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lundi, 04 octobre 2010

La réponse de Danilo Zolo à l'émergence de Cosmopolis

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997

 

III. Encuentro Iberoamericano de Metapolitica

Intervention de Robert STEUCKERS

 

La réponse de Danilo Zolo à l'émergence de Cosmopolis

 

ANALYSE: Danilo ZOLO, Cosmopolis. La prospettiva del governo mon­diale, Feltrinelli/Campi del sapere, Milano, 1995, 218 p., Lire 35.000, ISBN 88-07-10189-0.

 

zolo.jpgLe philosophe Danilo Zolo (photo), né à Rijeka/Fiume en 1936, aujourd'hui ensei­gnant à Florence (Firenze), membre de l'Academia Europæa, constate avec amertume que l'idéologie cosmopolite, mondialiste, prétendant gé­néraliser un “nouvel ordre mon­dial”, s'est imposée avec la violence d'une idole au monde entier depuis l'effondrement de l'URSS et la Guerre du Golfe. Dans un tel contexte, les Etats-Unis dirigent une sorte de “Nouvelle Sainte Alliance”, qui n'est qu'un modèle hiérarchique rigide. Zolo oppose à cette logique de la coercition l'idée d'un “pacifisme faible”, c'est-à-dire d'un pacifisme non utopique et de basse in­tensité, qui ne nie pas les com­pétitions inéluctables entre les hommes ou les entités politiques et qui res­pecte les diversités culturelles qui animent la planète.

 

Aujourd'hui, le constat est clair: les Nations-Unies en dépit de leurs vœux et de leur puissance militaire, démontrée lors de la Guerre du Golfe, ne sont pas à même de garantir une paix véritable dans le monde. Au con­traire, nous voyons se dessiner à l'horizon une aggravation des conflits (mort de centaines de milliers de civils innocents en Irak, en Somalie et au Rwanda) et l'émergence d'un système de police internationale impo­sant le respect obligatoire d'une juridiction planétaire, en dépit des cir­constances particulières dans lesquelles certains peuples peuvent se dé­battre. Zolo entend faire œuvre d'iconoclaste à l'encontre de cette situa­tion. Il entend détruire l'image que se donnent les Nations Unies, celle de détenir seules la rationalité morale, juridique et politique dans le monde. A ce monisme onusien, il s'agit d'opposer une conception “complexe” des rela­tions internationales, c'est-à-dire une conception tout à la fois plura­liste, dynamique et conflictuelle, reposant sur d'autres pré­supposés phi­losophiques, tenant compte des travaux en éthologie humaine (Eibl-Eibesfeldt). Zolo réfute les arguments de Hans Kelsen (adversaire en son temps de Carl Schmitt) qui sous-tendent encore et toujours les raisonne­ments des juristes internationaux. Contrairement à Kelsen qui est mo­niste et ne prévoit à terme qu'un seul sujet du droit international, c'est-à-dire l'humanité unifiée, Zolo veut un droit international foncièrement dif­férent, tenant compte de la diversité (donc d'une pluralité de systèmes de droit et de sujets de droit), du changement (où le changement n'est plus automatiquement ni une entorse au droit international ni une agression du mal absolu) et de la différenciation (où le processus naturel de diffé­renciation est considéré comme la règle usuelle et non comme une excep­tion dangereuse). Dans une telle perspective réaliste, la guerre n'est plus bannie totalement, mais on tente de la canaliser et d'en diminuer ses ef­fets destructeurs par la négociation.

 

Les effets pervers de l'idéologie kelsenienne des Nations-Unies sont, pour Zolo:

a) Un centralisme outrancier du pouvoir politique réel sur la planète.

b) Une hiérarchie beaucoup trop asymétrique, où une poignée de pays riches et privilégiés domine une immense majorité de pays à la souverai­neté écornée ou trop pauvres pour faire valoir leurs droits.

c) Les pays dominants ont le loisir d'intervenir à leur gré dans les affaires des pays dominés et ne reconnaissent pas d'emblée la capacité des gou­vernements locaux à exprimer sans détours les volontés de leurs citoyens.

d) L'idéologie kelsenienne, par son refus des changements et du proces­sus naturel de différenciation, gèle la carte géopoli­tique, économique et militaire de la planète, parce que sa conception de la paix s'oppose non seulement au fait de monde qu'est la guerre mais, implicitement, à toutes les formes de changement social, de développement et de conflit qui se manifes­tent dans les pays du monde.

