Le Front Populaire contre les étrangers
Le Front Populaire contre les étrangers
"Les élections législatives des 26 avril et 3 mai 1936 voient la victoire du Front populaire. 378 sièges pour la gauche contre 222 pour la droite. Pour la première fois de son histoire, le parti socialiste, avec 149 sièges et 27 apparentés, est le plus important de l'Assemblée. Plus de soixante-dix ans plus tard, la gauche française revendique encore l'héritage de cette victoire. Les images d'Épinal ne manquent pas pour décrire cette période qui s'acheva le 18 avril 1938 avec la démission de Léon Blum. La gauche n'a pas oublié ces années de lutte : les congés payés ; la semaine de quarante heures ; la création de délégués du personnel dans les entreprises de plus de dix salariés ; les nationalisations.
Et la politique des socialistes à l'égard des étrangers ? La gauche l'a inconsciemment effacée de sa mémoire car elle ne correspond pas à sa mythologie. Et pour cause. Si elle se souvenait, elle croirait que les élections de 1936 ont vu l'accession au pouvoir d'une droite réactionnaire et xénophobe. Elle en viendrait à renier Roger Salengro, ministre de l'Intérieur du Front populaire, érigé en héros après qu'il se soit suicidé à la suite d'une campagne de presse attribuée à l'hebdomadaire d'extrême droite Gringoire. Le 2 octobre 1936, Salengro répond à une question posée par un député de la Moselle sur les expulsions récentes d'ouvriers étrangers de Lorraine. Sa réponse ferait aujourd'hui scandale : « Les décisions prises à l'égard des étrangers expulsés à la suite des incidents de Moyeuvre-Grande ont toutes étaient motivées par des raisons graves : l'attitude particulièrement violente des intéressés qui, parfois, ont manqué de la correction la plus élémentaire à l'égard des autorités locales, justifie pleinement de telles mesures. Si le gouvernement entend rester fidèle à tous les principes humanitaires et faire tout spécialement honneur aux traditions d'hospitalité, il ne saurait tolérer que les étrangers abusent de l'asile qui leur est offert en intervenant dans les conflits politiques et sociaux. » Une expulsion pour un manquement aux règles de la correction. Le refus de voir les étrangers s'immiscer dans la vie politique et sociale de la France. Délires de Jean-Marie Le Pen ? Non, simplement la position d'une des figures légendaires du Front populaire.
Roger Salengro ne s'arrête pas en si bon chemin. Le 14 août 1936, il adresse aux préfets une circulaire appelant à la plus grande fermeté face aux réfugiés allemands. Le ton est donné. L'heure n'est pas au laxisme : « Il importe de ne plus laisser, désormais, pénétrer en France, aucun émigré allemand et de procéder au refoulement de tout étranger, sujet allemand ou venant d'Allemagne, qui, entré postérieurement au 5 août 1936, ne serait pas muni des pièces nécessaires (passeport régulièrement visé ou autorisation spéciale), ou chercherait à se maintenir au-delà du délai fixé par son visa consulaire... Ces mesures de bienveillance et d'attente ne devront pas jouer, bien entendu, à l'égard de ceux qui vous paraîtraient, par leur attitude, leur conduite ou la gravité des faits ayant motivée la sanction intervenue, mettre manifestement en péril l'ordre public et la sécurité nationale. » Nous étions en 1936. Hitler était au pouvoir. Les persécutions à l'égard des juifs et des communistes avaient commencé. Les socialistes français le savaient. Roger Salengro ne pouvait l'ignorer. Pourtant, il refuse l'accueil des étrangers fuyant le régime nazi. Quant à ceux qui mettraient en danger l'ordre public et la sécurité nationale, ils ne méritent qu'une sanction : l'expulsion. Que pouvait suggérer le ministre socialiste par de tels comportements ? Peut-être une manifestation discrète contre le gouvernement allemand ? Sans doute une protestation contre un régime manifestement totalitaire. Rien de très organisé. Rien de particulièrement violent. Et, en tout état de cause, la mise en danger de l'ordre public ne pouvait résulter que de quelques individus isolés. Nous étions loin de Villiers-le-Bel. Loin des policiers agressés. Loin des écoles, des voitures et des bibliothèques incendiées. À mille lieux des insurrections urbaines qui agitent la France depuis plusieurs années. Pourtant, la gauche française, avec le soutien de la droite, n'hésitait pas à employer les grands moyens face à des étrangers qu'elle estimait, à tort ou à raison, dangereux pour l'ordre public. Personne, à l'époque, n'aurait osé crier à l'extrémisme ou au fascisme.
Le Front populaire ne s'arrête pas à ces interventions et circulaires de Roger Salengro. Le 11 décembre 1936, le gouvernement prend dix décrets de protection de la main-d'œuvre nationale, en application de la loi du 10 août 1932. Dans dix secteurs d'activité, chaque décret fixe la proportion maxima de travailleurs de nationalité étrangère. C'est ainsi que, dans les laiteries et fromageries du Cher, le maximum est fixé à 10% dès l'application du décret et à 5% six mois après. En Meurthe et Moselle, ce sont les fabriques de produits céramiques, de chaux, plâtre et ciment, de faïence et porcelaine qui sont tenues de limiter l'emploi de main-d'oeuvre étrangère. Dans le département du Pas-de-Calais, terre ouvrière par excellence, les tuileries et briqueteries sont tenues de ne pas employer trop d'étrangers. C'est également le cas des fabriques de bouchons et objets en liège des Bouches-du-Rhône. N'échappent pas non plus aux quotas les chantiers de construction et de réfection des voies ferrées d'une multitude de départements comme l'Ardèche, l'Aube ou la Lozère. Autrement dit, pour la gauche des années 1930, défense des travailleurs rime avec préférence nationale. D'ailleurs, cette politique porte ses fruits puisque, de 1931 à 1936, la population étrangère en France serait passée de 2,9 millions à 2,5 millions. La gauche ne voit pas de contradiction entre cette politique et les valeurs républicaines qui inspirent son action. Tout juste un décalage entre les contraintes du réel et son idéal internationaliste ?
Si les étrangers doivent s'éclipser au profit des Français en matière de travail, on les oblige aussi à se tenir tranquilles. Il n'est pas question qu'ils participent à la moindre agitation politique. Le 26 janvier 1937, un décret dissout le mouvement de l'indépendantiste algérien Messali Hadj, l'Étoile Nord-Africaine, dont le siège se trouve rue Daguerre à Paris14. Cette politique, qui soulèverait aujourd'hui l'indignation de la gauche française et de l'ensemble des associations anti-racistes, indispose-t-elle le parti communiste de l'époque ? En aucune manière. Celui-ci en rajoute même dans la propagande nationaliste. Avant même l'avènement du Front populaire, Jacques Duclos signait un article en première page de L'Humanité au titre éloquent : « La France au Français ». Deux ans plus tard, le parti n'a pas varié. Le 28 septembre 1937, Maurice Thorez, son secrétaire général, s'exclame lors d'un meeting au Vélodrome d'hiver : « Asile sacré aux travailleurs immigrés chassés de leur pays par le fascisme, mais répression impitoyable contre les agents étrangers de l'espionnage et du terrorisme fasciste et contre leurs complices français. Nulle xénophobie ne nous anime quand nous crions « La France aux Français ». Pourrait-on imaginer aujourd'hui Marie-Georges Buffet reprendre à son compte un slogan pourtant moins agressif : « Les Français d'abord » ?"
Source : Thierry Bouclier, La République amnésique, Perrin, 2008.
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