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lundi, 14 février 2022

Pierre Boutang et la vox cordis 

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Luc-Olivier d'Algange:

Pierre Boutang et la vox cordis 

Note sur l'art de la traduction

« Ainsi chaque réel poème a pour invisible

réserve, ce que le Moyen-Age nommait

vox cordis, une voix du cœur. »

Pierre BOUTANG

Il est de coutume de juger l'œuvre de Pierre Boutang, pour l'en louer ou l'en blâmer, peu importe, à l'aune de sa fidélité à Charles Maurras. Pierre Boutang ne cessa jamais, à l'inverse de tant d'autres, de mentalité honteuse ou renégate, de témoigner d'une fidélité essentielle à l'égard de l'auteur (enseveli sous l'opprobre, le mépris et l'indifférence) de L'Avenir de l'Intelligence. Etre fidèle à Charles Maurras, ce ne fut certes point, pour Pierre Boutang, s'obstiner, à l'exemple de quelques acariâtres, sur les vues partielles défendues par le Maître de Martigues dans tel ou tel éditorial malencontreux, mais bien accomplir cet acte de remémoration et de gratitude par lequel le disciple établit l'autorité du Maître dans son essence, sans pour autant éprouver la tentation « psittaciste », sans âme, qui accable l'oeuvre sous le poids de la lettre morte. Villiers de l'Isle-Adam dans un conte intitulé Les Plagiaires de la foudre traite la question sous forme de parabole.

Rien n'est moins aimable que le reniement. Déprécier le passé du monde, de son pays, ou ne fût-ce que de sa propre existence est, selon Nietzsche, le signe propre du nihilisme. Celui qui renie son passé ne fonde point le nouveau mais l'abolit. L'idée même d'un « couronnement des formes », d'un accomplissement du destin, d'une réalisation, au sens métaphysique, voire initiatique du terme, suppose que l'âme humaine, l’amoureuse amie de Mnémosyme, eût construit, pierre à pierre, et avec déférence, un édifice du Souvenir. Etre fidèle, ce n'est point idolâtrer le passé, c'est veiller sur la flamme, dispensatrice à la fois de chaleur et de lumière, afin qu'elle ne s'éteigne. Témoigner d'une fidélité essentielle, n’est-ce point comprendre alors la différence entre le Maître qui nous fait disciple et le Maître qui nous fait esclave ? Etre fidèle, n’est-ce point atteindre à cette liberté essentielle, caractère dominant de l'auteur Pierre Boutang : liberté qui est le « privilège immémorial de la franchise », signe de l'attachement de l'auteur à son Pays qui lui permet d'être lui-même, sans pour autant être « maurrassien » à la façon des épigones et des obtus? Ces nuances échapperont aux esprits mécaniques. Pierre Boutang sut rendre possible une telle méditation sur le Logos et la nécessaire convenance du monde au langage qui l'élucide et l'enchante et, par voie de conséquence, témoigner de la tradition, et de l'art du traducteur, qui présument l'autorité du sens.

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Dès lors que l'on ne cède point à la superstition ou à l'idolâtrie du texte réduit à sa propre immanence, comme il était d'obligation naguère dans les sectes de la critique « matérialiste », il devient légitime de s'interroger sur les fonctions, non plus de l' « écriture » mais de l'auteur. Les fonctions de l'auteur sont de l'ordre de son magistère. Dans la perspective métaphysique ou plus exactement théologique, qui ne cessa jamais d'être celle de Pierre Boutang, même au cœur le plus ardent de son combat politique, l'œuvre est un moyen de connaissance et de justice. Si la fonction dévolue à quelques écrivains est de distraire, à d'autres, moins enviables, de relever la bonne conscience défaillante de leurs lecteurs, à d'autres encore plus simplement de « passer le temps », comme si temps n'accomplissait pas cette fonction de son propre chef, les fonctions de l'œuvre de Pierre Boutang sont infiniment plus complexes et d'une portée si grande que nous parions volontiers qu'elles ne commencent qu'à peine à être évaluées.

Pierre Boutang, « logocrate », monarchiste, philosophe et traducteur, fit donc de chacune de ses « vertus » au sens antique, une « fonction », au sens sacerdotal. Etre monarchiste loin d'être seulement l'expression d'une conviction, ce fut, pour lui, une poétique et une rhétorique, au sens noble, médiéval et théologique, c'est à dire la façon, également grammaticale et étymologique tout autant qu'architecturale et musicale, de comprendre l'ordre humain et l'ordre du monde en concordance avec l'ordre divin. Alors que le « monarchisme » de beaucoup d'autres n'est qu'une façon retorse d'avouer leurs nostalgies d'un monde réduit précisément aux valeurs de la « troisième fonction », au sens dumézilien, « travail, famille, patrie », c'est-à-dire aux « valeurs » bourgeoises dans toute leur horreur, à quoi s'ajoute le goût obscur pour la défaite, la contrition, et une forme vaniteuse d'irresponsabilité, pour Pierre Boutang être fidèle au Roi, ce fut d'abord se souvenir que la France, par provenance, et osons le croire par destination, est un Royaume, et que la « République » ( dont il est permis à présent de préférer l'aristocratisme jacobin, d'allure encore vaguement stendhalienne, à l'actuel totalitarisme démocratique) est elle- même faite avec ce Royaume dont elle décapita les symboles.

Etre monarchiste, pour Pierre Boutang, ce fut comprendre, par delà les considérations « positivistes » (inspirées d'Auguste Comte, d'Anatole France ou de Renan) de Maurras, que l'ordre politique et terrestre n'est digne d'être respecté que s'il reçoit humblement l'empreinte de l'Ordre du Ciel. La fonction d'Auteur monarchique que Pierre Boutang fut, avec Henry Montaigu, un des très rares à hausser à l'exigible dignité chevaleresque, annonce ainsi sa fonction de philosophe, c'est-à-dire d'amoureux de la sagesse. Car si l'Ordre est vénérable, en ce qu'il témoigne du permanent, et s'il est préférable a priori à la subversion, désastreuse par nature, il n'en demeure pas moins que l’auteur des Abeilles de Delphes, dans la fameuse querelle sur le « coup de force » qui eût libéré Socrate de ses geôliers, eût été enclin à passer outre aux recommandations légalistes de Socrate pour le sauver. L'Ordre est sacré, certes, mais encore faut-il qu'il ne contredise point le cri du coeur qui, en certaines circonstances, nous en révèle la nature parodique. Dans la honte et l'horreur où nous plonge le désastre du monde moderne, le grand péril est de céder à n'importe quelle « réaction », de nous contenter d'un « ersatz ». Mieux vaut approfondir en soi l'absence du Royaume, de l'Ordre, du Sacré que d'en faire un simulacre. Les temps modernes sont aux faux-semblants. Des fausses légions romaines de Hitler aux châteaux en carton-pâte des parcs d'attraction d'Outre-Atlantique venus s'installer chez nous, la ligne constante du monde moderne est de substituer le faux spectaculaire à «  la simple dignité des êtres et des choses ».

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Amoureux de la sagesse, le philosophe est aussi amoureux du langage qui porte en lui, comme un secret et comme une évidence, les normes de la sagesse. Le pouvoir du Logos accroît notre liberté et notre autorité. L'oeuvre de Pierre Boutang se laisse lire comme une méditation sur le Logos incarné. Etre auteur, c'est remplir ces « fonctions » de l'auctoritas non sans un certain détachement, accomplir son destin, faire son oeuvre, être à la hauteur de cette « disposition providentielle » dont la surnature nous privilégie et dont tout combat humain n'est que la remémoration ou le remerciement.

Les talents ne sont pas donnés en vain et comme les hommes plus généreux sont aussi les plus prompts à révéler leurs talents, il est compréhensible que l'écart se creuse entre les hommes et entre leurs oeuvres. Mais cette inégalité est avant tout, pour reprendre le mot de Maurras, une « inégalité protectrice ». La méditation sur la Monarchie, sur le pouvoir du Logos et sur la rhétorique de Dieu que Pierre Boutang poursuit à travers son oeuvre ne sera point sans redonner, au grand scandale des bien-pensants, un sens profond, et dirions-nous profondément chrétien, - au mot hiérarchie. Parmi les rares écrits anglais trouvant grâce aux yeux de Maurras figurait le Colloque entre Monos et Una d'Edgar Poe qui comporte, il est vrai l'une des critiques métaphysiques les mieux formulées de l'idéologie démocratique: « Entre autres idées bizarres, celle de l'égalité universelle avait gagné du terrain, et à la face de l'Analogie et de Dieu, en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. » Nous comprenons, alors que ce qui distingue les hommes en accord avec les profondeurs du temps et les « derniers des hommes » au sens nietzschéen, « ceux qui clignent des yeux », n’est autre que le sens des gradations.

Ce sens des gradations qui est d'abord résistance à la planification sera aussi une clef pour comprendre la pensée platonicienne de la Forme et du Logos dont Pierre Boutang ravive les prestiges et approfondit les possibilités. Il existe une façon matutinale d'être platonicien, de faire de la pensée un chant de gratitude dans le « matin profond », et cette « façon », cette poétique, en référence à l'étymologie du faire poétique, nous délivre de ce « dualisme morose » où certains voulurent enfermer l'oeuvre de Platon et de ces disciples. De même que Pierre Boutang eût été tenté de sortir Socrate de sa geôle, il saura prendre les mesures nécessaires pour sortir Platon de sa prison exégétique où, non sans les commodités propres aux prisons « modernes », Platon se trouve réduit à une triste « perpétuité ». L'oeuvre de Pierre Boutang réfute ainsi un nombre considérable de banalités fallacieuses. A commencer par la plus insistante de toutes qui consiste pour le premier venu à prétendre au « renversement du platonisme ». La belle affaire que de « renverser » : de quoi satisfaire à la fois au goût moderne de la subversion et à l'indéracinable vanité humaine. Pierre Boutang, en renouant avec une subtilité herméneutique perdue, fut sans doute, avec Henry Corbin et George Steiner, celui des philosophes qui nous offrit l'ultime chance de comprendre, avant la liquidation générale de tout, que ce platonisme « renversé » par une prétention qui se voudrait nietzschéenne (alors qu’elle n'est que bonhomesque) est une caricature.

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Poursuivant avec audace et humilité la méditation européenne sur la Forme et le Logos sans faire système ni doxa de ce qui ne s'y prête point, Pierre Boutang exige de son lecteur cette témérité et cette déférence qui, selon la formule d'Hölderlin, fondent « ce qui demeure ». Les philosophes modernes, loin d'avoir renversé le platonisme se sont contentés d'en fermer l'accès, d'en rendre l'approche impraticable par des approximations et des sophismes. Ainsi en est-il de la confusion assez systématiquement entretenue entre l'opposition et la distinction. Platon distingue le monde des Idées et le monde sensible, il ne les oppose point ni ne les sépare. Platon distingue car distinguer est le propre de la connaissance et l'art du poète comme du métaphysicien. De même que le musicien distinguera le timbre, le rythme et la mélodie, sans davantage concevoir qu'on dût les séparer, Platon distingue les idées et les réalités sensibles comme Julius Evola, l'un de ses lointains disciples, distinguera la forme de la matière. Platon lui-même parle des « gradations infinies » qui unissent les mondes que l'exigence de la connaissance distingue. Il y a dans l'insistance des Modernes à « renverser le platonisme » une volonté déterminée de ne pas comprendre la Forme, le Logos et l'Un qui fondent la métaphysique et l'ontologie européennes. Le grand mérite de Pierre Boutang sera de renouer la « catena aurea », qui nous unit à Platon, Parménide, Aristote et à la Théologie médiévale après laquelle une grande part de l'ingéniosité humaine consistera à déraisonner de façon de plus en plus utilitaire.

