vendredi, 29 janvier 2021
Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...
Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...
Entretien avec Caroline Galactéros
Propos recueillis par Alexandre del Valle
Ex: http://metapoinfos.hautetfort.com
Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Les grands défis et enjeux géostratégiques de 2021… et du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient
Alexandre del Valle : La rivalité croissante-économique, technologique et stratégique- entre les deux superpuissances du nouveau monde multipolaire, la Chine et les Etats-Unis, est-elle une tendance lourde, que la crise sanitaire n’a fait que révéler un peu plus ?
Caroline Galactéros : En effet, l’affrontement de tête entre Washington et Pékin, qui structure la nouvelle donne stratégique planétaire, va bon train sur le front commercial, mais aussi sur tous les autres terrains (militaire, sécuritaire, diplomatique, normatif, politique, numérique, spatial, etc…). La planète entière est devenue le terrain de jeu de ce pugilat géant, en gants de boxe ou à fleurets mouchetés : l’Europe bien sûr, l’Eurasie, mais aussi l’Afrique (où Pékin nous taille des croupières), l’Amérique latine, la zone indo-pacifique (bien au-delà de la seule mer de Chine), et naturellement le Moyen-Orient. Le président chinois Xi Jing Ping a d’ailleurs saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable et plus puissante qu’un droit de véto, à la manœuvre américaine de « pression maximale » qui ne fait que renforcer les factions dures à Téhéran. La Chine a en effet volé au secours de Téhéran en nouant cet été un accord de partenariat stratégique de 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », est passé quasi inaperçu en Europe. Ses implications sont pourtant cardinales : s’il est mis en œuvre, toute provocation militaire occidentale orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale, reviendra à défier directement la Chine… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Un parapluie atomique d’un nouveau genre… Pékin se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomène d’un équilibre stratégique renouvelé.
ADV : Quel est votre regard sur l’outsider chinois depuis la crise sanitaire ? Doit-on combattre l’exemple anti-démocratique chinois qui séduit de plus en plus de pays du monde en voie de polarisation, donc de désoccidentalisation ?
CG : 2020 aura été l’année d’une accélération de la « guerre des capitalismes » qui fait rage désormais entre le capitalisme libéral occidental et son adversaire déclaré, le capitalisme politique chinois. Au grand dam de l’Occident, Pékin est en passe de résoudre la contradiction propre au système capitaliste occidental, qui détruit de l’intérieur la liberté des individus à force de l’exacerber, pour proposer une synthèse efficace et séduisante pour bien des pays, entre nation, développement collectif et prospérité individuelle. C’est du dirigisme, c’est une pratique autoritaire du pouvoir, c’est une restriction manifeste des « droits de l’homme », c’est le contrôle social direct grandissant des populations, oui. Mais c’est aussi la parade du pouvoir de Pékin à la déstabilisation extérieure ou au débordement intérieur par la multitude, c’est une réponse à la nécessité de sortir encore de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et c’est le moyen de projeter puissance et influence à l’échelle du monde au bénéfice ultime des dirigeants mais aussi du peuple chinois. Au lieu de crier à la dictature, nous ferions mieux d’observer cette synthèse très attentivement et d’analyser sa force d’attraction. Les modèles de puissance et de résilience collective au mondialisme (tout en l’exploitant à son avantage) ont bougé depuis 30 ans. L’ethnocentrisme occidental et le moralisme dogmatique ne passent plus la rampe et brouillent le regard.
ADV : Sur le terrain des accords de libre-échanges en Asie, peut-on dire que la Chine a rempli le vide provoqué par le relatif désengagement américain sous l’ère Trump ?
CG : Dans cette guerre « hors limites », et sans même parler ici de l’enjeu cardinal du contrôle – étatique ou via des GAFAM ou BATX (dans la version chinoise) complaisants – des données personnelles de centaines de millions de consommateurs-clients, Pékin vient de prendre magistralement l’avantage sur Washington avec la conclusion, le 15 novembre, du RECP (Regional Comprehensive Economic Partnership) avec quinze pays d’Asie. Cet accord constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale gigantesque se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Un TPP dont les Etats-Unis s’étaient en effet follement retirés en 2017. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington. Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Seule la Grande-Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…
ADV : Passons à notre voisin continental : les relations Occident – Russie sont-elles irréparablement endommagées ? L’Europe est-elle condamnée à rester une “impuissance volontaire”, prise en tenailles entre Chine, empire américain et Turquie néo-ottomane ?
CG : Rien n’est irréparable mais le temps a passé, la Russie a évolué et compris qu’elle n’était ni désirée ni attendue. Aujourd’hui, Moscou ne croit plus en l’Europe. Quant à la France, elle parle beaucoup mais n’agit pas. Trop de d’espérances, trop d’illusions sans doute, et bien trop de déceptions. La Russie n’a plus le choix et pivote décisivement vers l’Est et la Chine par dépit et nécessité.
