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vendredi, 15 mai 2020

Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total...

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Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total...

par Eric Werner
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner cueilli sur Antipresse et consacré au basculement progressif de la France dans le despotsme. Penseur important et trop peu connu, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015), De l'extermination (Xénia, 2013), ou Un air de guerre (Xénia, 2017), et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019).

Des LBD au confinement strict: la France à l’heure de l’Etat total

Il faut, comme Tocqueville, s’écarter un peu de la France pour voir à quel point la réalité de ce pays contredit les principes dont il se réclame. Par-delà les questions de personnes et de partis, n’est-il pas temps de faire table rase de son culte inconsidéré de l’État? À moins de se laisser délibérément tomber dans la tyrannie absolue ou la guerre civile.

Nous avions évoqué il y a quelques semaines le chef-d’œuvre de Tocqueville, son grand livre sur la Démocratie en Amérique. Revenons-y une nouvelle fois, car on ne se lasse pas de le faire.

Tocqueville est bien sûr intéressant par ce qu’il nous dit de l’Amérique. L’Amérique est le sujet du livre. Mais le lecteur comprend vite en parcourant l’ouvrage qu’il n’y est pas seulement question de l’Amérique, mais de la France. C’est peut-être même elle, surtout, le sujet. Tocqueville feint de nous parler de la démocratie en Amérique, mais au travers même de ce qu’il en dit, il nous parle de la France et de la démocratie en France. Tocqueville emprunte ce détour pour aborder des problèmes qu’il estime ne pouvoir aborder que de cette manière: non pas donc directement, mais indirectement. On est ici dans le non-dit. Mais ce non-dit se lit bien entre les lignes.

C’est en quoi Tocqueville est un très grand penseur. Ce qu’il dit de l’Amérique est certes important. Mais ce qu’il dit de la France est presque plus important encore. Pas seulement parce qu’il le dit indirectement («obliquement», dirait Montaigne. Les choses importantes se disent toujours obliquement: sans les dire tout en les disant), mais parce qu’il est plus ou moins le seul à l’avoir dit. Que dit-il en effet? Que la France, tout comme le reste de l’Europe, va très vite, si ce n’est pas déjà fait, basculer dans la démocratie (la démocratie telle que lui, Tocqueville, la définit: non pas comme un certain régime politique, la démocratie par opposition à la monarchie, mais comme un certain type de société, celle articulée à l’idée d’égalité), mais qu’il n’est pas sûr pour autant qu’elle ne bascule pas en même temps dans le despotisme. Tant il est vrai qu’on peut très bien imaginer l’égalité sans la liberté. On l’imagine même mieux sans qu’avec.

Égalité se passe fort bien de Liberté

L’Amérique, elle, a très bien su concilier l’égalité et la liberté. Tocqueville est relativement optimiste sur l’Amérique. Mais il n’est pas sûr que la France, elle, réussisse à le faire. On est même porté à penser le contraire. Tocqueville nous en donne les raisons: une tradition de l’État fort remontant à l’Ancien Régime et que la Révolution française, les guerres aidant, n’a fait que renforcer encore, la centralisation qui lui est associée, la peur de l’anarchie et l’aspiration (en découlant) à l’ordre quel qu’il soit, la disparition des corps intermédiaires, l’habitude, enfin, bien ancrée en France consistant à tout attendre de l’État, alors qu’aux États-Unis les citoyens se débrouillent très bien entre eux pour résoudre les problèmes (en créant par exemple des associations).

Alexis_de_Tocqueville_(Théodore_Chassériau_-_Versailles).jpgVoilà en gros ce que nous dit Tocqueville dans la Démocratie en Amérique. L’Amérique nous offre l’exemple d’une société égalitaire, mais tempérée par un ensemble d’habitudes et d’institutions faisant barrage au despotisme, alors qu’en France de telles habitudes et institutions n’existent pour ainsi dire pas, avec pour conséquence, effectivement, le risque de basculement dans le despotisme. C’est en comparant la société française à la société américaine que Tocqueville parvient à cette conclusion. Insistons sur l’originalité de sa démarche. Tocqueville a compris que pour parler intelligemment de la France, il lui fallait prendre un certain recul, en parler donc non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur. C’est ce point de vue décentré qui le hisse au niveau des très grands penseurs politiques (en France, sans doute même, le plus grand). Encore une fois, s’il l’est, ce n’est pas à cause de ce qu’il dit de l’Amérique, mais de la France. Il parle de la France comme personne d’autre, après lui, ne le fera plus. En ce sens, il est resté sans héritier.

Pourquoi est-ce que je dis tout ça? On ne reviendra pas ici sur les violences policières qui ont marqué, en France, l’épisode des Gilets jaunes. Sauf qu’elles ont eu un rôle de révélateur. Elles en ont amené plus d’un à s’interroger sur la réalité, aujourd’hui en France, de l’État de droit, en même temps que sur la nature exacte du régime aujourd’hui en place à Paris. L’État français s’érige volontiers en donneur de leçons quand il s’agit de pays comme la Hongrie et la Pologne, leur reprochant de sortir des rails en un certain nombre de domaines. En Pologne c’est l’indépendance de la justice qui est menacée, en Hongrie celle des médias, etc. C’est l’histoire de la paille et de la poutre. Demandez à François Fillon ou à Jean-Luc Mélenchon ce qu’ils pensent de l’indépendance, en France, de la justice. Ou aux gens en général ce qu’ils pensent de l’indépendance des médias publics ou même privés en France. Ou de la loi Avia.

Dois-je le préciser, le risque actuel de basculement dans le despotisme ne se limite évidemment pas aujourd’hui à la France. Partout ou presque en Europe (davantage, soit dit en passant, en Europe occidentale que centrale et orientale), on a de bonnes raisons de s’inquiéter pour l’avenir des libertés fondamentales. La liberté d’expression est en particulier très menacée. Partout ou presque, également, on assiste à un renforcement des pouvoirs de la police et des services spéciaux, au prétexte de lutte contre le terrorisme. Sauf qu’en France cela va beaucoup plus loin qu’ailleurs. On vient de faire référence à l’épisode des Gilets jaunes, mais l’épisode actuel, celui du Covid-19, est aussi très éclairant. La France n’a pas été le seul pays d’Europe à instaurer un confinement strict de sa population, mais nulle part ailleurs la répression policière en lien avec la mise en œuvre de cette mesure, en elle-même, il est vrai, déjà très discutable, n’a comporté des traits d’une telle férocité, parfois même d’inhumanité. Certaines vidéos en font foi. L’État français traite aujourd’hui sa propre population comme s’il était en guerre avec elle. Une telle situation est complètement atypique et même unique en Europe.

