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samedi, 07 novembre 2020

La dystopie macronienne: de la «sécurité globale» à la «surveillance globale»

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La dystopie macronienne: de la «sécurité globale» à la «surveillance globale»

 
 
Auteur : Karine Bechet-Golovko
Ex: http://www.zejournal.mobi

Alors que les regards sont tournés vers l’Outre-Atlantique et les cerveaux confinés ad vitam, d’étranges textes de loi se discutent à l’Assemblée nationale. La majorité présidentielle a déposé une proposition de loi « relative à la sécurité globale », qui affirme à juste titre son affiliation – globaliste. En quelques articles, le sens de la police municipale est modifié pour en faire de facto un échelon de maillage répressif, le rôle et les compétences des organes de sécurité privés sont renforcés et les étrangers peuvent y participer s’ils maîtrisent la langue française, la surveillance technologique est généralisée, de la prévention à l’intervention, transmettant en temps réel les données et les forces de l’ordre doivent être protégées d’un regard « malveillant ». Ce magma futuriste se développe en l’absence d’une quelconque volonté politique de maintenir l’ordre sur l’ensemble du territoire français, sans soutenir les forces de l’ordre lors de leurs interventions dans les « territoires perdus de la République », après avoir déshumanisé la police tout en diminuant le seuil de légitimité du recours à la violence contre la population. Ce n’est certainement pas ce nouveau texte qui va résoudre les problèmes de sécurité en France, mais il va en revanche contribuer à réaliser ce « nouveau monde » inhumain et global.

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Alors que l’on ne cesse de remarquer un ensauvagement des territoires, avec des agressions de plus en plus violentes et primaires, le tout dans une ambiance bon ton tolérante pour ces pôvres petits qui ne savent pas ce qu’ils font. Alors qu’un nombre impressionnant de FDO est lancé dans le contrôle des attestations de déplacement d’une population lassée et écrasée par une rhétorique psdeudo sanitaire, réellement autoritaire. Alors que le pays vit dans un état d’exception qui est devenu permanent, passant du terrorisme au virus par alternance, sans prendre le risque de s’interroger sur le fond de ces problèmes.

Bref, alors que la situation est délétère, les députés de la majorité nous lancent En Marche vers un fantasme recuit de science-fiction des années 50, avec leur proposition de loi « relative à la sécurité globale », dont le texte est disponible ici sur le site de l’Assemblée nationale, qui ressemble à s’y méprendre à de la surveillance globale et en cours de privatisation.

Dans le Titre I, la proposition de loi envisage la transformation de l’esprit de la police municipale en renforçant ses compétences en matière de constatation d’infractions dans des domaines aussi variés que les infractions routières ou le trafic de drogue. La police municipale, dans la logique de la police de proximité, devait garantir le lien entre la population et les FDO, cet aspect est totalement oublié aujourd’hui, elle semble être transformée en un élément de la Police judiciaire, un maillon au rabais, en bouche-trou.

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Dans le Titre II, une privatisation rampante de la « sécurité globale » est mise en place, à quel point les sociétés privées de sécurité sont indispensables aujourd’hui. Il est vrai que face aux 21 500 policiers municipaux, les 165 000 agents privés de sécurité produisent un effet de masse. Et ces forces privées, qui peuvent comprendre des étrangers maîtrisant le français (merci !), vont voir leurs compétences augmenter, notamment pouvoir dresser des PV, noter les témoignages, relever l’identité et l’adresse du présumé coupable, le retenir en attendant l’arrivée d’un policier ou d’en gendarme (art. 18 du projet de loi). Autrement dit, des compétences de puissance publique sont transférées à des individus, qui ne représentent pas l’État et n’agissent pas en son nom. Dans la même logique, ils reçoivent des pouvoirs de contrainte en matière d’obligation de publicité des sanctions adoptées à l’égard de personnes physiques et morales (art. 19).

Le Titre III met en place un système de surveillance électronique, qui repose autant sur les caméras individuelles (art. 21), que sur les caméras aéroportées (art. 22). Les images peuvent être transmises en temps réel, ce qui a provoqué une réaction négative du Défenseur des droits, l’atteinte potentielle aux libertés fondamentales étant considérable. L’on appréciera également la précision de l’art. 22 concernant les caméras aéroportées sur les voies publiques, qui ne doivent pas permettre de visualiser l’intérieur des domiciles, ni de façon spécifique, leurs entrées. Donc, accessoirement, c’est possible, mais pas de manière spécifique.

Le Titre IV est celui qui a fait le plus réagir les médias, car il les concerne directement, en prévoyant une forte limitation de la diffusion des images des FDO. La loi sur la liberté de la presse est complétée d’un article ainsi rédigé :

« Art. 35 quinquies. – Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police ».

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Cette disposition, devant limiter l’application de la restriction de diffusion d’images, « dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique » peut être interprétée tellement largement selon les besoins de la situation, que l’interdiction risque d’être de facto générale.

