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jeudi, 05 septembre 2024

Léon Bloy et la « sentimentalité démoniaque »

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Léon Bloy et la «sentimentalité démoniaque»

Nicolas Bonnal

L’Occident toujours plus toqué choisit ses bonnes causes et délaisse les autres ; comme dit le peu estimé Chomsky, il y a les victimes qui ne comptent pas et celles qui comptent beaucoup. Ce qui compte aussi, disait un jour mon lecteur David, c’est d’orienter la bonne volonté humanitaire vers des causes débiles (ou carrément criminelles): et là cela marche comme sur des roulettes, surtout en France.

C’est ce que Bloy appelle dans sa fameuse Lettre à André R. la « sentimentalité démoniaque ».

Chesterton parlera à la même époque des idées chrétiennes devenues folles. Mais sans vouloir faire de l’antichristianisme primaire, on se demande à quelle époque la sentimentalité chrétienne n’a pas été folle (car on n’a pas attendu Bergoglio…): quand elle laissait rentrer les barbares dans les cités romaines (Cf. Augustin à Hippone) ? Quand elle persécutait juifs et hérétiques (Jacques Ellul remercie l’Inquisition d’avoir limité les génocides…), quand on s’entretuait entre cathos et protestants, ou qu’on lançait des croisades qui s’achevaient par l’extermination des populations de cités entières (50.000 morts à Jérusalem en 1099, c’était longtemps avant Gaza…) ?  Le bloc bourgeois de Frédéric Lordon ayant béni de son soutien le massacre de Gaza, il me semble en effet que la sentimentalité humanitaire des uns (ou des Huns) a toujours été fâcheusement mal orientée et… de mauvaise foi.

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Venons-en à Bloy et au fameux incendie du bazar de la charité.  C’est la lettre où il écrit que le « petit nombre des victimes tempérait sa joie », pour ‘exaspérer les imbéciles’. Il écrit à son ami André R. donc :  

« Vous me demandez « quelques mots » sur la récente catastrophe. J'y consens d'autant plus volontiers que je souffre de ne pouvoir crier ce que je pense.

J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse, d'un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie.

Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice. »

Voyons la cause très chrétienne de cette ire :

« Ce mot de Bazar accolé à celui de CHARITE ! Le Nom terrible et brûlant de Dieu réduit à la condition de génitif de cet immonde vocable ! ! !

Dans ce bazar donc, des enseignes empruntées à des caboulots, à des bordels, A la Truie qui file, par exemple ; des prêtres, des religieuses circulant dans ce pince-cul aristocratique et y traînant de pauvres êtres innocents !

Et le Nonce du Pape venant bénir tout ça ! »

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On est déjà dans la religion de la philanthropie, la religion de bourgeois riche qui veut se donner bonne conscience. C’est tout ce que veut dire Bloy, longtemps avant Vatican II et Bergoglio flanqué de ses copains Soros et Zuckerberg. Pas besoin d’accuser le complot américain comme Delassus, la grande transformation (ou déformation) s’est faite toute seule.  Bloy ajoute tout écumant de rage et fumant d’un fanatisme d’un autre tonneau que celui des sponsors et donateurs :

« Tant que le Nonce du Pape n'avait pas donné sa bénédiction aux belles toilettes, les délicates et voluptueuses carcasses que couvraient ces belles toilettes ne pouvaient pas prendre la forme noire et horrible de leurs âmes. Jusqu'à ce moment, il n'y avait aucun danger.

Mais la bénédiction, la Bénédiction, indiciblement sacrilège de celui qui représentait le Vicaire de Jésus-Christ et par conséquent Jésus-Christ lui-même, a été où elle va toujours, c'est-à-dire au FEU, qui est l'habitacle rugissant et vagabond de l'Esprit-Saint.

Alors, immédiatement, le Feu a été déchaîné, et TOUT EST RENTRE DANS L'ORDRE. »

 Après il ajoute très justement :

« Ce qu'il y a d'affolant, de détraquant, de désespérant, ce n'est pas la catastrophe elle-même, qui est en réalité peu de chose auprès de la catastrophe arménienne, par exemple, dont nul, parmi ce beau monde, ne songeait à s'affliger. Non, c'est le spectacle véritablement monstrueux de l'hypocrisie universelle. C'est de voir tout ce qui tient une plume mentir effrontément aux autres et à soi-même. Enfin, et surtout, c'est le mépris immense et tranquille de tous à peu près sans exception, pour ce que Dieu dit et ce que Dieu fait. »

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Il voit un châtiment divin :

 « Le caractère spécial et les circonstances de cet événement, sa promptitude foudroyante, presque inconcevable, qui a rendu impossible tout secours et dont il y a peu d'exemples depuis de Feu du Ciel, l'aspect uniforme des cadavres sur qui le Symbole de la Charité s'est acharné avec une sorte de rage divine, comme s'il s'agissait de venger une prévarication sans nom, tout cela pourtant était assez clair.

Tout cela avait la marque bien indéniable d'un châtiment et d'autant plus que des innocents étaient frappés avec des coupables, ce qui est l'empreinte biblique des Cinq Doigts de la Main Divine. »

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Rappel : le journal La Croix pour Bloy est « une feuille du démon ». C’est possible, je n’ai jamais pu le lire, pas même une page. Ici aussi il ne se gêne pas :  

« De son autorité plénière, le journal La Croix a canonisé les victimes. Rappelant Jeanne d'Arc (!!!) dont c'était à peu près l'anniversaire, l'excellent eunuque des antichambres désirables, le P. Bailly, a parlé de ce « bûcher où les lys de la pureté ont été mêlés aux roses de la charité ».

J'imagine que les chastes lys et les tendres roses auraient bien voulu pouvoir ficher le camp, fût-ce au prix de n'importe quel genre de prostitution ou de cruauté, et je me suis laissé dire que les plus vigoureuses d'entre ces fleurs ne dédaignèrent pas d'assommer les plus faibles qui faisaient obstacle à leur fuite. »

 Il l’évoque ensuite cette sentimentalité démoniaque :

 « Pour revenir à La Croix, ne vous semble-t-il pas, André, que ce genre de blasphème, cette sentimentalité démoniaque appelle une nouvelle catastrophe, comme certaines substances attirent la foudre ? On ne fait pas joujou avec les formes saintes, et c'est à faire peur de galvauder ainsi le nom de Charité, qui est le Nom même de la Troisième Personne Divine. »

Et il conclue presque comiquement :

 « Voilà, cher ami, tout ce que je peux vous dire de cet incendie. Je vous remercie de m'avoir donné ainsi l'occasion de me dégonfler un peu. J'en avais besoin.

 « Attendez-vous, d'ailleurs, et préparez-vous à de bien autres catastrophes auprès desquelles celle du Bazar infâme semblera bénigne. La fin du siècle est proche, et je sais que le monde est menacé comme jamais il ne le fut. Je dois vous l'avoir déjà dit, puisque je le dis à qui veut l'entendre ; mais, en ce moment, je vous le dis avec plus de force et vous prie de vous en souvenir. »

Comme on sait on a eu nos deux guerres mondiales, et on attend tous impatients la troisième. Lui qui espérait les cosaques et le Saint-Esprit mourut, et on eut à la place les bolchéviques et le feint-esprit. On ne la refera pas, l’humanité occidentale chrétienne. Elle a toujours eu un comportement abominable parce qu’elle a toujours été prêcheuse. On ne la changera pas.

La sentimentalité démoniaque c’est le film Apocalypse now qui me l’a fait comprendre il y a un presque un demi-siècle : « on les bombardait et puis on leur amenait des pansements ».

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mercredi, 31 janvier 2024

Léon Bloy contre-attaque

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Léon Bloy contre-attaque

Par Eugenia Arpesella  

@eugeniarpe

Source: https://revistapaco.com/leon-bloy-contraataca/

Pour sa prose extemporanée, pour son catholicisme extrême, pour être antimoderne et réactionnaire, pour être un saint, un prophète et un égaré, Léon Bloy (1846-1917) a été jeté, avec son œuvre, dans l'oubli littéraire. Il est possible qu'il s'agisse d'un oubli un peu forcé, produit d'une opération de censure largement consensuelle. En tant que critique littéraire, Bloy a descendu presque tous les écrivains et intellectuels français de son époque. Aujourd'hui, pourtant, Bloy pourrait être le saint patron des annulés. Mais le drap du fantôme du politiquement incorrect serait trop court pour lui, et s'il voyait de ses yeux le pétrin dans lequel nous nous sommes fourrés, il s'en servirait volontiers pour se pendre.