Nous avions pourtant en commun tant de choses, et a minima, la commune crainte d’un engloutissement / dépècement chinois. Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes, il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE (Union économique eurasiatique) dans les projets des Nouvelles Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord très inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands pas avec l’OBOR et au sein de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) pour contrôler l’Asie centrale, pré-carré russe, puis se projeter vers l’UE. Moscou sait combien l’étreinte chinoise peut se transformer en un « baiser de la mort » si l’UE et la Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. C’est une évidence géopolitique, et il suffit de lire les stratèges anglo-saxons pour comprendre le piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermés à notre corps consentant depuis bien trop longtemps. L’Europe est une courtisane sans grande ambition. Servile, soumise, paresseuse, ignorante de ses intérêts profonds qui auraient dû la porter à considérer la Russie comme un morceau d’Europe et d’Occident, un atout d’équilibre face à la domination américaine et un bouclier contre la vampirisation chinoise.
ADV : Nous voilà revenus aux fondamentaux de la géopolitique de Mackinder et Spykman, du Russe Danilevski à l’Américain Brezinski : L’Eurasie et le Heartland, “pivot géographique de l’Histoire”…
CG : L’Eurasie est en tout cas sans équivoque l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme. C’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devrions donc nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont en effet les deux plus grandes économies mondiales : l’UE et la Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE-, c’est un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) rassemble quant à elle 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% de la production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du XXIème siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique.
ADV : Un rapprochement avec la Russie a-t-il vocation à être durablement bloqué par les sanctions contre une Russie (à cause de l’Ukraine) et la question de l’opposition “persécutée” par le pouvoir de Vladimir Poutine que beaucoup qualifient de « Démocrature » ?
CG : Si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendait compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recèle, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine, et constituerait une masse stratégico-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est quasi absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement. L’UE veut certes bien collaborer avec l‘Asie centrale, mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible.
On me retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée et surtout sans le règlement de « la grande affaire » fondamentale qui agite les chancelleries occidentales : le sort de l’opposant Alexei Navalny ? C’est ridicule ! Ce sont des « freins » largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse, pour justifier les sanctions interminables, pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Ce sont aussi des prétextes que l’on se trouve pour se défausser de notre seule responsabilité véritable : reprendre enfin notre sort en main ! Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience de l’urgence vitale qu’il y a à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.
L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit donc devenir LA priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles culturelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.
ADV : Passons au changement de pouvoir aux Etats-Unis. Le bilan de la présidence Trump est-il aussi horrible qu’on le dit ? L’arrivée de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour la France et l’UE ?
CG : Trump a été un président honni comme probablement aucun de ses prédécesseurs par « l’Establishment » au sens large qu’il avait défié par sa victoire et dont il a révélé sans tabou les turpitudes. En dépit de la curée politico-médiatique haineuse et sans trêve qui aura pourri toute sa présidence, avec un « Etat profond » à la manœuvre et des médias hystériques, il a réussi à remettre l’économie américaine en très bonne posture, à mener à bien (quoi qu’on en pense sur le fond), la grande manœuvre anti-iranienne de consolidation du front sunnite pétrolier contre Téhéran, sans pour autant céder à la guerre (en dépit de tous les efforts des bellicistes “néocons” emmenés par le très dangereux John Bolton). Sans la pandémie et son approche désinvolte et toute concentrée sur la nécessité de ne pas enrayer le moteur économique du pays, il aurait remporté un second mandat, ayant même réussi à séduire des franges de l’électorat noir et latino et à gagner près de 75 millions de voix (4 millions de voix de plus qu’en 2016) dans ce contexte de cabale permanente et jusqu’au-boutiste contre lui.
Avec Biden, on est repartis comme en l’an 40…. De mon point de vue, Joe Biden, quelles que soient ses qualités, est évidemment une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et la France, qui voient se refermer la fenêtre d’opportunité inespérée que le discours trumpien – ouvertement humiliant et sans équivoque – nous avait offert pour enfin sortir de l’enfance stratégique, nous réveiller, faire nous aussi notre « Shift towards Asia » et nous projeter vers notre espace naturel de croissance économique et de densité géopolitique et sécuritaire que constitue l’Eurasie. Une projection qui passe évidemment par une complète révision de notre relation avec la Russie mais qui pourra seule nous permettre d’échapper à la double dévoration sino-américaine qui nous attend.
Ce sursaut salutaire, qui, aujourd’hui, en France ou en Europe, est capable d’en donner l’impulsion ? Je ne sais pas. Mais il est certain qu’avec Biden, ce n’est pas « un ami » que l’on a retrouvé (Les Etats n’ont pas d’amis) mais notre « doudou » ! Joe Biden est notre bon papa américain qui est enfin revenu pour nous protéger et nous rassurer. Atteints d’un syndrome de Stockholm géant, nous nous sentions depuis quatre ans stupidement orphelins de la férule américaine en gants de velours. Le problème est que ce président ne nous apportera rien d’autre qu’une excuse pour rester à jamais piégés dans une servitude consentie. Bref, je crains fort que nous ne sortions plus, sinon au forceps et sous l’impulsion d’un visionnaire courageux, de notre vassalité stratégique suicidaire vis-à-vis de Washington. L’Allemagne a d’ailleurs pris les devants des retrouvailles avec le puissant « oncle d’Amérique », et ce faisant, elle prend aussi le lead de l’Europe, là encore avec l’aval américain. C’est « le chouchou » de Washington et elle fera tout, y compris contre nous, pour le rester en donnant des gages… jusqu’à vendre des sous-marins à la Turquie ou affirmer que l’OTAN est à jamais l’alpha et l’oméga de la défense européenne. On est très loin de la « mort cérébrale » de l’Alliance ! Avec Biden c’est donc la méthode, non le fond qui va changer, et Berlin a clairement saisi la balle au bond, en réaffirmant sans états d ’âme sa soumission consentie aux oukases américains, enfonçant un dernier clou dans le cercueil de « l’Europe puissance », trop heureuse de rabattre leur caquet à ces Français qui rêvent mollement de ruer dans les brancards, de recouvrer leur souveraineté et osent même prétendre à l’ascendant politique sur elle, première puissance économique de l’Union. Le « couple franco-allemand » est un rêve de midinette française. L’alliance de la carpe et du lapin.