Le syndicat de la magistrature a particulièrement négativement réagi à cette proposition de loi. Il est possible de lire l’intégralité de leur communiqué ici, pour l’essentiel :

« La majorité parlementaire se plaît – sans consulter la CNIL – à déposer cet énième texte, lequel a pour finalités essentielles d’accroître la surveillance de masse et les pouvoirs des polices locale et privée, au nom du « continuum de la sécurité », doctrine qui a démontré depuis plus de vingt ans qu’elle ne produisait ni cogestion entre les polices, ni proximité avec la population mais répondait au besoin d’extension d’un marché privé de la sécurité très lucratif. (…) Ce projet est en cohérence avec la priorité donnée par le gouvernement à la justice pénale de « proximité », qui est tout sauf de la proximité, puisqu’aucunement de nature à répondre aux besoins quotidiens essentiels des justiciables, mais correspond uniquement à la volonté de concentrer les maigres moyens de la justice sur la répression accrue des actes de délinquance les moins graves. Le but est de quadriller chaque recoin de l’espace public en déployant des moyens technologiques permettant une surveillance généralisée, en donnant compétence à des agents qui ne sont pas formés mais qui feront nombre pour relever des infractions en dehors de tout contrôle de la justice, et de faire encore reculer le contrôle démocratique sur ce qui se joue, les forces de l’ordre devenant finalement les seules à échapper aux honneurs des caméras. Tandis qu’un blanc-seing sans limite et sans contrôle est donné aux agents de la puissance publique pour réprimer tous azimuts, leur rôle pacificateur, les liens qu’ils devraient tisser avec les populations qu’ils protègent sont désormais totalement perdus de vue. Tant pis pour les libertés publiques, et tant pis si ces coups de menton n’ont aucun effet réel sur le niveau de la délinquance ».

Il est urgent de déconfiner nos cerveaux avant de se réveiller dans une nouvelle réalité inhumaine, électronique, faite de surveillance et d’insécurité. Ce monde global vers lequel nos élites nous dirigent au pas de course.


- Source : Russie politics

 

 

 

vendredi, 15 mai 2020

Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total...

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Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total...

par Eric Werner
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner cueilli sur Antipresse et consacré au basculement progressif de la France dans le despotsme. Penseur important et trop peu connu, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015), De l'extermination (Xénia, 2013), ou Un air de guerre (Xénia, 2017), et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019).

Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total

Il faut, comme Tocqueville, s’écarter un peu de la France pour voir à quel point la réalité de ce pays contredit les principes dont il se réclame. Par-delà les questions de personnes et de partis, n’est-il pas temps de faire table rase de son culte inconsidéré de l’État? À moins de se laisser délibérément tomber dans la tyrannie absolue ou la guerre civile.

Nous avions évoqué il y a quelques semaines le chef-d’œuvre de Tocqueville, son grand livre sur la Démocratie en Amérique. Revenons-y une nouvelle fois, car on ne se lasse pas de le faire.

Tocqueville est bien sûr intéressant par ce qu’il nous dit de l’Amérique. L’Amérique est le sujet du livre. Mais le lecteur comprend vite en parcourant l’ouvrage qu’il n’y est pas seulement question de l’Amérique, mais de la France. C’est peut-être même elle, surtout, le sujet. Tocqueville feint de nous parler de la démocratie en Amérique, mais au travers même de ce qu’il en dit, il nous parle de la France et de la démocratie en France. Tocqueville emprunte ce détour pour aborder des problèmes qu’il estime ne pouvoir aborder que de cette manière: non pas donc directement, mais indirectement. On est ici dans le non-dit. Mais ce non-dit se lit bien entre les lignes.

C’est en quoi Tocqueville est un très grand penseur. Ce qu’il dit de l’Amérique est certes important. Mais ce qu’il dit de la France est presque plus important encore. Pas seulement parce qu’il le dit indirectement («obliquement», dirait Montaigne. Les choses importantes se disent toujours obliquement: sans les dire tout en les disant), mais parce qu’il est plus ou moins le seul à l’avoir dit. Que dit-il en effet? Que la France, tout comme le reste de l’Europe, va très vite, si ce n’est pas déjà fait, basculer dans la démocratie (la démocratie telle que lui, Tocqueville, la définit: non pas comme un certain régime politique, la démocratie par opposition à la monarchie, mais comme un certain type de société, celle articulée à l’idée d’égalité), mais qu’il n’est pas sûr pour autant qu’elle ne bascule pas en même temps dans le despotisme. Tant il est vrai qu’on peut très bien imaginer l’égalité sans la liberté. On l’imagine même mieux sans qu’avec.

Égalité se passe fort bien de Liberté

L’Amérique, elle, a très bien su concilier l’égalité et la liberté. Tocqueville est relativement optimiste sur l’Amérique. Mais il n’est pas sûr que la France, elle, réussisse à le faire. On est même porté à penser le contraire. Tocqueville nous en donne les raisons: une tradition de l’État fort remontant à l’Ancien Régime et que la Révolution française, les guerres aidant, n’a fait que renforcer encore, la centralisation qui lui est associée, la peur de l’anarchie et l’aspiration (en découlant) à l’ordre quel qu’il soit, la disparition des corps intermédiaires, l’habitude, enfin, bien ancrée en France consistant à tout attendre de l’État, alors qu’aux États-Unis les citoyens se débrouillent très bien entre eux pour résoudre les problèmes (en créant par exemple des associations).

