jeudi, 22 avril 2010
Liberté française, liberté allemande
Liberté française,liberté allemande
à propos de « L'idéologie allemande » de Louis Dumont
par Guillaume HIEMET
En 1967, Louis Dumont publiait un ouvrage, devenu un classique aujourd'hui, consacré à l'étude du système des castes en Inde. Cette vaste enquête, fort novatrice à l'époque, était le point de départ d'une comparaison méthodique entre les cultures traditionnelles et cette spécificité dans l'histoire des cultures que représente l'idéologie moderne occidentale. Pour aider à mieux comprendre le cheminement particulier qui a abouti au monde moderne, Dumont était enclin à souligner l'importance de la conception que les sociétés ont de la place de l'individu à l'intérieur d'elles-mêmes. Pour cela, il créait une distinction majeure entre les sociétés de type holiste et les sociétés de type individualiste. Par holiste, il entendait les représentations qui privilégient la totalité, le corps social avant de mettre en avant le rôle des individus, et, par le second terme, les idées qui posent l'individu comme premier par rapport au tout social. La comparaison entre le jeu des castes, la hiérarchie qu'il suppose et l'univers de l'individu, les notions de liberté, d'égalité présentait un éclairage nouveau de la situation moderne. Il poursuivait son enquête avec la publication, en 1977, d'Homo aequalis, une étude des fondements de la pensée économique, puis avec les Essais sur l'individualisme (1983) qui retraçaient la genèse de l'idéologie moderne à partir de la césure de l'ère chrétienne.
Deux conceptions de l'individu
Dans son dernier ouvrage, L'idéologie allemande,la méthode comparative ne s'attache plus tellement aux différences entre sociétés traditionnelles et monde moderne, mais davantage maintenant, aux deux formes différentes qu'a pu revêtir l'individualisme en France et en Allemagne. Le propos n'est pas nouveau chez Dumont, c'est déjà celui des Essais sur l'individualisme. Les cultures, contrairement à toute attente, ne sont pas transparentes, la notion d'individu ne se décline pas de la même manière des deux côtés du Rhin, le terme n'a pas la même histoire et il renvoie à des idées qui sont loin d'être identiques dans les deux pays. D'où le germe d'un malentendu, encore renforcé, lorsque celui-ci se conjugue à la difficulté, comme chez les Français, de concevoir les cultures comme ne répondant pas aux mêmes présupposés que les leurs.
L'universalisme français a du mal à discerner le fait que les autres cultures ne se laissent pas juger à l'aune de la sienne, suivant la tranquille certitude selon laquelle, pour reprendre l'expression d'Ernest Lavisse, la France est « la plus humaine des patries ». La distinction holisme-individualisme et la relation hiérarchique n'est pas la même selon les cultures et tend aisément à emprunter des vêtements très divers. Cela est, sans nul doute, la conséquence de notre héritage historique et du contexte dans lequel sont apparues les idées d'individu, car, comme le souligne Dumont, l'individualisme n'a jamais été capable de fonctionner dans une société sans que le holisme contribue d'une façon ou d'une autre à la bonne marche de celle-ci. Il n'est d'exemple plus probant que celui des Lumières où les nouvelles idées ont pu se développer prodigieusement dans un terreau politique traditionnel ne souffrant jamais ainsi, d'être mises à l'épreuve des faits.
Le rôle-clef de la Bildung
Pour Dumont, la spécificité de l'idéologie allemande se laisse ramener à trois idées majeures : la permanence du holisme, le rôle à long terme du luthérianisme dans la vision de l'individu et l'idée de souveraineté universelle, héritage du Saint Empire Romain de la Nation germanique (dernière réflexion qui aurait mérité d'être approfondie). Nantis de ces notions, Dumont est successivement conduit à se pencher sur les figures décisives d'Ernst Troeltsch et de Thomas Mann. Tous deux mis, en quelque sorte, en demeure par la violence du conflit franco-allemand d'éclairer la particularité allemande, avaient cherché à rendre intelligible ce que signifiaient liberté et individu outre Rhin. L'historien des religions tout comme l'auteur des Considérations d'un apolitique (1918) voyaient dans l'idée de Bildung,qui est formation, éducation personnelle de l'individu, le nœud géorgien donnant la clé du sentiment allemand.
