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lundi, 05 mai 2025

Le modernisme russe au risque de l'idéologie - Analyse d’un naufrage

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Le modernisme russe au risque de l'idéologie

Analyse d’un naufrage

Claude Bourrinet

De Mallarmé à Malevitch, ou d'une aporie l'autre

La révolution esthétique se manifesta d’abord comme une révolte contre la forme sclérosée, mimétique, répétitive, d’un monde faux et trompeur, qui cherche à faire passer pour réels des arrière mondes, alibis à la médiocrité bourgeoise, à l’adhésion abjecte à des valeurs niveleuses et hypocrites. La déconstruction d’une esthétique issue d’une tradition fondée sur le dogme de la mimésis est l’une des plus radicales de tous les temps. Elle cherche à redonner aux sens une innocence originelle, et à l’art une maîtrise complète de son destin, pareille au pouvoir exercé sur la matière sonore de la musique, qui ne renvoie qu’à elle-même, et qui devient le paradigme des bouleversements artistiques. Au-delà de la provocation des gestes extrêmes lancés par les écoles en –isme – symbolisme, cubo-futurisme (1), rayonnisme (2), suprématisme (3), constructivisme, productivisme etc. – c’est le changement des perceptions de l’homme qui est visé, donc, en dernière instance, la construction d’un homme nouveau, la réalisation d’une utopie, d’une « autre dimension », dira Eisenstein. Dès lors va s’instaurer une dialectique entre mouvement infini de remise en cause des éléments structurels de l’œuvre d’art (forme et matière, pour reprendre la terminologie aristotélicienne) et le champ sociopolitique, lieu des conflits dont l’homme est l’enjeu.

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Baudelaire et Rimbaud avaient engagé cette transformation du verbe et de l’esthétique. Mallarmé allait mettre en question les principes mêmes de l’art occidental. L’art n’a fait que maquiller la vérité, que notre vie est un non-sens. Les ingrédients de toute littérature, le sujet, les anecdotes, les images, occultent l’art absolu, qui est par là même impossible. Sa saisie ne s’effectue qu’au moment où l’œuvre accepte l’anéantissement, qui est aussi son assomption. L’art refuse toute compromission avec la contingence humaine. Il est, comme la mort, un soleil qu’on ne saurait regarder en face sans devenir aveugle. La création passe par le chemin suicidaire de la négation hégélienne. Il faudrait soit régresser, et accepter la réalité odieuse, soit la rejeter en un défi incessant de remise en question du monde construit par la création artistique.

Gérard Conio (4), dont je m’inspire de près pour mener cette étude, insiste sur la dimension mystique, spirituelle de cette quête du Graal. Elle est l’expression d’une nostalgie de l’origine, du désir de retrouver une langue transparente, d’un Verbe purificateur capable de restaurer l’harmonie entre l’homme et le monde, la voie gnostique qui accorderait le secret fondamental, qui susciterait l’envol vers l’Idée, mais aussi le suprême désespoir : le lieu de l’art, son topos, est toujours au-delà, fuyant, éphémère, glissant de l’instant insaisissable au moment où l’on pense le saisir. L’art est donc un drame, la mise en scène d’un sacrifice propitiatoire, au bout duquel ne subsiste que la page blanche, lieu vide et plein, lavé des scories de la subjectivité, oméga où se résolvent deux infinis, la mémoire de l’origine, et la création eschatologique d’un monde neuf.

Cette nouvelle conception de l’art comme rupture et quête intransigeante se veut aristocratique, laissée au seul initié, au maudit, à l’exilé, à l’anormal, au yourodivyi (fol en Christ). L’artiste crée son ordre contre l’ordre d’un monde qu’il honnit. De là, un ton apophatique, négateur, doublé d’un accent inquisitorial, d’une tendance à traduire toute prise de position en geste moral.

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La Russie du début du XXe siècle, selon Gérard Conio, était particulièrement apte à comprendre la vision mallarméenne, bien plus que l’Occident, émoussé par son sens de la mesure. Les héritiers du nihilisme, la disposition traditionnelle du peuple russe à des élans mystiques, son anarchisme résurgent, allaient radicaliser ce message.