Il y a dix ans, à la stupéfaction des cardinaux, le Pape François l'a sorti des catacombes dans sa première homélie en tant que pape, dans la chapelle Sixtine : "Quand on ne confesse pas Jésus-Christ, je me souviens de la phrase de Léon Bloy : "Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable"". En Argentine, entre-temps, il est difficile de trouver ses livres, les Journaux sont épuisés et ses romans et essais peuvent, avec un peu de chance, être consultés sur le web, et pas nécessairement parce qu'ils ont si mal ou si peu vieilli. La bonne nouvelle est que la maison d'édition de Bucarest vient de publier Sobre la tumba de Huysmans, traduit pour la première fois en espagnol par Nicolás Caresano, qui est également chargé des notes et du prologue de l'édition. Il s'agit de l'un des derniers livres publiés par Bloy de son vivant, qui rassemble les comptes rendus critiques qu'il a rédigés sur les romans de Joris Karl Huysmans, un auteur contemporain avec lequel il entretenait une amitié compliquée.

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Après la mort de Huysmans, en 1913, Bloy, dans un geste lapidaire, publie ce livre. "Les pages qui suivent marquent deux époques", explique Bloy. "Les premières ont été écrites avant la conversion de Huysmans, lorsque, plein d'espoir et sans prévoir les atroces tribulations qu'il me réservait, je le choyais avec délicatesse. Les autres expriment l'amer désenchantement qui a suivi. A la fin de cette préface à la première édition, Bloy se justifie : "On me reprochera peut-être de manquer de respect à un défunt. La mort, disait Jules Vallés, n'est pas une excuse. Les notes du traducteur donnent des indications intéressantes sur le tempérament de Bloy et sur son sens des relations publiques. Par exemple, Caresano précise que Jules Vallés avait publié les premiers articles socialistes et anticléricaux de Bloy dans son journal La Rue. Mais lorsque Bloy se convertit au catholicisme, il lui rendit la pareille en le qualifiant de "délinquant capable de jeter Homère dans les toilettes".

L'amitié entre Bloy et Huysmans semble avoir été intéressée, surtout de la part de Bloy, qui voyait en Huysmans un converti plutôt qu'une promesse littéraire. La publication du roman A rebours (que Michel Houellebecq évoque longuement dans Soumission) enthousiasme Bloy au point qu'il en fait l'éloge, à l'étonnement de beaucoup : "Je ne vois pas de roman qui déclare plus résolument cette alternative : ou bien nous nous muons en bêtes, ou bien nous contemplons la face de Dieu".

Disciple d'Émile Zola, que Bloy avait baptisé "le crétin des Pyrénées", Huysmans était comme la brebis égarée qu'il fallait récupérer et ramener au bercail. Plus tard, la dérive littéraire et spirituelle de Huysmans vers le satanisme a fait que l'amitié entre les deux, comme l'a expliqué Bloy plus haut, a littéralement sombré dans l'enfer. On ne peut comprendre son radicalisme vis-à-vis de Huysmans, et celui de toute son œuvre, sans considérer l'histoire de sa fervente conversion. Dans sa prime jeunesse, Léon Bloy avait été un athée et un anticlérical forcené jusqu'à ce qu'il rencontre Barbey D'Aurevilly, écrivain monarchiste et conservateur réputé, qui devint son mentor spirituel et littéraire et l'accompagna sur le chemin de l'initiation au catholicisme. Initiation qui, comme on le sait chez les croyants, est un chemin total, absolu. Mais la foi de Bloy est celle du Calvaire, celle du Vendredi saint, celle de la nuit noire. "Je ne ressens jamais la joie de la résurrection. Je vois toujours Jésus à l'agonie", écrit-il dans son Journal. L'amour du Christ est l'amour de la Vérité, et cette Vérité, dira Bloy, se trouve dans la souffrance. La souffrance du Christ crucifié entre deux voleurs, la pauvreté qu'il a lui-même endurée tout au long de sa vie. Bref, sa conversion n'a pas été une conversion de splendeur, de joie, de paix, de réconciliation.

c8a6965691df69d6575e8846b117ffb597d299d21a95192f45df41b2a81b67d0.jpgÉcrivain catholique, ou plutôt journaliste catholique, pamphlétaire et auteur de libelles, il s'est lancé dans l'écriture comme un prophète désespéré et malveillant : toute son œuvre est un grand défi aux valeurs de la modernité, cette déchirure de l'histoire dont les fruits ont été autant de poisons pour l'esprit. Le suffrage universel, la science, le progrès, la république, le matérialisme, l'immanentisme comme précurseur de l'individualisme récalcitrant, l'art, la littérature, le catholicisme mou et sentimental, sans parler de Luther et de la Réforme protestante ! Il s'est donc battu en duel contre tout ce qui, pour lui, éloignait irrémédiablement les hommes du mystère, de la transcendance, c'est-à-dire de Dieu. L'essayiste Roberto Calasso résume bien cette croisade morale et de principe : Bloy s'est attaché à fustiger les bourgeois hypocrites, les intellectuels éclairés et, surtout, les âmes tièdes et en paix avec elles-mêmes. "Qu'est-ce qu'avoir bonne conscience ? C'est être convaincu qu'on est une parfaite canaille", écrit-il dans son Journal. Terriblement pauvre, il se comportait lui-même comme un misérable et le savait mieux que quiconque : "Je mendie comme un voleur à la porte d'une ferme qu'il a l'intention d'incendier". Certains critiques suggèrent qu'il y a toujours quelque chose de sacré dans la colère de Bloy, rappelant le Christ contre les pharisiens et contre les marchands du temple.

En revanche, Franz Kafka l'admirait, tout comme Jorge Luis Borges. Le "Miroir des énigmes", publié dans Autres inquisitions, rend justice au Bloy non racheté. Mais l'un des meilleurs portraits de l'écrivain français est peut-être celui du père Leonardo Castellani, jésuite et écrivain argentin : "Il est facile de rire de Léon Bloy. Autrefois, je me moquais de lui, ce saint plus impatient que le mauvais larron ! La somme d'injures, d'imprécations et d'épithètes qui lui sont tombées dessus de son vivant est énorme et, à Dieu ne plaise, justifiée. Ah, le malheureux ! Mais la misère est une chose sérieuse. On ne peut pas rire de la misère. Jésus-Christ, dans sa passion, était littéralement misérable. Tout ce qui est suspendu à un arbre est maudit, dit la Loi. C'est ainsi que le monde d'aujourd'hui s'est moqué de Bloy et de Jésus-Christ.

Dans le prologue de Sur la tombe de Huysmans, Caresano pose la question que nous nous posons tous si nous sommes arrivés jusqu'ici : qu'est-ce que ce vieux sage et carcaman a à nous offrir aujourd'hui ? Quels abîmes de notre présent ce prophète du 19ème siècle peut-il éclairer ? Son héritage", dit Caresano, "nous enseigne encore qu'il n'est pas possible d'affirmer sans nier en même temps, d'admirer sans mépriser implicitement et que, parfois, la seule façon d'atteindre le centre profond d'une époque est de se déplacer vers les marges". L'une des qualités intemporelles de Bloy est peut-être son affront à l'exercice de la critique et à ses implications dans le monde de la culture, c'est-à-dire le coût que peu sont prêts à payer aux dépens d'un relativisme dépourvu de sainteté. Le "politiquement correct" ne cache-t-il pas des intérêts ? Affirmer simultanément l'un et l'autre et en tirer la conclusion qui intéresse le plus le pouvoir en place, n'est-ce pas une affaire détournée ? "Celui qui ne prie pas le Seigneur...".  En l'invoquant lors de la messe inaugurale de son pontificat, le pape François a renouvelé un affront au pharisaïsme de notre époque, plus courroucée et stridente que celle de Bloy, mais tout aussi déserte.

