Un itinéraire personnel du socialisme flamand au Vlaams Blok
Entretien avec Urbain Decat, cofondateur des "Rode Leeuwen"
«Le parti socialiste flamand a trahi le combat populaire pour l'émancipation. A l'heure de la globalisation néo-libérale, le Vlaams Blok reprend le flambeau», nous déclare Urbain Decat, conseiller communal VB à Schaerbeek
Monsieur Decat, votre itinéraire est tout à fait inhabituel. Vous étiez au départ un militant socialiste convaincu, vous avez milité pendant toute votre vie pour le triomphe de la plus grande idée de la philosophie des Lumières, l'émancipation, la sortie de l'homme hors de sa minorité (Kant); vous avez été professeur de "morale laïque" dans une grande école secondaire de la région bruxelloise, vous avez présidé à l'Université à la formation permanente de vos jeunes collègues et vous vous retrouvez aujourd'hui dans les rangs du Vlaams Blok, un parti que vos anciens camarades et collègues considèrent comme l'antithèse exacte de vos anciens engagements. Pouvez-vous nous expliquer cette anomalie —votre anomalie— dans le paysage politique flamand?
Personnellement, je suis issu d'une vieille famille libérale (anti-cléricale) mais flamingante, soucieuse de l'émancipation du peuple flamand face à la double emprise de la francophonie et du cléricalisme. Mon arrière-grand-père fut ainsi l'un des fondateurs du Willemsfonds, la grande fondation culturelle libérale flamande, dans les années 1870, au moment où le Kulturkampf de Bismarck luttait contre l'emprise cléricale en Allemagne. Mais le Kulturkampf laïque et germanique n'a pas réussi en Flandre: le cléricalisme catholique romain le plus obtus a mis la main sur le mouvement flamand, ruinant à l'avance toute tentative d'émancipation à l'allemande. Ma famille a pris ses distances avec le flamingantisme institutionnel. Elle a conservé son idéal indépendantiste flamand, mais elle refusait le joug clérical, ne voulait pas de la tutelle cléricale sur le mouvement flamand et, a fortiori, sur une Flandre qui serait devenue indépendante. Le clivage cléricalisme/anti-cléricalisme a été déterminant dans toute l'histoire de la Belgique indépendante, jusque dans les années 60. Mais l'emprise de l'Eglise sur le mouvement flamand a contraint les anti-cléricaux à changer de priorité, à abandonner la lutte pour l'émancipation flamande.
Dans ma jeunesse, vers 16 ou 17 ans, j'ai atterri dans le mouvement socialiste, tout en gardant les positions flamingantes, héritées de mon contexte familial. Oui je suis fier d'être Flamand, mais pas à la mode de ce nationalisme pétri de cléricalisme, de pensées pieuses. Ce nationalisme-là idéalise les "belles âmes", les "bons paroissiens", les "vertueux sans tripes ni bite". Je constate que cette imagerie d'Epinal a réussi à fabriquer un bon petit peuple de couillons (l'expression existe: een arm klootjesvolk). De cela, je ne tire aucune fierté: je ne veux pas appartenir à un peuple qui ressemble à des chromos à la Saint-Sulpice. Je veux des durs à cuire, des gars au verbe haut et peu châtié, des cogneurs, des tombeurs de filles, des têtes de lard. Car ils sont toujours l'incarnation de la liberté d'action et de sentiments. Mais ce type d'homme n'apparaîtra que dans une Flandre véritablement émancipée et indépendante. L'indépendance met les peuples devant leurs responsabilités. Leur donne un but, une fierté. Les Flamands feront comme les Français ou les Allemands (bien que la fierté nationale, là-bas à l'Est, en a pris un coup dans le processus de "rééducation" mis en œuvre par les Américains après 1945).
Passivité flamande dans la question autrichienne
Prenons un exemple actuel: Louis Michel, Ministre des Affaires Etrangères du Royaume de Belgique, parvient à contourner la majorité flamande dans la question autrichienne. On sait que seulement 10% des Flamands sont en faveur des mesures de rétorsion préconisées par Michel contre l'Autriche, parce que le peuple autrichien n'a pas voté comme cela lui aurait plu! Même en Wallonie, région plus matraquée par les folies austrophobes fabriquées à Paris, seule une minorité de 30% donne raison sur ce plan à Michel. A Bruxelles, ville plus cosmopolite, 34% sont en faveur du boycott. L'affaire autrichienne, qui a excité les esprits en ce printemps 2000, démontre que les Flamands, et leur personnel politique, sont passifs, se laissent embobiner dans une politique française, imposée par les relais francophones du Quai d'Orsay, de l'Alliance française ou d'autres “services spéciaux” de la République une-et-indivisible en Wallonie. Les Flamands n'ont pas eu le courage civique et national de dénoncer ce jeu malsain de la France chez nous et à Vienne, alors qu'ils sont majoritaires et qu'une simple fermeté aurait pu provoquer la démission de Michel et confondre les manigances de Chirac et de Jospin au niveau européen. Ceci dit, malgré le fait que je déplore amèrement la faiblesse politique de mon peuple, je reste flamingant au sens historique du terme.
