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mardi, 29 octobre 2019

Une enquête inachevée sur Olrik

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Une enquête inachevée sur Olrik

par Georges FELTIN-TRACOL

olriklivre.jpegL’ancien secrétaire général de l’Élysée sous François Mitterrand (1991 – 1995) et ministre des Affaires étrangères lors de la troisième cohabitation entre 1997 et 2002, Hubert Védrine, co-signe avec son fils Laurent une « biographie non autorisée » sur Olrik.

Olrik ? Les lecteurs de la série de bande dessinée Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs le connaissent bien entendu. Dans plusieurs albums, il échafaude des plans finalement déjoués par le capitaine de Sa Gracieuse Majesté, Francis Blake, et son ami, le professeur Philip Mortimer. Fort de son expérience au Quai d’Orsay d’où il approuva en 1999 les scandaleux bombardements de l’OTAN sur la valeureuse Serbie, Hubert Védrine qui passe désormais pour un « sage » d’une diplomatie supposée « gaullo-mitterrandienne » a utilisé ses nombreuses relations afin de retracer d’une manière imparfaite l’existence tumultueuse d’Olrik.

On apprend que cet aventurier et criminel d’envergure internationale rencontre par deux fois Edgar P. Jacobs qui, subjugué, prend bien soin de ne jamais le dépeindre réellement. Olrik converse même au soir de sa vie avec le réalisateur des trilogies StarWars, George Lucas, qui en est si impressionné que les Sith de la seconde trilogie semblent s’en inspirer... Or ce n’est pas la première fois qu’on cherche à dévoiler la vie plus qu’agitée d’Olrik. Le grand historien militaire suisse Jean-Jacques Langendorf avait dès 2012 pour le site Le Polémarque esquissé son portrait (« Éloge du colonel Olrik »). Il affina son propos, cinq ans plus tard, dans la revue Stratégique par un excellent article intitulé « Le colonel Olrik, conseiller de S.A.I. Basam Damdu : soldat de génie ou/et franche canaille ? ».

Jean-Jacques Langendorf et les Védrine père et fils ne s’accordent que sur deux points précis : les origines baltes d’Olrik et son style vestimentaire. Ses tenues sont toujours impeccables. Il n’hésite pas à se fournir chez le tailleur le plus réputé de Londres. Pour tout le reste, leurs conclusions biographiques se contredisent bien évidemment, ce qui est compréhensible de la part d’un individu qui a le talent de mêler le crime organisé, l’espionnage et des opérations troubles.

Olrik traverse le XXe siècle en quête d’argent et d’action. Vladimir Volkoff alias le Lieutenant X l’a parfois croisé aux États-Unis et au Berkeley à Paris ! Pour les Védrine, ce redoutable machiavélien a travaillé autant pour l’Occident que pour l’URSS. À la fin de la Guerre froide, il œuvre pour le Pakistan islamiste et la Corée du Nord nationale-communiste. Ces deux États ne l’ont pas regretté puisque Olrik a réussi à en faire des puissances nucléaires. Les auteurs d’Olrik. La biographie non autorisée s’interrogent toutefois sur sa présence au Katanga séparatiste au début des années 1960. Cette province riche en minerais (dont le diamant) fait alors sécession au moment de l’indépendance du futur ex-Congo belge. L’appât du gain n’est pas la seule motivation d’Olrik pendant ce séjour. Outre la formation avec l’aide des mercenaires européens d’un noyau d’armée nationale katangaise, Olrik a le loisir de discuter à diverses reprises avec le militant nationaliste-révolutionnaire français François Duprat présent en tant que responsable de la propagande du président Moïse Tshombé. Les auteurs semblent ignorer qu’Olrik agissait aux côtés des services secrets d’Afrique du Sud et du Portugal en faveur d’une « contre-Tricontinentale blanche » anti-communiste.

