs espèrent encore que la Seconde Rome et Sainte-Sophie seront un jour libérées. En­core cet espoir n'est-il souvent guère plus qu'une illusion romantique.

 

Toutefois, il n'est pas exclu qu'un jour, peut-être plus proche qu'on ne l'imagine, l'Europe enfin unie ou tout du moins solidaire puisse récupérer l'antique cité fondée au VIIe siècle A.C. par les Grecs de Mégare, élevée au rang de capitale impériale par Constantin le Grand et phare de l'Europe orientale pendant un millénaire. Car si Nietzsche nous apprend que la volonté de puissance est un moteur de l'histoire, n'oublions pas pour autant combien peut être grande la puissance de la volonté.

 

Fabien de STENAY,

(10/10/2003 - © POLEMIA).

00:05 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : histoire, turquie, russie, géopolitique, orthodoxie | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

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