ADV : L’accusation de tentative de “coup d’Etat” imputée au camp Trump est-elle sérieuse ? Trump a-t-il fracturé l’Amérique ?
CG : Ce qui s’est passé au Capitole n’est en tout cas pas une tentative de coup d’Etat. Le contresens politique et médiatique délibéré entonné sur tous les canaux d’information là-bas comme ici, est tellement énorme et rabâché comme une évidence qu’on finit par le croire pour ne pas devoir accuser nos journalistes de complaisance avérée ou d’aveuglement gravissime. Pour ma part, j’y vois la révolte d’un électorat qui a subitement compris qu’il devait rentrer dans sa boîte et ne s’y est pas résolu. Les insurgés du Capitole sont en fait nos gilets jaunes. Ils auront souffert le même déni et le même mépris. Cette intrusion aura incarné la très profonde crise de la démocratie américaine, c’est-à-dire de la représentativité du système politique existant qui est en lambeaux. Le divorce entre les élites et le peuple est profond et Trump s’en est fait le héraut. Ce n’est pas lui qui a fracturé la société américaine. Les fractures sont anciennes, grandissantes mais désormais béantes. Le « coup d’Etat », c’est en revanche le refus même du DOJ (Department of Justice) d’examiner les recours pour fraude, c’est le double « impeachment », ce fut l’interminable « Russia Gate », c’est l’exploitation sans vergogne du système institutionnel et médiatique et du juridicisme américains par les Démocrates pour étouffer à tout prix, via Trump, une menace populaire montante, perçue comme illégitime et dangereuse par les élites qui confisquent le pouvoir depuis des décennies dans ce pays.
ADV : Voit-on se confirmer la “vraie” nouvelle fracture idéologique qui oppose non plus gauche et droite mais “Patriotes” (terme cher à Trump) et mondialistes”, clivage visible aussi en Europe occidentale ?
CG : Les Européens, et singulièrement les gouvernants et médias français qui avalent cette pâtée ridicule sans une once d’esprit critique, hurlent avec les loups et assènent délibérément des contresens, montrent leur servitude mais aussi leur peur panique de voir cela leur arriver et bousculer leurs Landernau établis. Ils sont plus inquiets que jamais devant les éruptions démocratiques populaires au sein de l’UE, car elles menacent leurs positions acquises. C’est pourquoi ils vouent aux mêmes Gémonies que Trump ses avatars européens (hongrois, polonais ou tchèque), qui, comme lui, écoutent leurs peuples et essaient de faire entendre leurs voix. L’anathème contre le « populisme » est infiniment plus confortable que d’admettre que ce sont là des réflexes de survie des peuples européens qui ne veulent pas succomber à l’arasement identitaire et culturel et à la décadence politique et stratégique. Des peuples qui ne veulent pas d’avantage être noyés dans la « Cancel culture » ravageuse qui est en train d’instaurer, à coups d’excommunications rageuses et au nom de la morale et du progrès, une bien-pensance débilitante qui détruit les individus en prétendant protéger leur liberté narcissique débridée et en faisant sauter les ultimes verrous du bon sens et de la nature, au profit d’une terrifiante dictature des minorités et de tous leurs fantasmes déconstructeurs.
ADV : Enfin, quelles perspectives pour le Moyen-Orient en 2021 ? Le possible retour des Etats-Unis de Biden dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont Trump s’était retiré, et le rapprochement entre Israël et plusieurs Etats arabes dans le cadre des accords d’Abraham sont-elles des bonnes nouvelles ?
CG : L’année a débuté de façon à mon sens dangereuse avec l’assassinat en Irak, le 2 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la Révolution. Figure héroïque et fer de lance de la politique d’influence régionale de l’Iran, il est assassiné alors même qu’il était chargé de transmettre via Bagdad un message d’apaisement à Ryad, notamment à propos de la sinistre et folle guerre du Yémen initiée par le prince Héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Il fallait donc qu’il meurt, puisque la paix ou même le simple apaisement ne semble résolument pas une option séduisante à ceux que le conflit nourrit, et à leur puissant parrain d’outre Atlantique qui vit de et par la guerre, inépuisable source d’influence et de prospérité. Sans parler du fait qu’il fallait sans plus attendre, mettre un frein à l’influence iranienne en Irak que le général Soleimani consolidait activement via les milices chiites locales.