L'Idea, la Forme, au sens platonicien, ne se réfute qu'au profit d'un nouvel obscurantisme, peut-être le pire de tous, qui délie, scinde, déconstruit ; d'une relativisation générale qui, récusant la notion d'interdépendance universelle n'est plus qu'une méthode pour nier tout sens et toute orientation. Si nous ne pouvons nier la Forme, et que toutes les choses ont une forme qui correspond à un modèle, il demeure possible de contester ce que l'on suppose être l'intention de la métaphysique, qui est d'affirmer la précellence de l'Un et de l'Eternel sur le multiple et le fugace. Or le monde moderne a ceci d'étonnant qu'il choisit ses chantres parmi les hommes qui éprouvent le plus vive aversion pour la communion des esprits. Nier l'éternité, le Logos, l'Un, c'est rendre impossible la communion des esprits, c'est rejeter dans une multiplicité aléatoire un message réduit à sa propre immanence et vouée à ne « signifier » fugacement que dans un temps ou dans un lieu donné. Sous couvert de dénoncer toute hiérarchie, y compris celle qui, par gradations infinies embrasse toute chose dans un même amour (ou dans une même logique) et de refuser toute autorité (y compris celle qui est contre le pouvoir, dont la nature est d'abuser, le seul recours de la liberté), le Moderne invente un monde où la communion cède définitivement à la fascination, où les signes et les symboles réduits à eux-mêmes deviennent idoles et où la solitude, - n'étant plus glorifiée par l'unificence de Dieu - n'est plus que l'esseulement de l'insolite, de l'unité interchangeable, propre à cet individualisme de masse qui parachève les ambitions les plus folles du totalitarisme.

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Ce n'est pas le caractère le moins diabolique de ce siècle étrange que d'avoir généralisé la « communication » tout en ôtant aux hommes la possibilité de la communion. Exception lumineuse, la rencontre de Pierre Boutang et de George Steiner, fut bien davantage qu'un heureux hasard médiatique. Pour peu que l'on cultive quelque peu, à l'exemple du bon maître d'Engadine, le goût de la généalogie des idées, l'importance de la théorie de la traduction, aussi bien dans l’œuvre de Boutang que de Steiner, ne manquera pas d'apparaître dans sa perspective métaphysique. La riposte à Derrida et à quelques autres, qui persistent à refuser le sens comme une déplorable « survivance platonicienne », vient ainsi étayer dans notre pensée l'Art poétique de Pierre Boutang, comme de juste dédié à Steiner, et qui est d'abord un traité de la traduction.

Que la traduction soit possible, nous dit Steiner, prouve l'existence du sens. Non point d'un « sens » comme épiphénomène, prolongement du « fonctionnement du texte » mais comme origine, voire comme Mystère, dont il reviendra à l'Art poétique de manifester la présence réelle. L'insistance du Moderne à nier la possibilité ou la légitimité de la traduction, toute traduction s'avérant pour lui inadéquate ou délictueuse, n'est rien moins qu'innocente ; à suivre le raisonnement de Steiner et celui de Boutang, si nous pouvons traduire, toute la doxa moderne et matérialiste se trouve récusée. Si le sens existe, s'il se manifeste en « présence réelle », ainsi que l'établit la simple possibilité de la traduction, l'intelligence même du mouvement renoue avec l'herméneutique, et, par voie de conséquence, avec la tradition.

Ce qui peut être traduit, cette possibilité universelle du sens, tel est le fondement de l'herméneutique et de la tradition. Interpréter, traduire, transmettre, telles sont, pour l'homme traditionnel, les fonctions essentielles de l'entendement humain, et l'aventure par excellence, dont la navigation d'Ulysse est la métaphore immense. Ce qui peut être traduit navigue sur le vaisseau du langage dont les cordes, les voiles et le bois sont la grammaire. L'herméneute est celui qui fait sienne cette beauté maritime, qui veille sur les variations météorologiques révélées par les souffles et les couleurs. Celui qui aborde un poème avec un cœur moins aventureux demeurera en deçà de l'honneur que la Providence lui fait d'une telle rencontre. Comme dans toutes les circonstances majeures de l'existence, tout se joue dans la déférence. S'orienter dans les ténèbres des signes réduits à eux-mêmes, jusqu'au matin, tel sera le courage du traducteur.

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Avant de traduire d'une langue à une autre, dans ce monde « d'après Babel » où nous sommes précipités de naissance, le traducteur traduit du silence qui est en amont de l'oeuvre. Toute traduction est ainsi non seulement herméneutique, elle est aussi gnostique, à la condition de comprendre que le mot gnose ne renvoie pas ici aux théogonies des sectes d'Alexandrie qui voyaient en la création l'oeuvre du démon, mais à la connaissance, la gnosis que Platon distingue de l'opinion, de la doxa. Ce que le Moderne nie en niant la possibilité de la traduction, n'est rien d'autre que la tradition avec ses ramifications et ses arborescences. Enfermer chaque langue dans la prison de ses mécanismes, et chaque auteur dans le cachot de sa subjectivité intransmissible, soumettre les idées, les métaphysiques, les symboles et les mythes à des circonstances sociologiques, en un mot, expliquer le supérieur par l'inférieur, au point de ôter à l'esprit toute réalité, telle est l'ambition du Moderne qui ne peut établir son règne totalitaire qu'à ce prix. C'est à ce titre que l'on cherche, depuis plusieurs décennies, à nous faire croire que Platon, Dante, Shakespeare nous sont devenus incompréhensibles afin qu'ils le deviennent et que nous soit ôté ce lien aux gloires et aux autorités d'antan où nous puisons la force de résister aux offenses et aux pouvoirs d'aujourd'hui.

Ne voir que le mécanisme des êtres, des oeuvres et des choses, c'est hâter le moment où tous les êtres, toutes les oeuvres et toutes les choses seront entièrement livrés à un mécanisme. A l'analyse et à l'explication où le Moderne accomplit sa vocation titanique, Pierre Boutang oppose l'interprétation et la compréhension des gradations. A travers ses traductions de l'Ecclésiaste, de Sophocle, de Shelley ou de Rilke, Pierre Boutang fait l'expérience, non de mécanismes mais « d'une poésie secrètement unique dont il est naturel ou surnaturel qu'elle passe toute entière, non sans métamorphose, dans d'autres langues humaines parce qu'elle est la langue des dieux. Et puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, il faut que ce soit parce qu'elle est poésie et non prose. »

Le rapport essentiel qui rend possible ce périple odysséen ne sera donc pas celui qui s'établit, ou manque à s'établir, entre le poète traduit et le poète traducteur, ou entre la langue d'origine et la langue destinée mais, plus profondément, entre le poème et l'Auteur « L'être du poème à traduire, écrit Pierre Boutang, n'est de personne, il est comme le poème, présent dans sa langue - au point décisif de l'expérience. » Cette affirmation suffit à elle seule à marquer le différend qui oppose Pierre Boutang à la presque totalité des critiques qui furent ses contemporains. Loin de lancer devant soi l'être du poème ou quelque audacieuse et peut-être salvatrice hypothèse ontologique, la critique moderne fit de son mieux pour dénier à la poésie tout être, voire toute existence, à la rendre dépendante, non seulement de l'humain mais d'un humain défini selon des critères strictement déterministes.

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Qu'il y eût un être du poème et donc, de la part du poète, comme du traducteur, la possibilité d'une gnose et d'une ontologie poétique, c'est bien là une hypothèse qui, non seulement ne fut pas envisagée mais dont il parut nécessaire, pour d'évidentes raisons d'orthopraxie matérialiste, d'exclure toute approche possible. Telle fut la sereine fulgurance de Pierre Boutang, en concordance avec sa fidélité, de nous faire comprendre que le poète est à la poésie ce que l'homme est à Dieu, le plus simplement du monde « un éclair dans un éclair » selon la formule étonnante d'Angélus Silésius. « Le traducteur auprès de cet être, écrit Pierre Boutang, ne diffère pas foncièrement du poète, lui-même effacé par son ouvrage. » Le tout est d'entendre ce qui est dit. A peine sommes-nous présents à notre esprit que nous devenons l'infini à nous-mêmes. Les vertus réfléchissantes de notre spéculation que la vérité métaphysique embrase, comme un soleil la surface des eaux, s'incarnent dans le chant. Dans les éclats illustres de cette transcendance immanente, nous abandonnons l'illusion dérisoire d'un poème issu de l'humain pour rejoindre l'élan de l'hypothèse audacieuse, odysséenne, d'une poésie reçue des dieux ou de Dieu.

Certes, l'être simple du poème, en tant que pure transcendance, est au-delà de la subjectivité et de l'objectivité, de même qu'il ignore l'opposition coutumière entre l'intérieur et l'extérieur. Toutefois, la façon la moins malencontreuse d'aborder le poème est encore de commencer par lui reconnaître cette grande vertu d'objectivité, où le Moi s'efface, et qui est le propre des natures héroïques et sacerdotales. L'oeuvre de Pierre Boutang et de Henry Montaigu se rejoignent là encore pour reconnaître dans cette vertu une prédestination surnaturelle de la langue française dont Boutang souligne « l'universalité et la vocation à traduire les proses de Babel et à les attirer sur un terrain commun ». Une fois dépassées les contingences, par l'immensité des désastres qui survinrent, l’ « action française » ne saurait plus être qu'une action du Logos français, une action oblative, c'est-à-dire une prière du coeur d'où naissent surnaturellement les prosodies de Scève, de Nerval ou d'Apollinaire. Pierre Boutang en témoigne: «  La langue française ne devrait d'abord établir ses titres et son privilège que dans la traduction du poème et de tout ce qui demeure d'héroïque et de divin dans l'existence des hommes de toute origine ». L'universalité métaphysique non seulement ne dénie pas cette « disposition providentielle », elle en accomplit la vocation profonde.

 

mercredi, 30 décembre 2020

L'art poétique de Pierre Boutang

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L'art poétique de Pierre Boutang

par Luc-Olivier d'Algange

Dans un texte lumineux, intitulé Sur les traces d'Homère, Pierre Boutang écrit: « Nous ne sommes que des rêveurs, songeurs et chanteurs». Cette affirmation, rien moins que gratuite, situe d'emblée la méditation de Pierre Boutang, quand bien même elle emprunte les voies du discours didactique, dans la perspective d'un Art poétique. Elle ne se laisse comprendre que si nous faisons nôtre une mystérieuse alliance de la poésie et de la raison. La logique du songeur et du chanteur, la logique de l'Art poétique, refuse à la fois l'alternative, qui nous somme de choisir entre la raison et le chant, et le compromis, à savoir l'hypothèse absurde d'une poésie « raisonnable ».