Plus sévère encore, Zolo dénonce les avatars du kelsenisme, y compris les principes du Président américain Woodrow Wilson, en les décrivant comme une “aspiration utopique commune chez les adolescents, les vi­sionnaires et les mystiques”. Il est aberrant que cet utopisme sans consis­tance soit justement l'idéologie manipulée par les forces politiques domi­nantes d'aujourd'hui.

 

Les principaux arguments critiques que l'on peut adresser à cet utopisme sont, toujours d'après Zolo:

a) L'idéologie moderne, occidentale et kelsenienne, part de critères mo­raux, décrits comme “communément acceptés” et dont le caractère serait soi-disant “universel” et “rationnel”. C'est placer la complexité du monde sub specie aeternitatis, c'est-à-dire refuser de voir au sein de cette com­plexité une myriade de déterminations psychologiques, sociologiques et historiques, lesquelles sont évidemment changeantes, se combinent et se recombinent à l'infini. Les critères moraux occidentaux et kel­seniens ne sont pas universels, car aucun jeu de critères moraux n'est universel: le monde est traversé et travaillé par un “polythéisme moral”. En dépit des professions de foi, type Kelsen, la subjectivité des valeurs et leur contin­gences semblent caractériser concrètement le plurivers moderne, nonobs­tant un discours idéal affirmant le contraire. La pluralité des codes éthiques et des civilisations qui en dérivent ne sont pas les “survivances larvaires” des vieux mécanismes de légitimation des ordres sociaux (nationaux) (p. 87). “En somme, conclut Zolo, l'ordinary morality, à la­quelle les moralistes internationalistes font référence, semble n'être rien de plus qu'une hypothèse académique, plutôt qu'un fait sociologique à ac­cepter sans discus­sion” (p. 87).

b) Les Etats décident encore et toujours, en dépit de la vulgate kelsenienne dominante, sur base de critères “politiques”, c'est-à-dire de critères dé­pourvus d'impartialité et de justifications éthiques universelles. Donc, toute application du droit internatio­nal est arbitraire et relève de la pure casuistique (p. 93). Tel gouvernement est bon, tel autre est mauvais, même s'ils appli­quent tous deux la même politique.

 

Si l'on tient compte de ce polythéisme des valeurs et du caractère casuis­tique du droit internationaliste, on est bien forcé de conclure que l'éthique internationaliste-kelsenienne finira un jour par perdre tout sens, parce qu'incompatible avec les exi­gences fonctionnelles de la politique interna­tionale. Dégager l'éthique internationale des contingences historiques, po­litiques, économiques et culturelles constitue un refus de l'éthique de la responsabilité, au sens où l'entendait Max Weber. “L'école réaliste”, sou­ligne Zolo, “de Machiavel à Pareto, de Weber à Schumpeter et à Luhmann, fait de la politique un art, une disci­pline et un sous-système spécifique, régulé par un code fonctionnel différencié, garantissant l'exercice du pouvoir et la sécu­rité” (p. 105). Le reniement de ces spécifici­tés et de ces différenciations constitue un déficit théorique majeur pour l'éthique in­ternationaliste (kelsenienne): elle s'interdit et, même, juge immoral, de procéder à une archéologie de la violence politique, à scruter l'histoire des peuples pour comprendre les conflictualités qui se déchaî­nent à intervalles réguliers. Sans une telle ar­chéologie, l'éthique interna­tionale-kelsenienne-onusienne se met dans l'incapacité d'apporter des réponses adéquates aux problèmes et de limiter les effets destructeurs d'un conflit. Le refus de prendre en compte les racines profondes des con­flits relève d'une option “statique” rigide.

 

De plus, l'apologie médiatique de cette idéologie kelsenienne est une ma­nipulation orchestrée par les nations ou les groupes de nations domi­nants, en vue de perpétuer leur suprématie (p. 107).

 

Zolo constate que dans le plurivers actuel deux modèles normatifs s'affrontent (pp. 117-121): le “modèle de Westphalie” et le “modèle de la Charte des Nations-Unies”. Cette distinction entre les deux modèles avait déjà été théorisée par Leo Gross, Richard Falk et Antonio Cassese. Pour Falk et Cassese, le “modèle de Westphalie” implique:

a) les Etats sont les seuls sujets du droit international (et non les ethnies, les organisations économiques, les associations vo­lontaires, etc.).

b) il n'y a pas de “législateur international”.

c) le système ne prévoit aucune juridiction obligatoire, ni aucune police habilitée à réprimer préventivement ou consécutive­ment les contreve­nants.

d) le droit international n'énonce aucune norme à appliquer impérativement dans l'élaboration du droit interne aux Etats.

e) Tout Etat a le droit de recourir à la guerre.

