vendredi, 05 juin 2009
"Spelndeur et décadence du camarade Zulo"
«Splendeur et décadence du camarade Zulo»
par Dritëro Agolli
Note de lecture de Hugues Rondeau
Bien qu'assimilée par les Occidentaux à l'ex-bloc socialiste, l'Albanie est organisée selon un système diamétralement opposé à celui des Soviétiques. Alors qu'en URSS préside la bureaucratie sur fond d'indécision, de gabegie et d'irresponsabilité, «le pays des Aigles» s'est bâti autour des notions de sacrifice et d'indépendance nationale voulues par Enver Hoxha, créateur de l'Albanie moderne et «de Gaulle des Balkans». Le mythe fondateur de la République populaire socialiste d'Albanie réside dans les combats de la Résistance, montagnards farouches luttant pied à pied contre les Allemands et les Italiens pendant la Seconde Guerre mondiale. En Albanie, plus que partout à l'Est, ce sont les veilles de batailles qui ont forgé les dirigeants futurs, leur donnant une éthique de fierté, de courage et de souffrance. Cette union mystique d'une caste de guerriers, jaloux de leur liberté, avec leur peuple, a été immortalisée pour la littérature par la plume de Ismaïl Kadaré, éternel nobellisable en sursis, qui, dans Le grand hiver, illustre les raisons profondes de la rupture entre l'URSS et l'Albanie pendant l'hiver 1961. La scène où Enver Hoxha stigmatisant les erreurs de Khrouchtchev salue machinalement du poing les membres du Comité central du Parti albanais du Travail qui reprennent alors en chœur le vieux chant des partisans, ne ressort pas de la propagande mais de la plus grande des sensibilités.
Cependant pour l'Albanie, le temps où Enver Hoxha fixait avec enthousiasme les développements d'une voie originale entre Est et Ouest, entre capitalisme et communisme, est loin. Au pouvoir depuis avril 1985, Ramiz Alia, premier secrétaire du Comité central du Parti, esquisse peu à peu des réformes qui sont autant de légères entorses aux principes politiques d'autarcie érigés en dogmes par Enver Hoxha. D'où un certain flottement dans la population albanaise qui a tout lieu de se croire dans une période d'interrègne.
Bien que le roman de Dritëro Agolli, Splendeur et décadence du camarade Zulo, ait été publié en 1973, on peut croire qu'il est la parfaite illustration littéraire de ce nouvel état d'esprit. Certes l'auteur, que d'aucuns prétendent avoir reconnu sous les traits de Skënder Bermena dans les textes de Kadaré, est loin d'être un «dissident».
Journaliste, poète, auteur de scénarios, de pièces de théâtre, de recueils de nouvelles, il est depuis 1973 le président de l'Union des écrivains et des artistes d'Albanie. Pourtant les aventures de Zulo, conçues au départ comme la dénonciation talentueuse des travers de l'Albanie nouvelle, est devenue le signe prémonitoire des inquiétudes et des angoisses d'une société qui se cherche.
Le camarade Zulo, fonctionnaire imbu de lui-même, flagorneur, prêt à tout pour réussir, «ce type colle aux fesses des responsables mais encore aux jupes de leurs femmes», se drape dans les slogans du régime, qu'il prend au pied de la lettre, pour masquer son propre arrivisme.
On le voit, la charge est féroce mais, et c'est là tout le talent de Dritëro Agolli, elle se fait sur fond en demi-teinte. Zulo, odieux par sa prétention, n'est pas un de ces personnages tout de mal vêtu qu'affectionne une certaine littérature américaine. Notre homme est en effet pétri de bonne volonté, véritablement désireux de se rendre utile, de jouer son rôle dans la préparation d'une société plus juste. Son appétit de Rastignac aux petits pieds n'est ainsi peut-être, comme le suggère Agolli, que le reflet des phantasmes de pouvoir de ses concitoyens, qui en guise d'épilogue, alors que les vicissitudes des intrigues l'ont conduit au repos, le croient, dans un déchaînement des langues, chaque jour promis à des fonctions un peu plus hautes. Enfin les pérégrinations de ce rond de cuir ont parfois d'indéniables accents comiques. La scène où les enfants de Zulo s'introduisent dans l'appartement du voisin et le saccagent est digne des sketchs de Buster Keaton.
Agolli excelle dans la description des sentiments de ses personnages et lui qui écrit volontiers que «c'est par le rire qu'Aristophane a désarmé les Dieux» a su introduire sur l'ensemble de son roman un sourire délicieusement sarcastique. Dritëro Agolli a donc du style et il est difficile de ne pas s'en apercevoir même si la traduction de Christian Gut ne revêt pas le caractère de génie de celle de Jusuf Vrioni, vieux monsieur de soixante-quinze ans, qui donne à Kadaré ses lettres de noblesse en français.
Malgré toutes les qualités de l'ouvrage, la publication dans l'hexagone deSplendeur et décadence du camarade Zulo n'en constitue pas moins l'évidente manifestation de la page qu'a aujourd'hui tourné la littérature albanaise.Le grand hiver, chef d'œuvre de Kadaré, était de ces peintures du Musée d'art figuratif de Tirana où le peuple salue l'avenir en des pauses hiératiques et nationalistes.
Les tribulations de Zulo constituent le lent et indécis cheminement d'un Lucien de Rubempré que sa faiblesse de caractère et les méandres du socialisme maintiennent dans un conformisme des plus gris. Les lendemains du camarade Zulo ne chantent ni ne rient, ils sont aphones. Les certitudes ne sont plus de mise et le doute galope. La littérature albanaise reste pourtant dans notre panthéon imaginaire, par le talent de Kadaré, l'une des rares à faire flotter haut le pavillon de l'honneur, de l'indépendance nationale et de l'enracinement. Elle est, au delà des évolutions politiques, de ces bannières que l'on souhaiterait éternellement triomphantes. Ne voyons donc pas de funeste présage dans le présent ouvrage, Splendeur et décadence du camarade Zulo n'est qu'une infime facette du talent de Dritëro Agolli, qui s'illustre également par exemple par ses poèmes, nés de la tradition immémoriale des rhapsodes albanais. Leur attendue publication en France offrira le démenti d'espoir et de confiance de cette phrase que traçait dans son livre de souvenir Avec Staline Enver Hoxha: «Ces infamies ne tardèrent pas à apparaître après sa mort».
Hugues RONDEAU.
Dritëro Agolli, Splendeur et décadence du camarade Zulo, Gallimard, 285 pages, 116 FF.
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