Observons au passage que les Français dans leur ensemble n’en ont pas ou que rarement conscience. Il faudrait que quelqu’un prenne un jour la peine de le leur expliquer: leur dire que nulle part ailleurs sur le continent la police ne se permettrait de traiter ainsi les gens. Ce n’est même pas imaginable. Le leur dirait-on qu’ils se montreraient peut-être moins timides dans leurs protestations. Quand on croit que c’est la même chose ailleurs, on a tendance à dédramatiser, quand ce n’est pas à banaliser. Or, justement, ce n’est pas la même chose ailleurs.

En finir avec le culte de l’État

Pour expliquer toutes ces dérives et d’autres encore (il semble bien, par exemple, que l’État français ait limité par directive l’accès aux urgences des personnes âgées, ce qu’on interprétera comme on voudra, mais assurément pas comme un acte de particulière philanthropie), certains rappellent que la Cinquième République est née en France d’un coup d’État militaire et que ceci explique peut-être cela. La constitution de 1958 confère au président de très grands pouvoirs. Le poste avait été taillé sur mesure pour le général de Gaulle, qui était un dictateur, mais à la romaine, autrement dit complètement dévoué au bien commun. Après lui, le poste aurait raisonnablement dû être repensé. Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument, disait Lord Acton. On insistera dans ce contexte sur le fait que le président actuel et son entourage donnent souvent l’impression d’être dépourvus de tout surmoi et par voie de conséquence aussi particulièrement sujets à succomber à certaines tentations dans ce domaine. On l’a vu lors de l’épisode des Gilets jaunes, mais pas seulement (affaire Benalla).

Ces explications éclairent une partie de la réalité, mais restent insuffisantes. Il faut remonter plus haut encore dans le temps. Je suis toujours frappé quand je lis les déclarations des hommes politiques en France par le fait que tous, qu’ils soient de droite ou de gauche, participent du même culte inconsidéré de l’État, culte les conduisant, presque unanimement également, à ne rien remettre en question de ce qui en découle: le nucléaire civil, entre autres, mais aussi militaire. C’est ici, peut-être, qu’il pourrait être utile de relire Tocqueville. La démocrature macronienne, biberonnée à l’idéologie managériale et aux nouvelles théories du maintien de l’ordre enseignées dans les séminaires de l’OTAN, n’a qu’un lointain rapport avec la statolâtrie capétienne et son retapage gaullien au XXe siècle. Mais même lointain il n’en imprime pas moins sa marque à la réalité française actuelle. Il serait peut-être temps de remettre les compteurs à zéro.

Eric Werner (Antipresse n°232, 10 mai 2020)

mardi, 28 avril 2020

Société totale

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Société totale

par Eric Werner

Ex: https://ericwerner.blogspot.com

Ce qui se passe aujourd'hui est d'une bien plus grande importance que le 11 septembre, dit l'Avocate. Sauf que c'est le même paradigme. Les lois antiterroristes avaient pour but la création d'un Etat total. En grande partie, c'est maintenant chose faite. Mais les dirigeants n'entendent pas en rester là. Ils veulent aller plus loin. L'Etat total c'est bien. Mais au-delà de l'Etat total, il y a la société totale. Une définition possible de l'Etat total est de dire qu'il donne tous les pouvoirs à la police. La police fait ce que bon lui semble, elle fonctionne en roue libre. Voilà l'Etat total. La société totale, c'est autre chose encore. L'objectif, en l'espèce, est une refonte complète du mode et des habitudes de vie. L'actuelle pandémie en offre l'opportunité. On profite du choc ainsi créé pour avancer un peu plus encore dans la voie de l'Etat total, mais surtout pour jeter les bases de la société totale. Des pans entiers de l'économie sont d'ores et déjà passés à la trappe (jusqu'à 50-60 % des PME notamment). On crée ainsi les conditions de possibilité d'une nouvelle société: la société totale, justement. Ubérisation du travail, Bullshit jobs, télémédecine, "homme augmenté", traçage numérique, certificat de santé, euthanasie, confinement-déconfinement, revenu unique de base : telles en sont les caractéristiques. Avec cette pandémie, les gens se voient par ailleurs condamnés à l'isolement. On pourrait ici citer Aristote et ce qu'il dit de la tyrannie. Pour le tyran, explique-t-il, rien n'importe tant que de séparer les individus les uns des autres. Ils ne doivent pas se parler ni avoir de contacts. Grâce à la pandémie, cela cesse d'être un souci.

(1) Voir "Aller et venir", 21 mars 2020.
 

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vendredi, 03 avril 2020

Eric Werner: La liberté, malgré les urgences !...

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La liberté, malgré les urgences !...

par Eric Werner

Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner, cueilli sur le site d'Antipresse et consacré au recul progressif de la liberté en Europe, et en particulier en France.

Penseur important et trop peu connu, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015), De l'extermination (Xénia, 2013), ou Un air de guerre (Xénia, 2017), et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019).

La liberté, malgré les urgences !

Les sociétés européennes se trouvent aujourd’hui confrontées à de tels défis qu’il peut apparaître étrange, pour ne pas dire inactuel, de s’interroger sur ce que devient aujourd’hui la liberté en Europe. Ce n’est à coup sûr pas une priorité. Et pourtant c’est ce qu’on va essayer ici de faire malgré le couvre-feu matériel et mental imposé par la lutte contre le Coronavirus.

Il est beaucoup aujourd’hui question de «dérive autoritaire» en Europe. C’est évidemment un euphémisme. La vraie question, en fait, qui se pose (au-delà même de celle consistant à se demander si nous sommes encore en démocratie) est celle de l’État de droit. Que subsiste-t-il aujourd’hui encore dans nos pays de l’État de droit?

Je dis «nos pays», car la question ne se pose pas seulement dans certains d’entre eux à l’exclusion d’autres hypothétiquement mieux favorisés, mais peu ou prou partout. Un pays comme la France est évidemment en première ligne. Il serait fastidieux de dresser la liste de toutes les atteintes à l’État de droit survenues en France au cours de la période récente, en lien ou non avec l’épisode des Gilets jaunes. Ces atteintes sont graves et n’ont pas leur équivalent ailleurs. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. On est certainement légitimé à insister sur la singularité française. Mais, d’une part, cette singularité n’est que relative, et d’autre part la France ne fait que précéder les autres pays dans une évolution d’ensemble n’épargnant, en fait, aucun pays. Elle a simplement une longueur d’avance.