A l’autre bout de l’année, les « Accords d’Abraham », patronnés par Washington et signés en septembre 2020 entre Israël et son « protégé/obligé » saoudien d’une part, les EAU et Bahreïn désormais rejoints par le Soudan et le Maroc d’autre part, au nom de la normalisation des pays de la région avec l’Etat Hébreu, donnent une idée de la vaste manœuvre d’enveloppement et de récupération stratégique imaginée à Tel Aviv et à Washington. Judicieuse réunion de toutes les monarchies pétrolières sunnites contre l’Iran accusé de tous les maux, mais, bien au-delà de la question nucléaire, avant tout redouté en Israël pour sa ressemblance et non sa différence avec l’Etat hébreu en termes de profondeur culturelle et civilisationnelle, mais aussi de niveau intellectuel industriel, technologique. Bref, pour Tel Aviv, le jour où le marché iranien sera ouvert au monde, ce sera un concurrent redoutable dans le coeur de Washington. Tout n’est évidemment pas à jeter dans cette « manip » des Accords d’Abraham, notamment l’influence croissante des EAU qui sont sans doute les partenaires les plus avisés du coin. Mais la ficelle est grosse, la marginalisation définitive de la question palestinienne en est clairement l’un des effets indirects attendus, et la poursuite de la déstabilisation active des Etats récalcitrants (Liban Syrie, Libye) l’une des compensations manifestes. Même le Qatar semble désormais tenté de rejoindre cet attelage hétéroclite présenté comme « progressiste et moderne », ne serait-ce que pour porter financièrement secours au Hamas à Gaza …avec la bénédiction d’Israël. Il reste néanmoins probable que cette « coordination » sous tutelle n’apaisera pas la lutte pour le leadership du monde sunnite qui oppose Ryad à Ankara, mais aussi à Téhéran, Aman, Doha ou Casablanca, tout en faisant les affaires de Washington que la fragmentation régionale sert par construction. On voit par ailleurs que l’échec des interventions américaines directes ou par « proxys » occidentaux en Irak, Libye, Syrie, qui a permis à la Russie de revenir dans la région depuis 2015, doit être contrecarré en jetant la Turquie dans les pattes de Moscou en Libye, en Syrie et dans le sud Caucase notamment, et qu’il s’agit donc aussi, en polarisant au maximum l’affrontement avec l’Iran, de reprendre la main dans la région contre la Russie, mais aussi contre la Chine dont les diplomaties subtiles et très actives deviennent préoccupantes pour Washington.
ADV : Vous connaissez bien la Russie et le Caucase : que répondre à ceux qui estiment qu’en Libye et dans le Caucase, la Russie s’est humiliée devant Erdogan qui aurait freiné Haftar à Tripoli et aidé l’Azerbaïdjan à vaincre les Arméniens du Haut Karabakh en plein « étranger proche russe » …
CG : Je ne crois pas qu’il faille psychologiser ainsi l’interprétation des événements. La Russie a fait son grand retour sur la scène internationale depuis 2015 et a démontré qu’en dépit de toute la diabolisation, les permanentes manœuvres et les pressions de tous ordres dont elle fait l’objet, elle est toujours une puissance globale dotée d’un pouvoir incarné et populaire, qui se bat pour sa stabilité, son développement et son influence sur l’ensemble de la planète.
Quant à l’émergence tonitruante de la Turquie comme puissance déstabilisatrice aux ambitions débridées, ce n’est pas un phénomène sui generis. Le président Erdogan ne pourrait se permettre un dixième de ses foucades et provocations sans le blanc-seing direct ou complaisant de Washington. L’irruption turque dans les affaires mondiales manifeste l’indifférence américaine pour la stabilité de l’Europe et son hostilité paléolithique pour Moscou. Les Etats-Unis utilisent et continueront d’utiliser Ankara comme « proxy » en Syrie, en Libye, dans le sud Caucase et en Asie centrale contre Moscou, en Méditerranée orientale contre les Européens, qu’il s’agit depuis toujours de diviser et d’empêcher de pouvoir jamais atteindre une quelconque forme de puissance collective.
ADV : Quel est le jeu de l’Allemagne dans cet échiquier mondial de plus en plus polycentrique ?
CG : Dans ce marché de dupes, Berlin est en convergence tactique (et évidemment stratégique) avec Washington contre Paris, et nous savonne aimablement la planche en se désolidarisant ouvertement de nos postures et gesticulations sur la souhaitable « souveraineté européenne » afin d’assurer la finalisation de Northstream2 en dépit de l’hostilité américaine. La Chancelière allemande fait sans vergogne payer à l’Europe la note du chantage migratoire turc tout en vendant des sous-marins au néo sultan qui exulte d’une telle inconscience. Pourquoi d’ailleurs s’en priver puisque nous ne disons rien ? Le Président Erdogan joue donc sur tous les tableaux car il se sait indispensable à chacun. Il achète des anti-missiles S400 à Moscou et fait fi du courroux américain. La Russie en joue, elle aussi, et manie habilement la carotte et le bâton envers Ankara, selon les zones et les sujets, y compris dans le Haut Karabakh en dépit des apparences. Chacun a besoin de l’autre notamment en Syrie, même si la poche d’Idlib devient bien étroite pour le jeu d’influence des uns et des autres. Sans doute Joe Biden goûtera-il moins que Trump la grossièreté du président turc et ses crises mégalomaniaques. Mais ne nous y trompons pas. Au-delà de probables « condamnations » médiatiques – que nous boirons comme du petit lait, naïfs chatons que nous sommes-, cela ne devrait malheureusement pas modifier en profondeur l’attitude américaine envers la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’Alliance atlantique et très utile caillou dans la chaussure russe, ni envers l’Europe, éternelle vassale appelée à prendre « ses responsabilités », c’est-à-dire, à tout sauf à l’autonomie ne serait-ce que mentale. Être « des Européens responsables » signifiera toujours, pour Washington, être des Européens dociles, obéissants et inconditionnellement alignés sur les prescriptions et intérêts ultimes de l’Amérique.
