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samedi, 12 octobre 2024

Booth Tarkington: un romancier contre le monde moderne

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Booth Tarkington: un romancier contre le monde moderne

Nicolas Bonnal

C’est un très grand romancier oublié. Un américain nostalgique de sa grande et blonde Amérique de pionniers, à la manière de Madison Grant et de Scott Fitzgerald (voir le début de Gatsby et mon livre sur Trump, réédité par Philippe Randa). On l’a oublié sciemment là-bas et il ne nous est resté que grâce à Orson Welles et à sa mystérieuse splendeur des Amberson, hymne aux anciens temps et aux vieilles familles.

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C’est l’Americana, ce genre, ce pilier culturel plutôt, si américain qui a nourri de merveilleuses comédies musicales comme Easter Parade (avec Fred et Judy) ou Meet me in Saint-Louis (quand on voit ce que c’est devenu…). On a cette sensation aussi au début aussi de Birth of a nation (qui aurait dû s’appeler Death of a nation) quand le seul et unique génie du cinéma (« il m’a tout appris », dira Eisenstein) filme le vieux monde colonial ; « quaint », dit-il et ce vieux mot se retrouve dans notre accointance (lisez l’admirable et si habile livre de Cerquiglini sur cette « langue anglaise qui n’existe pas »).

On se croirait parfois en relisant la Magnificence des Amberson dans le Guépard ou dans l’Igitur de Mallarmé parfois. Projet bucolique et libertarien détourné, l’Amérique est devenu le monstre que l’on sait vers la fin du dix-neuvième siècle, sans l’avoir voulu. Sa guerre civile l’aura détruite comme la France. Et donc en ploutocratie on ne consultait déjà plus le local, surtout « anglo-saxon ». Il était là pour être remplacé ce saxon, plumé, envoyé à la guerre, l’Américain. La campagne ratée de Trump montre ce qu’est devenue cette plèbe de déplorables : sacrifiée par ses élites hostiles depuis le début du vingtième siècle, élites devenues folles depuis Bush et Obama, il ne lui reste qu’à couler, en s’accrochant à un énième vain messie.

Tarkington tape sur la bagnole à l’âge où Mirbeau la célèbre dans un roman routier. La bagnole c’est l’ontologie du monde moderne. On l’écoute :

« Il y eut un nouveau silence; le Major consterné fixait son petit-fils. Mais Eugène se mit à rire joyeusement.

- Je ne suis pas sûr qu’il ait tort à propos des automobiles, dit-il. En dépit de toute leur vitesse, elles ne seront peut-être qu'un pas en arrière dans la civilisation. J'entends la civilisation spirituelle. Ajouteront-elles à la beauté du monde, à la vie de l'âme? Je ne le crois pas. Mais elles sont là; elles transforment nos vies plus profondément que nous pourrions le supposer. Elles transformeront la guerre, et elles transformeront la paix. Je pense que l'esprit humain lui-même changera, à cause d'elles. Comment? Je n'en sais rien. Mais le changement extérieur n'ira pas sans un changement intérieur; ici, George a peut-être raison: ce changement intérieur nous sera défavorable. Qui sait? Dans vingt ou trente ans je pourrais n'avoir plus le droit de défendre ma voiture sans cheval, et déclarer moi-même: «Son inventeur a fait un beau gâchis ! »

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La bagnole va remplacer et effacer l’Amérique ancienne qui est la vraie Amérique. Comme la télévision et internet plus tard qui vont l’achever. Le grand remplacement des paysages accompagne celui des cerveaux.

« La benzine et l’électricité opéraient des miracles: Eugène avait vu juste. »

Puis Tarkington (raison pour laquelle il est chassé des manuels et des mémoires) attaque comme Grant ou Stoddard les migrants européens, à qui Tocqueville tord aussi le coup dans sa Démocratie.