dimanche, 20 décembre 2020

Léon Bloy l'Intempestif 

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Luc-Olivier d’Algange:

Léon Bloy l'Intempestif 

« Il est indispensable que la Vérité soit dans la Gloire. »

Léon Bloy

A mesure que les années passent, avec une feinte ressemblance dans leur cours de plus en plus désastreux depuis la première parution du Journal de Léon Bloy, l'écart n'a cessé de se creuser entre ceux qui entendent cette parole furibonde et ceux qui n'y entendent rien. Certes, on ne saurait s'attendre à ce que les rééditions des œuvres de Léon Bloy fussent accueillies comme des événements ou des révélations par un milieu « culturel » qui ne cesse de donner les preuves de sa soumission à l'Opinion majoritaire, de son aveuglement et de son mépris pour toute forme de pensée originale. Une sourde hostilité est la règle et je lisais encore des jours-ci un folliculaire récriminant contre « le douloureux labyrinthe narcissique » que serait à ses yeux le Journal de Léon Bloy. Certes, labyrinthiques et préoccupés de l'Auteur, tous les journaux le sont par définition, mais au contraire du fastidieux et potinier Journal de Léautaud, devant lequel maints critiques modernes pratiquèrent une ostensible génuflexion, le Journal de Bloy est d'une vivacité électrique. L'humour ravageur, les flambées de colère, les fulgurantes intuitions mystiques, un style d'une densité et d'une musicalité prodigieuse font de ce Journal un chef d'œuvre de la forme brève, aphoristique ou illuminative. Que lui vaut donc cette disgrâce où nous le voyons ? Sans doute la pensée qui s'y affirme et s'y précise sous la forme d'une critique radicale du monde moderne, dans la lignée de Barbey d'Aurevilly et de Villiers de L'Isle-Adam.

516ZkvOCboL._SX333_BO1,204,203,200_.jpg« Tout ce qui est moderne est du démon », écrit Léon Bloy, le 7 Août 1910. C'était, il nous semble, bien avant les guerres mondiales, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires, les camps de concentration, les manipulations génétiques et le totalitarisme cybernétique. En 1910, Léon Bloy pouvait passer pour un extravagant; désormais ses aperçus, comme ceux du génial Villiers de L’Isle-Adam des Contes Cruels, sont d'une pertinence troublante. L'écart se creuse, et il se creuse bien, entre ceux qui somnolent à côté de leur temps et ne comprennent rien à ses épreuves et à ses horreurs, et ceux-là qui, à l'exemple de Léon Bloy vivent au cœur de leur temps si exactement qu'ils touchent ce point de non-retour où le temps est compris, jugé et dépassé. Léon Bloy écrit dans l'attente de l'Apocalypse. Tous ces événements, singuliers ou caractéristiques qui adviennent dans une temporalité en apparence profane, Léon Bloy les analyse dans une perspective sacrée. L'histoire visible, que Léon Bloy est loin de méconnaître, n'est pour lui que l'écho d'une histoire invisible.  « Tout n'est qu'apparence, tout n'est que symbole, écrit Léon Bloy. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n'est pas le principe de notre joie ultérieure. »

Cette perspective symbolique est la plus étrangère qui soit à la mentalité moderne. Pour le Moderne, le temps et l'histoire se réduisent à ce qu'ils paraissent être. Pour Bloy, le temps n'est, comme pour Platon et la Théologie médiévale, que « l'image mobile de l'éternité » et l'histoire délivre un message qu'il appartient à l'écrivain-prophète de déchiffrer et de divulguer à ses semblables. Pour Léon Bloy, le Journal, loin de se borner à la description psychologique de son auteur a pour dessein de consigner les « signes » et les  « intersignes » de l'histoire visible et invisible afin de favoriser le retour du temps dans la structure souveraine de l'éternité.

005788180.jpgPour Léon Bloy, qui se définit lui-même comme « un esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà du temps », la fonction de l'auteur écrivant son journal n'est pas de se soumettre à l'aléa de la temporalité, du passager ou du fugitif, mais tout au contraire « d'envelopper d'un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence ». Le Journal, - tout en marquant le pas, en laissant retentir en soi, et dans l'âme du lecteur ami, la souffrance ou la joie, plus rare, de chaque jour, les « nouveautés » menues ou grandioses du monde, ne s'inscrit pas moins dans une rébellion contre le fragmentaire, le relatif ou l'éphémère. Ce Journal, et c'est en quoi il décontenance un lecteur moderne, n'a d'autre dessein que de déchiffrer la grammaire de Dieu.

Là où le Moderne ne distingue que des vocables sans suite, de purs signes arbitraires, Léon Bloy devine une cohérence éblouissante, et, par certains égards, vertigineuse et terrifiante. Léon Bloy n'est pas de ces dévots qui trouvent dans la foi et dans l'Eglise de quoi se rassurer. Ces dévots modernes, bourgeois au sens flaubertien, Léon Bloy les fustige ainsi que la « société sans grandeur ni force » dont ils sont les défenseurs. Il est fort improbable, quoiqu'en disent les journaleux peu informés qui voient en Bloy un « intégriste », que l'auteur du Désespéré et de La Femme Pauvre se fût retrouvé du côté de nos actuels, trop actuels « défenseurs des valeurs », moralisateurs sans envergure ni générosité,- et par voie de conséquence, sans le moindre sens de la rébellion. Or s'il est un mot qui qualifie avec précision la tournure d'esprit de cet homme de Tradition, c'est rebelle !

Pour Léon Bloy, quel que soit par moment son harassement, le combat n'est pas fini, il y retourne, chaque jour est le moment décisif d'une guerre sainte. Léon Bloy est un moine-soldat qui va son chemin d'écrivain, non sans donner ici et là quelques coups de massue, pour reprendre la formule évolienne. Ainsi le sport, objet, depuis peu, d'un nouveau culte national est-il, pour Léon Bloy « le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants ». Quant à la Démocratie, bien vantée, elle lui suggère cette réflexion : « Un des inconvénients les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus. » Cette outrance verbale dissimule souvent une intuition. Tout, dans ce monde planifié, ne conjure-t-il pas à faire de nous une race de morts-vivants, réduits à la survie, dans une radicale dépossession spirituelle. Que sont les Modernes devant leurs écrans ? Quel songe de mort les hante ? Les rêveries du Moderne ne sont-elles pas avant tout macabres ? Non, la religion de Léon Bloy n'est pas faite pour les « tièdes ». C'est une religion pour ceux qui ressentent les grandes froidures et qui attendent l'embrasement des âmes et des esprits. Le modèle littéraire de Léon Bloy ce sont les langues de feu de la Pentecôte.

bc05f72b52822ad0e244d1b50009eee2.jpgLéon Bloy s'est nommé lui-même « Le Pèlerin de l'Absolu ». Chaque jour qui advient, et que l'auteur traverse comme une nouvelle épreuve où se forge son courage et son style, le rapproche du moment crucial où apparaîtront dans une lumière parfaite la concordance de l'histoire visible et de l'histoire invisible. Cette quête que Léon Bloy partage avec Joseph de Maistre et Balzac le conduit à une vision du monde littéralement liturgique. L'histoire de l'univers, comme celle de l'auteur esseulé dans son malheur et dans son combat, est « un immense  Texte liturgique. » Les Symboles, ces « hiéroglyphes divins », corroborent la réalité où ils s'inscrivent, de même que les actes humains sont « la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères. »