ADV : Et celui de la France ?
CG : Quant à la France, que son suivisme abscons a plongée dans un discrédit global lourd depuis le milieu des années 2000 (quelles que soient nos épisodiques gesticulations martiales pour nous rassurer), elle est désormais clairement hors-jeu au Moyen Orient. Plus personne ne la prend au sérieux ni ne supporte ses leçons de morale hors sol. Notre incapacité à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de constituer un contrepoids utile pour les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et dont la diabolisation ne sert en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.
Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On continue sur l’Algérie. On expie bruyamment. On ne sait pas vraiment quoi à vrai dire… Mais on se vautre dans les délices masochistes du renoncement. On laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même à Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur « l’entrisme » de ceux-là en Afrique, quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs remettre la tête à l’endroit de nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu mondial. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos initiatives souvent maladroites ou sans consistance, mais aussi parfois courageuses. « Tendre l’autre joue » n’est tout simplement pas possible sur la scène du monde. On s’y fait vite piétiner. Pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il faut montrer les dents avec des « munitions », donc une vision, une volonté et des moyens affectés aux priorités régaliennes.
ADV : Quel enseignement tirez-vous de la crise sanitaire qui va être également une grave crise économique en 2021 et même socio-politique ? Quel bilan pour la France ?
CG : Je ne peux éluder ce qui fait cauchemarder les peuples et les dirigeants du monde entier et singulièrement ceux d’Occident depuis un an : la pandémie du COVID 19. Le premier enseignement est que fut initialement démontrée l’inanité de la solidarité et de la lucidité européennes, avec un lamentable retard à l’allumage dans la coordination des politiques. On laissa piteusement tomber les Italiens, on se vola des cargaisons de masques, bref le chacun pour soi a la vie dure, surtout quand certains Etats ferment intelligemment leurs frontières et que d’autres les laissent béantes « par principe ». J’en conclue tout d’abord que ce sont les Etats les plus décisifs, les plus « agiles », les plus pragmatiques et les plus capables de contraindre des franges de leurs populations – tout en maintenant leur économie active – qui s’en sortent le mieux économiquement et même sanitairement. En France, le bilan est lourd. Nous aurons démontré urbi et orbi non seulement la faillite de notre système de soins, autrefois excellent et toujours très généreux mais exsangue, mais plus encore celle de l’armature étatique et administrative de notre pays, embolisée par une bureaucratie en roue libre qui n’obéit plus. Il faut dire que l’autorité est un gros mot, l’esprit d’Etat un fossile et l’obéissance une vertu démonétisée du fait de la certitude de l’impunité en ce domaine comme en bien d’autres.
L’amateurisme politique, l’incurie logistique, et l’arrogance satisfaite de nos gestionnaires au petit pied, rien ne nous aura été épargné. Notre pays est moralement et économiquement à terre. Dès que nous serons sortis de la phase critique de la pandémie qui fait écran et permet au pouvoir de remplir à seaux le tonneau des Danaïdes au nom de l’urgence sanitaire, la déroute économique et sociale et le déclassement seront massifs. Les Français, à force d’infantilisation et de matraquage médiatique angoissant, en ont perdu leur latin et moutonnent en grommelant. Nos « responsables », dans un déni sidérant, se gargarisent indécemment de leur prétendue bonne gestion. Le réel est définitivement déconnecté de la perception, grâce à une communication quasi totalitaire et à un entêté « tout va très bien Madame la Marquise ! » qui veut rassurer le Français désabusé. Il sait pourtant bien, lui, que tout va très mal, mais il cherche protection jusque dans l’illusion et le renoncement. La politique ce n’est pas de la « com », de l’image, encore moins de la gestion à la petite semaine et au doigt mouillé. C’est une vision, du courage, l’acceptation du risque et de l’impopularité, de la planification, de la logistique implacable… et de l’autorité ancrée dans l’exemplarité. Pas du caporalisme ni de l’infantilisation de masse. De l’autorité, qui produit de la confiance et oblige chacun à l’effort.
Caroline Glactéros, propos recueillis par Alexandre del Valle (Geopragma, 22 janvier 2021)
18:06 Publié dans Actualité, Affaires européennes, Entretiens, Géopolitique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : géopolitique, alexandre del valle, caroline galactéros, entretien, politique internationale, europe, affaires européennes | | del.icio.us | | Digg | Facebook
jeudi, 12 décembre 2019
L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine...
Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros à l'hebdomadaire Marianne à l'occasion de la sortie de son recueil de chroniques Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Macron et l’Otan : “ L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine ”
Marianne : La Chine et les Etats-Unis nous mènent-ils à une nouvelle Guerre froide ?
Caroline Galactéros : Il me semble que poser la question en ces termes nous fragilise et nous empêche – nous, Européens, mais aussi les autres parties du monde, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine -, de voir la réalité dans sa complexité et ses opportunités. Cela nous emprisonne dans une prétendue alternative où nous n’aurions le choix qu’entre un “maitre” et un autre. Certes, le nouveau duo-pôle stratégique de tête entre Washington et Pékin – qui est autant un duel qu’un duo -, surdéterminera de plus en plus la vie internationale comme les chaines d’influence, d’intérêts et de dépendances. Cependant, le nombre des acteurs, comme l’intrication des intérêts et des enjeux font que le paysage international a profondément changé par rapport à celui qui prévalait durant la Guerre froide jusqu’au tournant du XXIe siècle, avec les attentats du 11 septembre 2001.