Revenons à votre engagement socialiste, quand vous étiez adolescent…
UD: Quand j'avais 16 ou 17 ans, je me suis effectivement engagé dans les rangs du parti socialiste belge, qui était encore un parti unitaire, regroupant les fédérations flamandes et wallonnes. En 1963, l'année où l'on a déterminé définitivement le tracé de la frontière linguistique en Belgique, les choses ont bougé, notamment par une marche flamande sur Bruxelles (plus de 100.000 participants) et des incidents assez violents dans les six villages des Fourons. J'habitais Landen, une petite ville flamande, qui faisait partie de la province de Liège, trilingue à l'époque, mais très majoritairement wallonne (les districts de Landen et des Fourons étaient flamands, ainsi que la vallée du Geer, perdue pour la Flandre aujourd'hui; les cantons d'Eupen et de Saint-Vith étaient et sont toujours germanophones). Avec le tracé de la frontière linguistique, à Landen, nous souhaitions nous détacher de cette province très majoritairement wallonne et faire partie du Brabant (bilingue à l'époque, avant qu'elle n'ait été récemment scindée en deux provinces, l'une flamande, l'autre wallonne). Une minorité francophone à Landen (5%) souhaitait que notre ville restât liégeoise. Avec mes amis socialistes, mais aussi avec les militants politiques flamands de toutes obédiences, nous nous sommes battus pour que Landen passe au Brabant. Ce ne fut pas un long combat: rapidement, on nous a donné raison et nous avons quitté le giron de la province de Liège, heureuse de se débarrasser d'une minorité néerlandophone qui aurait compliqué son administration.
En 1964, je suis venu habiter à Bruxelles et j'ai rejoint, dans la capitale, les sections du BSP/PSB (Belgische Socialistische Partij/Parti Socialiste Belge), dont les structures, à l'époque, étaient unitaires. A Bruxelles, les Flamands comptaient pour du beurre, ils faisaient fonction de cinquième roue à la charrette. Jamais on ne leur donnait une place éligible. Lors des réunions, quand un militant ouvrier s'exprimait en néerlandais parce qu'il ne maîtrisait pas assez le français, les francophones l'insultaient, lui lançaient des "Ta gueule!". Tout cela m'a rapidement échauffé les oreilles. Pas question pour moi de me faire traiter de tous les noms ni de subir cette hystérie. J'ai donc milité au sein du parti socialiste pour briser cet unitarisme qui était un marché de dupes, pour nous Flamands. Nous avons donc fondé à la fin des années soixante et au début des années septante les "Rode Leeuwen" (= les Lions Rouges), une structure autonome des socialistes flamands, prélude à la scission du parti en deux entités indépendantes l'une de l'autre: le PS wallon et francophone, et le SP flamand. Plus exactement en trois entités, avec le SP germanophone à Eupen et à Saint-Vith. En 1970, j'ai démissionné. L'aventure de la fondation des "Rode Leeuwen" était terminée, pour laisser la place au personnel politique belge habituel: les pense-petits, les arrivistes, les carriéristes à la petite semaine, les politicards véreux, les obséquieux qui quémandent un logement social, une allocation, un petit boulot, etc. Ce zoo ne me convient pas. Je suis dès lors resté un "sans-parti" jusqu'en 1995, quand j'ai adhéré au Vlaams Blok, parti qui suscitait ma sympathie depuis quelques années déjà, parce qu'il était le seul à proposer une rupture radicale dans le ronron politicien belge. Pendant ces vingt-cinq années, j'ai été professeur de morale laïque dans une grande école secondaire de la région bruxelloise et j'ai dirigé les stages de formation pour mes jeunes collègues à la VUB (Vrije Universiteit Brussel).
Vous avez étudié la philosophie. Quels professeurs ont été vos maîtres, quels filons de la philosophie peuvent expliquer votre engagement et surtout votre passage du SP au VB?