Cette vision symbolique et théologique du monde en tant que Mystère limpide, c'est à dire offert à l'illumination (« l'illumination, lieu d'embarquement de tout enseignement théologique et mystique ») est à la fois la cause majeure de l'éloignement de l'œuvre de Léon Bloy et le principe de sa proximité extrême. Pour le moderne, la « folie » de Léon Bloy n'est pas dans sa véhémence, ni dans son lyrisme polémique, mais bien dans cette vision métaphysique et surnaturelle des destinées humaines et universelles. Pour Léon Bloy, qui n'est point hégélien, et qui va jusqu'à taquiner Villiers pour son hégélianisme « magique », les contraires s'embrassent et s'étreignent avec fougue. La nature porte la marque de la Surnature, mais par un vide qui serait l'empreinte du Sceau. De même, l'extrême pauvreté engendre le style le plus fastueux. C'est précisément car l'écrivain est pauvre que son style doit témoigner de la plus exubérante richesse. La pauvreté matérielle est ce vide qui laisse sa place à la dispendieuse nature poétique. Car la pauvreté, pour Bloy, n'est pas le fait du hasard, elle est la preuve d'une élection, elle est le signe visible d'un privilège invisible qu'il appartient à l'Auteur de célébrer somptueusement. La richesse verbale de Léon Bloy est toute entière un hommage à la pauvreté, à sa profondeur lumineuse, à la grâce qu'elle fait à la générosité de se manifester. Celui qui donne se sauve. Le mendiant peut donc, à bon droit être « ingrat ». Son ingratitude rédime celui qui pourrait s'en offenser. Mais qu'est-ce qu'un pauvre, dans la perspective métaphysique ? C'est avant tout celui qui récuse par avance toute vénalité. Or qu'est-ce que le monde moderne si ce n'est un monde qui fait de la vénalité même un principe moral, une cause efficiente du Bien et « des biens » ? Pour le Moderne, celui qui parvient à se vendre prouve son utilité dans la société et donc sa valeur morale. Celui qui ne parvient pas, ou, pire, qui ne veut pas se vendre est immoral.

9782081330221.jpgContre ce sinistre état de fait, qui pervertit l'esprit humain, l'œuvre de Léon Bloy dresse un grandiose et intarissable réquisitoire. Or, c'est bien ce réquisitoire que les Modernes ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à minimiser en le réduisant à la « singularité » de l'auteur. Certes Léon Bloy est singulier, mais c'est d'abord parce qu'il se veut religieusement « un Unique pour un Unique ». La situation dans laquelle il se trouve enchaîné n'en est pas moins réelle et la description qu'il en donne particulièrement pertinente en ces temps où face à la marchandise mondiale le Pauvre est devenu encore beaucoup plus radicalement pauvre qu'il ne l'était au dix-neuvième siècle. La morale désormais se confond avec le Marché, et l'on pourrait presque dire que, pour le Moderne libéral, la notion d'immoralité et celle de non-rentabilité ne font plus qu'une. Refuser ce règne de l'économie, c'est à coup sûr être ou devenir pauvre et accueillir en soi les gloires du Saint-Esprit, dont la nature dispensatrice, effusive et lumineuse ne connaît point de limite.

Contre le monde moderne, Léon Bloy ne convoque point des utopies sociales, ni même un retour au « religieux » ou à quelque manifestation « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » de la puissance temporelle. Contre ce monde, « qui est du démon », Léon Bloy évoque le Saint-Esprit, au point que certains critiques ont cru voir en lui un de ces mystiques du « troisième Règne », qui prophétisent après le règne du Père, et le règne du Fils, la venue d'un règne du Saint-Esprit coïncidant avec un retour de l'Age d'Or. Lorsqu'un véritable écrivain s'empare d'une vision dont la justesse foudroie, peu importent les terminologies. Sa vision le précède, elle n'en précède que mieux les interprétations historiographiques. « Aussi longtemps que le Surnaturel n'apparaîtra pas manifestement, incontestablement, délicieusement, il n'y aura rien de fait. »

Luc-Olivier d’Algange

jeudi, 08 juin 2017

Amis de Livr'arbitres: soirée Léon Bloy

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samedi, 11 mars 2017

Constantinople et Byzance de Léon Bloy

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Constantinople et Byzance de Léon Bloy

 
Léon Bloy dans la Zone
 
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Il faut commencer par bien comprendre que c'est par goût intime que Léon Bloy, de longues années durant, s'est intéressé à l'épopée byzantine, si haute en couleurs, le plus souvent fortes, atroces même. Publié en 1906 aux éditions de la Nouvelle Revue (1), ce texte puissant, qui nous livre bien des indications, nous le verrons, sur la conception bloyenne de la terrifiante histoire jamais rassasiée de sang, et pas seulement celui des pauvres, est une cavalcade furieuse qui mêle les peuples jouant à s'exterminer le plus souvent possible, et de toutes les façons possibles. C'est peu dire que Léon Bloy prend un malin plaisir à évoquer quelques atrocités commises dans cet âge barbare dont le spécialiste fut Gustave Schlumberger qui lui inspira ce texte. Ainsi : «Quand l'horrible mutilation fut achevée, le nobilissime, se levant de terre, sans l'aide de personne, montrant à tous ses orbites vides ruisselantes de sang, soutenu par quelques fidèles, s'entretint avec eux dans un calme si surprenant, un courage tellement surhumain, qu'il semblait indifférent» (p. 260, l'auteur souligne). C'est encore trop peu, Bloy le sait : «On peut aussi mentionner l'innocente espièglerie du jeune khalife d’Égypte Al-Zahir, faisant assembler dans une mosquée 2 600 jeunes filles et les faisant emmurer. Elles y périrent de faim et, durant six mois, leurs corps demeurèrent sans sépulture», Léon Bloy poursuivant en affirmant que «ces petites histoires ne sont rien auprès de ceci : En Arménie, un certain émir, longtemps prisonnier des impériaux et enfin délivré par les Seldjouik des vainqueurs, pour se venger des souffrances de sa captivité, fit creuser une fausse de la hauteur d'un homme. Il la fit remplir du sang des prisonniers qu'il donnait l'ordre de massacrer. Puis il y descendit et s'y baigna «pour noyer la rage dévorante de son cœur»» (p. 256, l'auteur souligne). Ailleurs, citant, comme il le fait à de très nombreuses reprises, le texte de l'historien Schlumberger, l'écrivain semble se délecter de l'effroi de cette scène : «Basile se résolut à frapper un coup terrible pour épouvanter ses adversaires opiniâtres et précipiter d'autant la fin de la résistance. À la prise des défilés de Cimbalongou, plus de 15 000 combattants bulgares étaient tombés vivants aux mains de ses soldats. Les chroniqueurs byzantins affirment qu'il fit crever les yeux à tous ces captifs et les renvoya ainsi mutilés à leurs compatriotes pour servir d'exemple. Par un raffinement inouï, pour chaque centaine d'aveugles on laissa un borgne, chargé de conduire ses compagnons» (p. 238).

Léon Bloy ne se prive pas d'en rajouter, écrivant ainsi qu'il a lu «quatre fois ce soi-disant premier tome de l'Épopée byzantine» et qu'il a fait cette lecture «non par zèle mais pour assouvir [s]es passions» (p. 202, l'auteur souligne). C'est peut-être aussi par goût sinon par passion que Léon Bloy entasse les cadavres et note plus d'une fois ces exemples d'atrocités, puisque, à ses yeux, ces dernières ne sont en fin de compte pas grand-chose devant l'imminence des «guerres d'extermination que notre sensibilité d'eunuques soi-disant chrétiens fait paraître inacceptables aujourd'hui» (p. 239), lesquelles, comme toujours chez cet écrivain portant constamment la main en visière sur l'horizon désespérément vide, ne sont que les préfigurations de l'Extermination finale, apocalyptique, qui nous ouvrira les portes de l'Enfer dégorgeant ses créatures les moins respectables. Il est temps d'ailleurs, grand temps, puisque le «bouillonnement est trop universel et l'heure semble trop venue où l'Esprit-Saint a promis de renouveler la face de la terre» (p. 171).
 
LB-CB.jpgCes atrocités, Léon Bloy les empile comme un gamin pressé de saisir le moment où sa construction de pièces de bois va commencer à vaciller, mais nous ne devons pas douter que l'écrivain, lui, s'il le pouvait, dresserait son horrible monument jusqu'au ciel, pour le fendre et laisser enfin couler le feu de l'Apocalypse. Ainsi le feu nettoierait une dernière fois cette fleuves de sang qui paraissent se jeter dans l'océan infini de la Douleur.