Hubert Védrine et Laurent Védrine ne savent pas non plus qu’on retrouve son ombre archétypale chez d’autres dessinateurs dans l’entourage plus ou moins proche d’Hergé. Le père d’Alix le Gaulois, Jacques Martin, fait volontiers affronter le journaliste Guy Lefranc au redoutable et flamboyant Axel Borg. Or bien des notes blanches du renseignement concordent sur le fait qu’Axel Borg n’est autre qu’Olrik lui-même ! Hergé est le premier à en convenir puisqu’il s’en réfère lui aussi d’une façon plus implicite. L’un des ennemis principaux de Tintin et du Capitaine Haddock n’est-il pas le Bordure Sponsz, colonel de son état ? Quelques spécialistes en guerres secrètes expliquent loin de Moulinsart que le métier de Tintin – le journalisme – n’est qu’une couverture bien pratique pour cet agent des services secrets syldaves. Pourquoi sinon Tintin aurait-il participé à la première expédition spatiale vers la Lune ? Chacune de ses missions est une opération clandestine destinée à contrecarrer les menées subversives de la Bordurie moustachiste.

olrikmonocle.jpgDes interprétations divergent une nouvelle fois sur l’identité réelle du colonel Sponsz. S’agit-il d’un faux nom du colonel Olrik ou bien d’un de ses élèves doués ? Les Védrine font d’ailleurs l’impasse complète sur la période bordure d’Olrik qui suit la fin de l’Empire Jaune mondial et l’échec de plusieurs actions politico-criminelles en Europe de l’Ouest. L’homme fort de la Bordurie, le Maréchal Plekszy-Gladz, ne pouvait pas ne pas accueillir un homme aussi réputé dans son art qu’Olrik.

Tintin l’a longtemps recherché, en particulier au Tibet. Officiellement, le journaliste – reporter y part avec la ferme intention de sauver son ami Tchang. Il sait en réalité qu’Olrik y a vécu. Avant-guerre, il aurait participé à l’expédition d’Ernst Schäfer parrainée par l’Ahnenerbe (le service scientifique, patrimonial et historique de l’Ordre noir). Pourquoi ? Les Védrine père et fils n’apportent aucune réponse. De rares sources recoupées avec soin avec quelques précieux témoignages avancent qu’au cours de sa formation de cadet en Russie pré-révolutionnaire, le jeune Olrik aurait pu être en contact (Comment ? Par quel moyen ? Par l’intermédiaire de qui ?) avec le baron Roman von Ungern-Sternberg, chef de la Division asiatique de cavalerie et régent de la Mongolie en 1921. On sait aujourd’hui que le général-baron avait l’intention de reconstituer l’Empire eurasiatique de Gengis Khan autour de deux piliers spirituels forts : Ourga en Mongolie et Lhassa au Tibet. Olrik a-t-il repris à son compte le formidable dessein du « Baron fou » ? Cela expliquerait sa présence exceptionnelle d’homme blanc parmi les hiérarques de l’Empire Jaune dans les trois volumes du Secret de l’Espadon…

Expert en conjurations politiques, en sabotages, en désinformation, en complots militaires, en infiltrations, en déguisements et en conspirations techno-économiques, le Colonel Olrik incarne l’Albo-Européen mû par un authentique esprit faustien, ce sens du tragique qui édifia le Parthénon d’Athènes et le Colisée à Rome, construisit les cathédrales gothiques et conçut les premières fusées. Ce n’est donc pas anodin si Guillaume Faye, déjà parolier du Docteur Merlin avec Maléfice, prit dans les années 1980 le pseudonyme d’Olrik pour écrire deux chansons de Robert Pagan (Les nouveaux dieux et L’Empire) incluses dans Chants de Révolte et d’Espérance. L’auteur du Système à tuer les peuples a toujours admiré cet anarque génial à l’indomptable courage.

Georges Feltin-Tracol

• Hubert Védrine et Laurent Védrine, Olrik. La biographie non autorisée, Fayard, 2019, 220 p., 20 €.

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samedi, 14 mars 2015

Eloge du colonel Olrik

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Éloge du colonel Olrik

par Jean-Jacques LANGENDORF

 

Éloge du colonel Olrik, homme de goût, de savoir et d’action, chef du 13e Bureau pour la sûreté de l’État, directeur des services d’espionnage de l’Empire, conseiller de l’empereur Basam Damdu.

 