8c8aff71db8663bfa4833d098dc90407.jpgPour Pierre Boutang, comme pour Dante ou pour Maurice Scève, la raison procède de la poésie, et non l'inverse. La raison poétique est la meilleure, car elle est une raison d'être. La poésie ouvre la voie de l'ontologie et de la métaphysique. En amont de la raison (mais non contre elle, comme le préconisaient les Surréalistes qui demeurent là, à leur façon, des positivistes) l'être est l'ensoleillement intérieur du Logos, sa gloire secrète. La poésie est raison d'être, car elle est victoire sur l'oubli de l'être, ressouvenir et pressentiment d'une civilité perdue. Qui entendre et de qui se faire entendre, si le chant ne domine point, si un Songe plus vaste que nous ne nous environne ? Pierre Boutang est poète, car il nous délivre de l'humanisme de la démesure, de l'humanisme outrecuidant.

Poète,  Pierre Boutang, nous délivre des fausses alternatives, qui sont le propre du prosaïsme (l'alternative de l'individu et de la collectivité, par exemple). Qu'opposer, sans fanatisme, mais avec fermeté à l'humanisme de la démesure si ce n'est précisément la Mesure éminente et surnaturelle des retrouvailles avec « la simple dignité des êtres et des choses » dont parlait Charles Maurras. L'entendement du poète est semblable à une voûte romane: songeuse et pleine de raison.

L'œuvre de Pierre Boutang donne confiance: elle ressaisit la pensée avant qu'elle ne soit dévastée par l'écueil nihiliste. Pierre Boutang nous enseigne l'humilité. Or, point d'herméneutique sans humilité. Il faut accueillir en soi (« en soi » et non enfermer dans le Moi, dans la subjectivité) le doux ou violent rayonnement des mots et des choses, le sentiment fugace ou permanent de la présence. Telle est la raison d'être d'une civilité étendue aux plus humbles manifestations, comme aux plus grandioses.

51tNxorEOlL._SX324_BO1,204,203,200_.jpgDélivrée de la subjectivité qui outrecuide, et de la bête de troupeau, l'aventure odysséenne de la pensée débute sous des auspices heureux :  « Cette trace que nous suivons, lumineuse dans les mémoires, indistincte sous la poussière des livres, soudain fraîche comme les joues de la belle Théano, est celle de l'Aède divin. Tout ce qui est de lui nous trouble et nous enchante ». L'humilité est de consentir au ressouvenir et au trouble et à l'enchantement. Les retrouvailles de la poésie et de la raison disent ce consentement de la grande âme reçue par la grandeur du monde. L'intelligence n'est pas l'ennemie de l'enchantement. L'exactitude est enchanteresse, elle compose pour nous, à travers nous, un chant dont nous sommes les messagers. Nous traversons notre chant et ses possibilités prodigieuses de pensée comme Ulysse la mer violette, lorsque l'orage menace, que surviennent les éclaircies, que la chance magnifique est offerte.

Boutang va, à certains égards, plus loin que Maurras. Il nous délivre non seulement de l'illusion de l'individu, il nous délivre de la subjectivité et, mieux encore, des subjectivités agrégées que constituent les « masses » du monde moderne. Nous, c'est-à-dire, quelques rares heureux, quelques audacieux « ondoyants et divers », selon la formule de Montaigne. Ce sens de la minorité n'est pas de l'orgueil; il est l'humilité même, il est la Mesure de la limite agissante de toute parole. C'est folie d'orgueil, démesure maléfique que d'imaginer qu'une parole humaine dût engager dans sa formulation l'avenir de tous les hommes. L'humilité essentielle tient un autre langage, moins flatteur. C'est le langage de l'être lui-même, c'est-à-dire de la possibilité universelle. En toute connaissance de cause, selon la plus harmonieuse et la plus mesurée des raisons d'être, c'est la possibilité universelle qu'il faut sauvegarder. Tel est le sens de la vocation héroïque de Pierre Boutang.

9782710303459.gifPierre Boutang, et c'est tout l'enseignement de son Art poétique, ne croit pas en la formulation, il croit au silence antérieur, au silence lumineux de la toute-possibilité. Le « nationalisme » de Pierre Boutang ne se fonde pas sur un quelconque idéal « identitaire » (l'atrocité du néologisme trahissant déjà l'impasse de la pensée). Notons, en passant que De Gaulle ne parle pas davantage d'identité française, mais d'Idée, dans un sens platonicien. Certes, la formulation n'est pas hasardeuse, gratuite ou aléatoire, mais elle n'est point le tout. Elle témoigne d'une possibilité souveraine qui la dépasse et que Pierre Boutang nomme la « vox cordis », la voix du cœur : « A la différence de tous les "nationalitaires", écrit Pierre Boutang, comme Fichte, dont procèdent toutes les hérésies allemandes racistes ou national-socialistes, Maurras maintenait l'unité de l'esprit humain et se bornait à reconnaître dans la beauté athénienne, l'ordre romain et la civilisation française classique des réussites presque miraculeuses de l'humanité essentielle ».

Il ressortira de ce principe, par le mémorable entretien de Pierre Boutang avec Georges Steiner, une théorie de la traduction. Il est pertinent d'interroger l'œuvre d'un philosophe à partir de sa théorie de la traduction. Pierre Boutang ne croit point que la parole humaine et le Logos dussent se réduire à la particularité immanente des langues. Il ne croit pas que le sens séjourne tout entier dans le langage comme un objet à l'intérieur d'un objet. Le genre littéraire que le préjugé moderne considère comme le plus radicalement intraduisible, la poésie, c'est par lui que Pierre Boutang, dans son magistral Art poétique entend démontrer l'antériorité du Sens sur le signe. Tout poème est traduisible car il est lui-même traduit d'une réalité poétique antérieure au langage. La question est cruciale, non seulement pour le linguiste ou le philologue, mais pour le philosophe, voire pour le politique. Dire la possibilité de la traduction, c'est dire la vive tradition. Si la traduction était impossible, si chaque langue était à jamais emprisonnée dans sa spécificité pour ainsi dire matérielle, la subjectivité triompherait et l'universalité deviendrait impensable. La voix que le poète écoute, dont il témoigne, dont sa langue divulgue les splendeurs, est la « voix du coeur ».

61vvgt52toL.jpgLe poète se tient dans le silence royal et sacré, il appartiendra au traducteur d'oser le même séjour, de faire par l'imagination créatrice ce retour au temps et au site excellents où l'image se manifestera, où elle surgira, prompte et souveraine, pour se saisir des mots qui n'attendaient qu'elle pour renaître des écorces de cendre de leurs usages profanes et profanateurs. Croire en la possibilité de la traduction, c'est parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, c'est interroger la lettre, la prier, l'exhorter, la ravir amoureusement jusqu'à ce qu'elle cède et révèle la lumière incréée. Les lettres qu'écrivent les poètes sont des lettres de feu; elles scintillent dans les ténèbres avant d'être de nuit d'encre sur le papier. Elles sont la trace lumineuse, la trace de la lumière qui, hors d'elle, retrace dans l'entendement du traducteur, un autre poème, qui est le même.

         La traduction, pour Pierre Boutang est une résurrection, non seulement de l'esprit du poème mais aussi du corps et de l'âme du poème. Si la traduction est possible, elle l'est dans sa plénitude. Là encore se tiennent dans une même clarté la raison et la poésie. Le traducteur ne fait pas seulement passer ce qui, du poème, serait raison, en laissant derrière lui comme un bien précieux mais intransmissible, ce qui ne serait que « poétique ».  Le traducteur qui trouve « l'accès au sans accès » du poème, reconnaît, par son aventure même, que l'abstrait et le concret, ou, plus exactement, le sensible et l'intelligible, ressuscitent ensemble car le point d'où le poète et le traducteur les considèrent est le même et qu'il précède leur distinction. Ce n'est que du point de vue du sensible que l'intelligible et le sensible sont distincts. La vox cordis dit leur unité essentielle.

Ainsi, celui qui comprend le mystère de la traduction s'ouvre au Mystère plus haut de l'Incarnation et fait sienne la fidélité, si audacieuse et si novatrice en notre fin de siècle cynique et dérélictoire, qui relie l'œuvre de Pierre Boutang à la Théologie médiévale. Tel est le sens de la traduction qu'il ne peut être compris ni par une banale « perspective historique » ni certes par l'abusive et mensongère immobilité de « l'identité », mais bien par ce mouvement de la pensée qui suit le mouvement de la rosace. Le lecteur qui médite l'œuvre de Pierre Boutang est conduit par un tel mouvement. Peu importe la discipline dont la pensée emprunte le cours pourvu qu'elle revienne au terme de sa course à la vox cordis qui la vivifie, au cœur de la rosace méditée.

 Luc-Olivier d’Algange.

mardi, 10 janvier 2017

Salut à Boutang !

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Salut à Boutang !

par Georges FELTIN-TRACOL

boutangsoulié.jpg« Le 20 septembre 2016, Boutang aurait eu cent ans (p. 14). » Jeune étudiant toulousain, Rémi Soulié le découvre en 1987 par l’intermédiaire de ses entretiens télévisés avec George Steiner. Séduit, il lui écrivit. S’en suivit ensuite une décennie de correspondances épistolaires, de visites fréquentes et d’appels téléphoniques nombreux jusqu’à la mort de Pierre Boutang, le 27 juin 1998.

Disciple zélé et talentueux de Charles Maurras, le royaliste orléaniste intransigeant Pierre Boutang fut à la fois philosophe, romancier, journaliste, critique littéraire et redoutable pamphlétaire. Révoqué de l’Université pour avoir rallié le général Giraud en 1942, Boutang fonda un journal, La Nation française, dans lequel s’exprimaient l’« historien du dimanche » Philippe Ariès et le critique de cinéma Philippe d’Hugues, soutint la cause de l’Algérie française avant d’approuver l’action néo-capétienne de Charles De Gaulle en qui il espéra un moment une éventuelle restauration monarchique en faveur du comte de Paris. Ayant appris à lire dans les colonnes de L’Action française, Boutang partage l’antisémitisme d’État de son maître à penser, puis se fait le vibrant défenseur du sionisme et de l’État d’Israël peut-être parce qu’il « voit dans Israël un modèle théocratique moderne, la théocratie étant le contenu latent de son rêve (p. 58) ».