La suppression du sujet (au double sens du terme : le je et le thème) est aussi la disparition du signifié au profit du signifiant, que l’on dépouille jusqu’à la plus simple expression de sa matérialité, le point et la tache. Le procédé est « mis à nu », l’accent est déplacé sur le matériau. Dans le travail des « zaoumniki » (5), le verbe poétique est réduit à ses composantes minimales, la représentation est déconstruite, la figure est supprimée. Le roman, chez Victor Chlovski, devient reportage, documentaire, montage.

L’esthétique, science du Beau (qui ne signifie plus rien) se transforme en sémiotique, science du signe (qui peut être n’importe quoi).

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En 1915, dans son premier écrit théorique, Malevitch porte le négativisme jusqu’à l’adieu à la représentation, manifesté par son carré noir sur fond blanc. Puis avec son tableau blanc sur blanc, en 1919, il renonce tout à fait à la peinture, se vouant dès lors à l’écrit, au commentaire. Le geste est répété avec Le dernier tableau, monochrome rouge, que Rodtchenko expose en 1921 pour en finir avec la peinture de chevalet, et avec l’art tout court, inaugurant la période productiviste. L’art était devenu impossible. Comme toutes les valeurs auxquelles on accordait de l’importance, il était désormais réduit à l’égal du zéro.

Face à l’affirmation triomphale d’un art absolu, le scandale de la réalité se dévoile, toujours contingente, toujours banale. D’où naît un déchirement.

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Il s’agit alors de purifier le monde par le Verbe, de retrouver l’Eden disparu, d’accéder à la dimension cosmique de la création. Pour Khlebnikov, la « zaoum » (langue phonique) tente d’édifier une langue universelle, une langue « stellaire ». Le Beau doit aussi être l’expression du Vrai et du Bien. Malevitch évoque par le blanc le dieu du Zohar. Il a peut-être été influencé par le philosophe néo-platonicien contemporain Piotr Ouspenski. Maïakovski, en 1918, dans Le Journal des futuristes, en s’élevant contre le mercantilisme bourgeois, recherche une révolution de l’esprit.

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En même temps, cette quête mystique redouble une mise en mémoire du passé russe, dans l’origine archaïque par exemple de la corrélation entre l’écriture et la peinture, identification désignée par le mot « pisat ». On retrouve aussi l’art populaire et la religion de la Russie ancienne, la culture « rodnaïa », « maternelle », qu’on met en parallèle avec l’instinct créateur des enfants, des peintres naïfs, des poètes fous… Larionov organise une exposition néo-primitive d’icônes et de loubki (images populaires gravées sur bois (6)) en 1913 – la « Queue d’âne » (7) – qui regroupe Malevitch, Tatline, Chagall, Filonov, Le Dentu, Zdaniévitch, tous artistes novateurs. Un rêve messianique, naturel en Russie, s’attache à l’art.

Pour Kandinsky, le « mur » de l’art devient limite et support. L‘enjeu se déplace de l’extérieur vers l’intérieur, ouvrant la voie à une phénoménologie de la perception artistique, que les contre reliefs de Tatline vont illustrer. On passe d’une esthétique de la contemplation à une esthétique de la réception. Dès lors, tout devient possible, le matériau vidé de son sens acquiert sa valeur du choc qu’il produit.

Le constructivisme est une réponse à l’impasse proclamée de l’art. Le groupe de l’« Inkhouk » de Moscou proclame qu’il faut transformer le « byt », le mode de vie, la vie. Le productivisme tentera de réaliser ce projet.

Maïakovski et Eisenstein: l'exil intérieur

Le premier se donna la mort en 1930 et le second continua son œuvre cinématographique sous la tutelle sourcilleuse de Staline.

Maïakovski (portrait, ci-dessous), en cassant le vers traditionnel, en y mêlant les vocables familiers du peuple, a redonné à la poésie une puissance redoutable, la ramenant brutalement sur terre, une terre rude, parfois vulgaire. Certes, il collaborait à ses heures avec l’appareil policier, mais c’était un authentique poète. « Pro èto » (« De ceci ») est un cri de détresse. Maïakovski appartenait à ces bolcheviks de gauche qui seraient écrasés par le secrétaire du parti. Comme beaucoup, il a vu avec angoisse la liberté de création se réduire sous la pression idéologique du régime. Il a perçu dans sa chair la contradiction entre ses aspirations vers une révolution permanente de la vie, et la sclérose qui paralysait les corps et les esprits, la société soviétique entière, pour aboutir au gel, à la mort.