Pour être bref, nous pourrions dire que la Bildung est l'espace de liberté à l'intérieur duquel se développe la pensée d'un individu, espace qui existe en dehors et qui laisse intact l'ensemble des liens qui rattachent cet individu à la communauté dans laquelle il vit. À la différence de la liberté anglaise ou française, la liberté allemande ne réside pas en première instance dans l'hémicycle des revendications politiques, elle est davantage liberté de s'épanouir, de se former, et ne considère que dans un second temps les conditions politiques. Ce que résume parfaitement Troeltsch dans un article publié en 1916, où la liberté allemande est définie comme : « Unité organisée du peuple sur la base du dévouement â la fois rigoureux et critique de l'individu au tout, complété et légitimé par l'indépendance et l'individualité de la libre culture (Bildung)spirituelle ».
Les sphères où évolue l'idée d'individu française et allemande ne sont pas superposables. L'individu des Droits de l'homme français ne rencontre pas la formulation luthérienne puis piétiste de l'individualité au sens où Thomas Mann avait pu dire, que la Réforme avait immunisé l'Allemagne de la Révolution. Si le propos de Dumont va à l'essentiel, le lecteur informé reste cependant sur sa faim. Les études trop courtes consacrées à Troeltsch ou à Mann permettent difficilement de sortir des grandes lignes alors que les études préexistantes consacrées notamment au second sont foison. On a l'impression en outre – est-ce snobisme de chercheur ? – que Dumont maîtrise mieux la bibliographie américaine que les études publiées en allemand ou en français sur le même sujet !
Crise française de la pensée allemande, crise allemande de la pensée française
La partie centrale consacrée à la genèse de la notion de Bildung en suivant respectivement Karl Philipp Moritz, Wilhelm von Humboldt (17671835) et « les années d'apprentissage de Wilhelm Meister » de Gœthe est incontestablement la partie la plus riche et la plus intéressante du livre. Œuvres littéraires, correspondances, réflexions politiques, cette fin de dix-huitième et début de dix-neuvième siècle sont perçus sous le signe d'une crise française de la pensée allemande, de même que les années qui suivirent 1871 en France, les années de la « Réforme intellectuelle et morale » peuvent être considérées comme une crise allemande de la pensée française. Dumont est clair : « Je me suis proposé ici de présenter l'histoire de la pensée et de la littérature allemande de 1770 à 1830 comme une réponse au défi des Lumières et de la Révolution » (1).
Dumont laisse entrevoir que l'idée de Bildung se forme peu à peu, est contrainte de se préciser en opposition à l'idée française d'individu. Mais avant d'aller plus en avant, il est nécessaire d'avoir à l'esprit les origines religieuses, protestantes, de cette idée de formation personnelle. La Bildung est, dès la fin du Moyen-Âge chez les mystiques, une éducation de soi qui se comprend comme ouverture à la grâce divine, le modèle (Vorbild)de cette attention constante à soi étant la figure de Jésus-Christ. Ce fondement religieux reste déterminant, rajeuni et ancré qu'il est par le piétisme, et ce, malgré l'élargissement et l'approfondissement que connaît l'idée de Bildung en cette fin de dix-huitième siècle.
Intégration et revendication d'autonomie
Dans un premier temps, l'analogie de la Bildung et des Lumières ne manque pas de se faire, partic ulièrement dans les manifestations les plus exacerbées des héros de roman : exaltation de l'homme en son individualité unique, égocentrisme, raison et liberté vagabonde. À partir de là, les rapprochements deviennent plus délicats. En effet, l'éducation de la Bildung consiste en grande part à faire sienne les valeurs intangibles de la communauté, de les intégrer au mieux, suivant les traits de sa complexion. Un peu de la façon dont Gœthe pourra dire : « Ce dont tu as hérité, acquiers-le afin de le posséder ». Le nouveau Bildungsroman, roman de formation, décrit les itinéraires de ces jeunes gens, où la revendication d'autonomie de la pensée se conjugue avec la nécessité du voyage, qui est reprise en charge, reconnaissance par soi-même, assimilation de ce qui a déjà été créé, vécu. Ainsi, comme le montre bien Dumont, la Bildung, loin de créer un individu désolidarisé, en retrait du monde, n'incite au retour sur soi que pour mieux s'enrichir des ressources du monde qui l'entoure. L’idéal de développement du sujet de la Bildung en vient à transformer l'homme abstrait des Lumières en lui taisant intégrer la dimension holiste, en l'intégrant dans un tout plus vaste.