Rémi Soulié ne développe pas le parcours intellectuel de son ami parfois sujet à de vives colères ainsi que d’« engueulade en hurlements majeurs (p. 100) ». « Quel caractère de cocon ! (p. 101) », poursuit-il plus loin, ajoutant que « Boutang, c’est Ivan le Terrible, Attila, Tamerlan et Gengis Khan en un seul homme (p. 109) ». Bref, « faute d’avoir trouvé un sage équilibre intérieur entre la paix et l’épée, Boutang ne (se) maîtrisait pas (p. 14) ». Ce tempérament difficile n’empêche pas que « Boutang s’enflamme comme un enfant. Il a des accès d’enthousiasme politique comme j’ai des quintes de toux. Comment fait-il pour rester aussi naïf après tant d’années de combats et de revers, alors qu’il est plus que prévenu contre la démocratie dite libérale et représentative ? (p. 99) ». Cette remarque surprend. En effet, « Maistre et Boutang partagent une même idée de la politique. […] Pour eux comme pour Donoso Cortés, Blanc de Saint-Bonnet et toute l’école de la pensée catholique traditionnelle, les principes de la politique ne se peuvent penser qu’à partir de l’Incarnation, du Dieu un et trine, bref, de la théologie (p. 17) ». Rémi Soulié assène même qu’« au fond, Boutang reste trop biblique (p. 99) ». « Coléreux et généreux, tendre et tyrannique, cet ogre fut un homme de passion [… qui] a construit une œuvre philosophique et polémique parfois hermétique mais qui porte à incandescence les facultés de l’esprit (p. 14). »

Un temps proche des royalistes de gauche de la NAF (Nouvelle Action française) qui deviendra plus tard la NAR (Nouvelle Action royaliste) animée par Bertrand Renouvin et Gérard Leclerc, Pierre Boutang connaît à la perfection les mécanismes démocratiques. « Il travaillait sur la notion platonicienne de “ théâtrocratie ”. Il y voyait le concept idoine à l’intelligence des temps spectaculaires (p. 138). » Parfois suspicieux envers certains titres de Jünger – tels La Paix -, il reconnaît néanmoins volontiers que « l’anarque est celui qui échappe à toute arché. Sont bonnes toutes les archies (monarchies, anarchie…), et détestables toutes les craties (démocratie, ploutocratie…) (p. 101) ».

Il n’est pas anodin si l’ouvrage s’ouvre sur une étude fouillée consacrée à « Pierre Boutang et Joseph de Maistre » au croisement de l’histoire des idées politiques, de la philosophie et de la métapolitique, terme déjà employé par l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Cela peut surprendre chez quelqu’un qui se référait habituellement au philosophe italien Vico. Rémi Soulié insiste aussi sur « l’axe biographique, politique, métaphysique et théologique fondamental pour Boutang : la paternité et la filiation (p. 45) ». Sa pensée s’articule donc autour de ces deux notions qui fondent la nationdans son acception étymologique.

Pour saluer Pierre Boutang est un essai lumineux sur une vie, une personnalité et une œuvre complexe qui devraient probablement faire l’objet d’une étude exhaustive. Les écrits de Boutang peuvent encore avoir aujourd’hui une résonance particulière. Le supposé « populisme chrétien » décrit par Patrick Buisson dans La cause du peuple y puiserait des idées susceptibles de le rendre effectif, cohérent et combatif. George Steiner le considérait d’ailleurs comme « la voix philosophique de l’aile autoritaire de la droite contemporaine en France (p. 16) ». Les jeunes catholiques non-conformistes du début du XXIe siècle auraient par conséquent tout intérêt à redécouvrir ce philosophe engagé après avoir médité le beau livre de Rémi Soulié.

Georges Feltin-Tracol

• Rémi Soulié, Pour saluer Pierre Boutang, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 141 p., 21 €.

samedi, 15 octobre 2016

Rémi Soulié: Visages de Boutang

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dimanche, 12 juin 2016

Pierre Boutang de Stéphane Giocanti

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Pierre Boutang de Stéphane Giocanti

par Juan Asensio

Ex: http://www.juanasensio.com

C'est une règle aussi dure, ancienne et immuable que le monde lui-même : une fois que le fauve est mort, les petits animaux, souvent des charognards qui, de son vivant, auraient détalé en le reniflant à quelques bons kilomètres à la ronde, osent approcher le cadavre, encore frémissant de vie et, prudemment, la truffe humide au vent, osent réclamer leur maigre pitance, quelques rognures d'ongle et, pour les plus chanceux, une ou deux miettes de chair.

Boutangfffff.jpgPrenons un récent exemple, que nous développerons sans doute dans une prochaine note : qui aurait pu croire que le lion d'Espagne, Georges Bernanos, deviendrait ainsi, non point à peine mort mais enterré depuis des lustres, l'objet de toutes les attentions philologiques, méritantes quoique si peu profondes, d'une Monique Gosselin-Noat, picorant l'intraitable écrivain en y déposant au passage quelques larves de fausse érudition ?

C'est donc une chance et une plaie que la position privilégiée de Stéphane Giocanti, qui aime lui aussi picorer, qu'il s'agisse des dépouilles considérables d'un T. S. Eliot ou bien de celles, plus réduites, des Daudet ou de Maurras. Une chance parce qu'il a bien connu l'homme, le fauve si complexe et dangereux pour les sots (et même les intelligents) et ne méconnaît point son œuvre, c'est une évidence qu'il serait pour le moins malhonnête de contester.

Une malchance cependant car la position de Stéphane Giocanti n'échappe pas aux critiques, qu'il formule d'ailleurs lui-même dans son dernier livre (1). Il est ainsi du plus haut degré de comique et surtout d'une assez singulière mauvaise foi de se plaindre, dans l'introduction à sa biographie, de la relative ignorance dans laquelle le public français, fût-il savant, tient fermement cloîtré Pierre Boutang, pour l'y laisser discuter avec Maurras comme dans une cloche sous vide de la destinée de la France et, de l'autre, de n'avoir pas fait grand-chose pour publier davantage de textes de Boutang, notamment ses Cahiers et ses Carnets, que l'auteur a respectivement tenus de 1947 à 1997 et de 1967 à 1998, alors même que Stéphane Giocanti n'oublie pas de citer ses amis éditeurs, eux-mêmes boutangiens.

Certes, et je ne l'ignore pas, Stéphane Giocanti a fait rééditer plusieurs livres de Pierre Boutang, depuis la disparition du grand penseur en 1998, ce qui est finalement assez peu relativement à la masse des textes que seuls une poignée de ses proches ont lus (dont Giocanti bien sûr, qui en cite des passages dans sa biographie), et que l'on ne vienne pas m'expliquer que cette difficulté a été en partie provoquée par l'auteur lui-même, car c'est là se défausser à trop bon compte ! (cf. p. 17). Ce n'est pas moi mais Gabriel Matzneff, qui l'a connu de son vivant, qui s'alarmait déjà, en 2007, de l'inaction de celles et ceux qu'il appelait les héritiers de Pierre Boutang, et qu'il sommait de se réveiller. Il paraît qu'Olivier Véron est en train de se réveiller, entre deux rêves sur la fondation d'Eretz Israël défendu par le plus grand de nos modernes combattants du Verbe phalangiste, Richard Millet bien sûr, d'un sommeil qui a duré tout de même plusieurs années et va publier, avant 2030 nous l'espérons et la publication du 867e livre apocalyptique dudit phalangiste de boudoir, un recueil d'articles que Pierre Boutang écrivit pour La Nation française.

Cette position entre deux eaux n'exclut même pas, ô surprise si prévisible, les petites vilenies, comme celle consistant à omettre mon rôle, modeste mais pas moins réel, dans la publication des notes de cours prises par mon ami Francis Moury, que Stéphane Giocanti n'oublie pas de citer, sans même rappeler d'une pauvre ligne que c'est moi (avec Gaël Olivier Fons) qui les ai d'abord éditées dans le numéro 10 de la revue Dialectique (en... 2003 !), avant de les faire paraître, amendées, dans la Zone en 2007. Stéphane Giocanti ne pouvait bien sûr ignorer l'existence du texte de Francis Moury puisque je me souviens fort bien avoir reçu de vifs et chaleureux remerciements de sa part à l'époque où Dialectique évoquait ses Enfants de l'utopie, tout comme il est plus qu'improbable qu'il ne se soit pas rendu compte, depuis 2007 tout de même, de la mise en ligne des souvenirs de Moury, mais il est vrai qu'il n'a dû guère goûter la petite critique que j'ai écrite, à sa parution en 2009, sur l'un de ses ouvrages oubliables, Une histoire politique de la littérature, la critique, point si méchante que cela, expliquant peut-être la vilenie, mais ne la justifiant pas. Il est vrai aussi, l'homme ayant visiblement une excellente mémoire, qu'il a dû se souvenir que je n'aimais que très peu, voire pas du tout, la revue Les Épées dont il était le principal ordonnateur, bien qu'officiant, on ne sait jamais quel risque aurait pu l'assaillir, sous un pseudonyme. Il est surtout vrai que je n'ai jamais été, de près ou de loin, directement ou pas (par ses textes ou ce qu'un Boutang en a écrit) attiré par la pensée et les textes de Charles Maurras. Il est vrai enfin que, contrairement à Stéphane Giocanti, qui remercie à peu près toute la sphère intellectuelle de droite (expression journalistique, cela va de soi) qu'il importe de remercier dûment, on ne sait jamais là encore (dont Jean-François Colosimo, cf. p. 363 et Pierre-Guillaume de Roux, tous deux éditeurs, ainsi que Fabrice Hadjadj, dont Giocanti est le parrain, et dont nous sommes vraiment ravis de savoir que Boutang lui a trouvé un beau regard, cf. p. 392), je ne remercie guère ou plutôt, et ce n'est pas Giocanti qui pourra dénier ce point, à la façon de Pierre Boutang qui détestait selon son biographe les ascenseurs et leurs renvois (cf. p. 358), je ne renvoie aucun ascenseur, hélas pour ma carrière qui, sans cette fort peu germanopratine habitude, eût pu être journalistiquement fulgurante. Qui sait si, devenu éditeur ou journaliste au Figaro, Stéphane Giocanti n'aurait pas été contraint, à la mode du Flore, de se souvenir de moi bien qu'il lui en coûtât ! Si par ailleurs je faisais montre d'un orgueil inconsidéré, je pourrais faire remarquer à Stéphane Giocanti que, comme Boutang, je ne cesse d'établir des ponts entre des auteurs que rien ne relie a priori que, comme Boutang, je ne cesse de questionner la déchéance contemporaine du langage que, comme Boutang, je n'hésite pas à explorer certaine voie d'écriture hermétique que, comme Boutang, j'appelle un chat un chat. J'ai affirmé que Stéphane Giocanti avait remercié toutes celles et ceux qu'il fallait remercier. Exercice convenu, sans doute ? Mais, dans ce cas, pourquoi n'avoir soufflé mot et même virgule des travaux sur Boutang d'un Axel Tisserand, grand connaisseur de Maurras, publiés aux éditions Pardès (coll. Qui suis-je ?) ou bien de ceux d'un Jérôme Besnard (éditions Muller), dont les pages sur les relations entre Pierre Boutang et les Hussards sont bien plus intéressantes que les lignes que leur consacre Stéphane Giocanti ? Il est toujours frappant de voir avec quelle prodigieuse facilité un auteur, se proposant d'écrire une somme biographique sur la vie d'un écrivain ou d'un philosophe, en vient à occulter (car il est strictement impossible que Giocanti ne les connaisse pas) les travaux d'autres auteurs qui, avant lui, moins bien que lui ou au contraire mieux que lui, ont évoqué le philosophe royaliste. Ces procédés sont tout bonnement pitoyables et malhonnêtes.