UD: Quand j'entre à la VUB à dix-huit ans, l'esprit y était beaucoup plus ouvert qu'aujourd'hui. J'assiste actuellement à un effondrement dramatique du niveau philosophique et du niveau politique. A l'époque, le principe du libre examen signifiait encore quelque chose. On permettait aux étudiants d'exercer leur sens critique. A fond. Avec la pertinence et l'insolence voulues. Les principes du libre-examinisme ne s'étaient pas encore mués en des dogmes aussi fades qu'intangibles. Les prêtres de ce laïcisme étaient des philosophes critiques et pas encore une sinistre prêtraille nerveuse et hystérique. Le ver est entré dans le fruit avec ce culte, venu de Paris, pour les Droits de l'Homme, qui n'a plus rien à voir avec l'émancipation de l'homme "hors de la minorité qu'il s'était lui-même imposée" (Kant), mais constitue bel et bien l'émergence d'un nouveau catéchisme figé, d'un éventail de dogmes rigides, que l'on ne peut ni critiquer ni adapter aux réalités du temps et de l'espace. Dans ce glissement progressif vers le dogmatisme, sous couleur d'une interprétation fallacieuse des droits de l'homme, j'ai vu l'émergence d'un nouveau cléricalisme, justement la mentalité que ma famille combattait depuis des générations.
Vertuisme politique, néo-cléricalisme, "political correctness", inquisition et ukases saugrenus
Pire pour un garçon issu du laïcisme et de la libre pensée comme moi: le vertuïsme politique, nouveau cléricalisme, la political correctness à la belge, est portée aujourd'hui par un dominicain acharné et obstiné, le R.P. Johan Leman, éminence grise et grand manitou de ce machin qui s'immisce en tout dans le Royaume de Belgique aujourd'hui, le "Centre d'égalité des chances et de lutte contre le racisme". Les travers les plus saugrenus de l'idéologie des Lumières (mal comprise et mal digérée) sont imposés à coups d'ukases tout aussi saugrenus par un dominicain, qui, logiquement, en tant qu'homme d'Eglise, devrait les combattre: telle est la contradiction majeure, et risible, du "débat" en Belgique aujourd'hui. Mais peut-on parler de "débat"? Non, évidemment. Nous avons affaire à un monologue collectif, à un ânonnement généralisé des mêmes poncifs éculés. Comme vous pouvez le constater, je reste fidèle à l'idée cardinale de l'idéologie des Lumières: l'émancipation, la sortie volontaire de l'homme hors de sa minorité, la dignité de l'homme libre, non prisonnier de dogmes mutilants. Or, nous voyons depuis plusieurs décennies que l'idéologie des Lumières, idéologie de gauche, a sombré dans un gauchisme de plus en plus mièvre, jusqu'à se transformer en cette bouillie insipide qui inonde toute discussion aujourd'hui, crée un marais où toute idéologie émergeante, constructive et contestatrice, risque l'enlisement. Cette bouillie insipide, qui se présente comme “inoffensive” et “démocratique”, érige toutefois des “garde-fou” dogmatiques pour ne pas être remise en question par des esprits audacieux, soucieux tout à la fois de ne pas poser de dogmes intangibles et d'agir efficacement (constructivement) dans la société et au niveau du politique. Qui enfreint les “dogmes garde-fou” est condamné à l'opprobre médiatique, au cordon sanitaire, voire à la correctionnelle: c'est le retour de l'inquisition, la mort des libertés civiles et de la liberté d'expression. Bref le retour à tout ce qu'un libre penseur cohérent comme moi abomine et exècre.
Des corrections au départ de Nietzsche
Pour éviter cet enlisement dramatique, il aurait fallu, de temps à autre, opérer des corrections au départ de corpus classés arbitrairement à droite, notamment en tenant compte des enseignements et des critiques de Nietzsche, et de toutes les écoles qu'il a fécondées. Malheureusement, se référer à Nietzsche et à ces écoles, c'est commettre aux yeux des pères-la-morale et des vertuïstes actuels, le péché de "dextrisme". Les insolents sont considérés comme étant "de droite", ou comme des "fascistes". Que les inquisiteurs persécutent, que l'on étouffe sous le silence, à qui l'on barre toute carrière académique. Tout adepte cohérent de l'idéologie des Lumières ne peut que se révolter devant une telle situation! Donc, je me révolte. Et je crie ma révolte.
