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lundi, 23 février 2009

La modernité s'épuise, l'histoire continue

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SYNERGIES EUROPÉENNES - VOULOIR (Bruxelles) - Juillet 1994

Noël RIVIÈRE & Pierre LE VIGAN:

La modernité s'épuise, l'histoire continue

On s'accorde à considérer qu'il y a crise du lien social. Cette crise est celle de l'ensemble des formes de ce lien: le politique, le religieux, la représentation du beau, la place de l'homme dans le monde. L'individualisme et l'utilitarisme - la conjonction des deux - sont à l'origine de cette crise. La génèse de l'utilitarisme a été bien éclairée par les travaux de Louis Dumont. Mais la crise du lien social survient avec retard par rapport au déploiement des nouvelles valeurs. Le nouvel état d'esprit rationnel et utilitaire se déploie en plusieurs vagues. La première se traduit par une révolution des consciences.

 

L'individualisme en est le fruit.  Il marque l'entrée dans l'ère de la subjectivité.  Dans celle-ci, l'important est l'histoire individuelle de chacun. Lucien Sève a appelé cela "la révolution biographique". Elle prend son essor vers le 14ème siècle, au moment où nous entrons, selon l'expression de Pierre Chaunu, dans le système du monde plein. L'homme commence alors à se poser en s'opposant: aux autres et au monde. Le premier aspect est une constante de l'histoire; le recul du holisme donne toutefois aux affrontements une forme differente. C'est principalement dans le second aspect que réside la nouveauté, dans une volonté de maîtriser le monde. Plus, de le domestiquer. Cette volonté a pour origine une peur nouvelle du monde. Car c'est au moment où l'homme commence à prendre la mesure de l'immensité cosmique qu'il se sent abandonné par un Dieu unique qui ne joue pas le rôle d'intercesseur et de partenaire qui était celui des anciens dieux.

 

Au 5è siècle ap. J-C, Augustin établit dans La cité de Dieu les bases de ce que l'on appelera l'augustinisme politique: a) existence d'une société surnaturelle distincte de la société terrestre, b) caractère légitime des institutions politiques (même quand les souverains sont païens), c) pouvoir séculier détenu par les évêques representant la providence divine.

Augustin allie la raison et l'argument d'autorité: il faut comprendre pour croire. Au 9ème siècle, Scot Erigène précise: "nisi crediteritis, non intelligetis". Le pseudo-Denys, Maxime le Confesseur, les néo-platoniciens font de la raison un adjuvant majeur de la foi. En mettant la raison au centre des valeurs, en l'affirmant comme outil de l'autonomie terrestre et de la séparation de l'homme et de la nature, la pensée chrétienne crée les conditions d'une prochaine sortie de la religion. Thomas d'Aquin tente de réinstaurer le rapport de la foi et de la raison sur un mode moins impératif: Dieu n'a pas à être prouvé par la raison selon Thomas, il se prouve parce que l'homme existe - qui est sa créature. Le sujet humain peut connaître l'erreur, mais non Dieu. La raison humaine est admise implicitement comme pouvant être faillible; il est toutefois possible de comprendre Dieu à partir du monde, en mettant la pensée au travail, en s'élevant, à partir de la connaissance de la nature, par l'analogie, vers l'universel, jusqu'à la conclusion de l'existence de Dieu. Le rapport entre l'être et l'existence est le rapport d'un acte à une puissance, l'être actualisant la puissance - qu'Heidegger appellera le Dasein (=l'étant). Thomas développe ainsi une thématique qui s'oppose à celle d'Augustin et de Bonaventure pour qui il y a immédiateté de l'évidence de Dieu. Bref répit. La tentative thomiste de stabilisation des rapports de la religion et de la raison est aussitôt mise à mal.

Notamment par Duns Scot. Celui-ci critique à la fois le néo-platonisme augustinien (et la théorie de l'"illumination divine") et un aristotélisme représenté par Thomas et le philosophe arabe Avicenne (980-1037). Pour Duns Scot, démontrer l'existence de Dieu n'est pas tâche théologique mais métaphysique. Cela revient à démontrer la possibilité pour un être infini d'exister. Mais si la métaphysique peut conclure à l'existence de cet infini, elle ne peut le comprendre. Duns Scot postule ainsi une absence de passage entre le plan de l'être, accessible par la métaphysique, et le plan de Dieu, relevant de la théologie (cf. Hervé Rousseau, la pensée chrétienne, PUF, 1973); il s'inscrit dans le prolongement de la thèse de Boèce (début du VIè siècle ap. JC) selon laquelle "toutes les catégories changent de sens lorsqu'elles sont appliquées à Dieu". En postulant aussi que la volonté de connaissance est préalable à l'existence de l'intellect, Duns Scot autonomise la volonté, ouvrant ainsi la voie au renforcement d'un individualisme déjà présent dans le thème de la Révélation.

