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dimanche, 23 novembre 2008

Hommage à Giorgio Locchi (1923-1992)

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Hommage à Giorgio Locchi (1923-1992)

 

par Gennaro MALGIERI

 

Giorgio Locchi est mort de la seule façon qu'il aurait jugée acceptable: de manière imprévue, presque sans avertir personne, alors qu'il voulait écrire un essai sur Martin Heidegger. Sans doute, a-t-il eu une lueur de conscience, entre le moment où la mort s'est annoncée et celui où elle l'a frappé, quelques minutes plus tard, et il a très certainement remercié les dieux de lui offrir une sortie de scène aussi soudaine, car l'idée de rester longtemps malade ou diminué le faisait immensément souffrir. A la fin du mois de juin 92, lors de son dernier séjour à Rome, il m'a parlé du mal qui l'avait frappé deux années plus tôt et qu'il avait vaincu. Il me disait que la perspective de devenir un tronc inerte le faisait frémir parce qu'avec le temps qui passe, on s'accroche plus étroitement, plus profondément, plus égoïstement à la vie. Paroles de Locchi qui ne m'ont pas surpris. Aujourd'hui, j'y repense, comme si elles avaient été un présage.

 

Pour quelqu'un qui comme moi était de ses amis, ce n'est pas facile de rendre hommage à Giorgio Locchi, de récapituler tout ce qu'il nous a légué. Je pourrais tenter de tracer un profil du journaliste, correspondant à Paris du Tempo pendant plus de trente ans. Et de raconter une infinité d'anecdotes sur ses rapports avec Renato Angiolillo. Ou encore de souligner l'importance de tous les services qu'il a rendu à l'information en Italie: sur les événements d'Algérie, sur la naissance de l'existentialisme, sur le mai 68 parisien. Ses vues étaient portées par un anti-conformisme extraordinairement courageux et intelligent. Je voudrais aussi souligner le rôle capital qu'a joué Giorgio Locchi dans l'évolution de la droite française, insister sur le bout de chemin qu'il a fait avec Alain de Benoist, sur la passion qu'il éprouvait à former des jeunes intellectuels, sur ses activités au sein du GRECE et sur ses contributions à la revue Nouvelle Ecole.  Je voudrais aussi pouvoir rassembler ici tous les éléments de la vaste mosaïque qu'était sa personnalité, rendre compte de son amour pour la musique et le cinéma, de sa maîtrise des choses physiques et scientifiques. Et je pourrais aussi raconter l'histoire de notre amitié et relater celle de son refuge parisien qui m'a été si cher, ainsi qu'à une poignée d'autres Italiens, où nous nous retrouvions pour évoquer le passé ou pour manifester notre hostilité au système ambiant. Mieux: nous y venions pour écouter Locchi qui nous évoquait Nietzsche ou Wagner, Heidegger ou la Révolution Conservatrice, ses expériences en Allemagne ou les moments cruciaux de la seconde guerre mondiale qu'il a vécue comme acteur du «front intérieur». Il nous parlait aussi de la «droite impossible» et d'une Europe tout aussi impossible. Et il nous faisait part de ses projets, commentait les revues auxquelles il collaborait, évoquait les articles qu'il voulait écrire et les livres qu'il voulait publier. Nous voyions peu de choses de Paris quand nous allions chez «Meister Locchi» et Saint-Cloud, où il vivait pratiquement en reclus, fut, pendant de nombreuses années, le point de rencontre de beaucoup d'entre nous.

 

Le journaliste, l'ami, l'organisateur de manifestations culturelles, l'agitateur d'idées vivent et vivront toujours dans le cœur de ceux qui ont connu Giorgio Locchi et ont été ses amis. Ses livres, ses idées, ses essais dispersés dans Nouvelle Ecole, La Destra, L'Uomo Libero  et Elementi,  ses articles du Tempo  et du Secolo d'Italia resteront les témoignages écrits d'un engagement intellectuel et politique au sens le plus noble du terme, mais qu'il a ressenti comme le fardeau d'une défaite européenne pendant plus de quarante ans. Nous avons d'abord vu Giorgio sceptique et méfiant, puis la confiance ne lui est revenue qu'au moment où on a parlé de la réunification allemande. Ce n'est pas pour rien qu'il a voulu être à Berlin quand l'Allemagne s'est remembrée: c'était pour lui, me disait-il, un rêve qui se réalisait, un événement qui se déroulait sous ses yeux et qu'il n'avait pas imaginé voir se réaliser, même s'il n'avait jamais cessé de croire au-delà des limites qu'impose le pessimisme, attitude justifiée s'il en est.

 

Les idées de Locchi étaient les idées d'une Europe qui n'existe plus: mais cette inexistence n'était pas pour lui une raison pour ne pas en défendre ou en illustrer les principes. Mais quand on lui en faisait le reproche, il rétorquait: ses idées étaient les idées de l'Europe éternelle que cette Europe conjoncturelle de notre après-guerre ne voulait pas, momentanément, reconnaître.