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Le problème doit donc être abordé à l’échelle du continent dans son ensemble. On admettra sans peine par exemple que les violences policières constatées ces derniers mois en France n’ont pas leur équivalent en Suisse. Mais divers scandales survenus récemment à Genève, ville frontalière, montrent que la Suisse n’est pas a priori à l’abri de tels débordements (1). D’autres exemples pourraient être cités, notamment un, il y a deux ans, dans le canton de Berne. L’affaire avait débouché dans une interpellation au Grand Conseil bernois. Les violences policières sont encore en Suisse l’exception. Mais il ne faut pas dire qu’elles n’existent pas.

Par ailleurs, les violences policières n’épuisent pas le problème. Ainsi, toujours en Suisse, le Parlement s’apprête à adopter un projet de loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme, projet de loi entérinant le principe selon lequel de telles mesures pourraient être prises en dehors de tout contrôle judiciaire. Il ne faut pas idéaliser la justice, ni bien sûr non plus surestimer son aptitude à protéger les libertés fondamentales (la violence judiciaire n’est pas un vain mot, elle n’a souvent rien à envier à la violence policière proprement dite), mais le contrôle judiciaire n’en est pas moins préférable à pas de contrôle du tout. Un tel contrôle ne garantit assurément pas en lui-même la survie des libertés fondamentales, mais peut en revanche, dans une certaine mesure au moins, la favoriser. Alors qu’avec sa suppression une telle survie devient hautement improbable, pour ne pas dire désespérée.

Le modèle français

La Suisse se borne ici à suivre l’exemple français, puisqu’en 2017 déjà le Parlement français avait décidé de transférer dans le droit ordinaire certaines dispositions de l’état d’urgence, au nombre desquelles, justement, l’abolition du contrôle judiciaire sur les actes des autorités en lien avec la lutte contre le «terrorisme». On met ici le mot «terrorisme» entre guillemets, car les autorités françaises ont tendance à user et abuser de cette notion en en donnant une interprétation très extensive. On est très vite aujourd’hui en France traité de «terroriste».

On pourrait aussi parler des atteintes croissantes à la liberté de parole et de critique, qui font qu’il devient de plus en plus risqué aujourd’hui d’aborder certains sujets jugés sensibles. Il n’y a pas encore à l’heure actuelle en Suisse de loi Avia, mais il est évident qu’un jour ou l’autre il y en aura une, car on voit mal la Suisse ne pas s’aligner sur ce qui se fait ailleurs en ce domaine. Ce ne sera au reste pas très compliqué. Il suffira de compléter l’article 261 bis du Code pénal, par simple adjonction d’un ou deux alinéas, comme cela vient de se faire pour la pénalisation de l’homophobie. Il faut en tenir compte quand on dit que la liberté d’expression est aujourd’hui mieux garantie en Suisse qu’en France. C’est certainement vrai en soi, mais encore une fois, c’est le mouvement d’ensemble qui compte.

Et ainsi de suite. En France toujours, un décret du 20 février dernier légalise le fichage généralisé des individus, au travers d’une nouvelle application numérique dénommée GendNotes. Les gendarmes sont encouragés désormais à collecter des données à caractère personnel (y compris celles relatives aux opinions philosophiques et politiques). Ils l’ont naturellement toujours fait dans le passé, mais c’est maintenant légalisé. On peut bien, si l’on y tient, parler ici de «dérive autoritaire», mais chacun admettra qu’il s’agit de tout autre chose. On assiste en fait à la mise en place d’un régime de type orwellien inaugurant une nouvelle espèce de totalitarisme. La généralisation à tous les coins de rue de la reconnaissance faciale s’inscrit également dans ce contexte.

Insistons au passage sur le fait qu’avec l’avènement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), les choses se font en quelque sorte toutes seules. C’est une opportunité qui s’offre à l’État, et celui-ci, tout naturellement, en profite.

L’humain rapetissé

On est dès lors amené à se poser cette question: comment se fait-il que personne ne réagisse? En fait, ne se révolte? Car, effectivement, les gens ne révoltent pas. On pourrait dire que la non-révolte est chose normale: plus normale, en tout cas, que la révolte. On ne se révolte qu’exceptionnellement. Les gens ne se rendent pas non plus toujours compte à quels risques ils s’exposent en ne se révoltant pas. Ou quand ils s’en rendent compte, il est déjà trop tard. Ils cèdent également volontiers à la peur. Etc. Tout cela étant admis, on n’en reste pas moins surpris de la passivité et de l’absence de réaction des citoyens. Ils donnent l’impression d’être comme tétanisés. Il y a certes eu l’épisode des Gilets jaunes. Mais leurs revendications étaient d’ordre surtout économique.

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C’est un sujet complexe, on ne va bien sûr pas ici en faire le tour, juste développer une ou deux remarques. On s’inspirera ici du dernier livre d’Emmanuel Todd, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle (2), qui aborde le problème sous l’angle anthropologique. Prenant le contre-pied d’une thématique aujourd’hui ressassée, celle de «l’homme augmenté», Todd dit que l’homme contemporain est au contraire extrêmement «diminué». L’individu n’est pas devenu aujourd’hui «plus grand», comme on le prétend parfois, mais au contraire «plus petit». Todd se réfère à certains travaux récents sur la dépression et la fatigue mentale des individus à notre époque. Il insiste également sur le fait que les dernières décennies ont été marquées par un double effondrement religieux et moral, double effondrement qui n’est évidemment pas resté sans effet sur la psyché individuelle. L’ancienne religion s’est effondrée, et avec elle l’ensemble des croyances et points de repère qui contribuaient jusqu’à une date encore récente à «encadrer» l’individu et par là même à le renforcer, à lui donner confiance en lui-même: on pense en particulier au cadre national. L’individu est aujourd’hui très largement abandonné à lui-même. Et donc, tout naturellement, tend à «s’affaisser», à se rapetisser.

C’est un début de réponse. La fatigue, en elle-même, n’est pas nécessairement incompatible avec la révolte, il y a des gens fatigués qui pourtant se révoltent. Mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Ce que la fatigue nourrit plutôt, c’est le renoncement, la passivité. Mais on pourrait dire autre chose encore. Qu’ils soient ou non fatigués, les gens, en règle générale, se révoltent quand ils ont faim. Encore une fois, il faut citer les Gilets jaunes. Or être privé de liberté, ce n’est pas exactement mourir de faim. La liberté n’est pas un bien matériel, mais immatériel. On croise ici Dostoïevski et sa légende du Grand Inquisiteur. Le Christ dit au Grand inquisiteur: l’homme ne vit pas seulement de pain. Soit, mais la plupart de nos contemporains sont aujourd’hui sincèrement convaincus du contraire: l’homme ne vit que de pain. Pourquoi dès lors le fait d’être privé de liberté les conduiraient-il à se révolter?