Alexis_de_Tocqueville_(Théodore_Chassériau_-_Versailles).jpgVoilà en gros ce que nous dit Tocqueville dans la Démocratie en Amérique. L’Amérique nous offre l’exemple d’une société égalitaire, mais tempérée par un ensemble d’habitudes et d’institutions faisant barrage au despotisme, alors qu’en France de telles habitudes et institutions n’existent pour ainsi dire pas, avec pour conséquence, effectivement, le risque de basculement dans le despotisme. C’est en comparant la société française à la société américaine que Tocqueville parvient à cette conclusion. Insistons sur l’originalité de sa démarche. Tocqueville a compris que pour parler intelligemment de la France, il lui fallait prendre un certain recul, en parler donc non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur. C’est ce point de vue décentré qui le hisse au niveau des très grands penseurs politiques (en France, sans doute même, le plus grand). Encore une fois, s’il l’est, ce n’est pas à cause de ce qu’il dit de l’Amérique, mais de la France. Il parle de la France comme personne d’autre, après lui, ne le fera plus. En ce sens, il est resté sans héritier.

Pourquoi est-ce que je dis tout ça? On ne reviendra pas ici sur les violences policières qui ont marqué, en France, l’épisode des Gilets jaunes. Sauf qu’elles ont eu un rôle de révélateur. Elles en ont amené plus d’un à s’interroger sur la réalité, aujourd’hui en France, de l’État de droit, en même temps que sur la nature exacte du régime aujourd’hui en place à Paris. L’État français s’érige volontiers en donneur de leçons quand il s’agit de pays comme la Hongrie et la Pologne, leur reprochant de sortir des rails en un certain nombre de domaines. En Pologne c’est l’indépendance de la justice qui est menacée, en Hongrie celle des médias, etc. C’est l’histoire de la paille et de la poutre. Demandez à François Fillon ou à Jean-Luc Mélenchon ce qu’ils pensent de l’indépendance, en France, de la justice. Ou aux gens en général ce qu’ils pensent de l’indépendance des médias publics ou même privés en France. Ou de la loi Avia.

Dois-je le préciser, le risque actuel de basculement dans le despotisme ne se limite évidemment pas aujourd’hui à la France. Partout ou presque en Europe (davantage, soit dit en passant, en Europe occidentale que centrale et orientale), on a de bonnes raisons de s’inquiéter pour l’avenir des libertés fondamentales. La liberté d’expression est en particulier très menacée. Partout ou presque, également, on assiste à un renforcement des pouvoirs de la police et des services spéciaux, au prétexte de lutte contre le terrorisme. Sauf qu’en France cela va beaucoup plus loin qu’ailleurs. On vient de faire référence à l’épisode des Gilets jaunes, mais l’épisode actuel, celui du Covid-19, est aussi très éclairant. La France n’a pas été le seul pays d’Europe à instaurer un confinement strict de sa population, mais nulle part ailleurs la répression policière en lien avec la mise en œuvre de cette mesure, en elle-même, il est vrai, déjà très discutable, n’a comporté des traits d’une telle férocité, parfois même d’inhumanité. Certaines vidéos en font foi. L’État français traite aujourd’hui sa propre population comme s’il était en guerre avec elle. Une telle situation est complètement atypique et même unique en Europe.

Observons au passage que les Français dans leur ensemble n’en ont pas ou que rarement conscience. Il faudrait que quelqu’un prenne un jour la peine de le leur expliquer: leur dire que nulle part ailleurs sur le continent la police ne se permettrait de traiter ainsi les gens. Ce n’est même pas imaginable. Le leur dirait-on qu’ils se montreraient peut-être moins timides dans leurs protestations. Quand on croit que c’est la même chose ailleurs, on a tendance à dédramatiser, quand ce n’est pas à banaliser. Or, justement, ce n’est pas la même chose ailleurs.

En finir avec le culte de l’État

Pour expliquer toutes ces dérives et d’autres encore (il semble bien, par exemple, que l’État français ait limité par directive l’accès aux urgences des personnes âgées, ce qu’on interprétera comme on voudra, mais assurément pas comme un acte de particulière philanthropie), certains rappellent que la Cinquième République est née en France d’un coup d’État militaire et que ceci explique peut-être cela. La constitution de 1958 confère au président de très grands pouvoirs. Le poste avait été taillé sur mesure pour le général de Gaulle, qui était un dictateur, mais à la romaine, autrement dit complètement dévoué au bien commun. Après lui, le poste aurait raisonnablement dû être repensé. Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument, disait Lord Acton. On insistera dans ce contexte sur le fait que le président actuel et son entourage donnent souvent l’impression d’être dépourvus de tout surmoi et par voie de conséquence aussi particulièrement sujets à succomber à certaines tentations dans ce domaine. On l’a vu lors de l’épisode des Gilets jaunes, mais pas seulement (affaire Benalla).

Ces explications éclairent une partie de la réalité, mais restent insuffisantes. Il faut remonter plus haut encore dans le temps. Je suis toujours frappé quand je lis les déclarations des hommes politiques en France par le fait que tous, qu’ils soient de droite ou de gauche, participent du même culte inconsidéré de l’État, culte les conduisant, presque unanimement également, à ne rien remettre en question de ce qui en découle: le nucléaire civil, entre autres, mais aussi militaire. C’est ici, peut-être, qu’il pourrait être utile de relire Tocqueville. La démocrature macronienne, biberonnée à l’idéologie managériale et aux nouvelles théories du maintien de l’ordre enseignées dans les séminaires de l’OTAN, n’a qu’un lointain rapport avec la statolâtrie capétienne et son retapage gaullien au XXe siècle. Mais même lointain il n’en imprime pas moins sa marque à la réalité française actuelle. Il serait peut-être temps de remettre les compteurs à zéro.