C'est dans son Introduction à Constantinople et Byzance, écrite en 1917, que Léon Bloy relit son si étonnant texte et en confirme la portée apocalyptique, évidente dans une époque où les hommes se trouvent «au bord du gouffre, privés de foi et totalement dénués de la faculté de voir, également incapables d'aimer et de comprendre» : «Pourrait-on citer un valable mot sur la fameuse question d'Orient, depuis si longtemps qu'on en parle dans les livres ou les assemblées ? Une force mystérieuse, irrésistible, tourne le cœur de l'homme vers l'Orient qui fut son berceau» (p. 172), la rupture des sceaux étant en somme une espèce de retour au Paradis perdu (2), ce que l'écrivain confirme dans les toutes dernières lignes de cette Introduction en écrivant que : «Le monde aujourd'hui est convié à un spectacle identique. Les deux [la Bulgarie et Constantinople] périront ensemble vraisemblablement et il n'y aura plus d'obstacles sur la grande voie d'Asie qui mène à la vallée de Josaphat» (p. 173).

De toute façon, et chacune des notes ou presque que nous avons consacrées aux ouvrages de Léon Bloy nous l'a amplement montré, l'Histoire ne peut aller qu'à son terme, par essence apocalyptique puisque, nous dit superbement l'auteur, elle est «une préfiguration mystérieuse et prophétique du Drame de Dieu, analogue certainement à l'ensemble des images préfiguratrices qui constituent la Révélation biblique, impénétrable jusqu'à la grand-Messe du Calvaire», Bloy complétant cette étonnante définition en affirmant que si «la prophétie juive concernait la Rédemption», la «prophétie universelle de l'histoire concerne l'accomplissement de la Rédemption par l'avènement triomphal de l'Esprit-Saint» (p. 172), propos qui ne peuvent que nous rappeler les développements du Désespéré sur le Symbolisme en Histoire. Il serait peut-être intéressant d'étudier de possibles, bien que lointains rapports entre ces affirmations, pour le moins répétées, de Bloy, et la philosophie hégélienne de l'histoire, ne serait-ce que par le biais d'une lecture commune à ces deux auteurs, celle de Joachim de Flore.

Ces quelques extraits nous montrent amplement que l'Histoire, bien évidemment telle que la conçoit Léon Bloy, est le sujet véritable de son livre si haut en couleurs orientales. Ce qui frappe, en lisant cet écrivain, c'est qu'à ses yeux l'Histoire est tout bonnement incompréhensible bien davantage qu'absurde ou plutôt : c'est le fait de postuler l'existence d'une Histoire qui ne trahirait pas, dans le moindre de ses événements fût-il le plus anodin, la main invisible de Dieu, qui serait une profonde absurdité. Plus d'une fois, Léon Bloy affirme ainsi que, n'ayant «jamais observé que l'extérieur et le transitoire, nous ne comprenons absolument rien à des Gestes nouveaux et de surhumaine apparence qui n'ont d'analogue dans aucun passé et qui, déjà, semblent appartenir à quelque indiscernable Futur» (p. 172).

Que l'Histoire soit incompréhensible est une évidence mais, du moins, Léon Bloy se rassure quelque peu en se rangeant du côté des très rares élus capables de déchiffrer les signes les moins obvies, en se tenant soigneusement loin de «l'oraison funèbre du Bavardage universitaire». Même l'historien Schlumberger ne voit rien, malgré sa «constance d'Apache» et sa «sagacité de vieux Mohican couché sur la piste pour tirer quelque chose de ces ténèbres» (p. 178), et comment voir quoi que ce soit, du reste ? : «Il est certain que des événements immenses ont été complètement, je ne dis pas perdus, mais cachés, ce qui est plus ou moins affligeant. Cela dépend de ce que Dieu a mis au cœur et de l'idée qu'on se fait de l'histoire». Pourtant, on «sait quelque chose», car il n'existe pas «une période un peu longue dont on ne sache au moins quelques faits, ce qui est, si on veut, une espèce de miracle dans un tel engloutissement» (p. 215, l'auteur souligne). De toute façon, que faudrait-il penser, par exemple, «d'une histoire de France qui s'arrêterait brusquement, inexorablement, à Malplaquet pour ne reprendre qu'au retour des cendres de Napoléon, sans qu'il restât seulement la possibilité d'une hypothèse pour éclairer un pareil gouffre ? Eh bien !, continue Bloy, cela ne changerait rien à la Vie divine qui est la seule histoire et cela ne changerait rien non plus à cette intangible incertitude qu'étant des «images» de Dieu, nous sommes appelés à tout connaître» (pp. 215-6). Fantastique retournement, qui n'est paradoxal qu'en apparence, puisque Léon Bloy donne la clé de son herméneutique inspirée : «Tout ce qui s'est accompli sur la terre sera devant nos yeux quand il le faudra, devant nos vrais yeux invisibles et impérissables et ce sera un éblouissement du Paradis, d'apprendre enfin pourquoi certaines choses ne nous furent pas montrées». Si nous ne voyons rien ou si peu (3), nous verrons et saurons tout, puisque notre nature est conformée à celle de Dieu !

Un jour peut-être nous saurons tout mais, en attendant, notre perception est plongée dans les ténèbres, et l'Histoire nous demeure non seulement incompréhensible mais choquante : «On sait que Dieu est toujours adorable, mais comment le pénétrer ? Pourquoi ces interruptions brusques, ces avortements soudains ?», Bloy poursuivant en écrivant que la «gloire d'un Tzimiscès ou d'un saint Louis, par exemple, a l'air de correspondre humblement à la Gloire divine et voilà que Dieu met tout par terre», l'écrivain concluant son propos par ces paroles qui ne sembleront déroutantes qu'à celles et ceux qui ne l'ont pas lu, ou mal lu : «C'est un gouffre où se perd la raison de l'homme, Tzimiscès était condamné depuis des siècles» (p. 219), «les ténèbres déjà très denses résultant de la pénurie documentaire» étant «aggravées encore par l'obscurité intérieure de celui qui devrait les dissiper» (p. 227, à savoir l'historien lui-même bien sûr.

C'est dans le troisième chapitre de notre livre, consacré à l'implacable Basile II, «tueur de Bulgares», que Léon Bloy condense son propos, par le biais de l'exemple de ce grand homme (au sens que Carlyle donnait à ces termes, que nous pourrons sans trop de mal confondre avec celui de héro) qu'est Basile, «moine de la toute-puissance», qui n'eut «ni femme ni enfants», et qui «voulut toujours la même chose, ce qui est la plus grande force du monde, celle qui fait le plus ressembler un homme à un dieu» (pp. 230-1). Basile est fascinant, dont «les neuf dixièmes de ses prodigieuses guerres ne nous seront visibles que dans la lumière de Dieu» (p. 231), comme Napoléon aurait pu affirmer qu'il a été poussé vers un but qu'il ne connaissait pas et que, quand il l'aurait atteint, un atome aurait suffi pour l'abattre, ce que confirme Léon Bloy qui écrit : «Mais il paraît que Dieu avait assez de tous les projets des hommes et le trépas quasi soudain de ce Tueur «sonna le glas de la puissance byzantine dans la péninsule»» (p. 244). Une fois de plus, l'histoire de ce célèbre tueur de Bulgares nous demeure impénétrable, mais uniquement en apparence, puisque l'Histoire n'est rien de plus que le «palimpseste à peine surchargé» qui est en chacun de nous, «car nous sommes vraiment des ressemblances de Dieu et tout ce qui s'est accompli dans les siècles a laissé en nous son empreinte» (p. 233, l'auteur souligne), ce qui est absolument logique puisque nous sommes faits à la ressemblance de Dieu, raison pour laquelle l'écrivain conclut ce passage par une image superbe : «Le dernier soupir de chaque homme est un vent violent qui ouvre ce livre où tout est écrit», merveilleuse mais aussi terrifiante façon de dire que l'homme est la créature la plus proche de Dieu qu'il est possible de rêver.