Dès la deuxième image du premier album des aventures de Blake et Mortimer, il s’impose, souverain et élégant. Entouré par un état-major d’hommes jaunes et déférents, issus d’un croisement nippo-himalayen, il inspecte chars lance-flammes et fusées à charges nucléaires dans le grand arsenal de Lhassa. Arrêtons-nous d’abord sur sa capote vert foncé, au col de vison, aux épaulettes discrètes, d’une coupe parfaite, œuvre du premier tailleur de la capitale tibétaine. Examinons ensuite sa toque de fourrure, dont la face supérieure est doublée de satin rouge, marquée de l’étoile dorée. Mais il y a autre chose encore, qui suscite immédiatement sympathie et respect : son visage aux traits fins et aristocratiques, sa lèvre supérieure bordée d’une fine moustache à la Clarke Gable, sa chevelure jais et son haut front d’intellectuel que nous pourrons admirer lorsque il condescendra à enlever son couvre-chef. Revêtu de son uniforme, nous ne nous lasserons jamais de le contempler. Le voilà debout, près des énormes roues d’un bombardier, des jumelles sur sa poitrine, des sangles supportant un ceinturon qui retient un étui à revolver ou, plus exactement, à Browning, à ses pieds un petit bijou de M.G. 42. Cette fois, c’est une casquette bordée de jaune qui remplace la toque de fourrure. Quant aux bandes, également jaunes, du pantalon de cheval gris souris, mais un gris souris tendre, très tendre, qui virerait presque au rose, elles sont l’apanage de l’officier d’état-major de la grande armée impériale. À n’en pas douter, nous avons là un colonel tsariste, style 1904 – 1905, observant la progression des tirailleurs japonais lors de la bataille de Taampin, avec toutefois l’anormale présence de soldats nippo-himalayens derrière lui. Mais aussi un aristocrate, la manière dont il tient son fume-cigarette l’attestant à satiété. Dans toutes les circonstances de la vie d’ailleurs, circonstances qui lui sont souvent contraires, il ne se départit pas de cette correction vestimentaire, qu’il erre dans le désert (culotte de cheval, bottes d’équitation, chemise de coupe coloniale), qu’il vaque à ses affaires dans les souks du Caire (costume blanc, chemise noire, cravate jaune tendre, feutre mou), qu’il enquête sur l’île atlantique de Sao Miguel (complet bleu foncé à fines rayures, chemise assortie, mais d’un bleu plus léger, nœud papillon), qu’il séjourne à Paris pour s’y occuper de questions météorologiques (à nouveau complet bleu mais sans rayures, chemise blanche, noeud papillon bordeau), qu’il inspecte les catacombes de la Ville-Lumière (complet brun, chemise crème, cravate noire pointillée de jaune, feutre beige). Et que dire de sa robe de chambre rouge, à gros pois blancs, revêtue au débotté ? Mais je m’arrête là pour ne pas tomber dans la revue de mode…

 

Olrik2.jpgPour mieux saisir le niveau, on serait tenté de dire l’altitude, où se situe cette élégance, et derrière cette élégance, le personnage, il suffit de la comparer à la déliquescence vestimentaire des adversaires hargneux et acharnés du colonel, le professeur Mortimer et le capitaine Blake. Tous deux sont les rois de la confection, du prêt à porter et, certainement, des soldes. Voyez Mortimer qui, sur la quatrième de couverture, adresse un aguichant « hello » à ses lecteurs qu’il tient – fatale erreur – pour des admirateurs. Quelle tenue ! Celle du comptable d’une firme de sous-préfecture importatrice de pneus. La chemise s’affaisse sur une ceinture qui cerne un indécent bedon. La disharmonie entre un veston caca d’oie et un pantalon lie de vin, qui se prolonge par des souliers de souteneur napolitain, constitue une insulte à l’œil. Et quelle est cette manière de faquin de s’adresser à son public, la pipe au bec ? À condition de revêtir l’uniforme, Blake s’en sort mieux, sauf s’il porte ces indécents shorts coloniaux, qui lui descendent jusqu’aux genoux. En tenue civile, cependant, il fleure le sous-officier qui, voulant échapper aux regards de ses supérieurs, se glisse subrepticement vers un lieu mal famé.

 

Au-delà du vestimentaire, c’est ensuite le courage, la tranquille intrépidité d’Olrik, qui retiennent notre attention. D’emblée, ils s’affirment sous nos yeux, lorsqu’avec l’élégant chasseur « L’Aile    Rouge », il poursuit le « Golden Rocket », le laid bombardier dans lequel les Dioscures britanniques s’efforcent de lui échapper. Un vrai pilote, qui court sus à l’ennemi et qui ne craint jamais d’affronter les situations les plus périlleuses. Ainsi, lorsqu’il se fait passer pour un prisonnier anglais échappé afin de pouvoir s’introduire dans la base secrète des Britanniques, qui contrôle le détroit d’Ormuz, dans laquelle il sabotera la station de pompage fournisseuse d’énergie, puis s’enfuyant, dissimulé sous une tenue de scaphandrier, alors que les services de sécurité de la base sont à ses trousses. Il n’a pas son égal pour se glisser là où on l’attend le moins, car son ingéniosité est sans limite et cette ingéniosité quelqu’un qui est revenu à plusieurs reprises de derrière les lignes soviétiques en possède une bonne dose. Pour répondre aux nécessités du moment, pour s’introduire là où il veut s’introduire, il se fera éminent archéologue allemand, spéléologue, chef d’une tribu barbare, agent à bord d’un sous-marin, égoutier, bourgeois cossu, locataire d’un élégant appartement parisien, et j’en passe.