 

Toujours pour Falk et Cassese, le “modèle de la Charte des Nations-Unies” implique:

a) Les Etats ne sont plus les seuls sujets du droit international. Les orga­nisations internationales le sont tout autant, ainsi que les groupes so­ciaux et les peuples dotés d'une organisation représentative. Ce modèle amorce une érosion partielle des juri­dictions domestiques (p. 119).

b) Les Etats ne peuvent plus recourir à la guerre qu'en cas de légitime dé­fense. Ce principe conduit à “geler” la carte du monde.

 

Falk et Cassese concluent à l'évolution du monde vers ce second modèle et annoncent la caducité du “modèle de Westphalie”. Sa disparition inaugu­rera l'ère du cosmopolitisme juridique, impliquant le primat du droit in­ternational, la réduction effective des souverainetés étatiques, considérées comme des obstacles sur le chemin de l'ordre juridique mondial, de l'avè­nement d'un centralisme juridictionnel, d'un pacifisme juridique (qui interdit à la guerre de se manifester en dépit de sa nature humaine incon­tournable), de l'avènement, enfin, d'un “constitutionalisme global” repo­sant sur l'idéologie des droits de l'homme.

 

Cette vision messianique se heurte à un fait de monde pourtant patent, souligne Zolo (p. 120): le monde est marqué par une césure de plus en plus profonde entre un nombre de plus en plus restreint de pays riches et un nombre de plus en plus impor­tant de pays pauvres ou en voie de sous-dé­veloppement. Le centralisme juridictionnel est dès lors une entorse au principe de l'égalité de tous les peuples et induit une hiérarchie rigide, où, statisme oblige, les dominants sont appelés à rester les domi­nants ad vitam aeternam. La globalisation, rêvée à New York, est en réalité une “occidentalisation du monde”. Zolo: «Ce pro­cessus d'homologation des modèles d'existence, des styles de pensée et des pratiques de production peut-il être interprété comme un trend  en direction de l'intégration cul­turelle de la société mondiale, qui prélude à la formation d'une “société ci­vile globale” et rend possible l'avènement d'un “constitutionalisme mon­dial” et d'une “démocratie transnationale”?» (p. 161). La ré­ponse des par­tisans du cosmopolitisme est évidemment “oui”, constate Zolo. D'autres auteurs sont plus circonspects: ils parlent plutôt de “créolisation du monde”, où les populations indigènes adoptent une culture technique, in­dustrielle et scienti­fique qui n'est pas la leur et ne leur fournit pas de pa­trons (patterns, frames)  valables pour favoriser et accélerer l'intégration de leurs propres communautés. Au contraire, l'adoption irréfléchie du modèle techno-scientifique occidental provoque, comme au départ en Occident, des désordres, des dislocations et des crises difficilement gé­rables. Zolo se met à la remorque de trois auteurs pour montrer les effets pervers de cette occidentalisation: Hedley Bull, Serge Latouche et Pier Paolo Portinaro. Bull souligne que l'adoption du modèle occidental crée un divorce entre les élites des pays pauvres et les autres citoyens. Latou­che, dans son livre La planète des naufragés, attire l'attention sur les phé­nomènes calamiteux de déculturation et de déracine­ment. Portinaro démontre que la globalisation n'effacera pas du tout la conflic­tualité, mais que celle-ci reprendra vigueur sur base des dyssimétries de pouvoir, des asynchronies dans le développement et de l'hétérogénéité des intérêts et des valeurs. Avec le risque ultime d'une catastrophe écologique planétaire...