D’un point de vue stratégique, cette tragédie fut un coup de semonce aux dimensions telluriques. L’étoile américaine a dès lors commencé à pâlir en termes de crédit moral (discrédit aggravé à partir de 2003 et de l’invasion de l’Irak), mais aussi en termes de suprématie militaire et de crédibilité perçue. On a assisté à l’émergence de nouveaux modèles de puissance et de nouvelles ambitions jusqu’alors bridées, qui se consolident depuis, à la faveur des calculs hasardeux de l’Occident en matière d’intervention (Libye, Syrie, Yémen), de fiascos sécuritaires (Afghanistan, Irak), de nos graves inconséquences ou complaisances catalysées en terreur islamiste menaçant la cohésion des sociétés européennes. Sans parler des ingérences vécues comme de moins en moins justifiables, quelles que soient les parties du monde ciblées comme devant bénéficier de notre martiale bienveillance démocratique.
Le Sahel est un autre de ces théâtres immenses où se répand le désordre du monde et révèle notre difficulté croissante à y faire converger développement et lutte contre le terrorisme. Dans cette immensité, la France porte quasi seule le fardeau d’une mission retardatrice de la déstabilisation djihadiste sur fond d’États faillis et de menace migratoire. Elle vit, dans la chair de ses enfants tombés au combat, une impuissance structurelle que masquent de moins en moins l’excellence et l’héroïsme de nos armées. Ce drame se noue tandis que l’Amérique, avec l’Otan, y est en embuscade, et lorgne ce considérable marché sécuritaire et d’armements, et tandis que la Chine et la Russie sont elles aussi en lice. Moscou notamment, forte de ses succès syriens dans la lutte anti-djihadiste, commence à trouver un écho à ses propositions d’appui auprès de populations qui se sentent abandonnées, quand ce n’est pas flouées, par leurs pouvoirs comme par l’approche militaire française qui leur semble insuffisante face à la recrudescence de la violence et des effectifs des groupes armés. Ici comme ailleurs, l’urgence s’impose d’une réflexion désinhibée et sans tabous sur la sécurité de la région, loin des pressions américaines pour y installer l’Alliance ou de celles de Pékin. Seul un tel effort nous permettra de défendre notre crédibilité militaire, mais aussi nos intérêts et nos principes démocratiques.
Quoi qu’il en soit, pour l’heure, mis à part en Europe, qui peine décidément à sortir de sa gangue et à grandir enfin, il n’existe plus de réflexe ni de volonté de s’aligner sur l’un ou l’autre “camp”, même si Washington comme Pékin essaient évidemment, chacun à leur manière, de rallier des clientèles anciennes ou nouvelles et de sécuriser leur contrôle politique, militaire ou économico-financier sur le maximum possible d’acteurs. Des puissances régionales telles que la Turquie, l’Iran, ou même l’Inde, poussent chacune leur agenda. C’est évidemment aussi le cas de l’ancien deuxième “Grand”, la Russie, qui est toujours demeurée une puissance globale, mais peut désormais le réaffirmer pleinement depuis ses succès militaires et diplomatiques en Syrie et dans tout le Moyen-Orient. Plus généralement, le caractère totalement décomplexé des actes comme des paroles de tous ces acteurs illustrent les effets délétères de la destruction méthodique des règles et structures du multilatéralisme et le boomerang de la promotion détabouisée de l’intérêt national, grand vainqueur de ce jeu de massacre. Les Etats-Unis eux, ne se résolvent pas à voir émerger un autre empire et menacer leur préséance. D’où les crispations au sein de l’ONU, de l’OMC, la remise en cause de presque tous les accords et traités multilatéraux (et bilatéraux comme avec la Russie en matière de désarmement), et naturellement la crise de l’Otan, qui n’est pas en état de mort cérébrale mais souffre de fortes migraines depuis que certains alliés ont réalisé, à la faveur des agissements turcs en Syrie avec aval américain, que leur avis comptait décidément pour du beurre. Ce n’est pourtant pas un scoop !
Avec la Russie, n’existe-t-il finalement pas une tripolarisation ?
La Russie est une puissance globale qui a subi depuis 30 ans des coups de boutoir incessants de la part de l’Occident. Mais elle en a vu d’autres… Moscou a parfaitement mesuré, au contraire de l’Europe qui veut ignorer qu’elle est un simple outil d’affaiblissement de l’Eurasie voire une proie industrielle et technologique pour son grand Allié, qu’elle devait consolider sa puissance et son influence sous peine d’écrasement progressif entre la vindicte américaine et le “baiser de la mort” chinois. Puissance eurasiatique par excellence elle est plus que jamais l’acteur pivot de cet immense espace. Elle y poursuit méthodiquement l’intégration économique culturelle et sécuritaire autour de l’Union économique eurasiatique (l’UEE) et de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) notamment. L’UE ignore superbement (comme elle le fit pour les Nouvelles routes de la Soie chinoises) cette dynamique florissante à ses portes. Pourtant, l’UEE est la matrice d’un pendant à l’UE.