On retrouve ici l’effondrement religieux. Avec raison, Emmanuel Todd, met la fatigue en lien avec l’effondrement religieux. L’effondrement religieux conduit à la fatigue, qui elle-même conduit à la non-révolte. Sauf que ce passage par la fatigue n’est que facultatif. La non-révolte se laisse aussi penser comme un produit direct de l’effondrement religieux.

Eric Werner (Antipresse n°226, 29 mars 2020)

Notes :
  1. 1) Voir Slobodan Despot: « L’affaire Simon Brandt, un “signal faible” — mais assourdissant! », Antipresse 219 | 09/02/2020.

  2. 2) Seuil, 2020. Cf. en particulier le chapitre V (pp. 127-153).

lundi, 25 mars 2019

Sur l'effondrement qui vient...

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Sur l'effondrement qui vient...
par Eric Werner
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com

Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Eric Werner, cueilli sur le site d'Antipresse et consacré à la crise climatique et à l'effondrement sur lequel elle doit déboucher.

Penseur subtil et profond, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) L'après-démocratie (L'Age d'Homme, 2001), Douze voyants (Xénia, 2010), De l'extermination (Xénia, 2013) ou Le temps d'Antigone (Xénia, 2015) et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Un air de guerre (Xénia, 2017).

Sur l'effondrement qui vient

La crise climatique inquiète, et à juste titre. Car elle est bien réelle. On ne peut plus aujourd’hui dire, comme l’ont longtemps fait (et continuent d’ailleurs encore à le faire) certains (ceux qu’on appelle les «climatosceptiques»), qu’elle n’existe pas. Oui bien sûr qu’elle existe. En sous-estimer la gravité est même d’une particulière stupidité.

D’un autre côté aussi, chacun voit bien que la crise climatique n’est pas catastrophique pour tout le monde. Il en est de la crise climatique comme d’autres menaces aujourd’hui considérées comme existentielles: le terrorisme, par exemple. Le terrorisme est effectivement une menace très grave pour nos sociétés, mais qui ne voit en même temps tout le bénéfice qu’en retirent certains, ne serait-ce qu’au travers de la prétendue lutte contre le terrorisme. Je dis prétendue, car, justement, je ne pense pas qu’ils n’aient jamais songé sérieusement à le combattre. Il leur est d’une bien trop grande utilité. Les deux choses sont vraies: et que le terrorisme est une vraie menace pour nos sociétés, et que cette menace est très largement instrumentée à des fins n’ayant, en règle générale, rien à voir avoir avec la lutte contre le terrorisme (l’instauration de l’État total, entre autres). Logiquement parlant, c’est tout à fait compatible.

Il en va de même (je cite en vrac) de la pédophilie, des violences faites aux femmes, des excès de vitesse sur route, des fake news, etc. Il est à la fois vrai que toutes ces choses très tristes existent, et en même temps, quelque part, que si elles n’existaient pas il faudrait les inventer: tant il est évident que l’indignation vertueuse qu’elles suscitent, indignation dont il ne viendrait, bien sûr, à personne l’idée de suspecter l’absolue et totale sincérité, n’est pas perdue pour tout le monde. Pascal Vandenberghe soulignait dans une récente chronique de l’Antipresse [1] la grande actualité, à notre époque, du Tartuffe de Molière et du réquisitoire contre les faux dévots. Si vous voulez instaurer l’État total, vous ne pouvez évidemment pas vous dispenser de prendre des airs de faux dévot, c’est assez évident.

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Revenons-en à la crise climatique. Les spécialistes s’accordent en règle générale à dire qu’une hausse de plus de 2 degrés de la température moyenne de la planète par rapport à ce qu’elle était à l’ère préindustrielle serait dangereuse pour la civilisation, en ce qu’elle déclencherait des phénomènes qui très vite deviendraient irréversibles: un certain nombre de phénomènes en boucle en particulier (la hausse de température se nourrissant d’elle-même: à travers la fonte des glaces polaires, du permafrost, etc.). À terme, c’est l’existence même de l’homme sur terre qui serait menacée. C’est là la réalité. En même temps tout le monde sait bien que cette limite de 2 degrés ne sera pas respectée. On ira bien au-delà. La perspective de 3 ou 4 degrés est en règle générale considérée comme réaliste, mais certains, plus pessimistes encore, vont jusqu’à dire que le réchauffement climatique pourrait atteindre 5 à 6 degrés, voire 7 à 8 [2]. Une récente étude a même évoqué une augmentation de température de 16 degrés [3] !

On objectera ici les engagements récents pris à conférence de Paris, engagements aux termes desquels les États ont promis de prendre un certain nombre de mesures pour diminuer leurs émissions de CO2. Mais, d’une part, les spécialistes considèrent que ces mesures en elles-mêmes sont insuffisantes (même si elles étaient prises, on n’échapperait pas à une hausse de 2,7 à 3,7 degrés [4], et d’autre part, tout porte à croire que les engagements en question ne seront pas tenus. Ils ne le seront pas, tout simplement parce que personne n’est vraiment décidé à s’engager dans cette direction, autrement dit à sacrifier ses propres intérêts à court terme à ceux de l’humanité à moyen ou long terme, ce qu’exigerait pourtant une telle démarche. Ni les dirigeants, ni leurs assujettis volontaires n’y sont mentalement prêts. Tout, en eux, y renâcle.

Ce qu’en un sens, on peut comprendre. L’être humain est ainsi fait qu’il vit au jour le jour. Qui vivra verra. Il peut, il est vrai, par la raison, se projeter dans le moyen ou long terme. Beaucoup le font. De là à adapter leur comportement à ce que la raison leur dicte de faire, il y a loin. Quelques rares individualités y parviennent, mais elles sont l’exception. La raison est par elle-même incapable d’éduquer à la raison. L’éducation se fait par les circonstances, le plus souvent les épreuves. Et même pas toujours. Elles échouent parfois à le faire. On dit et répète volontiers que pour échapper aux catastrophes qui nous guettent, nous devrions apprendre à «vivre autrement»: par exemple moins ou mieux consommer. Mais qui est réellement prêt à le faire? A aller jusqu’au bout de cette démarche?

Alors même que le gouvernement suisse a promis à la COP 21 de réduire ses émissions de CO2 de 50 % pour 2030, il n’hésite pas à inscrire à son agenda le doublement, à certains endroits, des autoroutes aujourd’hui existantes, car celles-ci ne parviennent plus, paraît-il, à absorber un trafic en constante augmentation. Il convient donc d’en construire de nouvelles. Les promesses, comme toujours, n’engagent que ceux qui y croient.