Dans les années 60, décennies où vous avez achevé vos études, le marxisme, le freudo-marxisme, les idées de Marcuse et de l'école de Francfort, l'existentialisme de Sartre étaient les mouvements d'opinion dominants. Vous vous en êtes réclamé, comme tous vos contemporains, comme tous les étudiants de votre génération. Quel regard rétrospectif jetez-vous sur ce passé que l'on peut carrément qualifier de "soixante-huitard"?
UD: Dans les années 60, il y avait des exégètes pertinents de la pensée de Marx, que je respecte et que je relis, mais c'était surtout un Vulgärmarxismus, un marxisme vulgaire, qui dominait à l'Université. On a vu cela dans tous les pays d'Europe et aux Etats-Unis. Je ne dis pas que le marxisme y était mal enseigné, mais la masse des étudiants n'en retenait qu'une vulgate maladroite, appelée à terme à devenir un pot-pourri de dogmes stériles. Cette vulgate était insupportable, d'autant plus qu'elle était portée par ceux qui n'avaient jamais lu Marx! Le noyau intéressant du marxisme, que je me suis efforcé de retenir, était une petite fleur fragile: les manipulateurs de la vulgate l'ont fait crever. Ensuite, le marxisme vulgaire de l'Université était mâtiné de théories françaises, étrangères au contexte germanique de Marx. Notamment l'interprétation existentialiste du marxisme proposée par Sartre.
Léopold Flam: une double lecture de Marx et de Nietzsche
J'ai suivi les cours du Professeur Léopold Flam, avant de devenir son assistant. Flam était issu de la communauté israélite de Belgique. Il avait fait de la résistance et les Allemands l'avaient interné à Buchenwald. Flam enseignait la pensée de Marx, sans être un dogmatique. Car, justement, il corrigeait les dérives gauchistes et néo-cléricales de la vulgate marxiste par un recours à Nietzsche. Il fut le premier à écrire dans une revue consacrée à la pédagogie de la philosophie que Nietzsche était par excellence le philosophe de la jeunesse et que sa manière de voir le monde devait absolument être enseignée aux adolescents dans les écoles secondaires. Flam s'intéressait aussi à Heidegger et à sa philosophie de l'enracinement dans le sol (notamment le sol de la Forêt Noire, de la Souabe alémanique). Heidegger souligne la nécessité d'un ancrage, pour éviter les vaticinations hors contexte, désarticulées, fumeuses, qui, à terme, servent d'instruments manipulateurs aux escrocs qui endorment les peuples pour mieux les enchaîner. Une combinaison adroite de Marx, Nietzsche et Heidegger serait la recette idéale pour briser le dogmatisme actuel, qui aurait hérissé Flam, pour casser les reins à cette monstruosité qu'est la political correctness.
L'œuvre littéraire de Henri Bosco
Flam se référait à un autre auteur, un Français, un Provençal, Henri Bosco, pour étayer son discours sur le nécessaire ancrage anthropologique de l'homme dans un lieu, concret et clairement circonscrit dans l'espace. Bosco appartient à la catégorie des "écrivains du terroir", comme Giono, autre illustre Provençal, Maurice Genevoix et, plus récemment, Henri Vincenot. Flam a sans doute découvert cet auteur, cette fascination pour la Provence, via le lien qui unissait aussi Heidegger à ce Midi du Soleil. Je rappelle qu'il y a séjourné avec René Char, découvrant aux abords des collines du Lubéron, un paysage "où l'origine n'était pas entièrement voilée". Camus aussi, à la fin de sa vie, a été séduit par ce paysage, où son corps repose désormais, dans le petit cimetière de Lourmarin. Henri Bosco, le Provençal préféré de Léopold Flam, était certes un écrivain du terroir, chantre de la Provence éternelle, de sa nature, de sa faune, de sa flore, de ses habitants qui suivent des rythmes de vie simple et inchangés depuis des siècles. Mais derrière ce décor qu'on pourrait croire idyllique, serein, sans bouleversements, la violence est toujours présente, prête, le cas échéant, à faire irruption à la surface. La violence n'est pas bannie de l'horizon du poète Bosco. Avec l'inspiration que lui a donnée Gérard de Nerval, les mystères, le suprasensible, les éléments magiques, les numines propres aux éléments de la nature peuplent ses romans et leur donnent une touche païenne, qui n'est pas sans rappeler l'œuvre de l'Anglais David Herbert Lawrence. Comme Camus, Flam glissait sans doute vers une acception plus enracinée de la gauche intellectuelle, glissement diamétralement différent de celui, actuel, qui va vers la political correctness, en dépit de l'engouement pseudo-écologique d'une frange non négligeable de l'électorat.