Eric Werner (Antipresse n°232, 10 mai 2020)

jeudi, 09 novembre 2017

De la contradiction du système : État total VS État minimal

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De la contradiction du système: État total VS État minimal

Michel Lhomme
Philosophe, politologue

Ex: https://metamag.fr

Le terme du « pari multiculturaliste » exposé judicieusement il y a peu par Eric Werner  peut surprendre et en aura même irrité quelques uns qui croient encore à l’assimilation quand il n’y a plus rien à assimiler. C’est que, pour la première fois, le dictateur n’a ni visage, ni frontières, ni armées.

Ce n’est pas seulement l’axe horizontal gauche/droite qui est mort mais le principe même de la République. Il n’y a plus de partis parce qu’il n’y a plus que des tribus ou des ethnies éparses sur un territoire en sécession. Les citoyens ne peuvent plus adhérer mais ils sont « en marche », en mouvement perpétuel sans aucune possibilité d’intégration sauf par l’argent puisqu’il n’y a plus d’identité collective autre que commerciale. L’État total est ainsi devenu la seule finalité du gouvernement cosmopolite et multiculturel mais sans plus aucun espoir de grand lendemain collectif. Certes, il y aura encore quelques luttes sociales sporadiques mais sans conflit proprement politique puisque les syndicats ont été dressés pour tout dépolitiser par le consensus.

A l’extrême droite comme à l’extrême gauche, on entend aujourd’hui des phrases comme « les riches doivent payer », « la finance est mon ennemi… », on entend critiquer l’« oligarchie », parler même de « ploutocratie » mais sans se donner les moyens d’envisager l’union ou la conjonction des forces de renversement. Nous sommes ainsi prisonniers sur la scène critique d’un théâtre d’ombres politiques et l’idiotie des masses croissant avec la pédagogie de la compétence, la contestation finira par ne représenter plus rien d’autre que des intérêts tribaux, raciaux et pire religieux. Au final, la dictature sans visage, l’autoritarisme soft du libéralisme risque de s’avérer plus puissant que l’ancienne tyrannie des frontières et des armées sauf que ce ne sera jamais que le contrôle de territoires endettées à hauteur de plusieurs milliards d’argent fictif. L’État total pour « pacifier» le multiculturalisme est bien en construction mais sur la base de l’idéologie qui en est son oxymore même à savoir l’idéologie de l’État minimal.

Concrètement, face aux gigantesques moyens de fabrication et de manipulation de l’opinion, il n’y a plus ,face à la dépolitisation régnante du multiculturalisme que la dictature sans visage de l’État total, le grand État orwellien du contrôle généralisé et de la trace informatique. Mais ce futur suppose l’existence de prisons à l’infini, d’agents de contrôle postés à tous les carrefours, de forces de police  alors que la logique économique du système vise à la privatisation radicale et à la suppression massive des fonctionnaires. Entre l’État total, garant pacifique du multiculturalisme et l’État minimal, pivot du système économique du multiculturalisme, la contradiction est telle qu’il leur faudra bien un jour l’autre descendre dans la rue comme au temps des Versaillais de la Commune .

GO-couv.jpgAinsi, face à la désorientation du pouvoir qui veut faire croire qu’il n’existe plus qu’un modèle de société, que “there is no alternative” et que cette non alternative est toute couleur métisse, l’État total  se heurtera très vite à un sérieux problème de moyens et de compétences au point qu’au final, les citoyens ne pourront et surtout ne devront se défendre que seuls, en somme ne compter finalement pour leur sécurité que sur eux-mêmes.

La France de 2017 a choisi l’option apolitique de la gouvernance technocratique , l’alternance du grand remplacement cosmopolite pour débrider la consommation intérieure. Elle a opté en libertarienne conséquente, la dématérialisation numérique comme mode de gestion des citoyens et commence à prôner la démonétarisation radicale des échanges mais les carotte sont cuites, il ne reste plus à l’Etat de carottes à offrir.

C’est la fin à la française de la République, de l’État-nation et de l’État-Providence, de l’idéal démocratique au sens où l’ultralibéralisme a détruit pour partie la part sociale du rôle de l’État : la main gauche de l’Etat, son côté féminin, la solidarité qui s’exerce dans les écoles, les hôpitaux, l’aide sociale. Tout cela est effectivement mis à mal, saboté, sabordé. De fait, il ne reste plus alors pour lier les tribus que la part masculine, patriarcale, la main droite de l’État, c’est-à-dire la part répressive, ce que l’on appelle le rôle régalien, dont le terme rappelle bien évidemment son origine archaïque.

Dans cette part régalienne de l’État minimal en construction se trouvent l’armée, la police, la justice mais ces institutions sont elles-mêmes appauvries. L’Europe multiculturelle assiste ainsi à un déferlement de violence «légitime» et de restriction des libertés mais les années qui passent nous montrent aussi ce qu’il en advient : on peut tout faire dans l’économie du laisser-faire. La dépolitisation et la déculturation marquent aussi la crise d’efficacité et de légitimité du régime puisque gouverner dans ces conditions à savoir sans penser mais avec des états d’âme éthique s’avérera de plus en plus difficile. L’impuissance idéologique caractérise ainsi de plus en plus le pouvoir sans visage du contrôle total. En plus de cette incapacité à résoudre le plus souvent les problèmes quotidiens des gens, la dictature au visage d’enfant les laisse démunis puisqu’à la fois abandonnés socialement à la misère et à la pauvreté et livrés au fanatisme religieux.