 

A cette globalisation, grosse de risques incalculables, il faut opposer un “réalisme”, tiré de l'anthropologie d'Arnold Gehlen et de son disciple Niklas Luhmann, explique Zolo (p. 177). Gehlen et Luhmann ont constaté que l'homo sapiens est caractérisé par une “pauvreté instinctuelle”, par une “fragilité ontologique”, par des “lacunes organiques”. Pour y pallier, l'homme a besoin de “béquilles institutionnelles” et de “structures so­cia­les”, qui lui évitent, face à chaque défi, de repenser entièrement la stra­té­gie à suivre. L'homme se réfère alors à un cadre institutionnel prééta­bli, qui facilite son action dans le monde et oriente ses choix existentiels. L'ab­sence de cadres institution­nels,dans le sens où l'entendent Gehlen et Luh­mann, suscite l'angoisse et l'agressivité. La disparition des cadres éta­tiques, qui sont à leur ma­nière des macro-cadres institutionnels, gé­nè­re une an­goisse et de l'agressivité, problème auquel l'idéologie kelsenien­ne est incapable de ré­pondre. Les cadres institutionnels sont autant de mé­canismes qui inhi­bent automatiquement l'agressivité, née de l'an­gois­se et du désoriente­ment.

 

Le processus de différenciation continu contraint, par une loi de l'an­thro­pologie, les hommes à se donner des institutions tail­lées à la me­sure des circonstances de leur vie politique et communautaire: circons­tances et institutions variables à l'infini dans leurs formes et leurs mani­festations, déterminées par des paramètres historiques, économiques et sociologi­ques chaque fois spécifiques. Par conséquent, l'usage d'un ins­trument mi­litaire répressif pour mater les forces politiques émergentes, transfor­ma­trices du statu quo et effervescentes à moyen ou long terme est une aberration théorique et pratique. La Guerre du Golfe, définie par Zolo comme “la première guerre cosmopolite”, a été une guerre purement des­tructrice, une opération qui n'a pas du tout inauguré l'application de principes pacifiants et satisfaisants pour toutes les parties: elle s'est con­tenté de bloquer un processus de réaménagement régional, sans apporter d'alternative acceptable. Elle semble avoir eu pour objet premier de rendre définitivement caduc le principe de “non ingérence”, cardinal dans le “mo­dèle de Westphalie”. Si la “non ingérence” est abolie, mais que, par ailleurs, les contradictions irrésolues s'accumulent dans les pays les plus pauvres ou en voie d'apprauvrissement (y compris en Europe!), les con­flits internes vont forcément se multiplier et les Nations-Unies vont devoir s'immiscer toujours plus dans les affaires intérieures des Etats en proie aux guerres civiles ou aux conflits inter-ethniques. L'idéologie kelse­nien­ne dominante s'avère dès lors trop simpliste pour le monde d'aujour­d'hui: elle entend répliquer aux dé­sordres par une violence élé­mentaire, par une coercition brutale. Elle révèle son incapacité à penser la requisite variety, indis­pensable pour ouvrir la voie d'une paix réelle dans un mon­de qui devient chaque jour plus complexe. Cette complexité donnera lieu à des rapprochements, certes, mais aussi à des nouveaux conflits. L'idée d'a­bolir la guerre, propre du “pacifisme juri­dique” kelse­nien, rencontre là ses limites. C'est pourquoi Zolo oppose à ce “pacifisme juridique” inopé­rant, reposant sur l'éthique de la conviction, l'idée d'un “pacifisme faible” (pa­cifismo debole)  ou de “basse intensité”, reposant sur le réalisme politi­que européen classique et sur l'éthique de la responsabi­lité. Répondre aux guerres locales, déclenchées par des nécessi­tés di­verses, par une guerre totale et répressive, comme celle qui a été menée naguère contre l'Irak de Saddam Hussein, s'avère inadéquat. Le “pacifisme faible” entend rempla­cer la répression par la diplomatie pré­ventive et la négociation.

 

A cause des principes qu'elles ont voulu généraliser, les Nations-Unies se sont engagées dans une impasse. Cette instance internationale n'est plus réformable. Si les Etats nationaux sont souvent trop petits pour faire face à l'accroissement d'échelle, la globalisation, elle, est trop schématique pour tenir compte des circonstances locales incontournables. Pour dépas­ser le statu quo, les regroupements régionaux comme le Mercosur ou l'unification européenne sont des réponses adéquates, accen­tuant le poly­centrisme dans le monde, ce polycentrisme indispensable pour deux mo­tifs: a) la nécessité anthropologique d'avoir des institutions pour pallier aux déficits de l'homme; b) la nécessité de conserver les acquis culturels pour éviter la dispersion, le désorientement et l'anomie.

 

Robert Steuckers, Forest, 25 & 26 août 1997.