C'est sur cette base que s'établit le dialogue avec la culture grecque et son souci pédagogique. L'homme qui naît au monde est un être mal dégrossi qui se doit de se développer, d'épanouir sa propre personne. Le perfectionnement de soi est le premier but auquel l'homme se doit de répondre. Cette réflexion de longue haleine centrée sur la formation et l'éducation de soi permettra ainsi à Wilhelm von Humboldt de dire : « C'est la contribution incontestable des Allemands d'avoir les premiers vraiment saisi ce qu'est la Bildung grecque ». Le parcours personnel d'un homme, l'approfondissement de sa pensée croissent à mesure que le monde proche a été reconnu et fait sien. À l'inverse, un monde mis en coupe réglée, géométrisé, cher à Descartes et à ses héritiers est un monde hors de toute présence humaine et dont l’exemplaire d'humanité, si ce mot a encore un sens ici, ressemblerait fort au téléspectateur modeme, martien héberlué.
Le zèle révolutionnaire, produit d'un individualisme à la française
Le personnage de Wilhelm von Humboldt, l'évolution de ses idées permettent assez bien de saisir la particularité de l'idéologie allemande, l'adaptation aux Lumières qui s'est opérée, la prudence puis le rejet de plus en plus ferme à l'égard de la Révolution française. La Révolution qui heurte les Allemands de plein fouet, qui entraîne l'Europe dans la guerre, qui suscite violences et spoliations lui ôte rapidement les rares partisans qu'elle pouvait trouver hors de France. Pour Humboldt, ces tares ont leur source dans cette volonté de transformation politique abrupte qui caractérise la Révolution, cette volonté de mettre en œuvre le contrat social rousseauiste en oubliant, un instant, que l'auteur de l'Émile ne pose celui-ci que comme hypothèse de réflexion.
Humboldt, dans ses écrits, met en forme la réponse allemande aux idées révolutionnaires : l'individu de la Bildung forme un cercle indépendant de l'État et le laisse se réformer tout seul. Le pendant de cette conception est développé dans une importante étude théorique, l'Essai sur les limites de l'État. Si la première préoccupation de l'homme politique concerne la libre formation des sujets, les fonctions de l'État doivent être réduites au minimum et la première des tâches de celui-ci est d'assurer la sécurité des sujets.
Cette subordination de la politique à la formation singulière de l'individu n'a pu se faire que dans la mesure où la Bildung était perçue comme une ouverture à la totalité. Les conséquences de ces points de vue se laissent assez rapidement saisir. Le conservatisme de l'État allemand retient les pleurs et les soupirs des historiens, qui regardent d'un même coup avec perplexité la conjugaison de méfiance envers l'État et d'obéissance qui caractérisent ses sujets. Ainsi, l'individualisme qui surgit dans la notion de Bildung est loin de se retrouver dans l'individu des Droits de l'homme.
Les lacunes de l'université française
Si l'individualisme français de l'identité renvoie à une égalité première de tous les hommes, pour le lecteur allemand, la même notion renvoie à la singularité, à la spécificité de tout être, et cette différence implique une inégalité de fait. C'est finalement lors de la création de l'université (1809-1810) de Berlin que Wilhelm von Humboldt aura la possibilité de mettre en œuvre ses vues réformatrices. Après la défaite devant les années napoléoniennes, la restauration de l'État passait en premier lieu par la relève spirituelle, préoccupation des meilleurs esprits de l'époque. L'université de Berlin, symbole du renouveau prussien, deviendra bientôt le foyer européen des sciences historiques et philologiques, modèle d'innovation dans les sciences humaines.
L'idée de Bildung renforce encore la tradition d'indépendance des universités allemandes. En comparaison, le régime des universités françaises, sous les régimes les plus différents du dixneuvième siècle, Empire, Restauration, Républiques, reste une université sous tutelle. Autrement dit, l'université allemande n'a de comptes à rendre qu'à la culture allemande ; en France, elle est un moyen de diffuser l'idéologie du régime. L'insuffisance de l'université française, ses tares, ont été remarquablement décrites par Georges Gusdorf dans son ouvrage sur l'herméneutique (Les origines de l'herméneutique), il est plaisant de constater que sa dépendance envers le pouvoir politique n'a aujourd'hui que peu changé, signe de la permanence des idées politiques.