Tout porte donc à penser que l’humanité continuera sur sa lancée actuelle, celle conforme au paradigme de la croissance indéfinie, produire toujours plus pour consommer toujours plus, et donc que les émissions mortifères de CO2 non seulement ne diminueront pas mais continueront inexorablement à augmenter à l’avenir, peut-être pas au même rythme exactement qu’aujourd’hui, mais suffisamment quand même pour que la limite officiellement considérée comme ne devant pas être dépassée sans risque grave, celle des 2 degrés, soit très largement dépassée, avec toutes les conséquences que cela implique (conséquences qui sont maintenant bien documentées: personne, encore une fois, ne peut nourrir le moindre doute à ce sujet. Le terme d’effondrement se justifie ici pleinement).

Je ne peux évidemment pas prouver ce que je vais dire ici. Mais il me semble que les responsables le savent eux aussi très bien. Ils font simplement semblant de ne pas le savoir. Ils savent très bien qu’au train où vont aujourd’hui les choses, nos sociétés sont promises à une mort prochaine. Mais ils ne peuvent évidemment pas le dire ouvertement. Ni bien sûr non plus admettre leur propre responsabilité en la matière. Ils se donnent donc des airs de faux dévots, ceux leur assurant une certaine légitimité écologique: voyez, nous aurons fait notre possible, si nous échouons, ce ne sera pas faute d’avoir essayé, etc. Ils n’auront naturellement rien fait, mais c’est ce que croiront les gens. Au passage, ils en profiteront pour étendre un peu plus encore les prérogatives de Big Brother. De nouvelles réglementations verront le jour, avec à la clé la création de nouveaux postes administratifs. Et bien sûr de nouveaux impôts. L’écologie comme accélérateur social.

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Pas plus que les lois antiterroristes n’ont réellement pour but de combattre le terrorisme, les lois dites climatiques n’ont réellement pour objet de combattre le réchauffement climatique. Elles sont à elles-mêmes leur propre fin.

Nous poursuivrons notre réflexion dans une prochaine chronique, en nous plaçant cette fois au plan pratique. Que faire ? Comment nous orienter ?

Eric Werner (Antipresse n°172, 17 mars 2019)

NOTES

1 - «Molière, illustre “doctus imitator”», No. 170 du 3.3.2019.

 

2 - Clive Hamilton, Requiem pour l’espèce humaine, Les Presses de Science Po, 2013, p. 217.

 

3 - Cité in Derrick Jensen, Introduction à Écologie en résistance, vol. 1 (recueil collectif), Éditions Libre, 2018, p. 14.

 

4 - Cité in Le Courrier (Genève), 31 octobre 2018, p. 9.

dimanche, 07 janvier 2018

Eric Werner: Vous avez dit Etat de droit?

par Eric Werner

Ex: http://www.lesobservateurs.ch

 

On a compris qu’au sujet de l’état de droit, c’est plutôt « le tas de non droit », « les zones de non droit » les « non droit » tout court pour les dindons de la farce que nous sommes tous. By Gee avait poussé un coup de gueule, pour Grisebouille, « Ci-git l’État de droit« . C’est au tour d’Eric Werner de faire le point, relayé par LHW.*

2017: l’État de droit comme réalité. Antipresse

Les années se suivent, et en règle générale se ressemblent. Les ruptures de continuité sont rares. Mais non complètement inexistantes. L’année 2017 en a connu une importante: elle concerne l’État de droit.

L’État de droit a toujours été quelque chose de très fragile, pour ne pas dire d’aléatoire. C’est, certes, une barrière contre l’arbitraire, mais une barrière que l’arbitraire, justement, n’a pas trop de peine à franchir lorsqu’il l’estime nécessaire (par exemple, quand les intérêts supérieurs des dirigeants sont en jeu). Simplement cela ne se dit pas. Les juristes s’activent pour sauver les apparences, et en règle générale y parviennent: Les apparences sont sauves. Sauf que, depuis un certain temps, les dirigeants ne se donnent même plus la peine de sauver les apparences.

On l’a vu en 2015 déjà, lorsque Mme Merkel, s’affranchissant des textes européens relatifs à l’immigration, a décidé d’ouvrir toutes grandes ses frontières à deux millions de migrants, répétant ainsi le geste de son lointain prédécesseur Bethmann-Hollweg, qui, en 1914, avait justifié l’invasion de la Belgique en comparant les traités internationaux garantissant la neutralité belge à un chiffon de papier. Mme Merkel n’a pas exactement dit que les Accords de Dublin étaient un chiffon de papier, elle a simplement dit qu’elle ne voulait plus les appliquer. Nuance.

 [...]

Fondamentalement parlant, le droit est un instrument de pouvoir: un instrument de pouvoir entre les mains du pouvoir, lui permettant de faire oublier qu’il est le pouvoir. Telle est son utilité. Or ce qui est apparu en 2017, c’est que le pouvoir se sentait désormais assez fort pour, justement, se passer de cet instrument de pouvoir. Le pouvoir continue, certes, à fabriquer du droit, à en fabriquer, même, en grande quantité. Mais le droit qu’il fabrique n’a plus grand-chose à voir avec le droit.

On l’a vu par exemple cet automne avec l’espèce de frénésie qui l’a conduit à inventer de nouveaux délits en lien avec le «harcèlement», les «comportements inappropriés», les «violences faites aux femmes», etc. Avec le renversement de la charge de la preuve, l’extension indéfinie des délais de prescription, d’autres atteintes encore aux principes généraux du droit, on sort ici clairement du cadre de l’État de droit. On a encore affaire, si l’on veut, à du droit, mais le droit ne masque ici plus rien. Il ne fait plus rien oublier. L’arbitraire, autrement dit, se donne ici directement à voir.

[...]

Quand, par conséquent, les dirigeants français actuels reprochent à leurs homologues polonais de porter atteinte à l’indépendance de la justice, au motif que l’actuelle majorité parlementaire en Pologne aurait édicté une loi soumettant la nomination des juges polonais à l’approbation du pouvoir exécutif, on pense irrésistiblement à la parabole de la paille et de la poutre: car eux-mêmes, à y regarder de près, vont beaucoup plus loin encore dans ce domaine. En Pologne, les juges sont peut-être nommés par le pouvoir exécutif, mais au moins continue-t-on à leur demander leur avis pour savoir si quelqu’un doit ou non être embastillé. Alors qu’en France, dans les affaires de terrorisme tout au moins, non: c’est le pouvoir exécutif qui dit si quelqu’un doit ou non être embastillé. Lui et lui seul. Il n’y a pas, en France, de contrôle judiciaire dans les affaires de terrorisme. Or, comme on le sait, il est très facile aujourd’hui de se voir étiqueter de «terroriste». Le terme est élastique à souhait.

