jeudi, 05 mars 2015
Rien n’est jamais joué d’avance
Rien n’est jamais joué d’avance (Weltgeschichtliche Betrachtungen)
Philosophe, écrivain, journaliste
Ex: http://www.lesobservateurs.ch
Il suffit de s'intéresser ne serait-ce qu'un peu à l'histoire militaire pour comprendre que nos facultés d'analyse et de prédiction sont très limitées. Lors de la première et la plus glorieuse des batailles, Marathon au cinquième siècle avant J.-C., la victoire de la petite Athènes contre l'énorme armée perse à beaucoup surpris. Précisons : celle d'Athènes non celle de la Grèce ! Les Spartiates n'avaient pas pu se joindre aux Athéniens. Quant aux Perses, conduits par Xerxès, ils avaient pratiquement tout conquis autour de l'Attique, terrifiant les villes puisque, selon Hérodote, les habitants de l'une d'entre elles, située en Asie mineure, déterminés à résister, furent exterminés jusqu'au dernier. Devant les Perses, c'était soit le paiement d'un impôt, soit la mort.
Un simple coup d'œil sur les forces en présence sur la plage de Marathon donne les Perses très largement gagnants. Comme on sait, ce fut le contraire. Mais un siècle plus tard, la Grèce, puissante et relativement démocratique sur de nombreux points, s'effondre presque dans les guerres civiles du Péloponnèse, avant d'être soumise par un petit royaume grec du Nord qui, avec Alexandre le grand à sa tête, conquerra l'immense territoire s'étendant de l'Europe à l'Inde. Personne n'aurait pu prédire que ce petit royaume deviendrait maître de la terre au point que les Juifs, des irréductibles s'il en est, traduisirent leurs textes sacrés en grec, la Septante. On mesure encore aujourd'hui toute l'ampleur de cette conquête en Égypte entre autres, où une ville s'appelle Alexandrie. Même chose en Afghanistan où la nouvelle de Rudyard Kipling, L'homme qui voulait être roi et le beau film qu'on en a tiré, évoquent Iskander, c'est-à-dire Alexandre le grand.
Même surprise avec l'expansion musulmane à partir de Mahomet. Qui aurait pu croire qu'une toute petite tribu d'Arabie finirait par devenir l'un des plus grands empires du monde ? L'historien militaire David Hanson parle des "miraculeuses" victoires de l'islam dues, selon lui, à une foi qui ne connaissait plus de frontière et qui faisait de l'ennemi à abattre, un infidèle.[i] Symbole de cette victoire : la tête de la reine de Carthage conquise par les musulmans fut envoyée à Damas. Rien de nouveau sous le soleil. Puis, à son tour, l'empire arabe a été stoppé dans son expansion par Charles Martel à Poitiers, (732) avant de presque s'effondrer devant l'empire mongol (1258).
L'empire romain semble faire exception puisqu'il n'a pas chuté sous la pression d'un autre empire mais en raison d'une désintégration interne. Edward Gibbon, historien de la décadence et chute de Rome, estimait que la perte du civisme fut la cause principale de cette chute, perte concomitante à la montée du christianisme qui faisait paraître le paradis plus désirable que la sauvegarde de la cité. Jean-Jacques Rousseau avait déjà déploré le manque de vigueur des soldats chrétiens comparés aux "païens". A-t-il été influencé par Gibbon ou l'a-t-il influencé ? Je dois avouer que je n'en sais rien.
L'histoire militaire de l'humanité nous montre que rien n'est joué d'avance. Des empires apparaissent à partir d'une toute petite cité, d'un royaume presque insignifiant, de quelques tribus perdues dans le désert. Ensuite ils disparaissent sous la pression d'un autre empire ou de quelque vice interne. Valery disait que les civilisations sont mortelles. Pouvons-nous tout de même dégager quelque loi qui expliquerait l'émergence d'un empire ou sa disparition ?
A ce point, il faut se tourner à la fois vers le monothéisme et le patriotisme, deux facteurs dont la présence ou l'absence semblent être d'une grande importance dans les victoires et les défaites. Certes, des défaites, comme disait Raymond Aron, peuvent être des victoires, ou l'inverse. De la bataille de Cannes, Hannibal sortit vainqueur et l'on ne donnait pas cher de Rome juste après. Mais finalement, c'est Rome qui a gagné. Les soldats d'Hannibal étaient des mercenaires, ceux de Rome des patriotes. De même avec le monothéisme. Regardons Juifs et Chrétiens et laissons de côté les musulmans. Après le terrible sac de Jérusalem par les Romains en 70, le nom de cette ville disparaît des documents de l'époque. On ne donnait pas non plus cher des Juifs alors. Malgré ce sac, malgré la diaspora, ils sont toujours bien vivants au 21eme siècle. De même, qui aurait parié un sou sur le christianisme au moment de sa naissance ? Les disciples ou du moins une partie d'entre eux semblent s'être enfui lorsque le Christ fut crucifié. Pierre avait tellement peur d'être arrêté qu'il nia connaître Jésus. Saint Paul n'était même pas présent. Bref, on ne peut imaginer de pires conditions de départ pour une religion qui allait s'étendre sur la terre entière.
Que conclure ? Une chose est évidente. Ce n'est qu'en comptant, parmi eux, des individus vivant pour "quelque chose" de plus grand qu'eux-mêmes que les hommes parviennent à faire grandir puis à défendre leur patrie ou une religion, étant entendu que celle-ci, le plus souvent, soutient celle-là. Aujourd'hui, dans la modernité occidentale, surtout en Europe avec son culte du moi, tout semble perdu. Mais comme rien n'est joué d'avance...
Jan Marejko, 28 février 2015
[i] Victor David Hanson, Carnage and Culture : Landmark Battles in the Rise of Western Power, Doubleday, New York, 2001, p.147.
00:10 Publié dans Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philosophie, philosophie de l'histoire | | del.icio.us | | Digg | Facebook
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