L'idée de Bildung, de formation personnelle, a conservé un très fort pouvoir d'attraction dans les pays de langue allemande jusqu'à nos jours. Il nous semble que la littérature allemande a toujours été particulièrement sensible de préciser d'une part, la place de la personne dans la collectivité, de l'autre, son cheminement propre. Ainsi dans la confrontation franco-allemande qui est celle de la première guerre mondiale, l'individu apparaît en Allemagne sous trois couleurs dissemblables : « das Individuum », l'individu français détaché de toute appartenance à son peuple, « der Einzelne », l'individu dénombrable, et enfin « die Persönlichkeit », la personne en tant qu'elle a été formée par la Bildung, consciente de son appartenance. Les réponses pressenties par le Bildungsroman ne sont jamais univoques. Ainsi de l'itinéraire de Joseph Knecht, héros du Jeu de perles de verre de Hermann Hesse qui, au terme de son parcours initiatique, parvenu à la tête de son ordre éprouve une nostalgie inextinguible vers le monde et la nécessité d'y retourner. Initiation, enseignement forment un cercle où se déploie la liberté de l'homme ; la compréhension de la culture dessine, tout à la fois, son individualité et son attachement à la communauté.
Guillaume HIEMET.
• Louis Dumont, L'idéologie allemande : France-Allemagne et retour, Gallimard, 1991, 316 p., 145 FF, ISBN 2-07072426-3.
Esthétique du nihilisme
Du romantisme au modernisme
Bruno HILLEBRAND, Ästhetik des Nihilismus : Von der Romantik zum Modernismus, J.B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, Stuttgart, 1991, VI + 237 S., DM 48; ISBN 3-476-00781-2.
Un professeur allemand. Bruno Hillebrand (°1935), spécialiste de Gottfried Benn, s'interroge, avec pertinence et acuité, sur le rapport entre esthétique et nihilisme. Depuis que le romantisme a découvert le nihilisme vers la fin du XVIIIème siècle, cet « isme », qui est un mystérieux et inquiétant convive, comme l'a dit Nietzsche, frappe à toutes les portes : celle de la littérature comme celle de la philosophie ; plus tard, en notre siècle il est venu tambouriner à la porte du monde des arts. Dans le champ de la littérature, c'est Tieck qui l'a découvert ; Jean Paul a introduit, en toute connaissance de cause, le concept de nihilisme dans sa Vorschule der Ästhetik ; dès 1804, les Nachtwachen de Bonaventura constituent l'un des points culminants de l'expérience nihiliste. À l'évidence, Kleist souffrait du syndrome nihiliste, de l'absence de sens. Plus que tout autre poète, Büchner a thématisé dans sa poésie le sentiment de l'inutilité, de la vacuité, de l'absurdité du cosmos, de la religion et de l'existence. La pensée nietzschéenne, elle, englobe, arraisonne, place au centre de ses préoccupations, la nouvelle philosophie du nihilisme. Elle lui donne une profondeur inégalée et la transmet à d'autres poètes, écrivains et philosophes d'Allemagne et de France, Heidegger, Benn, Sartre, Camus et bien d'autres encore. Dans les arts plastiques et les styles de notre siècle, on ne cesse de percevoir les symptômes issus de l'expérience nihiliste : les réductions, les provocations, les positions anti-idéelles, les volontés anti-harmoniques ; bref, l'anti-art en général, avec son refus de toute conciliation tant au niveau du contenu qu'au niveau de l'objet.
Sans une saisie suffisante de ce que signifie le nihilisme, on ne peut comprendre l'évolution des arts au XXème siècle. Globalement, le modernisme dans les arts se place sous l'enseigne de « ce convive le plus mystérieux et le plus inquiétant ». En effet, s'il n'y a pas de sens, si tout est inutile ou vain, les futuristes peuvent briser les œuvres du passé, pour tenter (désespérément ?) de construire du neuf. Les gestes outrés, matamoresques de DADA, sont signes de désespoir ou acceptation joyeuse, narquoise, du chaos fondamental du monde. Et puisqu'il n'y a pas de valeurs éternelles, puisqu'aucune métaphysique ne peut être sérieusement revendiquée ou propagée, DADA estime que l'existence sur terre est insaisissable. Pour DADA, ce n'est pas le principe espérance qui est la constante fondamentale du modernisme, mais le principe hasard, ce qui appelle une question, qui est capitale : l'homme est-il un hasard ?
00:05 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, allemagne, france, sociologie, idées, idéologie, individualisme, liberté, 18ème siècle | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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