"Urwüchsigkeit" et "Weltgefühl"
Flam haïssait les "libres-penseurs" professionnels, les Freidenker à faux nez, les bigots et les rombières du bataclan laïciste. Il détestait de tout son cœur ceux qui débitaient des dogmes. Qui érigeaient un nouveau cléricalisme. Flam n'appréciait que ceux qui allaient à la substance de la pensée, à l'Urwüchsigkeit, à la Vie des vitalistes, au Weltgefühl. Il aimait les esprits ouverts, peu importent leurs engagements ou leurs opinions périphériques.
Plus exactement, qu'est-ce que le marxisme pour vous?
UD: Le marxisme des années 60 était pour Flam, pour ses étudiants et pour moi-même, une concession à la mode du temps, au Zeitgeist. Personnellement, je considère que le socialisme annoncé par Marx est le socialisme de la fin de l'aliénation (Entfremdung). Le socialisme n'est pas, en première instance, l'avènement de la "justice sociale" (car comment peut-on la quantifier?). Ni surtout ce moralisme qu'on essaie de nous vendre comme la quintessence des gauches aujourd'hui. Le socialisme, c'est donc la fin de l'aliénation, pour tous les hommes en général, pour les travailleurs en particulier, victimes du manchestérisme et de l'exode rural au XIXième siècle. Pour Marx, le travailleur doit être le maître de son travail, et du produit de son travail. Conserver un lien direct, immédiat, vital avec son activité professionnelle et avec le produit que celle-ci génère. Tels sont ses leitmotive fondamentaux. A la suite de Léopold Flam, mon professeur, et de George Steiner, philosophe juif-allemand émigré en Angleterre à l'époque du national-socialisme, je constate une analogie entre ce désir de Marx et la pensée ancrée-enracinée de Heidegger. Celui-ci parlait d'un sentiment fondamental de l'homme, sans lequel il est jeté dans la tourmente de l'existence: le "sich-zu-Hause-Fühlen", le "se-sentir-chez-soi", le "se-sentir-en-sa-maison". Le travailleur doit se sentir chez soi dans son usine, dans sa rue, dans sa ville, dans son pays, il doit être ancré, demeurer sûr de cet ancrage et ne plus être le jouet de forces supra-locales qui le manipulent comme un pion sur un échiquier ou qui spéculent sur son interchangeabilité permanente. Mon engagement au Vlaams Blok découle de là: je n'ai plus retrouvé dans la "libre-pensée" officielle (et dévoyée) le souci incontournable du "sich-zu-Hause-Fühlen", élément essentiel de toute anthropologie cohérente et viable. Beaucoup de mes camarades politiques du Vlaams Blok considèreront sans doute les propos que je tiens ici comme le reflet et l'expression d'une hérésie ou d'une aberration, mais j'affirme clairement que je vois dans le combat de mon nouveau parti une sorte de combat proto-marxiste. Le Manifeste du parti communiste de Marx (1844) contient pourtant des affirmations que n'importe quel homme de droite accepterait avec enthousiasme.
Le "Manifeste du parti communiste" de Marx: une lecture impérative pour tout homme "de droite"
Je cite de mémoire cet extrait du Manifeste de Marx: "Partout où elle [= la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l'homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l'individu devenu simple valeur d'échange; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l' unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu'alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d'argent". Je vous le demande: quel homme de la droite véritable, de la droite des racines (j'y reviens!) ne souscrirait-il pas à ces phrases de Marx et d'Engels?
Aujourd'hui, cette synthèse marxo-heideggerienne, cette double revendication sociale et philosophique du droit "à être chez soi" ("Thuis zijn", thème central de la campagne du Vlaams Blok pour les élections communales du 8 octobre 2000) est notamment portée par le philosophe slovène Slavoj Zizek, peu connu dans l'espace linguistique francophone mais largement apprécié dans le monde anglophone, en Allemagne et aux Pays-Bas. Zizek va dans le même sens: il est hostile à la globalisation, parce qu'elle porte l'aliénation à son pinacle. Sa critique est nourrie de Marx et de Heidegger. Lui aussi dénonce l'idéologie “politiquement correcte”, avec son homme “multiculturel”, qui n'est, dit-il, qu'une abstraction totalement désincarnée. Donc une escroquerie. Donc un instrument de manipulation.