Il n'en reste pas moins que cette biographie sérieuse, instructive et qui se lit très agréablement même si elle flatte le péché mignon de l'auteur, une assez comiquement involontaire préciosité de journaliste, eût tout de même gagné à disposer d'une succincte chronologie, voire d'une biographie un peu plus épaisse que quelques livres indiqués par leurs initiales même si, fort heureusement, elle dispose d'un index des noms, qui sont nombreux (3) tant Pierre Boutang a noué des amitiés (et des inimitiés, puisqu'il ne pouvait laisser qui que ce soit indifférent). Paresse de l'éditeur ou du biographe ? Paresse des deux sans doute, mais ces défauts purement formels ne nous empêchent point d'apprécier le texte de Stéphane Giocanti, à quelques réserves près, importantes qui, si je m'étais montré plus sévère que je ne le suis, eussent pu être rédhibitoires.

boupurg42219.jpgJe commencerai par la critique la plus féroce, capable sans doute de porter un coup fatal à l'exercice biographique auquel Stéphane Giocanti s'est livré, puisque Pierre Boutang, comme il ne cesse d'ailleurs de nous le répéter, non seulement était un homme du secret, mais, une fois pour toute, a dit tout ce qu'il pouvait dire sur lui-même dans son monstrueux Purgatoire. Ce roman difficile, le dernier que Boutang a fait paraître, couronne sa carrière d'écrivain hermétique, et Giocanti a raison de le qualifier comme étant «l'odyssée poétique de son âme» (p. 289) et tort, du moins dans l'absolu, d'écrire sur Boutang, puisque, une fois pour toute, ce dernier a dit tout ce qu'il pouvait dire, s'exposant sans fard (ou presque) à la corne de taureau dont parlait Michel Leiris, seule capable de garantir la sincérité de l'écrivain : «Ce n'est donc pas la surface peccamineuse que l'écrivain développe en racontant ou en projetant sa vie (lui qui abhorre ces miroirs que l'on promène le long d'une route, et que l'on appelle romans modernes), mais ce qui du péché témoigne du voyage du salut : le regard sur soi est un détour poétique et ironique à l'intérieur duquel l'écrivain veut avant tout parler de Dieu, du Christ et des anges, ou encore décrire la pente ascensionnelle du désir» (p. 290). C'est la raison pour laquelle Le Purgatoire, «roman héroï-comique et pénitentiel» (p. 292), non seulement montre à l'évidence que «la morale de Boutang (celle qu'il s'efforce de vivre, et de laquelle il parle peu) ne trouve pas en elle-même ses fondements ultimes, et qu'elle possède une analogie fondatrice avec des réalités différentes, qui rejoignent le mystère chrétien» (p. 293), mais réduit à néant les introspections giocantiennes, quelque précaution que prenne notre biographe. Je ne suis ainsi pas du tout certain que Stéphane Giocanti respecte à la lettre le précepte boutangien consistant à exclure «tout élément autobiographique qui ne correspondrait pas à un ancrage dans la pensée» (p. 58). En fait, Giocanti, mais c'est une part de son fardeau de biographe, est bien obligé, à la différence de celui sur lequel il écrit, de ne pas contourner «le moi, l'aveu» (p. 60).

Il n'en prend du reste pas tant que cela, des précautions, malgré son insistance à évoquer Pierre Boutang, métaphysicien ayant la belle gueule de Jack Palance (cf. p. 145), esprit prodigieux faisant jaillir «politique, poésie, philosophie» «d'un seul cœur, d'une même voix» (p. 69) comme un faune au désir sexuel incontrôlable. Sans doute est-ce l'exercice même auquel se livre notre biographe qui commande ces intrusions dans les recoins explorés, quoique métaphoriquement, par cet «ovni littéraire au galbe précieux», roman «truffé de références aux sommets de la littérature, de la philosophie et de la théologie» (p. 303) qu'est Le Purgatoire, roman de la confession totale et, partant, de la solitude et de la tristesse totales, dans lequel pourtant «Marie-Claire ni aucune femme n'y est Béatrice» (p. 304). Ce qui restait en partie voilé dans les «ruptures et [les] ellipses» d'une écriture pouvant être considérée comme «un acte de contrition, un geste de pénitence et de louange que les théologiens comprennent mieux que des lecteurs éloignés de toute lecture spirituelle et sacrée» (p. 305), est ainsi exposé sous les yeux de tous, par un commentateur intraitable et surtout ne dédaignant pas de coller ses lunettes au trou de la serrure, qui dépeint en Pierre Boutang et en paraphrasant Maurras parlant de Verlaine «un philosophe chrétien aux cuisses de faune» (p. 316) qui, comme il se doit, préoccupation réelle de Boutang ou bien davantage sujet de méditation intime pour Stéphane Giocanti, une maigre répugnance pour des penchants homosexuels refoulés, du moins chez Boutang (cf. p. 315) dont la complexion ne serait, même, pas étrangère, nous dit son biographe, à une certaine «instabilité sexuelle» (p. 87).

Ce n'est donc pas tant sur la «place publique» que Pierre Boutang, «apocalyptique métaphysicien du désir, qui bat Derrida et Deleuze sur le terrain de l'endurance sensuelle et sexuelle» (p. 336), est démasqué que dans la biographie que Giocanti lui consacre. Je ne m'appesantirai pas sur un sujet qui obsède visiblement Stéphane Giocanti, et lui retournerai sa propre observation : «Paradoxalement, ce masque est souvent transparent : au lieu de montrer le maître, le disciple devenu maître à son tour lui fait dire autre chose, prête à son aîné des préoccupations et des sonorités qui sont surtout les siennes» (p. 344), même si on aura beau jeu de me faire remarquer que Stéphane Giocanti n'est jamais qu'un disciple qui jamais ne deviendra, ni ne pensera d'ailleurs à devenir maître.

boutapoCChL._AC_UL320_SR200,320_.jpgCette pesante insistance de Stéphane Giocanti sur la sexualité débridée de Pierre Boutang, considéré comme «une espèce d'ogre du lit, des soupentes et des porches» (p. 245), taraudé selon son biographe par le «démon qui va le distraire du regard intérieur de la mort et de la mélancolie de la pensée» (p. 66), est finalement la petite lorgnette commode par laquelle le secret fondamental de l'auteur n'est qu'à peine entrevu. Ce secret est peut-être bien réel après tout, mais, prudemment, Stéphane Giocanti, ne fait que l'évoquer dans les pages denses, parfois quelque peu confuses ou anecdotiques (4), qu'il consacre au rôle et à l'action politique de Boutang, surtout pendant la Guerre d'Algérie. Quel a été le rôle exact de Pierre Boutang dans la volonté de s'allier aux gaullistes pour favoriser le retour d'un Roi au pouvoir et, aussi, dans l'assassinat de Darlan, aux abords du trouble personnage qu'était Henri d'Astier de La Vigerie ? : «Un secret qui, sous le soleil d'une épopée paternelle, ne saurait être connu que de lui-même» (p. 111). Stéphane Giocanti se tait (a raison de se taire) et conclut sobrement : «En tout et pour tout, Boutang aura été chef d'un cabinet ministériel pendant deux mois et demi. L'aventure auprès de Jean Rigault, d'Astier, du comte de Paris, d'Alfred Pose et d'autres conspirateurs laissera des traces durables dans sa vie et sa pensée», notamment l'idée, commune à un Dominique de Roux qu'appréciera Boutang (cf. p. 272), selon laquelle «des minorités agissantes peuvent faire pencher la balance de l'histoire, et réintroduire l'idée monarchique dans le jeu des forces politiques» (p. 117). En tout cas, les pages évoquant l'évolution politique de Pierre Boutang (cf. p. 199) sont peut-être les plus intéressantes de la biographie de Stéphane Giocanti, qui s'efforce, non sans mal, d'expliquer la relation qu'entretint le penseur et bretteur avec le général de Gaulle.

Ce secret constituant le nœud gordien de la pensée et de l'action politique (5) de Pierre Boutang possède une clé qui me paraît plus essentielle que la seule fringale sexuelle de l'auteur, même si celle-ci, selon Giocanti, constitue une pierre d'achoppement qui lui permet de se sentir pécheur, donc catholique (cf. p. 165), clé qui ne réside pas davantage dans la fragilité réelle du grand penseur, sur laquelle Giocanti ne cesse (aussi) de revenir, qui parle de «sa profonde vulnérabilité" (p. 181; voir encore p. 317) surtout consignée dans ses Cahiers qu'il est un des rares à avoir la chance de pouvoir lire. Giocanti parle même de «hiatus» qui se creuse «entre les articles qu'il publie, l'apparence qu'il se donne en public», celui d'un «éternel bretteur», d'un «orateur de bronze, rempli de certitudes», et les «réflexions» (p. 218) qu'il confie à ses textes non publiés. Comme l'écrit Stéphane Giocanti, Pierre Boutang est à la fois «gigantesque et minuscule; grande gueule, géant de la pensée, et toute petite voix parmi les hommes, irrévocablement destiné aux unhappy few» (p. 319), peut-être parce que plus personne ou presque ne lit les écrivains qu'il a pu fréquenter et dont il a été l'ami, comme Blondin (cf. p. 138) ou encore Nimier (cf. p. 164), ou qu'il a aimé, non sans réserves d'ailleurs, comme Bernanos (cf. p. 168).