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Eisenstein a connu aussi sa descente aux enfers. Mais il ne s’est pas tué, du moins physiquement. Il connut cependant des crises sérieuses, qu’il résolut au prix du renoncement.

La première lui était commune avec d’autres créateurs. Il s’agissait de surmonter l’aporie qui menait l’art dans l’impasse du non-sens, une fois la mimesis rejetée. Comment lier l’art à la vie ? On sait que le constructivisme subsuma les deux termes sous le projet unitaire de l’utopie, l’utopie que l’on réalise ici et maintenant (ce qui revenait en fait à subordonner l’art à la vie). Eisenstein va utiliser le montage, le travail sur le matériau cinématographique, et singulièrement la synecdoque, la valorisation de la partie pour le tout, apte à toucher l’affect des foules (le cinéma étant l’art des masses par excellence).

La seconde crise fut résolue au début des années trente, en plein stalinisme triomphant. On peut résumer le constat auquel il parvint : « L’art est régressif par sa forme et progressif par son contenu. » Mais en art, la forme prime, et conditionne le contenu. Eisenstein s’aperçoit alors que l’art, c’est le Mal.

La découverte de la « plongée dans le sein maternel », dans les archétypes, à partir des travaux des psychanalystes Ferenczi et Otto Rank, ainsi que les expériences des contre reliefs de Tatline, l’amènent à définir la « Méthode », ou le « Grundproblem » (le « problème fondamental »). Pour lui, l’objectif de l’artiste est l’extase. L’Empreinte (« Eindruck ») désigne les traces du trauma originel et le mode de superposition appelé à constituer le montage des attractions et à susciter de l’organique à partir du mécanique. Son cinéma mêle archaïsme et modernisme, pensée sensorielle et pensée conceptuelle, Apollon et Dionysos, futur utopique et origine.

Du constructivisme à la "construction du socialisme"

La première exposition d’ « Obmokhou » (« Association des jeunes artistes) en mai 1920, inaugurée par Lounatcharsky, présente des manifestations d’agit-prop, destinées à montrer comment utiliser les activités artistiques à des fins de publicité révolutionnaire.

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L’exposition « 5x5=25 » constitue un tournant décisif. Il s’agit de briser les mentalités « archaïques ». L’action se place sous l’angle de la lutte contre l’aliénation. Les productivistes reprochent à l’esthétique formaliste de l’objet (« viéchisme ») de substituer à la reproduction de la nature la reproduction de la machine. Pour Maïakovski les artistes sont des « artisans chargés de réaliser la commande sociale ». Le savoir-faire des poètes, leur métier (masterstvo) livre à la séduction étatique les masses désarmées. La fonction poétique est remplacée par la fonction de communication. Les artistes sont passés de la « dissonance » dont parlait Koulbine à l’ « harmonie », synonyme de mort. L’affirmation de Rodtchenko, selon laquelle « l’art littéraire » est destiné à débarrasser la vie des « enjolivures », pour légitime qu’elle soit dans le domaine esthétique, prend une résonance sinistre dans l’ordre politique.

Comment l’art, se voulant autonome, a-t-il pu servir d’instrument à un Etat totalitaire ? Cette question est d’autant plus cruelle que c’est justement par la manifestation de la plus haute vie que l’œuvre de mort a procédé, comme si l’art se révélait être un pharmakon, capable d’empoisonner dans la mesure même où il se présente comme un salut. On peut essayer d’identifier l’origine de cette régression en détachant quelques caractéristiques qui l’ont favorisée :

- On crée une confusion entre l’art et la vie, un glissement sémantique entre ce qui concerne au premier chef l’esthétique et ce qui revient aux conditionnements socio psychologiques.

- On effectue un transfert, à la manière du « sdvig » (9), de la préoccupation d’un salut individuel, à celle du salut communautaire. On passe ainsi d’un plan à un autre qualitativement différent, sans voir que la nature du projet est changée, l’œuvre devenant une entreprise sociale et se soumettant insidieusement au primat du politique, au sens large comme au sens réduit.

- Le ton apophatique, négateur, radical, doublé d’une emphase irritante, la manifestation d’un souci pédagogique et prosélyte, ont exacerbé l’aspect dogmatique de la rhétorique.