Donc, pour vous, le malheur premier de l'homme, c'est l'aliénation. Tout humaniste engagé en politique doit dès lors lutter contre les facteurs et les effets de l'aliénation, aider ses contemporains plus faibles et plus désorientés à s'en dégager…
UD: Oui. Aujourd'hui, l'aliénation a conduit à l'atomisation de nos sociétés, surtout dans les grandes villes. Bruxelles n'échappe évidemment pas à la règle. Les gens vivent barricadés chez eux, parce qu'ils n'ont plus envie de sortir —la rue ne correspondant plus à leurs désirs de convivialité ou d'esthétique collectives— ou parce qu'ils s'abreuvent de fictions cinématographiques, d'expériences de "seconde main", par films interposés. Dans un tel contexte, l'agora antique, le forum des citoyens libres, libres parce qu'ils prenaient la parole en public, s'adressaient à leurs homologues, n'est plus qu'un souvenir: c'est le comble de l'aliénation. C'est aussi le message que nous a laissé Hannah Arendt. Ma position, de philosophe et d'homme engagé dans le seul parti révolutionnaire du pays (révolutionnaire justement parce qu'il fait enrager tous les conformistes), c'est de m'insurger contre l'aliénation et ses formes multiples, de mettre toutes mes énergies à lutter contre les affres de l'aliénation. Je suis ainsi scrupuleusement la leçon de Marx, en tournant le dos à tout marxisme vulgaire, à tout "marxisme de parti" (partijmarxisme). Ce marxisme de parti est une escroquerie. Mon marxisme reste purement philosophique, il transcende largement les querelles politiques ou les querelles entre écoles. Avec Henri Lefèbvre, autre intellectuel en vue du PCF dans les années 50 et 60, je me dresse contre le déracinement des hommes. Vous me dites qu'avec votre ami Guillaume Faye, ténor de la "Nouvelle Droite" dans les années 80, vous avez eu le privilège de dîner deux fois à la “Closerie des Lilas" à Paris avec Lefèbvre: je suis heureux de l'apprendre, cela confirme mes intuitions. Depuis longtemps déjà, des passerelles auraient pu être jetées. Je suis fier d'être ainsi, à quelques années de distance, sur la même longueur d'onde que Lefèbvre, ce grand maître de ma période universitaire.
Marx aurait donc été aussi "politiquement incorrect" que vous, s'il avait vécu aujourd'hui?
UD: Evidemment. Sa critique du consumérisme comme forme la plus extrême de l'aliénation, où tous les hommes deviennent les esclaves de la marchandise, l'aurait mis radicalement en porte-à-faux par rapport à cet agencement complexe et aliénant de publicité et de mass-media que nous connaissons depuis quelques décennies. On ne parle jamais, chez les bigots laïcistes qui se piquent de marxisme, du "racisme" de Marx. Bon nombre de ses propos l'auraient conduit aujourd'hui devant un de ces tribunaux inquisitoriaux, issus de la Loi Moureaux, une loi qui doit son nom à cet ex-ministre de la Justice qui se prétend justement son plus féal disciple au sein du PS francophone. Encore une belle contradiction dans notre "beau monde" politique! Philippe Moureaux exhorte ses ouailles socialistes à lire et à relire Marx, il n'a que cette exhortation à la bouche… Mais, s'il veut être fidèle, par ailleurs, à l'esprit de sa fameuse loi contre le racisme, il devrait fournir à ses yes-men des versions dûment expurgées de Marx, sinon ils risqueraient d'enfreindre la loi qui porte son nom! Karl Marx était très fier, par exemple, d'appartenir à la culture allemande, à l'appareil complexe de cette culture, mixte d'idéalisme, de kantisme, d'hegelianisme, de dialectique, de romantisme, etc. Je n'ai pas dit que Marx était fier d'appartenir aux aspects cucu de la culture allemande de son temps, au bric-à-brac Biedermeier, comme on disait à l'époque. Cette sous-culture, je le concède, il la vomissait. Ma position est analogue dans la Flandre d'aujourd'hui: qu'on ne me parle pas de cette fausse Flandre fabriquée par les cléricaux, où tous les Flamands seraient de pieux benêts bien chastes (vroom en kuis), humbles et souffrants sous les quolibets de leurs maîtres, décrits comme des pervers impies. Mes modèles sont les Flamands combattants, entêtés, paillards, libertins, grands buveurs devant l'éternel, aventuriers et entreprenants.
Vous nous avez parlé de Léopold Flam. D'autres professeurs ont-ils influencé votre cheminement?