Cette compénétration est d'une autre espèce, qui fait directement allusion à l’Épitre aux Colossiens (en 1, 24), lorsque Bloy écrit que : «Quand on lit l'histoire de n'importe quel peuple, l'imagination chrétienne s'épouvante en songeant aux souffrances presque infinies, à ce déluge universel de souffrances qu'il a fallu que des centaines de millions d'hommes endurassent, tout le long des siècles, pour compléter «ce qui manque à la Passion de Jésus-Christ», selon la parole effroyablement mystérieuse de saint Paul aux Colossiens !» (p. 235), l'Histoire de l'homme n'étant rien de plus que celle de ses douleurs, que celle de la Douleur qui, brique après brique (4), bâtit un édifice infini dirait-on, puisqu'il doit s'ériger à la formidable hauteur du Christ en Croix, édifice infini, dont la construction est infinie, puisqu'il peut être détruit à tout moment : «Or, je l'ai dit, Dieu ne voulait plus de ce mime sanglant, il lui en fallait d'autres, tout aussi couverts de sang, mais ne risquant pas d'éblouir, pour que se préparassent l'abaissement extrême et la destruction de cet empire qui avait tant désobéi au Vicaire de Jésus-Christ !», la sagesse humaine, une fois de plus, étant «singulièrement déconcertée par l'impuissance caractéristique, manifeste, constitutive et capitulaire de la plupart des grands hommes à fonder n'importe quoi pouvant durer plus d'un jour» (p. 247).

L'Histoire telle que Léon Bloy la peint n'est donc rien de plus qu'une «continuelle réitération d'avortements», la petitesse n'étant pas moins demandée que la grandeur (Bloy met une majuscule à ces deux mots dans son texte) «dans le laboratoire des prodiges», où les «successions disparates ou désespérantes» s'opèrent «indiciblement dans un mode mystérieux et adoré, en vue de compensations ou de récupérations ineffables», cet ensemble de caractéristiques se concluant de façon grandiose, par un long passage que je cite dans son intégralité : «L'Histoire, phénomène ou illusion» qui est, de toutes, «la plus incompréhensible», insiste Léon Bloy, «est le déroulement d'une trame d'éternité sous des yeux temporels et transitoires. On croit voir d'énormes espaces, on ne voit pas à trois pas. Mon ami, mon frère tourne le coin de la rue. Je ne le vois plus que dans ma mémoire, qui est aussi mouvante et aussi profonde que la mer. J'en suis aussi séparé que par la mort. Il est toujours, je le sais bien, sous l’œil de Dieu, mais pour moi, il est tombé dans un gouffre. Ce coin de rue, c'est n'importe quel tournant de l'Histoire» (pp. 248-9).

Voici la suite, qui se passe de commentaires, tant elle ramasse de façon brutale, éclairante en somme (je pense ici à l'éclair plus qu'au fait d'éclairer) toute la pensée de l'écrivain : «Il y a aussi l'angoisse des cœurs magnanimes. Fils d'Adam, notre solidarité est infinie. De même que nous avons tous péché dans le premier désobéissant, nous continuons de pécher sans excuse dans tous les continuateurs de la Prévarication. De sorte qu'en ce négoce admirablement universel, il n'est pas une iniquité dont nous ne soyons à la fois les créanciers et les débiteurs. [...] Toutes les atrocités humaines, depuis le commencement, aussi bien que les plus saints actes, sont imputés avec justice à ce nouveau-né qui pleure en dormant dans son berceau. La postérité de dix siècles, non plus que l'immensité des espaces, ne saurait constituer un alibi pour des immortels et des fils de Dieu» (p. 249, l'auteur souligne).

Voici la conclusion de ce passage, qui relie cette étonnante vision à celui qui, plus que tout autre, aura dilaté sa pupille pour tenter d'apercevoir ce qui se trouve derrière l'horizon borné et plombé des autres hommes, et fait sien, dans chacun de ses textes, ce propos qu'il écrivit le 6 janvier 1910 dans son Journal au sujet de son livre sur Napoléon, «L'invisible par le Visible. Formule précise où il me semble que je pourrais tout enfermer» (cité dans notre ouvrage, p. 15, l'auteur souligne) : «L'histoire est pour moi comme une ruine où j'aurais vécu de la vie la plus intense avant qu'elle ne devînt une ruine. Sensation douloureuse et paradisiaque d'avoir mis son cœur dans des choses très anciennes qui paraissent ne plus exister. Je visite Byzance comme Schlumberger visitait les ruines d'Ani, capitale antique des rois d'Arménie, en soutenant de mes mains faibles, au-dessus de ce grand vestige de mon âme, tout le firmament étoilé».

Notes

(1) Sous un titre différent de celui que l'écrivain aura finalement retenu, pour l'édition Crès en 1917 : L’Épopée byzantine et Gustave Schlumberger. C'est par erreur que notre édition, cinquième tome des Œuvres de Léon Bloy, donne en première de couverture le titre Byzance et Constantinople.
(2) Le «Paradis récupéré» n'est en fin de compte que l'autre nom de l'Apocalypse, l'Histoire s'étirant de l'un à l'autre, du Paradis perdu au Paradis reconquis, comme un immense tissu tout imprimé de symboles en partie indéchiffrables : «C'est, en même temps, celui des grands hommes [Basile II] dont il fut le moins écrit, comme s'il y avait en lui un secret, comme s'il était le gardien formidable d'une des clefs de la symbolique Histoire au moyen desquelles doit s'ouvrir, un jour, le Paradis récupéré» (p. 176). Ailleurs, nous lisons que les hommes cherchent, «en pleurant et en égorgeant leurs frères», le «chemin du Paradis perdu» (p. 226).
(3) «Il est probable que, chaque jours nous passons à côté de l'Arbre de la Science du bien et du mal, sans même le voir, et cela est assurément un inestimable bienfait. Cependant Dieu qui a pitié de nos âmes curieuses permet que quelques fruits aux trois quarts mangés des vers soient ramassés dans son ombre par des impatients tels que Schlumberger qui n'ont pas le courage d'attendre la vision béatifique» (p. 216), Schlumberger et, bien sûr, Léon Bloy lui-même, monstre s'il en est d'impatience.
(4) Quelle superbe image que celle-ci ! : «On plaça, détail héroïque qui peint bien ces ardents seigneurs de la tente, sous la tête du cadavre couché dans sa litière, une brique faite de la poussière et de la sueur, qu'après chaque combat contre les chrétiens, avant le bain du soir, le strigile du masseur avait fait tomber de la peau de Seîf Eddaulèh» (p. 184, tout le passage est en italiques). Ce grand texte de Léon Bloy est riche de très belles images, dont je donne quelques exemples, comme celle-ci : «Les chevaux des émirs avaient mangé l'avoine sur les autels de toutes les basiliques de Syrie et les vases sacrés avaient servi à les désaltérer» (p. 192, ce passage étant entièrement en italiques). Encore, et l'écrivain ne s'y trompe pas : «Quelle scène, quelle exhibition en ce lieu, par cette nuit noire, dans cet ouragan de neige ! La multitude épouvantée, levant les yeux de toutes parts vers la sombre masse des bâtiments du Boucoléon, n'apercevait qu'un point lumineux qui attirait tous les regards; c'était ce groupe d'hommes, vivement éclairés par les torches fumeuses, agitant par ses longs cheveux encore noirs la tête ruisselante de sang du grand basileus Nicéphore» (p. 202, ce passage étant entièrement en italiques). Enfin : «À l'heure probable où Notre-Seigneur Jésus-Christ prêt à souffrir la Passion, avait dit à ses apôtres : «Ceci est mon corps, ceci est mon sang», il y eut dans la ville en flammes, 8 000 corps des fils géants de la steppe, couchés dans leur propre sang» (p. 210, l'auteur souligne).

dimanche, 17 mai 2015

Le Siècle des Charognes de Léon Bloy

Le Siècle des Charognes de Léon Bloy

par Juan Asensio

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À propos de Léon Bloy, Le Siècle des Charognes (dessins de Felix de Recondo, Éditions Fata Morgana, 2015).
 
bloy4640.jpgC'est à la date du 9 janvier 1900 que Léon Bloy recopie dans son Journal Le Siècle des Charognes, paru le 4 février de la même année dans le cinquième, et dernier, numéro de Par le scandale. Le texte est dédié à «quelqu'un» sur lequel Bloy ne souffle mot, puisqu'il a dû cesser à cette date d'être l'ami du mendiant ingrat, en fait un certain Édouard Bernaert, poète belge qui fut ami de Léon Bloy, et créateur de l'éphémère revue en question.