En cette fin d’année 2017, la Commission européenne a engagé une procédure visant à priver la Pologne de son droit de vote dans les conseils européens pour atteinte à «l’État de droit». Des sanctions à son encontre sont également envisagées. Mme Merkel et M. Macron font chorus en demandant à la Pologne de rentrer dans le droit chemin. Ils invoquent les «valeurs européennes». C’est l’hôpital qui se moque de la charité.

Auteur: Eric Werner, Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, docteur ès lettres, il a été professeur de philosophie politique à l’Université de Genève.

*https://lilianeheldkhawam.com/

*****

Cenator : Concernant des dénis de l'Etat de droit, M. Werner aurait encore pu citer le refus des parlementaires suisses d'appliquer les résultats des votations du 9 février 2014 ainsi que la campagne intensive de la RTS contre l'initiative No-Billag (alors qu'elle ne devrait pas prendre parti, ... idem pour la candidature de Sion pour les JO d'hiver de 2026)

 

dimanche, 22 janvier 2017

Un air de guerre, d'Eric Werner

 
par Francis Richard
Ex: http://www.francisrichard.net 
 

air-de-guerre-werner.jpgLa guerre actuelle en Europe s'est imposée à nous sans nous demander notre avis. Elle remonte au début de 2015 avec les attentats contre Charlie Hebdo et contre l'Hyper Casher. Elle s'est poursuivie en France, en Belgique, en Allemagne. C'est une guerre qui n'est pas une guerre classique. 

La guerre actuelle nous cherche. Si elle nous cherche, il faut nous interroger sur notre participation possible à cette guerre, participation possible, mais pas sûre. Nous pouvons en effet: 

- soit ne pas vouloir la faire, choisir la résilience, c'est-à-dire accepter de vivre avec le terrorisme, comme on nous y invite

- soit ne pas faire que la subir, choisir la révolte, c'est-à-dire refuser de vivre avec lui.

Dans son essai, Un air de guerre, Eric Werner se propose de nous demander ce qui pourrait nous amener à un tel refus.

Pour ce faire, Eric Werner constate d'abord que:

- La société est atomisée: il n'y a plus de lien entre les générations, ni entre les individus

- L'État protège de moins en moins les biens et les personnes: l'insécurité augmente

- L'écart est croissant entre ce que versent les individus à l'État et ce qu'ils reçoivent en contrepartie au titre de la protection sociale

- L'État contrôle de plus en plus les individus grâce aux nouvelles technologies.

En l'absence de sécurité étatique, on peut donc dire qu'il y a état de nature; en présence de contrôle étatique, on peut donc dire qu'il y a état civil, pour reprendre les termes de Hobbes.

Dans ces conditions, selon Eric Werner , la guerre ne peut être que moléculaire, parce que cela découle de l'effondrement de la citoyenneté:

- Il n'y a plus de peuple

- Il n'y a plus que des ensembles désarticulés.

Et la conséquence en est que les individus sont [...] amenés à se prendre eux-mêmes en charge, en particulier à assurer eux-mêmes leur sécurité.

Eric Werner distingue trois sortes de guerres moléculaires:

- La résistance à un éventuel envahisseur

- La résistance à l'État total

- Le recours individuel à l'autodéfense.

Qu'est-ce qui va motiver l'individu (ou le petit nombre) à résister? La peur, si l'ennemi nous convainc de ses volontés exterminatrices (sinon, à quoi bon résister?). La guerre, toute moléculaire qu'elle soit devenue, a alors pour résultat de transformer les individus en un ensemble soudé et solidaire: la guerre éduque à la guerre.

La vraie question quand on fait la guerre n'est pas comment mais pourquoi: La guerre ne vaut d'être engagée que si la cause que l'on défend est bonne et juste. Et la victoire ne s'obtient que si l'on est motivé par autre chose que simplement la victoire: une juste cause, en fait.

(Eric Werner prend même le risque d'écrire que quand on dit: un seul but, la victoire, la défaite est à peu près assurée.)

Qu'est-ce que la juste cause d'une guerre? La défense de la terre natale et de l'héritage culturel, qui recèle toutes sortes de choses et qu'un mot résume: liberté, un mot qui remonte aux Grecs et qui se retrouve dans le christianisme.

Dans la guerre moléculaire, le sujet de la guerre c'est l'individu et c'est lui qui peut être amené par la guerre elle-même à donner du prix à la liberté: la liberté éduque à la liberté. A ce moment-là l'individu en vient à ne pas se battre seulement par instinct de survie, mais pour défendre une cause.

Le mot liberté recouvre en fait deux acceptions, qui, au contraire de s'opposer, forment un tout: les libertés individuelles, mais aussi la liberté du pays. Si toute guerre, y compris la guerre moléculaire, est un mal, un très grand mal, est-il possible pour autant de se résigner à l'anéantissement de la liberté, droit inaliénable, et de ne pas résister à l'oppression?

Dans la situation de guerre actuelle, il y a donc deux attitudes individuelles possibles:

- être dans le déni de la réalité, mais c'est coûteux à terme

- faire face, mais cela signifie bien interpréter les signes, tels que les attentats perpétrés en Europe depuis 2015.

Pour bien interpréter les signes, il faut veiller à ce que rien ne vienne faire écran entre eux et nous, pour être complètement soi-même: C'est ainsi qu'on accède à la force du regard, qui est souveraine.

Francis Richard

Un air de guerre, Eric Werner, 96 pages Xenia

Livres précédents chez le même éditeur:

Portrait d'Eric (2011)

De l'extermination (2013)

Une heure avec Proust (2013)

L'avant-guerre civile (2015)

Le temps d'Antigone (2015)

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mercredi, 19 août 2015

Le temps d’Antigone, d’Eric Werner

antigone.jpg

Le temps d’Antigone, d’Eric Werner

 
par Francis Richard
Resp. Ressources humaines
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

"Certaines grandes oeuvres de la littérature occidentale ont pénétré l'inconscient collectif au point de s'y imprimer durablement, au point d'y prendre racine, contribuant par là même à faire de nous ce que nous sommes." écrit Eric Werner dans son essai, Le temps d'Antigone.

Au nombre de ces oeuvres, il y a justement l'Antigone de Sophocle: "Tout le monde, naturellement, n'est pas amené à devenir Antigone. Mais cette possibilité-là (devenir Antigone) est inscrite en nous, nous n'avons donc pas à l'inventer, tout au plus, peut-être, à la (re)découvrir, à l'exhumer."

antigone-werner.jpgAlors Eric Werner (re)découvre, exhume cette oeuvre mythique. Et il faut reconnaître que sa (re)découverte, son exhumation, la fait apparaître sous un jour on ne peut plus moderne. Quoi de neuf? Sophocle, vingt-cinq siècles plus tard...