C'est peut-être dans le rapport de Pierre Boutang avec son père, donc dans la question de la piété plutôt que dans celle, si appauvrissante, de l'inconscient que privilégiera pourtant une lecture psychologisante, qu'il faut rechercher la clé de ce secret de l'auteur, secret que nous pourrions qualifier à bon droit de «puissance oblique et lumineuse» (p. 240). C'est que ce «corsaire Boutang» (p. 265) pratiquant nous l'avons vu «la licence sexuelle davantage encore que la liberté» (p. 264) et qui, «pour le nombre des enfants naturels», n'est battu, «peut-être, que par Louis XIV» (p. 266), cet «homme de la Renaissance tant par sa vitalité, son érudition, la violence de son Éros et l'ardeur de ses combats» (p. 275), cet ancien «militant de l'Action française, toujours royaliste» qui est «prêt à militer parmi les gaullistes» (p. 273), cet «anarchiste de droite, royaliste impossible, catholique baroque» (p. 292) gardera toute sa vie un souvenir aimant et pieux de son père, et comme une blessure que l'Ontologie du secret inscrira dans sa trame de réflexions de haut vol, encloses dans «un hermétisme dans le sillage de Maurice Scève» (p. 284). Pierre Boutang père est «une sorte de chouan forrézien, un réfractaire, un rebelle, au tempérament entier» (p. 29) nous apprend Giocanti, qui évoque son rôle dans le contre-espionnage, parlant dès lors d'un «enfant d'espion, ou enfant-espion [conçu en mission, qui] placera cette ascendance paternelle comme le nœud symbolique de sa destinée et de sa sensibilité» (p. 34, l'auteur souligne) et évoquera magistralement ce lien charnel et métaphysique dans sa Maison un dimanche dont le thème principal est selon Stéphane Giocanti celui de la filiation (cf. p. 39), miroir d'une «adoration déchirée» où se joue «l'idée qu'il faut aider et surtout sauver l'autre que l'on aime, coûte que coûte, par-delà les intimations de la raison» (p. 40). Giocanti a sans doute raison, pour le coup, d'insister sur la relation ayant uni le fils au père, dont il fait la matrice même de la formation intellectuelle et politique du fils : «Le royalisme des deux Pierre se croise et se confond, comme si le second devait devenir l'«interprète et le chantre du premier» (p. 41), le père apportant au fils, en fin de compte, une dimension charnelle de confiance dans l'autorité suppléant «l'écorce d'une tradition vidée de tout sens» (p. 42), l'idée du Roi étant pour Boutang, comme pour tant d'autres sans doute, «connexe à l'idée du père» (p. 45), et d'un père plus humilié et déchu que triomphant (cf. p. 46, le témoignage de Mariette Canevet). Du père au père intellectuel et même spirituel, malgré son athéisme revendiqué, Maurras bien sûr, occasion pour Giocanti de risquer une hypothèse de lecture qui a, pour que nous y adhérions, la facilité du raccourci journalistique : «Hanté par le salut, Boutang voudrait sauver son père par-delà la mort, sauver Maurras de lui-même et des autres, et s'il se dit royaliste, c'est que ce principe de gouvernement peut, selon lui, sauver la France de la mortalité ou de l'abaissement» (p. 346).

boumaurr7291-0905-9_1.jpgIl y a plus, mais nous nous aventurons là dans un territoire que Pierre Boutang, plutôt qu'il ne l'a vraiment arpenté, n'a fait qu'entrevoir au loin, contrée où seul il peut s'aventurer, sous le regard de Dieu dont il se pressent ou se sait l'espion (6) : «Je sens en moi», écrit-il ainsi, «l'épreuve d'une «élection» divine aussi inexplicable que celle du peuple juif» (p. 287, Cahier 10, 3 septembre 1973, p. 15). C'est peut-être supposer, au-delà même d'un secret et de l'obliquité, de «la part d'ombre», corollaire indispensable d'une sorte de «tenue du langage qui comporte la tension de la recherche métaphysique, avec la volonté de ne pas trop céder au dévoilement» (p. 48), un rôle que nul ne peut sonder, puisqu'il entre dans les seules raisons, impénétrables, de Dieu. Ce serait aussi postuler l'existence de plus d'un point commun entre Pierre Boutang et Léon Bloy (cf. p. 391), dont Stéphane Giocanti nous assure qu'il a été proche, par la pensée bien sûr, durant ses dernières années de vie. Ce ne serait donc pas simplement Pierre Boutang qui pourrait rêver «d'une parole qui serait l'instrument de la colère de Dieu», ce ne seraient pas seulement ses propres colères qui serviraient les «causes, les vérités ou les valeurs auxquelles il tient par-dessus tout» et que Giocanti rappelle («la France, l'honneur, la foi chrétienne», la «liberté intérieure, le roi, l'exigence de la plus haute culture», p. 345), c'est son âme tout entière qu'il faudrait rêver de pouvoir placer sous la lumière d'une enquête métaphysique qui parviendrait à rattacher ce fabuleux et héroïque destin à celui d'Adam (7), qui fascina durant presque toute sa vie Pierre Boutang.

Du reste, ce serait faire injure à Stéphane Giocanti que de prétendre qu'il n'a pas entrevu la véritable tâche du commentateur inconnu qui parviendrait à lire l’œuvre de Pierre Boutang comme un livre ouvert, qui réussirait à démêler le véritable nœud gordien de ce chrétien de la fuite et du masque (cf. p. 122) rendant sa destinée non point prévisible (cf. p. 130) mais cohérente, qui déchiffrerait l'énigme d'un contre-révolutionnaire (cf. p. 144) chantre et poète «du roi absent et espéré, l'ombre de Richard II, la trace d'un roi de souffrance, roi de passion christique» (p. 145), Giocanti qui évoque l'idée si belle que «la vie et l'évolution personnelle correspondent à un voyage, une traversée odysséenne ou adamique, au-delà de toutes les réifications, de tous les jeux d'ombre de la morale et du vernis social ou culturel» (p. 401).

Quel piégeur romanesque pour capturer à son propre jeu de feintes et de masques le si diablement vif Pierre Boutang, sans doute le dernier furet véritable métaphysique encore capable de débusquer les âmes ?

Notes
 
Autre texte sur Boutang sur le site de Juan Asensio: Pierre Boutang dans la Zone.

(1) Voir Stéphane Giocanti, Pierre Boutang (Flammarion, coll. Grandes biographies), 2016, pp. 21 et 23.

(2) Même s'il ne m'a pas échappé que le caractère intime des Carnets empêche très certainement toute publication avant des lustres !

(3) Nombreux ne veut pas dire exhaustif. Il est ainsi pour le moins étrange de constater la moindre mention du livre d'Axel Tisserand aux éditions Pardès. De deux choses l'une : soit Stéphane Giocanti, comme moi, ne l'a pas lu, mais il aurait dû le faire, soit il l'a lu et ne le cite aucunement. Dans les deux cas, il est coupable : de manque d'exhaustivité pour un livre se voulant une enquête sérieuse qui dépasse 450 pages ou d'omission volontaire, dont il faudrait dans ce cas se demander la mystérieuse raison.

(4) Stéphane Giocanti se laisse plus d'une fois à de faciles anecdotes ou plutôt, son propos devient tout entier anecdotique, forme et fond confondus, lorsqu'il évoque Boutang en «Platon de la fin du XXe siècle» (p. 400) ou en «alpiniste de la pensée» (p. 389) ou se croit obliger de préciser, comme s'il était pigiste pour Closer ou sa version royaliste, Point de vue, que «ce métaphysicien a en lui une fervente Anglaise qui attend des heures devant Buckingham le passage d'Elizabeth» (p. 387). Ce sont parfois des pages entières (cf. p. 352) qui ne sont qu'une plate série de petits faits vrais. De la même façon, les épithètes de nature qu'il accole bien trop souvent à Pierre Boutang peuvent finir par lasser (cf. le penseur qualifié par exemple de «pécheur et pénitentiel à la fois», p. 358).

(5) Action politique qui mériterait à elle seule un ouvrage, même si Stéphane Giocanti nous en donne de très intéressants aperçus, lorsqu'il ramasse par exemple le rôle de Boutang en quelques mots : «Exclu pendant vingt-trois ans de l'Université pour giraudisme, alors qu'il a joué un rôle (certes modeste) dans le débarquement américain de 1942, et servi deux ans comme officier, Boutang a été poussé du côte de la dissidence par le pouvoir lui-même» (p. 255). Du reste, l'action politique de Pierre Boutang peut elle-même s'expliquer par la thématique du secret.

(6) Consubstantielle à la thématique du secret, celle de l'agent qui se cache sous son voile, l'espion (cf. p. 322), considéré dans son rapport métaphysique à Dieu, sur les brisées de Shakespeare parlant, dans Le Roi Lear des «espions de Dieu» mais aussi, bien sûr, de Kierkegaard.

(7) «Adam le fascine, l'interroge et le retient. Il fait écho à sa propre enfance embellie par le jardin de la maison à Saint-Étienne, traverse ses recherches sur la Création, la relation entre l'homme et Dieu, le secret», puisque Adam fait figure, précise Giocanti en citant Boutang, «d'agent de renseignement», «à qui Dieu aurait appris à nommer les êtres dans leur vérité» (p. 219).

samedi, 30 janvier 2016

Le mythe d'Antigone: Pierre Boutang et George Steiner

Le mythe d'Antigone: Pierre Boutang et George Steiner

Dialogue philosophique sur France 3, en 1987, entre Pierre Boutang et George Steiner.

lundi, 12 janvier 2015

De la politique considérée comme souci

De la politique considérée comme souci

boutangportrait.jpgC’est lorsque l’horreur atteint à sa plus grande amplitude, lorsque tout ce qui était sacré (tout ce que le patient tissage de l’histoire et de la tradition avait fait reconnaître comme sacré) s’évanouit, que la conscience religieuse ou son résidu laïcisé s’efforce de constituer une barrière contre l’horreur par la reconnaissance, au moins, des valeurs morales universelles ; on peut même dire que ceux qui, avant le déchaînement horrible, avant les camps de la mort méthodique ou le bombardement massif des populations civiles, prétendent faire de la conformité aux valeurs universelles le contenu de l’histoire, ceux-là ont déjà secrètement pris le parti de l’horreur ; ils ont renoncé à ces valeurs subtiles, à cette tendresse des coutumes et des rites, à ces amitiés par lesquelles un vieux peuple civilisé sait accueillir et dompter la brutalité de l’avenir ; ils sont les complices du désastre qu’ils redoutent et laissant l’imagination historique à l’horreur, ils laissent du même coup l’horreur forger le contenu de leur destin.

bout9782912833341.jpgPierre Boutang
LA POLITIQUE, LA POLITIQUE CONSIDÉRÉE COMME SOUCI

Robert Redeker, dans Valeurs Actuelles
Rémi Soulié, dans Le Figaro
Sébastien Lapaque, dans Marianne
Gabriel Matzneff, dans Le Point
Juan Asensio, dans Le Stalker
Olivier Véron, dans L'Avenir du printemps, etc.

Avec une postface de Michaël Bar-Zvi, qui pubie chez le même éditeur : Israël et la France, l'alliance égarée.

La Politique, la politique considérée comme souci, par Pierre Boutang.

 

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mercredi, 18 juin 2014

Reprendre le pouvoir selon Pierre Boutang (1977)

Reprendre le pouvoir selon Pierre Boutang (1977)

boutangportrait1.jpg« Une théorie du pou­voir asso­ciée à une foi poli­tique doit prévoir quelle entropie elle peut sup­porter et ris­quer, et quelle « néguen­tropie » elle apporte avec elle, comme toute déci­sion vivante. Il doit — on est tenté de dire il va — y avoir un moment où sur­vivre dans cet état de pour­ri­t­ure appa­raî­tra, dans un éclair comme indigne et impos­si­ble. Cette prévi­sion ne dif­fère de celle des marx­istes que par les sujets de l’impossibilité vécue : là où les marx­istes les délim­i­taient comme pro­lé­tariat vic­time du salariat, nous recon­nais­sons en eux les Français (et les diverses nations d’Europe selon une modal­ité par­ti­c­ulière), en tant qu’hommes empêchés de vivre naturelle­ment, soumis à des objec­tifs étatiques tan­tôt fous, tan­tôt criminels.