 

Son attitude à l'égard du fascisme, par exemple, était loin d'être simplement revendicative voire revencharde. Giorgio Locchi voulait, dans le bouillonnement culturel de la parenthèse fasciste, recueillir tous les éléments qui n'étaient pas caducs. Il nous a fait part de ses réflexions à ce sujet dans son opuscule intitulé L'essenza del fascismo  (Il Tridente, 1981). Il s'y réfère à la vision du monde qui fut l'inspiratrice du fascisme historique mais qui n'a nullement disparu avec la défaite de ce dernier. Cet ouvrage constitue aujourd'hui encore un prodigieux «discours de vérité», au sens grec, qui cherche à soustraire le fascisme de toutes ces explications fragmentaires qui ont cours actuellement et à toutes les formes de démonologie générant préjugés sur préjugés. Locchi, en fait, a développé une réflexion historique propre selon un schéma philosophique cohérent, appuyé sur une option interdisciplinaire, elle-même prélude à une théorie synthétique de l'essence du fascisme.

 

Dans son enquête, Locchi soutenait qu'il n'était pas possible de comprendre le fascisme si l'on ne se rendait pas compte qu'il était la première manifestation politique d'un phénomène spirituel et culturel plus vaste, dont l'origine remonte à la seconde moitié du XIXième siècle et qu'il appelait le «surhumanisme». Les pôles de ce phénomène, qui ressemble à un énorme champ magnétique, sont Richard Wagner et Frédéric Nietzsche qui, par leurs œuvres, ont «agité» le «principe nouveau» et l'ont diffusé et dilué dans la culture européenne entre la fin du XIXième et le début du XXième siècle.

 

Ce principe est le «sentiment de l'homme» comme volonté de puissance et système de valeur. Dans ce sens, le principe surhumaniste, avec lequel le fascisme est en rapport «génétique/spirituel», s'articule comme le rejet absolu du «principe égalitaire» qui lui est opposé et qui informe le monde d'aujourd'hui, toile de fond de nos circonstances.

 

Locchi avançait la thèse suivante: «Si les mouvements fascistes ont désigné l'ennemi spirituel avant de désigner l'ennemi politique, s'ils ont dénoncé les idéologies démocratiques  —libéralisme, parlementarisme, socialisme, communisme, anarcho-communisme—  c'est bien parce que dans la prospective historique  instituée par le principe surhumaniste, ces idéologies s'articulent comme autant de manifestations du principe égalitaire antithétique, apparues successivement dans l'histoire mais toujours présentes; toutes tendent, en définitive, vers le même but mais avec un degré de conscience différent; toutes ensemble, elles sont la cause de la décadence spirituelle et matérielle de l'Europe, de l'“avilissement progressif” de l'homme européen, de la désagrégation des sociétés occidentales».

 

Reliant ces considérations à la prospective historique dans laquelle opère le fascisme, à l'unisson avec les autres fascismes européens, Locchi pose une thèse du plus haut intérêt qui contribue au «dés-occultement» du fascisme, en mettant en lumière son essence même.

 

Ces thématiques, Locchi les a développées dans son ouvrage Wagner, Nietzsche e il mito sovrumanista  (Akropolis, 1982; il s'agit partiellement d'une remise en forme de ses articles de musicologie parus en français dans Nouvelle Ecole,  n°30 et 31/32; ndlr). Dans sa brillante préface, Paolo Isotta précise, avec minutie, quelles sont les tendances égalitaires et quelles sont les tendances surhumanistes qui entrent en jeu et les posent comme deux conceptions du monde antithétiques et irréconciliables. C'est un livre très dense, particulièrement difficile, parfois rébarbatif dans certains de ses chapitres; il n'empêche que lorsqu'Isotta et moi-même l'avons présenté devant un auditoire comble d'étudiants napolitains, en décembre 1982, il semblait véritablement captiver ces jeunes qui sont restés pendant deux heures rivés sur leurs sièges puis ont harcelé Locchi de questions pertinentes, qui n'avaient vraiment rien de banal. L'auteur n'en a pas paru surpris.

 

Outre ce livre, j'ai de Locchi un autre grand souvenir: celui de son ouvrage polémique Il male americano  (Lede, 1979), auquel Alain de Benoist a apporté quelques petites notes complémentaires (en français, ce texte est paru dans Nouvelle Ecole  n°27-28, sous le pseudonyme de Hans-Jürgen Nigra, également repris pour l'édition allemande; ndlr). Ce texte est capital à mon sens car il démonte la mécanique du colonialisme culturel américain et nous permet de jeter un autre regard sur l'Amérique. Locchi, en revanche, n'aimait pas trop ce texte, estimant qu'il relevait davantage du combat que de la formation, qu'il était plus polémique que philosophique.

 

Dans les tiroirs du bureau de Giorgio Locchi, se trouvent de nombreux projets, des ébauches de textes, le schéma d'un livre sur Heidegger et d'un autre sur la conception du temps chez les Indo-Européens. Ils resteront certainement tels que Giorgio les a laissés parce qu'avant toutes choses, il était un perfectionniste et ne voulait rien publier sans être pleinement convaincu que cela en valait la peine.

 

Il reste encore, parmi les innombrables lettres qui constituent sa correspondance, un splendide roman qui a pour héros un Italien qui combat en Allemagne une guerre désespérée pour défendre l'Europe. Je ne saurais jamais si c'est par pudeur ou par orgueil que Giorgio Locchi a toujours refusé de le présenter à un éditeur.

 

Gennaro MALGIERI.

(traduction française: Robert Steuckers).          

 

 

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