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Quand l’efficacité a prétendu primer pendant des années sur l’identité en cassant les communautés organiques, ces dernières finissent nécessairement par manquer aussi à l’appel pour maintenir le système en équilibre et assurer les nécessaires corps intermédiaires. Dans la décomposition politique de la société multiculturelle, il n’y a effectivement plus alors que trois remèdes : la violence nihiliste des gens d”en bas”, la technocratie de contrôle des ”gens d’en-haut” ou le repli sur la société civile. L’enjeu est terrible puisqu’il en va de la survie même de la liberté c’est-à-dire de quelque chose qui normalement ne se négocie pas.

L’État total du pari multiculturaliste n’est donc pas une plaisanterie. Il s’y dessine la « gouvernance », l’administration de la société par une élite cooptée, sur le modèle des sociétés commerciales. Ainsi, les élites ont-elles décidé depuis longtemps que la démocratie représentative traditionnelle n’est plus adaptée à un monde globalisé fondé sur la libre circulation du capital, sur le métissage, sur l’État minimal et elles ont opté comme principe le multiculturalisme et comme pratique le grand remplacement des populations. Elles ont choisi la fin des peuples mais sur une antinomie intenable : l’État minimal et l’État total. Nous savons que cette antinomie est une aporie et donc par là qu’ils ont déjà perdu la partie.

mercredi, 13 juillet 2016

L'État totalitaire est-il encore un État?

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L'État totalitaire est-il encore un État?

Par Denis Collin 

Ex: http://denis-collin.viabloga.com

Le XXe siècle a vu la naissance de formes politiques radicalement nouvelles, les États totalitaires, typiquement l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, que Hannah Arendt désigne plus volontiers non pas comme « États totalitaires » mais comme « système totalitaire ». La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étant celui qui décide de la situation d’exception, l’État nazi n’est qu’une forme tout à faire légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche pour Carl Schmitt : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui un problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, disons, pour aller vite, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État- tel qu’il est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

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En premier lieu, il est évident que le système totalitaire se constitue à partir d’un État, mais généralement d’un État en crise, dont le « parti » totalitaire s’empare pour le transformer de l’intérieur. Le fascisme italien s’est glissé dans la monarchie parlementaire italienne sans jamais l’abolir officiellement ; Hitler a été nommé chancelier légalement et la constitution de la république de Weimar n’a jamais été abolie, les lois d’exceptions suffisant largement. De la même manière le système stalinien s’est installé dans le cadre formel du régime des Soviets issus de la révolution d’Octobre et les soviets ont été maintenus comme une pure façade. Une constitution a même été adoptée en 1936 et présentée comme « la plus démocratique du monde ». Tout se passe comme si l’État absorbait toute la société. La formule du totalitarisme est inventée d’un certain point de vue par Mussolini (1926) : « Tout dans l’État, rien hors de l’État et rien contre l’État ». Une formule qui conviendrait tout aussi bien à l’Union Soviétique stalinienne. Ainsi le système totalitaire ne serait d’autre qu’une excroissance de l’État souverain, ce monstre inventé par Hobbes qui lui donne le nom biblique du Léviathan. C’est à partir d’une certaine lecture de Hobbes que Schmitt cherche à construire le concept d’un « État total ».

Mais que la destinée de la conception hobbesienne du pouvoir souverain soit de servir de légitimation à « l’État total », rien n’est moins sûr ! Hobbes n’est pas du tout un théoricien de l’État total ou de quelque chose de semblable. Il est un théoricien de la souveraineté : il n’y a aucun pouvoir au-dessus du pouvoir du souverain lequel découle du contrat entre les citoyens (naturellement libres et égaux). Contre le féodalisme – empilage de pouvoirs qui peuvent entrer en conflits et provoquer des guerres interminables – Hobbes énonce que tous les individus doivent obéir au pouvoir souverain quelle qu’en soit la forme – pouvoir monarchique, pouvoir d’une assemblée ou pouvoir du peuple tout entier. L’affirmation de Hobbes est d’ailleurs évidente : aucun pouvoir ne subsisterait bien longtemps s’il admettait que certains dérogent, à leur gré, à la loi. Mais il suffit de lire le Léviathan et de rappeler avec quelle force il énonce ce qu’est la logique de la loi pour comprendre que Hobbes est bien, sous un certain angle, un penseur républicain, car c’est à la république (Commonwealth) qu’est entièrement dédié son Léviathan. Donc on ne peut pas passer du Léviathan de Hobbes à « l’État absolu » de Carl Schmitt.