L'absence de tout apparat critique, dans l'édition de ce court texte donnée par Fata Morgana, en accroît la puissance, que ne semblent même pas atténuer les dessins vagues de Felix de Recondo. N'est pas Goya qui veut, ni même Daumier, et je ne comprends pas franchement quel rapport les éditeurs ont souhaité établir entre ces visions de créatures molles et invaginées avec la précision toute létale des traits que décoche l'écrivain sur le grand et puant cadavre des catholiques, progressistes ou pas.

Imaginons un instant, de nos jours, un auteur qui, comme Léon Bloy, oserait écrire, serait assez fou pour écrire, à la cinquantaine passée, un tel texte, et le soumettrait par exemple aux imbéciles confits de La Croix ou de tout autre rinçure catholique poussant, comme des champignons consacrés, sur les étals d'une quelconque Procure, et qui n'aurait pas peur, pauvre belluaire inconscient, d'être immédiatement attaqué pour injure ou diffamation par une bonne cinquantaine de ligues vertueuses ! Pourrait-il écrire ces mots ? : «Je n'ai jamais cessé de l'écrire depuis vingt ans. Jamais il n'y eut rien d'aussi odieux, d'aussi complètement exécrable que le monde catholique contemporain – au moins en France et en Belgique – et je renonce à me demander ce qui pourrait plus sûrement appeler le Feu du Ciel» (p. 16) et plus loin, histoire d'enfoncer le clou sur la Croix d'un Christ qui est tout de même mort pour racheter les imbéciles (y compris, et c'est absolument prodigieux, les imbéciles de La Croix) : «le spectacle des catholiques modernes est une tentation au-dessus de nos forces» (p. 17).

bloy1.jpgComme il serait réjouissant, tout de même, qu'un moderne contempteur de baudruches pieuses, crevant de honte à l'idée que, lui-même catholique et pourtant «forcé d'obéir au même pasteur» (p. 18) que les ouailles dégoulinantes de mansuétude, devrait bien finir par reconnaître que les catholiques français, ces cochons, sont bel et bien ses frères ou, du moins, précise immédiatement Léon Bloy, ses «cousins germains» (p. 17), comme il serait drôle et intéressant qu'un tel butor évangélique ose affirmer que les ouvrages publicitaires de Fabrice Hadjadj ne sont rien de plus qu'une amélioration toute superficielle du catéchisme délavé qu'il a pieusement écouté (d'une seule oreille) lorsqu'il était petit, ou bien que Jacques de Guillebon, lorsqu'il mourra (je prierai pour son âme c'est sûr) et se présentera devant son Créateur, n'aura rien de plus à Lui montrer qu'une poignée de de pelures de navets et de poudre de courge, tout ce qui restera en fait de ce qu'il a osé publier, des livres paraît-il et qui me semblent, à moi, ne pas même constituer un fumier utile, digne de faire prospérer des plantes plus vivaces et nobles que ses rangées de tiges dolentes et blettes avant même de sortir de terre et qui, une fois sorties de terre, sont aussi féroces qu'un pissenlit porté au revers d'une veste de mariage.
La moquerie est facile me direz-vous. Oui, évidemment, et, par politesse, m'en tenant aux deux seuls cas d'Hadjadj et de Guillebon (son clone Falk van Gaver semble s'être perdu, quelque part entre Katmandou et Kirtipur), je n'ai même pas évoqué les très hautes pensées que Solange Bied-Charreton, comme une portée de coucous grimaçants et piailleurs, s'avise de déposer dans de petits nids journalistiques, où elle finira bien par se faire une place digne de celle de l'hystérique patronne de Causeur : cette jeune femme, pseudo rebelle à plein temps comme d'autres sont entrées au couvent, ne craint pas de donner son avis sur tout, la calotte papale et la pénétration annale, sans compter, sujet infiniment plus profond, les livres de Jérôme Leroy, un sujet de méditation tellement complexe qu'il n'est réservé, dit-on, qu'à quelques athlètes de l'intelligence et pucelles charismatiques, visitées uniquement par les plus hautes visions extatiques.

Oui, la moquerie est facile bien sûr, et il est évident que seuls les mauvais lecteurs, et Marc-Édouard Nabe qui se prend pour son ultime héritier, estiment que Léon Bloy est avant tout intéressant pour la truculence de son extraordinaire méchanceté. Pauvre homme tout de même, obsédé jusqu'à la folie par son talent de lilliputien et son nombril de la taille d'un univers. Les plus hautes railleries, les plus féroces méchancetés, chez Léon Bloy, ne sont intéressantes que parce qu'elles constituent le langage, en quelque sorte codé ou plutôt inversé, par lequel des vérités surnaturelles s'expriment, sont vues en somme comme au travers d'un miroir, obscurément. Pauvre Nabe, oui, sous-Bloy plus méchant que talentueux, plus disert que doué, plus clown qu'inspiré, qui n'a toujours pas compris de quelle formidable façon celui dont il ose se réclamer eût vomi son esthétisme pornographique qui, au mieux, nous arrache un sourire entre 12 et 14 ans, le seul âge où lire cet auteur prolifique peut avoir un quelconque intérêt autre que celui d'exacerber un disgracieux acné.

De fait, ce tout petit article de Léon Bloy, que nous pourrions croire n'être qu'une de ses innombrables charges contre les catholiques, est avant tout un texte sur l'Argent, qui mentionne même le titre d'un livre (L'Argent, justement) qui ne fut jamais écrit sous cette forme par Léon Bloy, qui sans doute préféra le diffracter dans presque chacun de ses livres, et peut-être même dans chacune des lignes qu'il écrivit.

Les charognes, en effet, ce sont les catholiques, le siècle qu'elles contaminent est le XIXe, même si les «putréfiés du XIXe siècle» risquent d'asphyxier, derrière elles, le XXe, si «le Feu n'intervient pas» (p. 11, châtiment invoqué encore à la page 16), et la substance qui permet aux charognes de prospérer est le vivant par excellence aux yeux de Léon Bloy, c'est-à-dire le Pauvre. Les catholiques s'engraissent et prospèrent parce qu'ils dévorent le Pauvre, quel prélat ne verrait là, dans une telle énormité, un blasphème adressé à la sainte Trinité et, bien sûr, à l’Église ? Outrecuidances d'un fou, dira-t-on.

Il est étonnant qu'en aussi peu de pages Léon Bloy se confronte à l'habituelle indigence du langage, qu'il regrette faussement (1), lui, l'admirable manieur d'hyperboles et d'énormités coruscantes (mais aussi le prodigieux écrivain, inventeur d'images émouvantes de simplicité (2)), et il est tout aussi étonnant, du moins superficiellement, qu'il adopte la posture qui lui sied le mieux, celle de l'herméneute fulgurant qui s'interroge par exemple de la manière suivante, faussement détachée : «À ce propos, et pour le dire en passant, quand donc viendra l'herméneute, l'explicateur comme il ne s'en est jamais vu, par qui nous saurons enfin que le Cantique des cantiques est simplement un récit préalable de la Passion, antérieur d'une trentaine de générations aux quatre Évangiles ?» (pp. 16-7). Nous retrouvons par ailleurs la figure du fils prodigue (cf. p. 18) que l'écrivain évoquera dans Le Salut par les Juifs ou les Propos digestifs des Histoires désobligeantes, et une autre des thématiques les plus paradoxales de Bloy, la réversibilité : «Mais lorsque, songeant à la réversibilité des douleurs, on se rappelle, par exemple, qu'il est nécessaire qu'un petit enfant soit torturé par la faim, dans une chambre glacée, pour qu'une chrétienne ravissante ne soit pas privée du délice d'un repas exquis devant un bon feu; oh ! alors, que c'est long d'attendre ! et que je comprends la justice des désespérés !» (pp. 24-5, l'auteur souligne).

N'oublions pas, bien évidemment, le thème principal de ce petit texte, la défense du Pauvre, comme je l'ai dit, la charogne, le catholique contemporain étant l'ennemi surnaturel de celui qu'il chasse (cf. p. 25), ennemi qui est une "brute inexorable qu'on est forcé d'arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre» (p. 28).