On sait (ou on ne sait pas) que, dans cette pièce, pour la seule raison que c'est un ennemi, Créon s'oppose à ce que soit donnée une sépulture à Polynice qui s'est mis du côté des envahisseurs de Thèbes: celui qui contreviendra à cette loi sera puni de mort.

Antigone brave l'interdit de Créon, parce que cette loi personnelle s'oppose aux lois non écrites et inébranlables des dieux, lois qui "ne datent ni d'aujourd'hui, ni d'hier", qui sont "éternelles". Ce qui fait penser inévitablement à ces innombrables lois humaines fabriquées au gré des circonstances, et qui s'opposent aux droits naturels...

Selon Eric Werner la phrase peut-être la plus importante de la pièce est celle que dit le choeur au tout début: "Les combats d'hier sont finis; il faut les oublier." Ce que, justement, Créon ne veut pas. Il veut aller jusqu'au bout de sa vengeance, quitte à offenser les dieux, quitte à en assumer les conséquences funestes.

Antigone est une pièce sur la guerre et sur les limites à lui donner: Créon ne veut pas admettre qu'il y ait des limites à la guerre et il refuse cette première limite à la guerre qu'est le respect dû aux morts, que les dieux commandent, fussent-ils des ennemis. Cette absence de limites est caractéristique de sa démesure, de l'hybris, qui est le propre de l'homme au sein du monde.

De prime abord Créon et Antigone semblent, l'un comme l'autre, n'écouter qu'eux-mêmes, mais, en réalité, Antigone se distingue de Créon, parce qu'elle écoute en elle quelqu'un d'autre que les autres. Ce quelqu'un d'autre, Eric Werner l'appelle Dieu, et ce "n'est pas une instance externe, mais bien interne", contrairement à la représentation usuelle.

Pour Eric Werner, Sophocle appartient au camp humaniste - "il croit en l'homme, il a confiance en l'homme" -, mais "il est nécessaire, dans l'intérêt même de l'humain, que l'humain s'articule au divin, car, à défaut, l'humain a toute chance de virer à l'inhumain". Antigone personnifie ce dépassement de l'opposition entre raison et religion.

Pour Sophocle, qui doit beaucoup à Héraclite, l'homme est un être en mouvement, ce qui est bien. Ce qui le met en mouvement, ce sont ses affects, "l'amour, l'espoir, le plaisir pris à l'audace", mais pour que cette autonomie conduise à choisir le bon chemin, comme Antigone, il faut qu'elle adhère aux lois non écrites, sinon elle conduit à errer, comme Créon.

Dans Antigone, trois personnages sont des archétypes: Créon, ou l'autonomie sans Dieu, Tirésias, ou Dieu sans l'autonomie, et Antigone, ou l'autonomie avec Dieu. Ce sont des archétypes qui se retrouveront plus tard dans la parabole évangélique du fils prodigue, où les deux fils représentent deux extrêmes, Dieu sans l'autonomie pour l'aîné et l'autonomie sans Dieu pour le prodigue.

Une autre façon de décrire ces trois possibilités d'autonomie est de dire que le progressiste est l'impie qui recherche le mouvement pour le mouvement, le traditionaliste le pieux qui s'oppose à tout mouvement, et le défenseur du mouvement respectueux des lois non écrites celui qui, de fait, défend la civilisation, où se réconcilie deinotès et justice des dieux.

Ces grandes lignes de l'essai d'Eric Werner sont bien sûr réductrices des raisonnements qui le sous-tendent, dont certains lui sont propres et dont d'autres s'appuient, de manière critique, par exemple sur Oedipe Roi, l'autre pièce de Sophocle, où ne subsistent plus que les deux premiers archétypes; ou sur les réflexions de Georges Steiner dans son livre Les Antigones; ou sur les points de vue opposés d'Ernst Jünger et de Martin Heidegger.

Selon Eric Werner, au XXe siècle, nous serions entrés dans la post-civilisation, dans une ère de démesure. Les hommes auraient fini par succomber à leur tentation innée de la démesure, qui serait devenue idéologique et avancerait masquée. Et les Antigones - "il y a bien des manières d'être Antigone" - seraient "le petit nombre"...

Eric Werner fait sienne la vision de Naomi Klein qui, "dans le contexte de l'après-guerre froide et du redéploiement néolibéral consécutif à la chute du mur de Berlin" parle de "capitalisme du désastre" - "qu'on pourrait aussi qualifier de jusqu'au-boutiste", qui se caractériserait par l'élimination "de tout ce qui ferait obstacle aux lois du marché", et où le mouvement pour le mouvement prendrait "la forme de la croissance pour la croissance".

Il est dommage qu'Eric Werner fasse sienne une telle vision caricaturale, idéologique. Car peut-on encore parler de libéralisme dans ce qu'il décrit, et même de capitalisme? Quand il reproche à Heidegger d'avoir "un problème de noms" - pour Heidegger, "la dikè [la Justice] n'est que l'autre nom de l'hybris [la démesure]" - ne peut-on pas lui faire un reproche analogue?

Le libéralisme authentique ne repose-t-il pas sur les postulats fondateurs que sont:

- la liberté des échanges, de la concurrence et du travail (ce qui suppose le respect des contrats);

- la non-intervention de l'État limité dans l'activité économique (tout le contraire de ce qui se passe aujourd'hui où l'État démesuré ne connaît plus de limites);

- la primauté de la propriété privée (y compris la propriété de soi, ce qui suppose la non-agression physique et matérielle) et de la responsabilité individuelle (ce qui suppose de réparer les dommages commis à autrui);

c'est-à-dire sur autant de limites, de règles de bonne conduite pour reprendre l'expression de Friedrich Hayek?

Mario Vargas Llosa ne dit-il pas que le terme de néolibéralisme a été "conçu pour dévaluer sémantiquement la doctrine du libéralisme"?

Francis Richard

Le temps d'Antigone, Eric Werner, 160 pages, Xenia (à paraître)

Publication commune Lesobservateurs.ch et Le blog de Francis Richard

Livres précédents chez le même éditeur:

Portrait d'Eric (2011)

De l'extermination (2013)

Une heure avec Proust (2013)

L'avant-guerre civile (2015)

samedi, 28 mars 2015

L’avant-guerre civile, d’Eric Werner

L’avant-guerre civile, d’Eric Werner

Francis Richard
Resp. Ressources humaines
Ex: http://www.lesobservateurs.ch

avant-guerre-civile-werner.jpgIl y a dix-sept ans paraissait à L'Âge d'Homme, L'avant-guerre civile, d'Eric Werner. La réédition, chez Xenia, de ce livre voyant, pour reprendre l'expression de Slobodan Despot dans sa postface, fait suite à une autre réédition, en 2013, par cet éditeur, d'un livre du même auteur, De l'extermination, le thème commun aux deux livres étant la guerre étrangère et la guerre civile.