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- La gratuité ludique de l’utilisation des matériaux créatifs, mots, couleurs, formes, lesquels provoquent un impact psychosensoriel susceptible de modifier les états de conscience et d’instiller de manière subliminale des affects et des concepts en complet décalage avec la réalité, sinon avec la vérité, renforce l’emprise idéologique de l’Etat totalitaire. La création verbale pure des « zaoumniki » est un laboratoire pour la novlangue. Au lieu d’unir les hommes par le haut, elle les transforme en masse indifférenciée douée d’une mentalité prélogique. La forme produit le sens, les liens syntaxiques et logiques sont rompus, suscitant des automatismes qui aboutissent à une phraséologie vide, à une langue codée qui se substitue à la réalité, plus proche des réflexes conditionnés de Pavlov que d’une pensée cohérente, une langue incantatoire, faite d’enchaînements de sons bruts capables de galvaniser les foules et d’agir sur ses nerfs (mais les inventions verbales de Kroutchonykh, de Kamienski, d’Iliazdov sont indéniables : c’est toute l’ambiguïté d’une période révolutionnaire).

- En Russie, l’impersonnalité de l’art renvoie immédiatement à l’impersonnalité de l’Etat.

- Le renversement carnavalesque de l’art entre le haut et le bas, qui, sous couvert d’un égalitarisme agressif, a nivelé vers le bas toute expression, tout mode d’être en société, a abattu les frontières qui permettaient d’endiguer l’inondation idéologique et de préserver certaines classes ou castes de la puissance dévastatrice de la démagogie.

Art nihiliste

Le « laminage de la personnalité », la « perekovka douch », le « remodelage des âmes », mis en œuvre par le totalitarisme stalinien, qu’un Zinoviev, dans les Hauteurs béantes a dénoncés, ont favorisé la crétinisation massive que la société de consommation tente d’apporter avec elle, avec la bénédiction d’anciens dissidents, transformés en commis parvenus du nouveau capitalisme. En Occident, les Diafoirus et les Homais pullulent, et ont rabaissé toute valeur, toute connaissance à une prétentieuse exhortation à aménager une existence médiocre, la parant de cette ornementation ludique qui donne au vide un surcroît d’esthétisme, parallèlement à ce surplus d’âme que les actions humanitaires octroient aux masses repues de délectations télévisuelles. Pour Gérard Conio, l’homologie est flagrante entre ce qui s’est passé en URSS et ce qui se joue actuellement dans la modernité : privilégier la perception après avoir déconstruit les formes et aboli l’art, transférer les codes d’une certaine pratique artistique à la gestion marchande du monde, au point d’en devenir le miroir idéologique à base d’hédonisme de supermarché et de gratuité nihiliste, confondre des justifications esthétiques et des explications sociologiques ou politiques, légitimer en définitive un réel dégradé.

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Notes:

1) Le cubo-futurisme est une variante russe du futurisme italien qui, par la provocation, le scandale et la violence, promut la modernité, la machine, le mouvement et le dynamisme au rang de constituant à part entière de l’art.

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2) Mikhaïl Fedorovitch Larionov s’intéressa à l’impressionnisme, au fauvisme et au cubisme, avant de fonder, à partir de 1909, et avec sa femme Natacha Gontcharova, le rayonnisme. Larionov fut l’un des pionniers de l’art abstrait. Après son installation à Paris en 1914, il réalisa de nombreux décors pour les Ballets russes.

3) Le suprématisme est la première théorie de la peinture non objective. Malevitch en est l’inspirateur en 1915.

4) Gérard CONIO, L’art contre les masses : Esthétiques et idéologies de la modernité ; L’AGE D’HOMME, Lausanne, 2003.

5) Vélimir Khebnikov, mort du typhus en 1922 à 37 ans, mena une quête mystique de l’Unité et de l’Harmonie, de la maîtrise du temps et de l’Histoire, mêlant rationalité du Nombre et l’Irrationalité du Verbe. La langue Zaoum, libre jeu de phonèmes russes chargés de sens, fait éclater le conservatisme de la culture pour ressusciter les fonds archaïques de la slavité, déchaînant une fureur insurrectionnelle et aboutissant au Monde de l’Harmonie (« Ladomir »).