UD: Oui, sans doute avant tout Hubert Dethier. Ce philosophe laïque s'inscrivait à ses débuts dans le filon de l'anti-humanisme français des années 60, qui entendait prendre le relais de Marx, quand il raillait, à la suite de Hegel, le culte des “belles âmes”. Dans le carnaval de la laïcité en Belgique, les dévots laïcards ont construit une vision totalement abstraite de l'homme, que critiquait Dethier, à la suite d'Althusser notamment. Mais Dethier est tombé dans le piège de la "nouvelle philosophie" des B. H. Lévy, des Glucksmann et consorts. Sa critique anti-humaniste a fait place à un mysticisme de Prisunic, où gargouillent tous les ingrédients de la vulgate dominante d'aujourd'hui. Je le déplore. Mais tant pis pour Dethier. Son anti-humanisme d'hier m'a aidé à me méfier des belles idées généreuses, qui ne camouflent généralement que du vide intellectuel ou des escroqueries véreuses. Hegel nous avait déjà averti, dans la dernière décennie du XVIIIième siècle, contre le culte des “belles âmes” (schöne Seelen). Ce culte est à la base de toutes les abstractions morales ou éthiques qui veulent oblitérer la richesse infinie de l'homme vrai, de chair et de sang. Marx en riait. Je suis fidèle à son rire. Le formalisme philosophique de la VUB, mon université, a débouché sur une triste philosophie de salon, un académisme infécond. Les pseudo-philosophes contemporains qui en sont issus et qui font des ravages dans les lycées et athénées se posent comme des "savants". Ils ne font que de la paraphrase, de la napraterij. Devant ce pandémonium, je me suis enfui à toutes jambes et j'ai abandonné mon poste de directeur de stages pour les professeurs de morale laïque des athénées de la Région de Bruxelles.
Marxisme vulgaire et messianisme chez les trotskistes
Parmi mes collègues, beaucoup venaient du trotskisme, aire idéologique où les militants, souvent, se sentent investis d'une mission, font montre d'une propension accentuée pour le messianisme. Ces personnages estimaient que leur mission était d'apporter aux masses, donc aux potaches, ce marxisme vulgaire (et non marxien!) —justement celui qui épouvantait Flam— afin qu'il devienne l'idéologie unique de la société, permettant ainsi de réaliser la parousie sur la terre. Mais, à l'analyse, leur internationalisme et leur pseudo-solidarité sociale n'ont rien à voir avec Marx, avec son décryptage lucide des mécanismes du monde bourgeois. Le prêchi-prêcha internationaliste, on connaît. Tout le monde entonne la rengaine, y compris l'Eglise. C'est ainsi que la libre-pensée, sous la triple influence du marxisme vulgaire, du messianisme de nos trotskistes simplets et de la "nouvelle philosophie" des Lévy et consorts, est devenue un nouveau cléricalisme. Il n'y a plus de différence fondamentale entre ce que nous racontent les curés et ce que nous serinent les libres penseurs. Tout est mêlé, mélangé dans une panade sans saveur.
Qu'entendez-vous, au fond, par “cléricalisme”? Chez vous, ce terme semble recouvrir davantage qu'une simple critique de l'Eglise et de ses mécanismes de pouvoir et d'influence sur les esprits…
UD: Pour moi, la libre pensée, c'est tout à la fois le refus du paternalisme (d'être objet d'un paternalisme), de la tutelle (d'être mis sous tutelle), de la manipulation. C'est refuser que la population tout entière, ou une partie de la population, soit soumise à l'emprise d'une forme ou d'une autre de paternalisme, de sollicitude artificielle, entraînant une discrimination, négative ou positive. Quand, en théorie, l'ensemble de la population citoyenne (et par conséquent autochtone) a été émancipée des tutelles qui pesaient jadis sur elle, il a fallu inventer de nouvelles catégories d'“exclus”, à la fois afin d'avoir un prétexte pour relancer la dynamique de l'émancipation et de se donner un nouvel objet de pitié, d'apitoiement et de sollicitude, tous ingrédients dont les paternalistes désœuvrés ont un besoin pathologique. Cette nouvelle catégorie, ce sont les immigrés (et accessoirement les jeunes, les drogués, etc.). Les bourgeois à mauvaise conscience, les professionnels du paternalisme à tous crins et du charity business style dames patronnesses, ont trouvé dans ces strates plus récentes de nos populations urbaines de nouveaux objets de (fausse) sollicitude, qu'il faut choyer et paterner/materner, le cas échéant, en leur accordant des faveurs matérielles de toutes sortes, financées évidemment par le contribuable (cette fois sans discrimination).