Depuis l'Antiquité jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les choses étaient relativement plus simples qu'aujourd'hui. Ou bien il existait un ennemi extérieur et cet ennemi permettait de limiter le risque d'éclatement de la collectivité en renforçant sa cohésion, ou bien il n'existait plus d'ennemi extérieur et ce risque grandissait. La guerre étrangère est ce qui remédie à la guerre civile, dit Eschyle.

Depuis l'Antiquité jusqu'à la fin de Deuxième Guerre mondiale, le périmètre délimitant l'intérieur de l'extérieur des territoires a varié en dimension, mais il est resté relativement bien dessiné. Et, aux temps modernes, la création de l'Etat-nation a, selon Eric Werner, empêché le fléau de la guerre civile en s'arrogeant le monopole de la violence physique légitime, au prix, et en contrepartie, il est vrai, de guerres interétatiques.

A notre époque, ce qui a changé, c'est justement que les contours de l'extérieur et de l'intérieur sont devenus plus que flous et qu'en conséquence "la guerre civile devient, potentiellement au moins, une menace" : "personne n'est plus aujourd'hui sûr de rien: ni de sa propre identité, ni de celle des autres". Les frontières interétatiques disparaissent de plus en plus et les organisations mondialistes prospèrent. La sécurité intérieure et extérieure se confondent, de même que les tâches de ceux qui sont chargés de les assurer, c'est-à-dire la police et l'armée.

Des frontières intra-étatiques apparaissent: ethnies, langues parlées, religions etc. et conduisent à des antagonismes. Se délitant indéniablement (non pas parce que sa forme d'Etat-providence est remise en cause, mais justement parce qu'elle ne l'est pas), l'Etat est incapable d'empêcher que ces antagonismes ne dégénèrent. Les hommes de l'Etat, jouant avec le feu, les favorisent même, faisant leur l'adage divide ut impera, se disant qu'en les multipliant il y a quelque chance qu'ils se neutralisent et ne se transforment pas en guerre.

eric-werner.jpgL'Etat se délite et, dans le même temps, il se refait en menant une guerre intra-étatique, indirectement, contre ses propres citoyens. Il s'agit de les contrôler, de les espionner, de restreindre leur liberté d'opinion, d'expression et de recherche. Il s'agit de leur inoculer une pensée unique par la désinformation et la propagande. Il s'agit de les disloquer en s'en prenant à tout ce qui naturellement leur permettrait de s'opposer au  pouvoir total que l'Etat exerce de plus en plus sur eux.

La politique, telle que décrite dans ce livre, n'est rien moins qu'attractive, si tant qu'elle le soit de toute façon. Contrairement à ce qui se dit de manière générale, n'occupe-t-elle pas une place beaucoup trop importante dans la vie des hommes, alors que l'on prétend que c'est l'économie qui a tout envahi? Les tensions entre les hommes sont pourtant moins grandes dans les pays où cette dernière se porte mieux et où l'activisme de l'Etat est limité par des contrepouvoirs: je pense évidemment à la Suisse, toute imparfaite qu'elle est.

Dans la lignée de Benjamin Constant (qui pensait de son temps déjà qu'était advenue l'époque où le commerce remplaçait la guerre), après avoir rappelé qu'il existe deux manières pour un homme ou un peuple de se procurer ses moyens d'existence, les créer ou les voler (par la guerre notamment), Frédéric Bastiat concluait ainsi le chapitre XIX des Harmonies économiques:

"La Spoliation comme la Production ayant sa source dans le cœur humain, les lois du monde social ne seraient pas harmoniques, même au sens limité que j'ai dit, si celle-ci ne devait, à la longue, détrôner celle-là..."

Evidemment empêcher ainsi que le chaos social ne se produise, en satisfaisant au mieux les intérêts personnels légitimes des hommes, ne fait pas l'affaire des Etats et de ceux qui en vivent, parce que cela remet sérieusement en cause leur existence, qui ne peut être justifiée dès lors que pour la sécurité des biens et des personnes réduite au strict nécessaire...

Publication commune le blog de Francis Richard et Lesobservateurs.ch

L'avant-guerre civile, Eric Werner, 224 pages, Xenia

Livres précédents de l'auteur chez le même éditeur:

De l'extermination (2013)

Une heure avec Proust (2013)

dimanche, 28 octobre 2012

"MERIDIEN ZERO" RENCONTRE ERIC WERNER

"MERIDIEN ZERO" RENCONTRE ERIC WERNER

Méridien Zéro a reçu Eric Werner politologue et essayiste suisse pour évoquer avec lui ses analyses critiques de la société libérale contemporaine.

A la barre Jean-Louis Roumégace et le sieur Wilsdorf.

Lord Tesla à la technique

avant guerre civile, après démocratie, eric werner, politologue, décadence, polémologie

Pour écouter: http://www.meridien-zero.com/archive/2012/10/05/emission-n-113-meridien-zero-rencontre-eric-werner.html

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vendredi, 05 octobre 2012

MERIDIEN ZERO RENCONTRE ERIC WERNER

 

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EMISSION n°113 :

MERIDIEN ZERO RENCONTRE ERIC WERNER

Ce dimanche, Méridien Zéro reçoit Eric Werner politologue et essayiste Suisse pour évoquer avec lui ses analyse critique de la société libérale contemporaine.

A la barre Jean-Louis Roumégace et le sieur Wilsdorf. Lord Tesla à la technique

DIMANCHE SOIR, ZAPPEZ LES CHAINES DE TÉLÉ AUX ORDRES, ÉCOUTEZ MÉRIDIEN ZÉRO !

Rendez vous ce dimanche à 23 h sur :
 
 
Signalons ici la dernière action du MAS à faire circuler à tous vos contacts sans modération
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=iXpKXBMQ-sA

Nous serons présents à la Table Ronde de Terre et Peuple ce dimanche à Rungis également

Avec Méridien Zéro, tous à l’abordage et pas de quartier !
 
Faites vous les relais de la voie dissidente, rebelle, autonome, sociale, nationale et radicale en diffusant ce message à vos proches.
 
Encore merci à nos généreux donateurs.

PS : Pour pouvoir consulter notre blog de façon optimale, téléchargez Mozilla firefox

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