Léon Bloy, avant de conclure, décoche sa dernière flèche herméneutique, et opère, comme à l'accoutumée, l'une de ces transsubstantiations métaphoriques qui font l'intérêt de sa pensée et de son écriture : «Le Verbe de Dieu est venu dans une étable, en haine du Monde, les enfants le savent, et tous les sophismes des démons ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour SUBSTANCE la Douleur du pauvre» (p. 29, l'auteur souligne).

Et voici comment, en quelques lignes seulement d'un texte de Léon Bloy après tout assez banal, nous avons dépassé les fadaises pieuses pieusement débitées par nos indigents scribouilleurs plus haut mentionnés. Et voici pour quelle raison Léon Bloy sera toujours l'auteur détesté par les prudents et les imbéciles, que sa prose a par avance cloués sur la planche de liège que l'on réserve au classement des différentes variétés d'insectes et d'animalcules.

Notes

(1) «Au surplus, toutes les figures ou combinaisons de similitudes supposées capables de produire le dégoût sont d'une insuffisance plus que dérisoire quand on songe, par exemple, à la littérature catholique !...» (p. 23, l'auteur souligne. Quelques pages plus loin, Léon Bloy se déclare "mécontent de cette espèce de parabole qui suggère mal ce [qu'il] pense et surtout ce [qu'il] sent» (p. 28).
(2) Ainsi parle-t-il des bêtes, «étonnées de la méchanceté des hommes qui ont l'air de vouloir noyer Caïn dans les lacs tranquilles de leurs yeux» (p. 28).

mardi, 04 novembre 2014

Bardèche sur Léon Bloy

 

Anne Brassié recevait le 1 juin 1989 sur Radio Courtoisie Maurice Bardèche, pour son ouvrage sur Léon Bloy, paru aux éditions de La Table Ronde.

mardi, 16 avril 2013

Léon Bloy: le porte-foudre

 

Léon Bloy

 

Léon Bloy :

Le porte-foudre

 


« Au commencement était Léon Bloy. »

Évangile selon Saint Jean – Prologue

 

En cherchant un temple qui ne disparût jamais, les Muses trouvèrent un jour l’encrier de Léon Bloy. Bercées par le flux et le reflux dans l’immensité de cet océan de vocables, elles y laissèrent perler des cristaux de ciel. De ce flot d’encre nacrée ne pouvait éclore qu’un géant. Un artisan virtuose nourri au sein d’Amalthée. Un joaillier de malédiction condamné à marquer les Lettres françaises du sceau des constellations.

C’est en 1846, au crépuscule de la monarchie de Juillet, que naquit Léon Bloy. Enfant de famille nombreuse, il fut le fils d’un père fonctionnaire des Ponts et Chaussées et d’une mère catholique aimante. Au cours d’une enfance errante et d’une scolarité médiocre, il voua ses premiers loisirs à la peinture et à l’écriture : les deux rives d’un même fleuve pour le Léviathan de poésie qui sommeillait déjà dans ses labyrinthes intérieurs.

Il rencontra Jules Barbey d’Aurevilly en 1868. Par l’amitié naissante tapie dans leurs discussions tardives, ce dernier ralluma la flamme du catholicisme dans le cœur de ce jeune disciple qui devint son secrétaire bénévole. Royaliste influencé par Joseph de Maistre, Louis de Bonald et Antoine Blanc de Saint-Bonnet, le « Connétable des lettres » rapprocha Bloy des courants traditionnalistes. Des convictions, gravées depuis la forge de Vulcain, qui restèrent en filigrane derrière chacune de ses lettres, tapissant son œuvre à la manière d’une luxuriante végétation.

Après le drame que fut la perte de ses parents, il croisa la route d’une jeune prostituée dont il s’éprit et qu’il convertit à sa foi en 1878. Anne-Marie Roulé devint une porte ouverte sur l’infini pour cette âme d’ancêtre à la recherche d’un dieu. Il retraça cette relation dans son premier roman partiellement autobiographique Le Désespéré, publié en 1887. Atteignant des strates empyréennes à chaque déversement d’humeurs, Léon Bloy ne mit au monde que des aérolithes littéraires ciselés d’une main d’orfèvre. Romans, nouvelles, articles, pamphlets, tous ses écrits transpiraient d’harmonie, de force contenue, de vitalité conquise. Agencement de phrases dans une langue barbelée de mots rares, comme autant de flèches trempées dans l’ambroisie. Sa plume, gonflée au curare, pris coutume d’éjaculer sur les contreforts du ciel avec une aisance à consterner les plus lactescents aèdes.

« N’oubliez pas une chose, la vraie inspiratrice c’est la mort. Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il faut payer », dira des années plus tard Louis-Ferdinand Céline, un de ses héritiers, en montrant du doigt la vacuité et la prétention d’une armée de verbeux frigides s’auto-promouvant grands chambellans de l’universel. Sans nul doute Léon Bloy paya. Bien souvent il sentit les doigts décharnés des Goules de son temps compresser son cœur fracturé par les incompréhensions et les assauts de l’injustice.

 
Rejeté de la vie littéraire et des cercles mondains pour ses provocations et son refus toujours renouvelé de se vautrer dans les conformismes primaires, il vécut une grande partie de sa vie dans la misère. Misère qui, si elle le rapprochait du Christ – ce guide qui s’était fait pauvre parmi les hommes – coûta la vie à deux de ses enfants et lui fit écrire ses lignes : « En présence de la mort d’un enfant, l’Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères. Les gémissements des mères, et, plus encore, la houle silencieuse de la poitrine des pères ont une bien autre puissance que les mots et les couleurs, tellement la peine de l’homme appartient au monde invisible. »


Rien cependant ne vint troubler sa détermination à exécrer la fin de son siècle et le nouveau naissant. Assistant écœuré à la pendaison des traditions, il contempla la montée au pinacle d’une déchéance spirituelle aussi abjecte qu’assumée par la « porcine congrégation des sycophantes de la libre pensée ».

Éloigné des plumitifs ratés ithyphalliques qui passaient moins de temps à produire un œuvre qu’à se tailler des pipes dans les arcanes de l’autopromotion, Bloy rédigea ses élans mystiques avec le scalpel de Vésale. Avançant seul dans la nuit de ses convictions, il assassina son époque d’une verve sanguinolente. Une époque qui déféquait avec morgue sur les astres assoupis en brandissant les valeurs bourgeoises comme des oriflammes aurifiées. Personne ne vomit jamais de si célestes crachats sur la classe dominante. Lancer des graviers à la face conspuée de ces gras possédants fut sa quête la plus ardente. Son « Exégèse des Lieux communs » restera pour jamais un parangon de pamphlet que saluera vivement Roland Barthes et qui fera écrire à Jorge Luis Borges : « Léon Bloy, collectionneur de haines, dans son musée bien rempli, n’a pas exclu la bourgeoisie française ». Non satisfait de ne pas l’en exclure, Bloy en fit une cible de prédilection sur laquelle il compissa avec une ferveur à la fois dévorante et lumineuse. Personne n’échappa au jugement foudroyant de ce catholique des catacombes à la véhémence imputrescible, pas même l’Église qu’il contemna bien souvent pour ses dévoiements, elle qui s’était détournée de sa mission en laissant l’entrejambe de la modernité courtiser ses remparts.

Pour autant, qui a lu Léon Bloy sait qu’il fut bien autre chose qu’un pamphlétaire haineux. « Surtout je ne veux pas être le pamphlétaire à perpétuité (…) mais quand je le fus, c’était par indignation et par amour, et mes cris, je les poussais, dans mon désespoir, sur mon Idéal saccagé ! » se défendait-il dans Le Mendiant Ingrat. Ses romans et ses nouvelles furent autant de poèmes en prose ayant nourri ses contemporains et les auteurs suivants d’Alfred Jarry à Georges Bernanos. Il se fit un sacerdoce de présenter un sourire boueux à tous les implacables damnés hermétiques aux effluves de l’Art et laissa aux assoiffés d’émotion un boulevard ouvert sur la beauté langagière.

Face aux charges répétées de cet ouvrier de la grande plume, les rivaux de cette fin de siècle décadente laissèrent tomber leurs feuilles, tels des arbres plaintifs. Comme tous les grands poètes, Léon Bloy n’eut, en somme, d’autre rôle que celui d’annoncer l’automne.

Maxime Le Nagard