6) L’ imagerie populaire russe traditionnelle, représente des héros légendaires, des preux intrépides (« bogatyrs » ou « vitèzes »), des tsarévitch ou tsarévna, des bouffons et des baladins (« skomorokhi »), des moujiks étonnants, des « fols en Christ » (« yourodivy »), des monstres et esprits forestiers…

7) L’exposition néo-primitiviste « La Queue d’âne » réhabilita l’art folklorique russe issu de la tradition orientale.

Au début de l’année 1921, l’ « Inkhouk » (Institut de Culture Artistique ») regroupe des artistes tels qu’Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova, Alexandre Vesnin, Lioubov Popova, Alexandre Exter, qui veulent rompre avec la composition. Ils adoptent la notion de « construction » pour désigner l’abandon des éléments « superflus », et l’utilisation rationnelle des matériaux (souvent d’origine industrielle ou technologique, comme le fait Tatline). Trois principes se dégagent :

- La « facture » concerne le caractère concret, rationnel et universel du matériau ;

- La « construction » définit la fonction collective des éléments et le projet ;

- La « tectonique » établit la finalité idéologique de l’objet.

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9) « La création décalée » est une traduction possible d’un mot russe qui exprime un concept fondamental de l’esthétique cubo-futuriste : le « sdvig ». Forgé à l’origine pour désigner la déformation des figures dans la peinture cubiste, le sdvig va bientôt se généraliser, se conceptualiser pour élargir cette défiguration picturale à une transformation qui affecte la création tout entière, la « création décalée » » (in L’art contre les masses…, p. 13).

samedi, 23 avril 2016

Pédagogie: la situation problème est le tombeau des constructivistes

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Pédagogie: la situation problème est le tombeau des constructivistes

Stevan Miljevic
Enseignant
Ex: http://www.lesobservateurs.ch
 

A l’école des compétences, résoudre des problèmes est devenu la panacée. Par problème, on entend des situations dont le chemin menant à la solution n’est pas immédiatement disponible. Généralement, ces situations demandent, pour être résolues, de mettre en œuvre plusieurs savoirs et/ou habilités différentes.

Ces situations problèmes sont le fleuron des constructivistes et de tous ceux qui se rattachent aux pédagogies dites centrées sur l’élève. Paradoxalement, une analyse détaillée de la manière dont les scientifiques perçoivent les situations problèmes et leur mode de résolution va nous mener à quelques conclusions plutôt surprenantes.

Un peu d’histoire : le behaviorisme

Au début du 20ème siècle, les premiers théoriciens a avoir étudié la notion de problème se rattachaient au courant dit du behaviorisme. Ces gens se focalisaient sur l’idée que lorsqu’on soumettait un être à des stimuli, celui-ci adoptait un comportement nouveau en réaction à ceux-ci. Les behavioristes ne s’intéressaient pas franchement à ce qui se passait dans la tête du sujet, mais plutôt à la réaction de celui-ci face à la situation vécue.

Edward_Thorndike.jpgThorndike est un des grands penseurs du behaviorisme. Sa contribution principale à la recherche a été la conceptualisation de l’apprentissage par essai-erreur. Un exemple emblématique des recherches expérimentales menées par Thorndike est celui de la boite-problème (1911). Il s’agit d’une cage dans laquelle un chat est enfermé. La cage est dotée d’un dispositif d’ouverture que le félin doit trouver. Les observations de Thorndike l’ont amené à considérer que dans un premier temps, le comportement de l’animal dans la boite paraissait extrêmement désordonné, tentant de s’évader en passant par les barreaux, se débattant, griffant la porte… En agissant de la sorte, le chat finit tôt ou tard par actionner accidentellement le dispositif d’ouverture et par s’échapper. En répétant l’expérience, au bout d’un certain nombre d’essais plus ou moins grand, le temps que met l’animal pour sortir de la cage va se raccourcir.

Cette approche de la résolution de problèmes s’appuie sur deux idées centrales : la première est que la situation doit être motivante, sans quoi l’exploration n’aura pas lieu. Dans la conception behavioriste, la motivation n’est que le moteur déclenchant l’activité de l’individu. La seconde, elle, réside dans le renforcement, c'est-à-dire l’augmentation de l’association de la réponse à la situation. Autrement dit, la répétition des essais-erreurs de la pratique permet au chat d’augmenter sa capacité à sortir de la cage. Il apprend de ses erreurs.