Quelques-uns parmi eux, sont capa­bles de guet­ter la con­jonc­tion libéra­trice, mais, à l’instant élu la com­mu­nauté tout entière, par l’effet de l’universelle agres­sion qu’elle a subie, peut être capa­ble de con­sen­tir à la déci­sion d’initier un nou­vel âge héroïque. Il ne sera certes pas celui des philosophes, nou­veaux ni anciens. Les philosophes, s’ils se délivrent de leur préjugé que l’Esprit doit être sans puis­sance et que tout pou­voir est mau­vais y pour­ront jouer un rôle moins absurde, finale­ment que celui de Pla­ton à Syra­cuse. Quant aux spir­ituels, c’est l’un d’eux, Mar­tin Buber, qui prophéti­sait la bonne mod­i­fi­ca­tion du pou­voir en un nou­vel âge :

« Je vois mon­ter à l’horizon avec la lenteur de tous les proces­sus dont se com­pose la vraie his­toire de l’homme, un grand mécon­tente­ment qui ne ressem­ble à aucun de ceux que l’on a con­nus jusqu’ici. On ne s’insurgera plus seule­ment, comme dans le passé, con­tre le règne d’une ten­dance déter­minée, pour faire tri­om­pher d’autres ten­dances. On s’insurgera pour l’amour de l’authenticité dans la réal­i­sa­tion con­tre la fausse manière de réaliser une grande aspi­ra­tion de l’aspiration à la com­mu­nauté. On lut­tera con­tre la dis­tor­sion et pour la pureté de la forme, telle que l’ont vu les généra­tions de la foi et de l’espoir. »

Un « nou­veau Moyen Âge » comme l’ont entrevu Berdia­eff et Chester­ton ? […] Sûre­ment : une manière de ren­dre vaine l’opposition de l’individualisme et du col­lec­tivisme, telle qu’en usent, pour leurs cour­tes ambi­tions, les bar­bares et les fre­lu­quets. L’âge des héros rebâtira un pou­voir ; il n’est pas de grand siè­cle du passé qui ne se soit donné cette tâche même aux âges sim­ple­ment humains, où les familles, lassées de grandeur, con­fi­aient à quelque César leur des­tin, à charge de main­tenir le droit com­mun, le pou­voir recon­struit gar­dait quelque saveur du monde précé­dent. Notre société n’a que des ban­ques pour cathé­drales ; elle n’a rien à trans­met­tre qui jus­ti­fie un nou­vel « appel aux con­ser­va­teurs » ; il n’y a, d’elle pro­pre­ment dite, rien à con­server. Aussi sommes-nous libres de rêver que le pre­mier rebelle, et servi­teur de la légitim­ité révo­lu­tion­naire, sera le Prince chré­tien. »


Repren­dre le pou­voir, Pierre Boutang, 1977.

lundi, 17 mars 2014

Pierre Boutang, Chroniques

19:37 Publié dans Evénement, Philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre boutang, philosophie, paris, événement | |  del.icio.us | | Digg! Digg |  Facebook

samedi, 09 juillet 2011

Boutang: donde las ideas se atropellan

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Boutang: donde las ideas se atropellan

 

Alberto Buela (*)

                                                                 

Conocer personalmente a Pierre Boutang en 1981 y tratarlo hasta 1984 ha sido una de las mejores experiencias filosóficas que hemos tenido. La vehemencia de su conversación y la convergencia en su persona del periodista, el panfletario, el polemista, el literato, el historiador, el político, el orador y el poeta hicieron de él, el filósofo completo de que nos habla Platón cuando nos dice: filósofo es el que ve el todo y el que no, no lo es (Rep. 537 c 14-15). Y eso fue Boutang.

 

 

Datos biográficos

 

Nació en Saint Etienne en 1916 y murió cerca de París en su casa de Saint Germain   en Laye en 1998. “Fue un joven tan brillante que llegó a ser el más joven agrégé de filosofía de Francia”  ha sostenido Francois Marie Algoud que lo conoció muy bien.

Comenzó como profesor de filosofía en 1936 y en ese mismo año comienza a participar en La Acción Francesa de Charales Maurras. La diferencia entre ambos es que Maurras se hace monárquico en tanto que Boutang lo era desde siempre por su familia. Al morir Maurras, que fue considerado por él como le Maître, lo nombra su sucesor pero Boutang no acepta.

En el 43 participa en el gobierno de Giraud en el norte de África y cuando se retira de la Armada colonial francesas en 1946 fue dado de baja sin pensión y con la prohibición de enseñar. Trabaja de periodista y en 1955 rompe con la Acción francesa y su antisemitismo. Es más, a partir de allí se transforma en un sostenedor del sionismo y del Estado de Israel.(ver: artículos de mayo-julio de 1967 en La guerre de six tours)[1]

Va a insistir con la tesis de que la constitución de la Quinta República reposa sobre el modelo monárquico, que a su vez está articulado con el cristianismo. Tesis que viene de uno de sus primeros trabajos: La política considerada como cuidado de 1948.

Este cierto apoyo desde la monarquía a la república gaullista sumado a la intervención  en su favor de Edmond Michelet, Alain Payrefitte y subrepticiamente Francois Mitterant, hicieron que de Gaulle lo reintegre a la enseñanza en 1967.

Primero como profesor en el Instituto Turgot, luego en la universidad de Brest y por último como titular(1976) de la cátedra de metafísica en la silla que había pertenecido a Emmanuel Lévinas en la Paris IV-Sorbona. Es allí, donde lo conocí a propósito de mi tesis de doctorado bajo Pierre Aubenque, dictó clase hasta 1984, prolongando su seminario en su casa de Saint Germain en Laye hasta el fin de sus días.

 

Datos sobre su pensamiento

 

Dejamos de lado en este artículo toda la obra literaria de Boutang compuesta por cuatro o cinco novelas, al par que sus traducciones del griego, del inglés y del italiano. En cuanto a su veintena de ensayos vamos a tratar uno de los primeros, luego su tesis de doctorado bajo la dirección de Jean Wahl (1888-1974) : L'Ontologie du secret de 1973 y un escrito póstumo Le Temps (1993).

Su primer escrito (1946) fue la traducción de La apología de Sócrates de Platón y el segundo, un año después, Sastre, est-il un possédé? lo que le valió el resto de su vida ser considerado como el Antisartre.

Antes que nada hay que decir que el concepto de legitimidad es una noción clave en la filosofía política de Boutang. En la Politique considérée comme un souci (1948), va a sostener  luego de una descripción fenomenológica del poder que se produce una modificación cristiana del poder. Y para ello se va a apoyar en una nueva interpretación de Dostoieski, Kafka y Shakespeare. Analiza en primer lugar el concepto de autoridad bajo su aspecto paternal. La idea en la filosofía contemporánea de  « cuidado », « sorge », « cura » está en Platón, y Boutang lo sabe. Es la de « epimeléia ». Y allí es donde va a pivotear él. Porque la epimeléia tiene que ver con el poder en tanto se aplica a la comunidad, al poder como servicio. Pone además de relieve el contexto existencialista en que la obra aparece cuando afirma : « la paradoja inherente a la condición humana es el hecho para el hombre que debe vivir como un compromiso necesario y  absoluto, este  acontencimiento siempre contigente y relativo que es aquel de haber nacido en una comunidad que no eligió ».

 

Sobre la Ontologia del secreto , que se articula sobre la metáfora del viaje de Ulises y que puede leerse como un gran poema en prosa, afirma Boutang: « Describo y termino aquí una larga investigación sobre el ser tal como se esconde y aparece en el secreto. La diversidad de secretos, su contorno material y la intención de su forma todo ha sido tenido en cuenta en nuestro largo recorrido ».

Georges Steiner ha consierado este trabajo « uno de los textos maestros de la metafísica del siglo XX ». Y Gabriel Marcel ha afirmado que « es un monumento por la profundidad de su análisis y la riqueza de su meditación que tiene algo de autónomo que es excepcional ».

 

En El tiempo, ensayo sobre el origen se va a ocupar de tres puntos, pero eso lo dice recién al final del ensayo, como es habitual en él, luego de un largo periplo o « viaje » como gusta decir, por toda la historia de la filosofía. Estos tres puntos son 1) sobre los orígenes en la historia en sus épocas y con sus repeticiones y acá va a rescatar y se va a apoyar en Gianbattista Vico (1668-1744) que es un pensador moderno « que no tiene nada en común con los dogmas de las Luces…Además la filosofía de Vico es una de las raras en la edad moderna que es completamente compatible con el pensamiento cristiano ». 2) sobre el origen y la repetición del origen en la experiencia moral, donde « la penitencia » que es la que lo puede explicar, está cada vez menos comprendida en su sentido. 3) sobre el origen en cada hombre de la unión del alma con el cuerpo « la reflexión más profunda, sobre el origen y la modalidad de esta unión, es particularmente el objeto del comentario de Santo Tomás sobre el Tratado del alma de Aristóteles ».

Y de un salto abrupto según su estilo se pregunta de golpe: « la palabra misma d´avortement = aborto, que proviene de ab-oriri que significa « morir naciendo ». ¿Puede o podría ser distinguida de un homicidio puro y simple ? ».

Si este no es un pensador contra corriente y no conformista que nos digan donde se encuentra otro.

La finalidad de este artículo de divulgación ha sido intentar sacar de la oscuridad y el desconocimiento la figura de Pierre Boutang en el mundo de lengua castellana. 

 

Post Scriptum : Le Figaro, 18/2/2008

Hay rayos del espíritu. Es lo que le pasaba a Jean Francois Mattéi cuando encontraba al filósofo y polemista Pierre Boutang, quien había tomado la sucesión de Emmanuel Lévinas como profesor de metafísica en la Sorbona en 1976. « Mi primera impresión, confirmada por las siguientes, fue la de un gigante del pensamiento. El se movía con una comodidad increible en los textos más difíciles y recitaba de corazón el Parménides de Platón y las poesías de Rimbaud…El me impresionaba menos por su inmensa cultura que por la soltura con que la manejaba », explica Jean Francois Mattéi, devenido fiel seguidor de Boutang, pero no está seguro de ello porque no sabe si áquel « haya sido un maestro que espera un discípulo ». J.F.Mattéi a menudo viaja a Collobrières dans le Var, donde Boutang poseía una casa sin electricidad. Allá, ellos han divisado la bella estrella degustando « un travel » bien frio, al lado aquellos que Boutang admitía en su proximidad y que corrían el riesgo de hacerse reprender si ellos no habían leído Platón, Aristóteles, Santo Tomás y tantos otros. Católico y monárquico, Boutang, que jamás renegó de Maurras era un hombre tal que la distensión se acompañaba a menudo con la colera. ! Qué personaje ¡.

                                     Boutang: un juicio sobre Meinvielle (2003)

 

                                                                                                             Alberto Buela

 

El 17 de octubre de l981 llegaba a París por primera vez y luego del económico viaje en micro desde el aeropuerto de Orly, descendí a unas cuadras de la Casa Argentina en la Cité Universitaire, marchando  a pie hasta la misma, pero unos trescientos metros antes de llegar observo una manifestación frente a la entrada de la Cité y dada la fecha pensé como Borges:  Estos peronistas son incorregibles, hasta acá vienen a festejar el día de la lealtad”. Pero me equivoqué, eran iraníes partidarios del imán Komeini y contrarios a Bani Saar, un reformista pronorteamericano.