Se venger des citoyens socialistes autochtones
On peut même avancer sans trop craindre de se tromper, que cette bourgeoisie, paternaliste en surface, égoïste dans le fond, qui a dû accorder des droits sociaux à nos propres strates populaires et ouvrières, sous la pression des grèves et des mouvements syndicaux, cherche à se venger, consciemment ou inconsciemment, de notre peuple en manipulant contre lui les catégories sociales issues de l'immigration (Il reste effectivement à faire la psychanalyse de cet engouement pro-immigrés, où les immigrés ont d'abord joué à leur insu le rôle de "jaunes", pour casser ou contourner les acquis sociaux des autochtones). Manipulation qui s'effectue par l'instrument de la "discrimination positive" (qui n'en reste pas moins une discrimination), par le chantage moral, par l'exploitation du mal-vivre qu'engendrent la cohabitation de populations qui se connaissent mal et une intégration forcée qui ne se réalisera sans doute que lorsque les poules auront des dents, bien plantées dans de nouvelles maxillaires charnues, don providentiel de l'évolution (merci Darwin!).
Comment seront les dix prochaines années en Flandre à votre avis?
UD: Dans les dix prochaines années, l'emprise du néo-libéralisme se fera toujours plus pesante. Tout est déjà marché. Et demain, ce sera encore pire. Notre société va basculer dans le consumérisme le plus forcené, entraînant l'atomisation, l'aliénation absolue. Nous, militants identitaires flamands, devront construire la réaction populaire contre ce désastre. Nous ne sommes pas la droite de l'argent (du capitalisme), mais la droite des racines (celles que Camus et Flam ont découvertes dans la Provence du Lubéron, d'Henri Bosco et, pourquoi pas?, de Jean Giono). La droite des racines sera celle qui mènera en première ligne le combat contre l'aliénation. Elle devra clairement déclarer la guerre au néo-libéralisme, idéologie de la globalisation, donc de l'aliénation suprême. Certes, je suis conscient qu'en Flandre, aujourd'hui, le néo-libéralisme peut encore séduire: en apparence, il a réduit le taux de chômage; mais cette petite victoire, sans nul doute toute provisoire, n'exclut pas les très prochaines retombées tragiques de la globalisation, dont l'immigration débridée et ses effets pervers ne sont qu'un aspect. Abattre les règles du protectionnisme me semble une aberration politique, car, quand les barrières régulatrices n'existent plus, nous tombons très vite dans la crise, au moindre choc conjoncturel.
Le libéralisme ne permet pas de réconcilier autochtones et immigrés
Le néo-libéralisme promet l'euphorie et la réconciliation entre les peuples; en bout de course, ce sera le contraire, l'affrontement, avec tout son cortège de tragédies. L'immigration, produit de la mondialisation en cours depuis plusieurs décennies, ne réconcilie pas les ouvriers autochtones et allochtones. Au contraire. On peut le déplorer, mais c'est ainsi: deux hommes issus de civilisations différentes seront les meilleurs amis du monde, si chacun possède un territoire, qu'il agence comme il l'entend, sur lequel il construit la société de ses vœux, de ses aspirations profondes ou perpétue celle de ses pères. Sur un même territoire, ces deux amis potentiels risquent de s'opposer, car leurs désirs se télescoperont et s'excluront mutuellement. Dans leurs usines, les ouvriers de chez nous parlent de leurs conquêtes féminines et de leurs libations. Difficile, dans ces deux domaines élémentaires, d'être sur la même longueur d'onde avec un camarade issu d'une culture islamique, où l'on ne parle pas des femmes de la même façon et où l'alcool est prohibé. Dans un tel contexte de mécompréhension mutuelle, les hiatus se multiplient. Les uns et les autres se replient sur eux-mêmes. Le “sich-zu-Hause-Fühlen” disparaît du lieu de travail. Un puissant sentiment d'aliénation naît. Et pas seulement à l'usine, sur le lieu du travail. Aussi dans la rue. Psychologiquement, cette situation est très dure pour un large pourcentage de la population. Le sentiment d'insécurité en découle. Même les adversaires les plus acharnés de mon nouveau parti en conviendront, mais dissimuleront leur constat derrière un rideau d'hypocrisies verbeuses, tenteront de maquiller la triste réalité que doivent vivre tant de nos contemporains.
Votre conclusion?
UD: En dépit de tout, la lutte première à mener est la lutte contre l'aliénation. Ce fut mon combat hier. C'est mon combat aujourd'hui. Ce sera mon combat demain.
(propos recueillis par Robert Steuckers).