L’approche gestaltiste

A la suite du courant behavioriste, une nouvelle manière de concevoir la résolution de problèmes va voir le jour : la Gestalt. Pour les gestaltistes, la solution ne peut pas venir de la répétition des essais-erreurs, mais d’un changement soudain de point de vue. Cette découverte brusque d’une organisation (Insight) permettant de comprendre la situation et donc de la résoudre ne dépend pas des tâtonnements préalables et peut survenir d’un seul coup.

gestalt0005c54g186001.jpgUne expérience menée par Koehler (1927) au sujet de l’intelligence des singes supérieurs permet d’illustrer cette approche. Koehler a enfermé un chimpanzé dans une cage et posé une banane sur le sol à l’extérieur de la cage de telle sorte que le singe ne puisse pas l’atteindre. Un bâton est également déposé dans la cage. Le singe va d’abord tenter de s’emparer de la banane avec ses bras. N’y arrivant pas, il renonce et va s’assoir dans la cage. Tout à coup, il se lève, se saisit du bâton et va l’utiliser pour déplacer la banane vers la cage afin de s’en saisir.

Il y a bien entendu un comportement nouveau dans cette situation. Mais celui-ci ne dépend pas de ses expériences ultérieures puisqu’il n’y a pas d’amélioration progressive de sa part. Ce qui va provoquer l’apparition d’un comportement mieux adapté. La relation nouvelle et soudaine que le singe a été capable de réaliser entre la banane et le bâton va lui permettre de résoudre son souci.

L’approche de la Gestalt ne contredit pas les apports du behaviorisme, elle se contente uniquement de remettre en cause leur généralité.

L’émergence du cognitivisme

La Gestalt a commencé à déplacer le regard des chercheurs des comportements vers ce qui se passe dans la tête des individus. Mais elle n’a fait qu’effleurer la question. Les gestaltistes ne voient en effet dans le changement d’attitude qu’un simple mécanisme perceptif. Dans cette optique, que la situation soit dotée en contraintes et incitations suffisamment fortes pour que se fasse la découverte est amplement suffisant.

La psychologie cognitive, elle, voit dans la résolution de problème tout un ensemble de mécanismes de résolution dont le sujet n’a pas forcément conscience. Il s’agit de les faire émerger afin de comprendre où se situent les difficultés et de trouver le moyen de les contourner.

Globalement, la résolution de problème passe par deux stades important : l’interprétation du problème et les mécanismes de résolution.

Comment interprète-t-on un problème ?

Si le problème est écrit comme c’est souvent le cas dans le cadre scolaire, la première étape réside dans la compréhension syntaxique de l’énoncé. Va s’ensuivre la construction d’une représentation de l’état initial et de l’état final demandé. Enfin, si possible, l’individu doit se représenter la procédure optimale à suivre pour passer de l’état initial à l’état final.

Les études menées aux Etats-Unis sur la compréhension des journaux démontrent que la phase de compréhension n’est pas évidente et que nombreux sont ceux qui échouent simplement parce qu’ils ne comprennent pas les documents relatifs à l’état initial de la situation. Il est alors impossible de construire des représentations réalistes. La quantité de connaissances disponibles va également influencer la précision de la construction de la représentation des états initiaux et finaux. Pour donner un exemple, un élève qui ne connait pas le verbe « retrancher » ne peut pas construire l’état final qu’on lui demande dans un intitulé du type « retranchez 5 à 13 » . Il sait peut-être soustraire mais n’arrive pas à savoir où on lui demande d’aller et donc va être incapable de choisir la procédure adéquate.

Les mécanismes de résolution

Lorsqu’il se trouve face à un problème, l’individu puise dans le répertoire de procédures qu’il a mémorisé afin d’en trouver une qui soit analogue à ce qui lui est demandé. Au pire va-t-il en sélectionner une se rapprochant du problème et tenter de la particulariser. En face d’une situation problème, on essaie toujours, consciemment ou non, de l’assimiler à une situation connue. Plus un individu a résolu d’énigmes, plus il a de cordes à son arc. C’est là une des caractéristiques qui distingue un expert d’un novice. L’expert connait beaucoup plus de mouvements possibles pour aller de l’état initial à l’état final. Par exemple, face à l’intitulé « Pierre a cinq billes. Il en a gagné à la récréation. Après, il en a 8. Combien en a-t-il gagné ? », un adulte sait qu’il lui suffit de soustraire le nombre initial du nombre final. L’enfant, qui n’a vu l’addition que dans le sens a+b=c, va comprendre que Pierre a augmenté son capital-bille mais ne dispose pas de la bonne procédure. Il va alors logiquement appliquer la seule règle qu’il connait, à savoir 5+8=13.