 

L’étude de ses actes et de ses pensées me permettent de conclure que le personnage est un remarquable stratège. Ce n’est pas pour rien que Basam Damdu, qui connaît les hommes, et mieux encore les généraux – hommes qui se situent nettement au-dessus des hommes – lui confie la conduite des opérations devant permettre de réduire la base secrète, nid redoutable abritant les derniers parangons de la démocratie agonisante, qui plus est parangons agressifs, prêts à se défendre. Et il va s’acquitter de sa tâche d’une main de maître ! D’ailleurs, ayant achevé sa mission de sabotage dans la base, ayant tout risqué (et gagné) avec une admirable détermination, ayant échappé à la mer qui avait menacé de l’engloutir, échoué sur une plage, que je situe sur l’actuelle côte iranienne, entre les bourgades de Gerk et de Serik, vêtu d’un méchant pantalon qui vient à peine de sécher, d’un maillot de corps, digne des vacances payées d’un syndicaliste du Front populaire, il accueille les éléments aéroportés de l’armée nippo-himalayenne. Le général qui les commande l’informe aussitôt de l’estime dans laquelle on le tient, au sommet, et même au sommet du sommet : « Colonel, par ordre spécial de Sa Majesté, toutes les troupes disponibles ont été mises à votre disposition sous votre commandement direct. » Immédiatement, l’interpellé se penche sur la carte, prend ses dispositions tactiques, ordonne l’attaque, écarte les remarques pusillanimes d’un général : « Oh ! Certes, l’opération coûtera du monde, mais l’enjeu en vaut la peine. » Puis il songe à son uniforme, car il ne sait que trop ce qu’il lui doit : « Et maintenant, Messieurs, permettez-moi d’aller revêtir une tenue digne de mon grade ». L’opération échoue, en raison de l’intervention du super-avion Espadon (d’une beauté fulgurante; trop beau pour avoir été conçu par le professeur Mortimer comme on veut nous le faire croire) mis au point par les Britanniques. Mais n’est-ce pas là un épisode qui symbolise le drame de ces généraux aux capacités supérieures, de ces esprits éminemment tactiques et stratégiques qui, vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ont succombé à la supériorité facile des Alliés, parce que matérielle ?

 

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La base du détroit d’Ormuz ! De ce rocher, jumeau de Gibraltar, situé près du cap Mussendon, situé par 57° de longitude Est et 26° 8 de latitude Nord, si j’en crois la belle carte publiée par le Bombay Marine Office après les expéditions organisées en 1821 et 1825, parlons-en ! Et parlons-en parce qu’il a joué un rôle non négligeable dans mon existence. Lors du périple du début des années 1960 entrepris par Gérard Zimmermann et moi-même à la recherche des vestiges des monuments croisés au Proche-Orient, fatigués de tant d’architecture romane et gothique dans des lieux insolites, un appel s’est fait entendre en nous, germanique dans sa simplicité : Nach Osten ! Nach Osten ! Alors, vers cet Osten nous avons roulés : Ankara, Sivas, Erzerum, Tabriz, Téhéran, puis une inflexion vers le Sud, puis le Sud-Ouest : Persépolis, Isfahan, Schiraz, puis encore un peu plus vers le Sud-Ouest : Bender Bouchir (où Wassmuss assuma les fonctions de consul du Reich avant 1914) en traversant une guerre brutale, d’ailleurs occultée jusqu’à nos jours, dont nous avons à peine pris conscience. Enfin, par des pistes ne méritant pas ce nom, sans cartes, virage en direction du sud-est, vers ce détroit d’Ormuz jacobsien et mythique, dans un paysage affichant effectivement, à peu de choses près, les caractères de celui du Secret de l’Espadon. Mais nous n’atteindrons jamais le lieu magique, l’armée impériale non pas de Basam Damdu mais de S.M.I. le Chah, ayant lancé à nos trousses deux jeeps et une automitrailleuse (l’automitrailleuse du Secret ?) afin de mettre un terme à cette ballade inconsciente dans une région alors aux mains des rebelles tengistanis, ceux-là mêmes soulevés par Wassmuss durant la Première Guerre mondiale.