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Tocqueville donc, page 276, dans une note explosive et soigneusement ignorée :

« L’Amérique n’a point encore de capitale, mais elle a déjà de très grandes villes. Philadelphie comptait, en 1830, 161,000 habitants, et New-York 202,000. Le bas peuple qui habite ces vastes cités forme une populace plus dangereuse que celle même d’Europe. Elle se compose d’abord de nègres affranchis, que la loi et l’opinion condamnent à un état de dégradation et de misère héréditaires. On rencontre aussi dans son sein une multitude d’Européens que le malheur et l’inconduite poussent chaque jour sur les rivages du Nouveau-Monde ; ces hommes apportent aux États-Unis nos plus grands vices, et ils n’ont aucun des intérêts qui pourraient en combattre l’influence. Habitant le pays sans en être citoyens, ils sont prêts à tirer parti de toutes les passions qui l’agitent : aussi avons-nous vu depuis quelque temps des émeutes sérieuses éclater à Philadelphie et à New-York. De pareils désordres sont inconnus dans le reste du pays, qui ne s’en inquiète point, parce que la population des villes n’a exercé jusqu’à présent aucun pouvoir ni aucune influence sur celle des campagnes. »

On reprend Tarkington qui sera soigneusement ignoré par Orson Welles, et pour cause (cf. Hitchcock qui sabote le début des Trente-neuf marches de Buchan, expliquant pourtant les raisons cabalistiques et cryptées de la guerre allemande contre la Russie…) :

« Mais le plus grand changement s'observait parmi les habitants mêmes. Les descendants des pionniers étaient petit à petit submergés par le flot des nouveaux venus et s'identifiaient si bien à lui qu'on ne les y distinguait plus. Comme à Boston, comme à Broadway, la vieille race perdit son caractère propre, et de tous ceux qui nommaient la ville «chez eux»). »

L’Amérique ne sera plus la même (voir mon texte sur Walt Whitman qui le perçoit instantanément au lendemain de la guerre de Sécession) :

« Un tiers à peine y était nés. Il y eut un quartier allemand, un quartier juif, un quartier nègre, appelé Bucktown; et des colonies italiennes, et hongroises, et roumaines, et grecques.

Les émigrants eux-mêmes ne formaient pas le gros noyau de la population; non; mais bien les descendants prospères des émigrants. Des gens plus avides d'argent et de travail bien rétribué que de liberté et de démocratie. Un nouvel habitant de la ville du Midland - en fait un nouvel Américain - naissait lentement.

Un nouvel esprit civique régnait. Un esprit idéaliste, exprimé par des milliers de jeunes hommes qui «faisaient des affaires» en ville. Ils étaient optimistes au point d'en être belliqueux!- et arboraient une devise: «Enfoncez sans heurter»… »

Le vieil Amberson médite (il est superbe dans le film de Welles) :

« George Amberson se livrait volontiers à de telles conjectures, et les autres l'approuvaient, mais ils se trompaient. Le Major était engagé dans des pensées plus profondes. Aucun des plans qu'il avait dressés jadis pour mener à bien une affaire ne se pouvait comparer au plan qui l'absorbait à présent tout entier, car il se préparait à entrer dans ce grand pays Inconnu où il n'était même pas sûr d'être reconnu comme un Amberson. »

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Une petite pointe supplémentaire contre certains nouveaux venus :

« Il retrouvait des yeux allemands sous des fronts américains; il retrouvait des yeux irlandais et des yeux napolitains, des yeux romains et des yeux toscans, des yeux de Lombardie et de Savoie, des yeux hongrois, et balkaniques et scandinaves - tous dotés d'un regard américain. Il vit des Juifs qui avaient été des Juifs allemands, des Juifs qui avaient été des Juifs russes, des Juifs qui avaient été des Juifs polonais, mais qui n’étaient plus ni Allemands, ni Russes, ni Polonais.

Et tous ces gens portaient des traces de saleté à cause de la fumée et de la suie suspendues dans l'air, Sous un ciel bas au niveau des premiers gratte-ciel, et tous paraissaient pressés… »

Pour ceux qui se demandent ce qu’Orson Welles allait faire dans cette galère, relire mon texte sur ce grand homme devenu politiquement incorrect avec l’âge : la vraie révolte contre ce monde passe par la réaction.

Source:

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