C’est évident. C’est en cours. Moscou recherche “l’intégration des intégrations” et à terme, souhaite inscrire son rapprochement avec l’Europe communautaire dans un schéma très gaullien d’une Europe l’atlantique à Vladivostok voire au-delà. Au lieu de persister dans notre sidération et notre complexe de l’orphelin transatlantique, nous aurions tout intérêt à inscrire le futur de l’Europe dans cette nouvelle dimension eurasiatique. Les opportunités économiques industrielles de coopération mais aussi sécuritaires nous donneraient une masse critique incontournable entre Chine et Etats-Unis. L’Eurasie est pour moi la « Nouvelle frontière » de l’expansion vers l’Est de l’ensemble européen. Et la prise de conscience de cette évidence pourrait permettre à la France de jouer un rôle moteur dans cette projection d’influence et de puissance.
Ce n’est pas pour rien que Zbigniew Brezinski dans Le Grand échiquier, a ingénument rappelé l’obsession américaine d’une fragmentation de l’Eurasie et d’une division de l’Europe de l’Ouest avec l’instrumentation de la “menace russe” comme vecteur d’un affaiblissement durable de l’ensemble européen. Cette ligne stratégique américaine est toujours à l’œuvre et totalement transpartisane. La pression pour l’élargissement de l’UE et de l’Otan à tous les anciens satellites soviétiques, la guerre contre la Serbie, la déstabilisation de la Géorgie et de l’Ukraine, la diabolisation de plus en plus ridicule de la figure de Vladimir Poutine : tout cela vise à rendre impossible – car dangereux pour la domination américaine sur le Vieux Continent -, un rapprochement de l’Europe avec la Russie qui signifierait la fin de la vassalisation pour nous et l’émergence d’un ensemble centrasiatique intégré selon des cercles concentriques et des coopérations sectorielles multiples, à géométrie variable, plus à même de résister aux offensives commerciales ou normatives américaines et chinoises. Seul peut-être Donald Trump avait-il compris l’intérêt de se rapprocher de Moscou contre Pékin et contre l’Europe. On sait ce qu’il lui en a coûté politiquement avec un Russia gate interminable et désormais la curée pour l’impeachment…
Quel rôle peut jouer l’Union européenne dans tout cela ?
L’Europe demeure mentalement, plus encore qu’économiquement, sous tutelle américaine. Elle peine à sortir de son immaturité stratégique consentie. Elle a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même. Trump ou pas Trump, les fondamentaux de la puissance et de l’impérialisme américain n’ont de fait pas bougé d’un iota. C’est la méthode qui a changé, et le gant de velours qui s’est simplement transformé en gant de crin…. Nous devons en tirer les conséquences et saisir cette opportunité pour nous penser en temps qu’ensemble de nations souveraines ayant des intérêts économiques, sécuritaires migratoires, stratégiques, technologiques, industriels et de défense propres. Il nous faut redéfinir l’intérêt national, ne plus opposer la souveraineté des nations européennes à la sauvegarde de l’ensemble européen, oser désobéir, refuser l’imposition destructive pour nos sociétés et nos économies d’une extraterritorialité injustifiable, et ne pas craindre de riposter. Le temps est venu d’une rébellion concrète non pour plastronner mais pour survivre. La France semble en passe de prendre, pour l’heure encore bien seule, la tête de cette croisade salutaire. Il faut juste du courage et tenir, car les représailles, pressions, chantages, intimidations vont pleuvoir pour tester notre détermination. Mais il en va de notre avenir commun.
L’OTAN nous range-t-elle forcément dans le camp des Etats-Unis ?
Le sommet des soixante-dix ans de l’Alliance a mis en valeur l’ampleur de la discorde interne des visions, et surtout la prise de conscience française qu’il est temps de regarder la réalité en face. L’OTAN est en échec sur tous ses théâtres d’action. Nous ne contrôlons ni ne décidons rien en cette enceinte. Notre président a le courage de le dire et de briser une omerta embarrassée qui n’a que trop duré. L’OTAN, de fait, entretient les tensions et n’a à son bilan que des échecs à mille lieues de l’effet stabilisateur annoncé. Car son rôle est de persister dans l’être, de justifier un contrôle politique américain sur ses membres, de geler l’Europe au plan stratégique et de vendre des armes. Elle empêche structurellement l’Europe de s’émanciper alors que celle-ci en a les moyens, et que les “garanties otaniennes” -notamment le fameux « parapluie nucléaire américain »- ne sont plus crédibles à l’heure d’un pivot décisif et durable des préoccupations stratégiques américaines vers l’Asie et la Chine. Washington ne veut simplement plus payer pour la sécurité des Européens ni intervenir à leur profit, mais entend continuer à les diriger et à leur faire rendre gorge au nom du “partage du fardeau” … et au profit des marchands d’armes américains. Le reste est du decorum. Comment faire sans l’OTAN ? C’est assez simple en fait : commencer par renforcer considérablement notre “outil militaire” pour faire face au spectre élargi des menaces qui pèsent sur la sécurité de nos concitoyens et de nos intérêts, au loin comme sur le territoire national ; élargir notre vision à la dimension eurasiatique en termes sécuritaires et de défense ; initier des coopérations avec ceux qui le souhaitent sans exclusive ni naïveté ; enfin appuyer les efforts de ceux des États que l’unilatéralisme américain cible et affaiblit. Ils sont extrêmement nombreux. Alors le leadership français rêvé prendra corps et inspirera confiance et espoir.