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Il est donc impossible de tirer le totalitarisme moderne de la philosophie politique classique, ni de Hobbes, ni a fortiori de Locke ou des autres penseurs libéraux, républicanistes … ou même monarchistes. Les États qu’ils ont sous les yeux, même les plus autoritaires, même ceux auxquels ils ne ménagent pas leurs critiques, ne sont à aucun titre des États totalitaires. Ni la monarchie absolue française ni l’autocratie russe où pourtant les libertés élémentaires d’opinion et d’expression ne sont pas garanties, où le pouvoir appartient « de droit divin » au monarque ne sont « totalitaires ». D’une part ces pouvoirs sont soumis à des lois qu’ils ne peuvent changer : le roi en France ne peut lever de nouveaux impôts sans avoir convoqué les « états généraux », que fit Louis XVI et constitua l’élément déclencheur de la révolution. D’autre part, il existe des corps « intermédiaires » qui ont leur propre pouvoir face au pouvoir du monarque : L’Église, en France comme en Russie, est une puissance qui peut contrebalancer sérieusement la puissance du monarque. Si les systèmes totalitaires modernes sont profondément différents même des États les moins favorables aux libertés et aux droits humains que nous tenons aujourd’hui pour essentiels, a fortiori, ils sont évidemment en rupture radicale avec tout ce qu’on a pris l’habitude de nommer « État de droit », qu’il s’agisse des monarchies constitutionnelles ou des républiques.

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Il est nécessaire d’admettre que le système totalitaire n’est un État que nominalement mais nullement dans son essence. Commençons par le plus délicat. Il est courant d’imputer à Hegel une conception de l’État conduisant au totalitarisme. Hegel emploie en effet la formule qui définit l’État comme une « totalité éthique ». Puisqu’un philosophe disciple indirect de Hegel comme Giovanni Gentile a apporté son soutien à Mussolini, il a été facile de tirer un trait de Hegel au totalitarisme moderne – d’autant que c’est à autre « hégélien », Marx, que l’on imputait la responsabilité du système stalinien en URSS. Mais cette façon de procéder n’a aucun rapport avec une réflexion sérieuse. Lorsque Hegel dit que l’État est une totalité éthique, il ne dit pas que le pouvoir des gouvernants est tout ! L’État est, pour lui, la sphère qui englobe, c’est-à-dire qui existe par toutes les autres sphères de la vie commune des hommes. La famille – cette première unité organique – et la société civile – cette affirmation de la liberté individuelle – ne sont pas absorbées par l’État. Elles en sont les constituants : sans l’État et la volonté générale, elles ne peuvent subsister durablement mais sans elles l’État n’existerait tout simplement pas. Les volontés particulières doivent se soumettre à la volonté générale – et non à la volonté de tel ou tel individu qui représenterait l’État – mais chacun peut défendre ses intérêts par l’intermédiaire d’organismes comme les « états », c’est-à-dire les divers corps de métiers. De même l’administration, si elle doit mettre en œuvre les lois et les décrets du pouvoir politique doit pourtant garder une certaine autonomie par rapport au gouvernement. Les gouvernants passent, mais l’administration permet la continuité de l’État. Enfin si l’État est une « totalité éthique » c’est précisément parce qu’il n’est pas sa propre fin mais qu’il a pour finalité de permettre une vie guidée par les « bonnes mœurs » ou « l’éthicité » (Sittlichkeit) que pratiquent spontanément en quelque sorte les citoyens.

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Ces quelques indications permettent de comprendre en quoi le système totalitaire n’a rien à voir avec cette « totalité éthique » hégélienne. L’État hégélien est l’État rationnel, c’est-à-dire l’expression du mouvement et du progrès de la raison humaine. Si les systèmes totalitaires utilisent la rationalité instrumentale de la technoscience si précieuse pour leurs menées guerrières et pour le contrôle de la population, ils sont non pas des manifestations de la raison mais des forces vouées à la destruction de la raison. L’exaltation nazie du sol et du sang (Blut und Boden) ou de l’instinct tout comme la valorisation du passé le plus obscurantiste indique sans le moindre doute ce que voulait ce régime. Mais ce qui apparaît en toute clarté dans le nazisme peut se retrouver facilement dans les autres régimes totalitaires.

En second lieu, la rationalité de l’État hégélien découle du fait qu’il est fondé sur la loi et non sur le caprice d’un despote. Or, ce qui caractérise les régimes totalitaires, c’est précisément que la loi n’y nullement un facteur d’ordre, mais un simple instrument de propagande dont on change quand on le veut. On maintient bien formellement un droit et un appareil judiciaire, mais les juges sont simplement priés d’entériner les ordres du despote. Les procès organisés par les nazis, de même que les procès de Moscou n’étaient des farces sinistres organisées à des fins de propagande. Staline fait des procès de 1936 des mises en scène à destination de politiciens et de publicistes occidentaux complaisants et, au fond, pas fâchés de voir Staline envoyer à la mort tous les hommes qui avaient fait la révolution d’octobre 1917. La justice et le droit dans le régime totalitaire ressemblent aux « villages Potemkine » sous Catherine II, villages, soigneusement apprêtés par le ministre Potemkine pour les visites à la « grande Catherine », selon ce qui n’est peut-être qu’une légende.