 

Le temps allait nous apprendre que nous étions allés chercher bien trop loin ce qui se trouvait à portée de mains. À cette époque-là, un frisson parcourait le dos de tout Suisse lorsqu’on évoquait devant lui les noms de Dailly et de Savatan, les deux forteresses enfouies dans la montagne dont l’artillerie barrait la cluse de Saint-Maurice pour arrêter un ennemi venant aussi bien du Sud que de l’Ouest. On savait qu’elles existaient et qu’elles étaient colossales, des générations s’étant appliquées à creuser et aménager le roc, mais on ne savait rien de plus car tous ceux qui y avaient servi, ou y servaient encore, étaient tenus au secret le plus absolu. Or un jour, la guerre froide devenue paix chaude, un certain nombre d’élus furent autorisés à les visiter. Je découvris alors que c’était là, et pas ailleurs, que se trouvait, reproduite 1 : 1, la base secrète de l’Espadon, avec le dédale de ses couloirs, son funiculaire, la salle des turbines (mêmes couleurs, même pavage du sol), ses monte-charges, ses dortoirs, ses emplacements pour mitrailleuses, sa tourelle abritant des pièces de 15, sa salle de commandement. C’est tout juste si, au détour d’une casemate, on n’apercevait pas les silhouettes sinistres de Blake et de Mortimer. Une différence toutefois : lorsqu’on jette un coup d’œil par un périscope, ce n’est pas la côte d’Oman, les îlots à demi engloutis par une mer de plomb fondu sur laquelle vogue un dhauw que l’on aperçoit, mais des cimes altières empanachées de neige avec, au loin, la surface irisée, piquetée de petites voiles blanches, du Léman.

 

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L’homme d’action et d’aventure n’habite que dans l’action et dans l’aventure. Que lui importe le lieu. Tout lui est bon : la tente du bédouin, l’habitacle d’un char, la chambre d’hôtel, le lupanar, les catacombes, la tranchée, le palais, la chaufferie, la geôle même, lorsque les choses tournent mal, voire la chambre de torture. Pour cette raison, il est impossible de déterminer la nature de l’habitat d’Olrik alors que celui de ses contempteurs n’est, hélas, que trop bien situé, dans la Londres bourgeoise. Tout y est ridicule. Les collections prétentieuses – tête de pharaon, objet mayas, masques africains – puent le faux à plein nez. La cheminée, cerclée de briques, crache des flammes trop puissantes pour être honnêtes. Quant à Mme Benson, la gouvernante, sa simple vue nous ouvre une perspective effrayante sur le quotidien de nos deux pourchasseurs d’Olrik. Je ne connais rien de plus ridicule que l’image où ils apparaissent côte à côte, Blake en robe de chambre et Mortimer dans un pyjama sorti en droite ligne d’une boîte d’épinards à la crème. En contemplant le visage de renard chiffonné de Blake, on comprend pourquoi ce dernier, en dépit d’exploits vrais ou fictifs, n’a jamais dépassé le grade de capitaine. Quant à l’ahurissement facial de Mortimer, un ahurissement permanent, il nous autorise à mettre sérieusement en doute ses capacités scientifiques, bien imprécises d’ailleurs. Ingénieur nucléaire ? Archéologue ? Paléologue ? Constructeur d’avions ? Spécialiste en armements ? De toute manière, un dilettantisme de mauvais aloi. De nouvelles recherches, portant sur leur jeunesse, n’ont fait que confirmer ce climat d’étouffement petit-bourgeois dans lequel se meuvent les deux « héros ». Le père de Mortimer, fonctionnaire colonial à Simla, au pied de l’Himalaya, s’est conduit sa vie durant comme un parfait imbécile, quant à la mère – pas trop mal tournée ma foi ! – elle a tout pour ne pas résister aux tentations du bovarysme. Nous avons évoqué la grotesque vision des Dioscures en pyjama et robe de chambre dans leur home douillet. Mais il y a plus grotesque encore : la première rencontre des deux jouvenceaux sur un marché de Bombay, Mortimer sauvant la vie de Blake en train de se faire étriper par un malabar pundjabi, puis tous deux sauvés à leur tour de l’ire populacière par l’intervention… du mahatma Gandhi… ! Un charmant dieu tutélaire pour présider aux existences doucereuses des futurs professeur et capitaine.