Le Moyen-Orient est-il encore au centre de l’attention ?
Il semble en effet sorti du scope en ce moment, mais c’est l’effet déformant du zapping médiatique et politique comme de la densité de l’actualité internationale. Je pense aussi que l’on se tait car on n’a plus grand-chose à dire ni de discours victorieux ou seulement martiaux à mettre en scène sans rougir. Les masques sont tombés. La France a été progressivement sortie du jeu moyen-oriental. Nos calculs politiques indéfendables moralement ont de plus échoué pratiquement. La Syrie a échappé au démembrement et est en passe de recouvrer son intégrité territoriale. Mais ce n’est pas fini pour autant. Les Etats-Unis nous ont laissé, avec la Turquie autorisée à agir à sa guise dans le Nord-Est syrien, une bombe à fragmentation redoutable. Grand allié du flanc sud de l’Alliance c’est-à-dire de Washington, Erdogan la représente de fait sur le théâtre syrien. Il sait à merveille jouer de son double positionnement stratégique pour Washington contre Moscou, et tout aussi important pour Moscou contre Washington…
Les Kurdes ont parié et perdu, mais leur sens pratique et leur instinct de survie les rallient à la cause syro-russe qui seule peut leur épargner la fureur ottomane. L’Iran, essaie en dépit de toutes les pressions de consolider son arc d’influence régional. Quant à Israël, il vient, après Jérusalem, de récupérer le Golan avec la bénédiction américaine (ce qui, au passage, remet la question de la Crimée en perspective) : Une provocation considérable pour les Libanais comme pour les Jordaniens et un nouvel encouragement à la déstabilisation régionale.
Et puis il y a le Yémen. L’inhumanité de cette guerre ingagnable où nous avons si coupablement joué les utilités et la folie saoudienne sont en passe de lasser même le parrain américain. Les Emirats Arabes Unis adoptent une attitude prudente…. Peut-être une brèche vers la sortie d’un conflit désastreux pour l’image moderniste du royaume wahhabite ? Rien n’est réglé et il est à parier que des scénarii guerriers occupent des centaines de planificateurs militaires au Pentagone.
Le “processus de Genève”, dédié à la sortie politique du conflit syrien et vicié dans son essence, est un échec flagrant. Mais la Russie, pragmatique et habile, a admis son “couplage” symbolique avec le Processus d’Astana dirigé par Moscou et bien plus efficace. Peut-être l’embryon d’une solution politique acceptable pour ce pays martyr qui a échappé à l’emprise islamiste radicale ? Les anathèmes contre « Bachar bourreau de son peuple » et les accusations d’usage d’armes chimiques de moins en moins étayées contre le régime syrien, tout cela doit nous faire réaliser que nous l’avons échappé belle. Que serait aujourd’hui le Moyen-Orient s’il était passé sous la coupe des Frères musulmans en Égypte, en Syrie avec les parrains qataris et turcs et les innombrables surgeons terrifiants d’Al-Qaida ? La France doit sortir de cette compromission criminelle et si dangereuse pour son propre équilibre national.Notre président pourrait exprimer, au nom de la France, un mea culpa sincère pour nos errements passés. Ce serait un coup de tonnerre diplomatique. Une renaissance. Un geste d’honneur que seul un homme d’État ayant une hauteur de vue et de cœur suffisantes peut faire sans crainte.
Un geste qui change la donne, libère les consciences. Rien à voir avec la repentance ridicule, tout avec l’honneur d’un chef d’Etat capable de reconnaitre que son pays s’est trompé, qu’il l’a lui compris et que tout peut être différent à l’avenir. Nous ne sommes pas frappés à jamais d’une malédiction et il est grand temps pour notre pays de définir une nouvelle politique étrangère indépendante et libre, qui nous sorte des fourvoiements moraux, des complaisances électoralistes ou des préoccupations mercantiles si peu à la hauteur des enjeux du monde et de ce que nous voulons être. Nous vendons des armes certes, et elles sont excellentes. Parmi les meilleures au monde. Notre industrie de défense est un pan important de notre socle d’emploi et d’excellence technologique. Mais nous ne devons plus être des proxys américains ou saoudiens qui vendent leur âme pour quelques contrats. Nous pouvons vendre à des Etats qui se défendent, plus à ceux qui mettent la planète à feu et à sang.
Sur tous ces sujets, l’inflexion présidentielle sensible, observable depuis quelques mois doit être saluée, car elle rompt avec des années de servitude volontaire à contre-emploi de nos intérêts comme de nos principes. Il faut réinventer notre politique étrangère, introuvable depuis 15 ans au moins, et prendre nos distances à l’intérieur ou en dehors s’il le faut, d’une Alliance atlantique dont le bilan est catastrophique mis à part celui de sa persistance dans l’être et de l’entretien de menaces inexistantes.
Caroline Galactéros, propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire (Marianne, 5 décembre 2019)
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jeudi, 26 avril 2018
Caroline Galacteros : "Retrouver la voie d'une diplomatie réaliste"
Caroline Galacteros : "Retrouver la voie d'une diplomatie réaliste"
11:28 Publié dans Actualité | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : caroline galacteros, actualité, politique internationale, diplomatie, france, géopragma | | del.icio.us | | Digg | Facebook