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En troisième lieu, si la fin de l’État est la liberté ainsi que le soutiennent Spinoza et Hegel, non seulement le système totalitaire suspend toutes les libertés démocratiques de base mais encore annihile radicalement la plus élémentaire des libertés, celle de vivre en sûreté. Par l’insécurité permanente dans laquelle vit la grande majorité des citoyens, le système totalitaire est tout autre chose qu’un État autoritaire ou un État politico-militaire. Il est un régime de guerre civile permanente. Certes la frontière entre État autoritaire, régime dictatorial et système totalitaire n’est pas toujours bien claire. Les dictatures militaires recourent volontiers à la terreur et comme dans les régimes totalitaires n’hésitent pas utiliser des groupes armés formés de la lie de la société pour exécuter les basses besognes. Mais le propre des systèmes totalitaires est que la terreur n’y figure pas comme un moyen pour éliminer les ennemis du régime, mais comme une condition essentielle du fonctionnement du système et qu’ainsi elle frappe aussi volontiers les soutiens du régime que ses adversaires.

En quatrième lieu, le système totalitaire ne forme pas une totalité concrète mais un écrasement de toutes les sphères qui constituent l’État. La société civile n’existe plus ; elle est entièrement mise en coupe réglée par le parti unique et sa police politique. Les organismes indépendants ou simplement autonomes sont transformés en appendices du parti unique. La famille elle-même est menacée. L’embrigadement des enfants, la propagande pour qu’ils dénoncent leurs parents comme mauvais Allemands ou agents trotskistes dressent les enfants contre les parents. On force les femmes à qui on demande de dénoncer leur mari. Une poussière d’individus hagards, voilà ce que cherche à obtenir le système totalitaire qui n’est donc pas une totalité puisque une totalité suppose des parties. Le système totalitaire est l’anéantissement de toute .

Enfin, si l’État est une « totalité éthique » le système totalitaire repose sur la colonisation des consciences, la manipulation et la destruction systématique de toutes les sources de l’éthique. L’encouragement à dénoncer, piller ou tuer les « ennemis du peuple » suppose la destruction progressive de toute conscience . Les rituels quotidiens (le salut nazi par exemple) ou les manifestations de masses enrôlées pour la gloire du régime sont des éléments indispensables pour cette destruction de la conscience . L’antinazi qui doit saluer toute la journée en criant « Heil, Hitler ! » pourra difficilement supporter longtemps cette dissonance entre son attitude extérieure et ses pensées intimes et le plus simple sera de faire taire ses scrupules moraux et d’obéir de bon gré au régime.

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En conclusion, le système totalitaire n’est pas un État « extrémiste », une sorte variété parmi d’autres des États autoritaires. Les Hitler, Staline et leurs semblables sont autre chose que les despotes ordinaires dont l’histoire est pleine. Ils incarnent un horizon nouveau, un horizon « post-politique » comme le dit Slavoj Zizek à propos de Carl Schmitt qu’il approuve. Si la politique est, selon Hannah Arendt, l’activité dans laquelle les hommes se reconnaissent dans leur pluralité, le système totalitaire est donc bien, sinon anti-politique, du moins post-politique. Et si l’État concentre la question du politique, on doit donc considérer que le système totalitaire est autre chose qu’un État. Évidemment, il faut considérer cette affirmation avec toute la prudence requise. Aucun système totalitaire ne parvient à l’être complètement. En dépit des rodomontades de son chef, l’Italie n’a jamais réussi à être pleinement un système totalitaire, une féroce dictature à parti unique, sans aucun doute, mais lui manquent la plupart des traits qui définissent selon Arendt le totalitarisme. Même l’Allemagne nazie n’a pu réaliser jusqu’au bout cette pulvérisation de la société et l’armée, bien qu’étroitement encadrée par la SS n’est jamais devenue un simple prolongement du parti hitlérien. En outre le système totalitaire doit assumer certaines fonctions de l’État, de l’ordre public de base jusqu’au développement économique. Mais aussi importantes que soient ces précautions, elles ne doivent pas faire oublier les tendances fondamentales. Cela suppose également qu’on saisisse toute l’importance des institutions politiques et du système des lois, car c’est seulement l’État de droit, et non de vaines postures anti-étatistes, qui peut défendre la société contre les entreprises totalitaires.

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dimanche, 03 mai 2015

Loi sur le renseignement: surveiller et punir de Fouché à Cazeneuve

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Loi sur le renseignement: surveiller et punir de Fouché à Cazeneuve

La loi sur le renseignement voulue par le gouvernement suscite la méfiance d’une partie de la société civile qui craint une atteinte grave aux libertés du citoyen. Elle relance l’éternel et légitime débat sur l’équilibre, souvent menacé, entre sécurité nationale et libertés publiques. Ce projet législatif s’inscrit dans une longue tradition de contrôle et de surveillance administrative du pouvoir sur la société. Ce processus répressif a commencé, sous sa forme moderne, il y a deux siècles, par la volonté d’un homme : Joseph Fouché, le sombre génie policier du Consulat et de l’Empire.

Après les attentats terroristes du mois de janvier à Paris, le gouvernement souhaite répondre avec la plus grande fermeté à la menace djihadiste et à ses réseaux. Pour satisfaire une opinion publique avide de fermeté, le gouvernement de Manuel Valls prépare une loi qui pose question à bien des égards. Le pouvoir socialiste, dont la communication est pleine de diatribes contre les ennemis de la République, brise son idéal démocratique au nom d’une menace diffuse, bien que réelle, contre la nation et les intérêts de l’État. La décision du président de la République de faire appel au Conseil Constitutionnel ne semble pas calmer les opposants à ce projet. L’inquiétude de certaines associations, de juristes et des professionnels du web est grande, comme en témoigne l’opérateur internet Mozilla Firefox : « Cette disposition oblige les entreprises à permettre une surveillance gouvernementale de l’activité en ligne de tous leurs utilisateurs à la recherche d’un ensemble obscur de motifs comportementaux suspects. » Certains hébergeurs d’internet évoquent même l’idée d’exiler leurs activités hors de France contre cette mesure qu’ils jugent liberticide.