 

Me inscribí en la Sorbona, la de verdad, no la Patrick Lumumba de la calle Guillaume 28 donde se doctoró la mayoría de los socialdemócratas argentinos como el excanciller Dante Caputo. Ni en las Écoles Pratique des Hautes Études como tantos de nuestros filósofos investigadores del Conicet. Allí, bajo la dirección de Pierre Aubenque, uno de los especialistas más profundos de Aristóteles en el siglo XX, realicé, la licenciatura, el DEA (Diplome d´études approfondie) con dos seminarios complementarios, uno bajo la dirección de Pierre Hadot sobre Eros et Afrodite chez Plotin y otro dictado por  Pierre Boutang sobre L´ontologie de l´origine, además del dirigido por nuestro director sobre Métaphysique livre Z.

 

Y es a propósito del dirigido por Pierre Butang que viene a cuento la anécdota que paso a relatar.

Cursaba yo su seminario regularmente y de manera aplicada, el hombre era vehemente en la exposición pero al mismo tiempo un disperso que comenzaba hablando de Aristóteles o Scheler y terminaba siempre con una contundente crítica al gobierno socialista de Mitterrant. Se notaba en él un compromiso existencial con los destinos de Francia. No era para menos, después me enteré que siendo joven había sido secretario de Charles Maurras, que tenía en su haber la mejor traducción de la Divina Comedia al francés, también la Apología de Sócrates, y una treintena de obras entre novelas, obras de teatro y ensayos filosóficos. Su encono con la democracia me recuerda que estando una mañana dando clase el sol le da en la cara y entonces solicita a uno de los oyente: “Señor, corra las cortinas que el sol me jode (m´embete) como la democracia”. 

 

Años después comprendí la decisión de mi agudo director de tesis que siendo él socialista me instó a cursar con un monárquico un seminario del DEA. Claro está, mi crítica a la democracia liberal coincidía con la de Boutang.

 

Mi participación en su seminario era bastante activa debido sobre todo a los comentarios y observaciones que sobre Aristóteles y Max Scheler podía hacer, teniendo en cuenta que éste último está más traducido al castellano que al francés y que sobre el primero contaba con los comentarios griegos de Alejandro de Afrodisia en la Biblioteca Leon Robin del Centre de Recherches sur la pensée antique, que yo leía antes de cada sesión del seminario. En una palabra, no eran tantos los méritos propios sino la sabiduría de los antiguos sobre los que me había subido a los hombros.

 

Para mi sorpresa un día me convoca a su despacho luego de la sesión y me pregunta de donde sacaba mis comentarios sobre Aristóteles ante lo cual le dije la verdad y añadí: “Pero yo estudié Aristóteles antes de venir acá con Conrado Eggers Lan y con el cura Meinvielle”. “El Padre Julio Meinvielle, respondió, el teólogo más profundo del siglo XX, porque le otorgó a la teología mayor funcionalidad político-social que ningún otro. Fue el primero en criticar a Hitler y el primero en desarmar el andamiaje teórico de Jacques Maritain y su engendro: la democracia cristiana”.

 

Terminando ya el seminario, nosotros estabamos en plena guerra de Malvinas, me invitó a cenar junto con el entonces viejísimo abad Luc Lefevre el fundador y director hasta su muerte de La Pensée Catholique, participó de la cena el joven profesor Philippe Veysset.

Boutang, espléndido y dicharachero realizó todo un racconto de su vida política, estaba contento porque acababa de terminar su voluminosa obra sobre Maurras que saldría publicada dos años después bajo el título Maurras, la destinée et l´oeuvre. El viejo abad comenzó luego a hablar de Meinvielle y su polémica con Maritain y las cartas de Garrigou-Lagrange, hizo una larga exposición a la que Boutang asentía cada tanto, hasta que de golpe explotó: “Vea, Maurras me dijo una vuelta, es la inteligencia más profunda que ha dado la Francia en lo que va del siglo”. Ante semejante afirmación suavemente le observé: “Profesor, Meinvielle era argentino”. Mire joven, me respondió: “Si yo fuera abogado le diría que para nosotros vale más el ius sanguinis que el ius solis, pero como soy filósofo y francés le digo que el valor universal de Meinvielle lo hace más francés que argentino. El producto argentino hasta ahora es más pintoresco (tango y gauchos) que universal. Meinvielle ha sido, que conozca, el primero que rompió ese cliché conmoviendo con sus observaciones y críticas a lo mejor de la inteligencia europea”.

 

Esta apropiación lisa y llanamente de un autor cuando lo consideran valioso, que los europeos realizan cotidianamente otorgando miles de cartas de ciudadanía a científicos, artistas y pensadores muestra el peso internacional de Meinvielle, afirmado sin tapujos ni vergüenzas por un filósofo de la altura de Pierre Boutang(1916- 1998). 

 

La defensa de la argentinidad de Meinvielle la dejamos como final abierto para que la complete cualquiera de nuestros lectores. Simplemente decimos que era un hijo de nuestra tierra, educado en nuestra tradición más genuina, prueba de ello la da un pariente suyo, el poeta campero Omar Meinvielle, autor de El Lunar de mi Tripilla. Recibió una esmerada educación en el seminario metropolitano de Buenos Aires en su mejor época, la de los Derisi, Sepich, Garay y tantos otros. Tuvo un sobrino que llegó a obispo. Vemos pues, como el origen francés de la familia no le impidió dar auténticos hijos de la tierra argentina.

 

 

Ficha Bibliográfica

Novelas

La Maison un dimanche. Suivi de Chez Madame Dorlinde, Paris, La Table ronde, 1947. (Rééd. Paris, Éd. de la Différence, 1991).

Quand le furet s'endort, Paris, La Table ronde, 1948.

Le Secret de René Dorlinde, Paris, Fasquelle, 1958.

Le Purgatoire, Paris, Le Sagittaire, 1976.

Ensayos y filosofía

(et Henri Dubreuil), Amis du Maréchal, Paris, F. Sorlot, coll. "Cahiers des amis du Maréchal" Nº 1, 1941

Sartre est-il un possédé ?, Paris, La Table ronde, 1946

La politique : la politique considérée comme souci, Paris, J. Froissart, 1948

La République de Joinovici, Paris, Amiot-Dumont, 1949.

Les Abeilles de Delphes, Paris, La Table ronde, 1952. Reedición en 1999 (Ed. des Syrtes)

Commentaire sur quarante-neuf dizains de la 'Délie', Paris, Gallimard, 1953

La Terreur en question, Paris, Fasquelle, 1958.

L'Ontologie du secret, Paris, PUF, 1973. Reeditado en 2009 con prefacio de Jean-François Mattéi (PUF, collection 'Quadrige').

Reprendre le pouvoir, Paris, Le Sagittaire, 1977.

Gabriel Marcel interrogé. Entretien de 1970, Paris, Paris, J.-M. Place, 1977.

Apocalypse du désir, Paris, Grasset, 1979. Reedición a Ed. du Cerf, 2009

La Fontaine politique, Paris, J.-E. Hallier/A. Michel, 1981.

Précis de Foutriquet. Contre Giscard, Paris, J.-E. Hallier/A. Michel, 1981.

Maurras, la destinée et l'œuvre, Paris, Plon, 1984.

Art poétique. Autres mêmes, Paris, La Table ronde, 1988.

Karin Pozzi ou la quête de l'immortalité, Paris, Éd. de la Différence, 1991.

Le Temps, essai sur l´origine, Paris, Hatier, 1993

(avec George Steiner), Dialogues. Sur le mythe d'Antigone. Sur le sacrifice d'Abraham, Paris, Lattès, 1994.

La Fontaine. Les "Fables" ou la langue des dieux, Paris, Hachette, 1995.

William Blake : manichéen et visionnaire, La Différence, 1990.

La Source sacrée (Les Abeilles de Delphes II, posthume), Ed. du Rocher, 2003.

« Dialogue sur le Mal », in Cahier de l'Herne Steiner, Pierre Boutang et George Steiner, dialogue animé par François L'Yvonnet, L'Herne, 2003.

La guerre de six jours, Paris, Les Provinciales, 2011.

Diario (inédito) 5000 páginas (1946-1997)

Traducciones

Platon, Apologie de Socrate, Paris, J. et R. Wittmann, 1946.

Platon, Le Banquet, Paris, Hermann, 1972.

G.K.Chesterton , L'auberge volante (The Flying Ill), Lausannne-Paris, L'Âge d'homme, 1990.

William Blake, Chansons et mythes, Paris, La Différence, 1889.

Sobre Pierre Boutang

Dossier H, "Pierre Boutang". Collectif (articles de Gabriel Matzneff, V. Volkoff, G.Steiner, Jean José Marchand, etc.), 440 pp. L'Age d'homme, 2002.

Geneviève Jurgensen, "Pierre Boutang, l’art de l’absolu et du paradoxe", en La Croix, 30 de junio 1998

Patrick Kechichian, "Pierre Boutang, un intellectuel engagé. De Maurras à Mitterrand", dans Le Monde, 30 de junio 1998

Gérard Leclerc : "Pierre Boutang et l'Eglise", La France Catholique, 17 de enero 2003

Joseph Macé-Scaron, "La mort de Pierre Boutang: un métaphysicien intransigeant", dans Le Figaro, 29 de junio 1998

Pierre Marcabru, "Pierre Boutang : un gentilhomme d’un autre temps", dans Le Figaro, 16 de diciembre 1999

Revista Éléments de París, hay un dossier sobre Boutang pero no recordamos la fecha.

 

(*) filósofo, mejor arkegueta, eterno comenzante

alberto.buela@gmail.com  -  www.disenso.org

Association des amis de Pierre Boutang  47, rue du Rochechouart 75009 Paris.

 



[1] Contrariamente a la opinión de sus comentadores, el sinonismo de Boutang no es político sino teológico y su razonamiento es el siguiente: El fracaso de la cristiandad en Europa después del zafarrancho de la segunda guerra mundial descalificó al cristianismo y, entonces, se restituyó a Israel su cargo original. La única victoria de la segunda guerra mundial, a lo Pirro, para el cristianismo fue la creación del Estado de Israel. Es que la Iglesia que es el verdadero Israel, no pudiendo conservar ese privilegio lo restituyó a Israel que fue el primer depositario. “nous Chrétiens, en un sens, avec nos nations cruellement renégates, avons pris le rang des Juifs de la diaspora” (nosotros cristianos en cierto sentido, con nuestras naciones que cruelmente han renegado del cristianismo, hemos tomado el lugar de los judíos de la diáspora).

Y en sus conversaciones con G.Steiner observa que los efectos del caso Dreyfus han sido el fracaso de una Francia católica y monárquica estigmatizada por la victoria de la democracia parlamentaria que tiene, en parte, al mesianismo judío laicizado, cuando éste viene de ser desjudaizado. Boutang como nuestro Nimio de Anquín viene a denunciar la descristianización del poder político y la “canalización” del judaísmo.

Los raigalmente católicos como Boutang son los únicos que están en condiciones de entender lo que quiso decir “el Atropellado”, el resto en este tema tiene que guardar silencio para no meter la pata.