 

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Imaginons, en contrepoint, ce qu’ont été l’enfance et l’adolescence d’Olrik, de vieille noblesse balte. Des heures solitaires sur une falaise de la Baltique, battu par les rafales, des lectures orientées par un oncle qui avait servi dans la Garde prussienne, et qui avait promis qu’il se vengerait un jour de la Révolution et des Spartakistes, du tir sur des bouteilles jetées à la mer, de la chasse, un duel à l’épée à douze ans, pour une broutille, avec un adversaire auquel il sectionna l’oreille. Plus tard, un séjour en Angleterre où il apprit entre autres à fabriquer de la fausse monnaie, un stage dans la Waffen S.S. qui l’initia au drill impitoyable, physique et intellectuel, de Bad Tölz puis un passage dans le commando « Brandenburg » (sabotages et enlèvements derrière les lignes soviétiques), enfin quelques mois dans la Légion étrangère, aussitôt après la guerre, avant qu’un envoyé du Grand Basam Damdu, qui passait par hasard à Sidi Bel-Abbès ne discerne ses mérites et ne l’engage au service de son maître. Puisque j’ai évoqué ses lectures, je vais donc aller jusqu’au bout car, mieux que tout autre chose, elles dessinent la silhouette morale d’un homme de sa trempe : Thucydide, Hobbes, Machiavel, Clausewitz, Rühle von Lilienstern, Lawrence d’Arabie, Colmar von der Goltz, le premier Jünger, Ludendorff, René Quinton pour ne citer que ceux qui en lui ont laissé des traces profondes. Examinons un peu les lectures de Mortimer, en laissant de côté les obligatoires ouvrages et revues scientifiques : les insipides romans de Sarah Summertown, un temps sa maîtresse, Memories of India de Baden-Powell, les idylles de Jane Austen, les poèmes de Pope. En ce qui concerne Blake, même en cherchant longuement, on ne découvrira pas grand’ chose : des règlements de service, Conan Doyle, le Livre de la Jungle (dont la leçon lui apparaîtra toutefois obscure), des guides de voyage, la Campagne de Mésopotamie de Townsend, surtout parce que son père avait été fait prisonnier à Kut al-Amara avec lui, et des recueils de mots croisés. À petits esprits, petites lectures…

 

Pour ramener les choses au point essentiel disons qu’Olrik qui, tel un nouveau Sisyphe, remet sans cesse l’ouvrage sur le métier, ouvrage ensuite défait par les Dioscures, a atteint les sommets de la solitude tragique, qui est celle de l’aventurier car l’échec constitue la trame, la texture même, de son existence. Les rongeurs, les insectes, viendront un jour à bout du tigre royal, lui infligeront une blessure dont ils se repaîtront ensuite. Blake et Mortimer (petites idées, petit appartement, petites assurances, petites pantoufles, petits idéaux), appartiennent définitivement à cette catégorie. Dans une certaine mesure, alors que le type « Olrik » n’a cessé de se raréfier, les Dioscures scellent le triomphe du type humain qui a fini par dominer en Europe (et ailleurs) tel que, vers 1900, un Constantin Leontjev nous l’a annoncé dans un livre prophétique, L’Européen moyen, idéal et instrument de la destruction universelle : « Tous les auteurs nous présentent l’idéal de l’avenir comme quelque chose qui leur ressemble, c’est-à-dire le bourgeois européen. Quelque chose de moyen : ni un paysan, ni un seigneur, ni un guerrier, ni un prêtre, ni un Breton ou un Basque, ni un Tirolien ou un Tcherkesse, ni un marquis vêtu de velours et coiffé de plumes, ni un trappiste en robe de bure, ni un prélat en brocard… Non ! Ils se contentent tous de leur appartenance au minable type culturel moyen auquel ils sont redevables de leur position dans la société et de leur genre de vie, prétendant au nom du bonheur universel et de leur comportement diriger le monde du haut comme celui du bas.

 

Apparemment, ces gens ignorent et ne comprennent pas les lois de la beauté car précisément le type moyen est toujours et partout le plus inesthétique, le moins expressif, le moins intense et le moins noble, moins héroïque que des types humains plus complexes et plus extrêmes. »

 

Nous lisons aussi, à travers ces lignes, qui proclament le triomphe « moral » de Blake et Mortimer, le constat de décès de l’aventurier en général et d’Olrik en particulier.

 

Jean-Jacques Langendorf

 

• D’abord mis en ligne sur Le Polémarque, le 3 juin 2011.

 


 

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