Si la personne ne possède pas en mémoire de problème se rapprochant de celui qu’elle doit résoudre, elle peut faire des inférences sur la base des connaissances qu’elle a en stock. Inférer consiste à ajouter une information à celles qui sont fournies afin d’interpréter la situation. Par exemple, en tentant de résoudre le problème DONALD + GERALD = ROBERT avec D=5, elle va naturellement commencer avec l’addition des deux D finaux, trouver que T vaut 0 et qu’il y a une retenue. Puis continuer en déduisant que R est impair puisque L+L ne peut que donner un chiffre pair auquel on ajoute 1. Et de déduire que R est forcément inférieur ou égal à 9 et n’est pas 5 puisque c’est D. Il ne reste donc que les possibilités 1-3-7-9. La personne continuera alors les inférences jusqu’à restreindre au maximum le champs des possibilités.

S’il n’est pas/plus possible non plus de se servir de ses connaissances pour résoudre le problème, il ne reste à l’individu plus qu’à avancer à l’aide d’heuristiques. Les heuristiques sont des règles générales qui peuvent être appliqués à peu près n’importe où. L’heuristique d’essais et tests est la plus courante : elle consiste à tenter dans chaque état de sélectionner l’action qui mène à un nouvel état semblant se rapprocher le plus du but et d’essayer de l’appliquer. Si cela ne fonctionne pas, on teste autre chose jusqu’à ce qu’on trouve une solution. On est là dans un processus à peu près purement hasardeux.

D’autres types d’heuristiques sont possibles, comme celle des fins et moyens. Elle consiste à comparer l’état initial et le but, à noter les différences, à les ordonner et à chercher pour chacune d’elles un moyen de les faire disparaître. Il s’agit toutefois d’une heuristique que des débutants n’arriveront vraisemblablement pas à produire tant elle surcharge la mémoire de travail (il faut garder en mémoire l’état initial, l’état final, les sous-buts qu’on a découpé en plus de chercher les opérateurs permettant d’avancer). Il n’est de plus pas certain qu’il pense à agir de la sorte si on ne lui a pas enseigné explicitement cette stratégie.

Que déduire de tout cela ?

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette présentation :