La République is watching you

Ainsi, le gouvernement, au nom de « l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et de la défense nationale » et de « la prévention du terrorisme » mais également des « intérêts majeurs de la politique étrangère », souhaite mettre en place un système de surveillance étroite d’internet. Techniquement, cette mesure se concrétiserait par la mise en place de « boîtes noires » surveillant les métadonnées capables de repérer les projets terroristes. Pour adoucir ce que beaucoup considèrent comme un abus d’autorité, la loi met en place certains contre-pouvoirs et crée ainsi une Commission de contrôle. Ce contrôle sera confié à une nouvelle autorité administrative censée être indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), composée de magistrats, de députés et d’experts techniques.

Pour le politologue Thomas Guénolé, vigie républicaine du moment et instigateur d’une pétition qui a déjà recueilli plus de cent mille signatures, ces mesures de protection des libertés fondamentales ne sont qu’illusoires : « Nous dénonçons les contre-vérités du gouvernement sur la fameuse « commission de contrôle » censée protéger les citoyens des abus de surveillance. D’une part, en amont, l’avis de cette commission est consultatif : seul le Premier ministre est décideur. D’autre part, si cette commission n’a pas le temps de se prononcer sous trois jours, elle est automatiquement réputée être d’accord. Enfin, en aval, un citoyen aura besoin de prouver « un intérêt direct et personnel » pour saisir cette commission (ou ensuite, le Conseil d’État) : comment diable le pourrait-il, concernant des opérations secrètes ? Bref, en fait de garde-fous, ce sont des chimères. »

Face à l’hydre terroriste, la balance entre les partisans du tout répressif et les trop angéliques associations de défense des droits de l’homme semble pencher du côté de l’autoritarisme. Ce projet de loi ranime le vieux débat des limites de l’autorité de l’État sur les libertés publiques, un débat au cœur de le politique française depuis près de deux siècles. C’est lors de la naissance de l’État moderne que s’est forgée la capacité du pouvoir à assurer son autorité et son contrôle sur l’ensemble du territoire et des citoyens. Joseph Fouché, ministre de Napoléon Bonaparte, et père de la police moderne, a tenu un rôle fondateur dans cette évolution du pouvoir. D’une police encore embryonnaire issue de l’Ancien Régime et des premières années de la Révolution, il a tissé au début du XIXe siècle une toile de surveillance et de répression sur la société française.

Le contrôle des citoyens

À cette époque, l’ennemi du pouvoir bonapartiste n’a pas l’apparence du djihadiste cagoulé mais celle de l’activiste royaliste et de l’ancien jacobin, acteurs des principaux réseaux factieux du pays. Pour les combattre, Fouché, tout nouveau ministre du Premier Consul Bonaparte, s’appuie alors sur la loi du 17 février 1800 qui crée les préfets et les commissaires de police dans les villes de moins de cinq mille habitants. Il rationalise la police et le contrôle des citoyens par la collecte de données brutes sur les sujets les plus variés : population carcérale, vagabondage, réfractaires au service militaire, revenus des citoyens… Il rend obligatoire l’utilisation du passeport et contrôle ainsi les déplacements sur l’ensemble du territoire. Son ministère n’est pas qu’un outil de répression, il est également une agence de collecte de renseignements statistiques sur la société française.

Fouché_Joseph_Duke_of_Otranto.jpgPour Fouché, pas de bonne police et de régime stable sans une connaissance approfondie de la société permettant de renseigner l’État sur les atteintes sécuritaires à ses intérêts. Mais pour le ministre de la police de Napoléon Bonaparte, de telles pratiques n’entrent pas en contradiction avec l’idéal démocratique, au contraire : « Il ne faut pas croire qu’une police établie par ces vues puisse inspirer des alarmes à la liberté individuelle, au contraire, elle lui donnerait une nouvelle garantie et une puissance plus pure et plus sûre d’elle-même. » La surveillance administrative du pays devient une des attributions du gouvernement et sera au cœur des attributions de l’État moderne ; une surveillance et un contrôle de l’État qui seront les futurs outils des régimes totalitaires du XXe siècle.

La question du juste équilibre entre autorité et liberté est donc essentielle pour toute forme de pouvoir. Benjamin Constant, esprit libéral et opposant à Napoléon, mettait déjà en garde les gouvernements contre tous risques d’abus de pouvoir : « Toutes les fois que vous donnez à un homme une vocation spéciale, il aime mieux faire plus que moins. Ceux qui sont chargés d’arrêter les vagabonds sur les grandes routes sont tentés de chercher querelle à tous les voyageurs. Quand les espions n’ont rien découvert, ils inventent. Il suffit de créer dans un pays un ministère qui surveille les conspirateurs, pour qu’on entende parler sans cesse de conspirations. » Une mise en garde qui conserve toute sa force aujourd’hui.