  • Tout d’abord, la recherche de procédures analogues en mémoire à long terme demande qu’un maximum de problèmes aient été résolus au préalable. Il n’est pas nécessaire que ceux-ci aient été faits de A à Z par les élèves. L’enseignant peut tout aussi bien faire démonstration de la manière dont un expert s’y prend pour résoudre un problème. A condition bien entendu de faire en sorte de ne pas perdre ses élèves en route. Un minimum de bon sens permet de constater qu’on confrontera l’élève à un nombre bien plus important de résolutions réussies si l’enseignant montre un maximum d’exemples avant que l’élève ne se lance lui-même dans l’activité. D’une part parce que l’élève les résoudra plus rapidement que s’il doit chercher seul et d’autre part parce qu’il aura vu travailler un expert à plusieurs reprises. Le top réside dans l’addition d’une phase où l’élève et l’enseignant travaillent ensemble avant que les apprenants ne se jettent à l’eau seuls. Enseigner des stratégies de résolution de problèmes est donc bien plus efficace que de mettre l’élève en situation de problème directement. Plus le modelage (la transmission) de ces stratégies est conséquent et plus l’élève va emmagasiner de schémas de résolution qu’il pourra tenter de réutiliser dans d’autres cas.
  • La capacité de faire des inférences dépend des connaissances emmagasinées par l’élève. La seule manière de raisonner en situation problématique sans se fier à un processus hasardeux exige des connaissances. Plus un élève connaît de choses, plus il a possibilité de les réutiliser pour produire ces fameuses inférences et ce dans des domaines variés. Et plus il sera apte à continuer à avancer dans la complexité sans arriver à une surcharge cognitive qui le mettra hors d’état de continuer.
  • Un élève qui ne possède ni un grand répertoire de situations résolues ni des connaissances étendues ne pourra que se rabattre sur des méthodes hasardeuses pour résoudre son problème.
  • Laisser les élèves user de ces fameuses heuristiques hasardeuses n’a pas grand sens. C’est là une méthode fort chronophage. De plus, qu’on n’améliore nullement un processus hasardeux en le pratiquant à outrance. Pour accroître au maximum le réservoir des procédures et connaissances disponibles de chaque élève, il convient d’utiliser le temps à l’école de la manière la plus judicieuse qui soit.
  • le bref historique des recherches sur la résolution de problème devraient nous inviter à reconsidérer les pédagogies constructives « centrées sur l’élève » d’un autre œil. Surtout si on s’adonne à une relecture du discours constructiviste typique. On va au devant de quelques bonnes surprises. Lorsque les constructivistes et autres pédagogos de tout poil se revendiquant du progrès critiquent les tenants d’une pédagogie transmissive au prétexte que celle-ci rendrait les élèves passifs, ils adoptent un point de vue qui fait fi de ce qui se passe dans la tête des élèves. Un point de vue qui se concentre uniquement sur la relation stimulus (transmission)-comportement (passivité de l’élève). Un regard qui n’est donc rien d’autre qu’un point de vue…behavioriste du début du 20ème siècle !!!
  • Ils sont d’ailleurs tout autant behavioristes lorsqu’ils arguent de la nécessité de mettre les élèves dans des situations motivantes pour réaliser leurs apprentissages. Souvenez vous l’exemple du chat dans sa cage. Depuis lors on a bien avancé dans la compréhension de la motivation et on sait qu’elle peut tout aussi bien, voire même mieux apparaître en relation avec un travail bien fait et maitrisé.
  • Le conflit socio-cognitif qu’ils cherchent à développer (pour autant qu’il fonctionne) pour réorganiser différemment les connaissances de l’élève est un pur produit de la Gestalt. Il s’agit simplement de faire en sorte qu’un changement de point de vue survienne. Dans cette optique, les obstacles dressés volontairement dans les documents de travail et l’environnement de groupe suffisent à produire ce changement. Une approche basée sur les sciences cognitives aurait,elle, chercher à favoriser ce changement de point de vue. Par le biais d’une démonstration du maitre par exemple. Alors certes, les enseignants constructivistes interviennent également, mais leur manière de faire pour imposer ce fameux changement de point de vue, mais cela ne sera jamais aussi rapide et efficace qu’une transmission préalable. Autant dire que si on peut y voir une petite incursion dans le monde des sciences cognitives, elle est relativement timide.
  • Il en va de même pour leur notion de l’erreur. Si les constructivistes voient à juste titre, dans l’erreur une manière d’apprendre, ils en restent plus ou moins à Thorndike et à sa manière de laisser le chat faire ses erreurs pour apprendre au lieu de prendre les devants. Après tout l’élève peut tout aussi bien apprendre de celle-ci si c’est l’enseignant qui les lui montrent au préalable. Là aussi, le nombre d’erreurs et le pourquoi de celles-ci que l’enseignant peut montrer est largement supérieur à celui qu’un élève va faire tout seul ou en groupe. C'est supérieur quantitativement comme qualitativement.

En définitive, à peu près tout dans le discours des tenants du progrès et du constructivisme nous ramène à une période antérieure au développement des sciences cognitives. Ce que ces gens nous présentent comme la panacée en matière de nouveauté est en fait un vieux disque rayé dont les plages évoquent des recherches datant du début du 20ème siècle et qui tourne en boucle depuis cette époque…

Stevan Miljevic,

le 16 avril 2016 pour Lesobservateurs.ch et contrereforme.wordpress.com

Bibliographie:

Jean-Marc Meunier "Raisonnement, résolution de problèmes et prise de décision", Dunod, Paris, 2016

Françoise Cordier et Daniel Daonah'h "Apprentissage et mémoire", Armand Colin, 2ème édition, 2012

http://edutechwiki.unige.ch/fr/R%C3%A9solution_de_probl%C3%A8me