 

Guillaume d'Ockham développe un point de vue très proche du scotisme en écrivant: "il ne saurait y avoir supposition en dehors d'une proposition". Pour  Ockham, l'existence de Dieu est improuvable. Il considère, ainsi que Duns Scot, que c'est un credibilia. Il approfondit ainsi le fossé entre Dieu et l'être qui date d'Augustin. Etre et existence sont pensés comme tous deux causés, créés par Dieu. Il n'y a pas de participation de l'homme au divin via le biais d'une participation à l'être.  L'objet de la théologie est de constater Dieu, tandis que l'objet de la philosophie est de prouver le monde. Dans celui-ci, ne sont réels que les objets particuliers, position qui caractérise un nominalisme (ou terminisme) opposé à la recherche des essences ou des universaux. Le bien, le beau, l'amour sont ainsi sans statut, et sans réelle existence. Le seul universel est extra-humain: c'est Dieu.

 

En séparant radicalement l'étude du monde et celle de Dieu, l'ockhamisme, illustré notamment par Buridan et Nicolas d'Autrecourt, ouvre la voie à une étude du monde "débarrassée" de la présence divine. Il inaugure (indépendamment de l'avatar historique que constitue les condamnations du nominalisme) le conflit entre science et spiritualité, dont l'affaire Galilée est le symbole. Il renforce la mise en minorité de la nature dans la pensée chrétienne - c'est-à-dire dans la pensée dominante. Les nominalistes, dans le même temps qu'ils affirment l'autonomie de la raison et de la volonté, libèrent le champ pour une éclosion du mysticisme dans la sphère religieuse, comme le note justement H. Rousseau (op. cit.).  D'où un foyer de tensions et de déséquilibres lourd d'explosions.

Le critique d'art Lionello Venturi écrit à partir du cas italien les lignes suivantes - qui sont valables pour l'ensemble de l'Europe: "A partir de Saint-François, c'est-à-dire à partir du 13è siècle, les italiens ne s'intéressent plus à la théologie comme avant; ils rêvent d'une fraternité humaine et aiment les choses terrestres avec un renouveau d'émotions qui projette le Christ et son action dans la vie journalière de l'homme, c'est ce qui donne naissance au 15è siècle à une foi nouvelle en l'homme. On exalte l'homme comme le centre de l'univers et on le divinise" (cité in André Amar, l'Europe a fait le monde. Histoire de la pensée européenne. Présence Planète, 1966). Il y a dans ces lignes tous l'optimisme préliminaire à la modernité. Mais aussi beaucoup d'inconscience.

 

Le conflit ouvert entre science et spiritualité après Thomas est un approfondissement du clivage augustinien entre Dieu et l'être. Il reste ouvert tout au long du développement des sciences. Il oppose par exemple Descartes et Newton. Le premier assigne à l'homme la mission de constituer une "science universelle" et de se rendre "maître et possesseur de la nature". Aussi, quand Glucksmann situe Descartes "à l'origine d'un humanisme négatif", il faut comprendre: à l'origine d'une conception dans laquelle l'homme n'accroit son être que dans la mesure où il nie l'être du reste du  monde. A l'inverse de Descartes, Newton refuse la vision mécanique de la nature imprégnée de la raison et développe une conception théiste de la science. Bien que ses thèses scientifiques soient d'une valeur incontestablement supérieure à celles de Descartes, Newton représente une ligne de pensée minoritaire dans le mouvement des idées. Car s'agrandit le fossé entre Dieu d'une part, l'être, le monde, l'homme et la philosophie d'autre part. Cette étape est bien caractérisée par Lukàcs, dont Reinhard Mocek résume ainsi le point de vue sur cette période: "L'Ecriture n'est pas concernée par la science moderne, mais, en conséquence, la science ne peut plus procurer ce qui encore paraissait dans les oeuvres de Bacon et de Galilée: la certitude de l'être! Plus la science accomplit de progrès important, et plus les doutes apparaissent béants" (De Hegel à Lukàcs, le problème de l'ontologie, La Pensée, n°268, 1989). Spinoza est représentatif de cet état d'esprit. Il écrit: "J'ai acquis l'entière conviction que l'Ecriture laisse la raison absolument libre et n'a rien de commun avec la philosophie". En clair, un partage des rôles: d'un coté, l'Ecriture, qui relève de la foi, de l'autre, le monde, qui relève de la libre raison. Etape nouvelle dans l'assomption de la raison: Spinoza estime que celle-ci, outre la qualité d'autonomie, a la capacité de s'appliquer à l'examen des Ecritures elles-mêmes. Dans le même temps, l'amour de Dieu doit naître de la connaissance des lois "claires et distinctes" de la nature, ce qui ouvre la voie à un théisme scientiste. La religion comme la science sont déjà entrés dans l'ère post-chrétienne même si les mots pour le dire sont ceux du christianisme. 

 

Le déplacement de la question de Dieu hors du champ de la philosophie est alors chose acquise pour quelques siècles. Kant le confirme, à la suite notamment de Berkeley (1685-1753) et du cardinal Bellarmin (1542-1621). Le noyau de ses conceptions est résumé ainsi par Lukàcs: "on ne saurait reconnaitre la moindre valeur ontologique à aucune de nos connaissances du monde matériel" (cité in R. Mocek, art. cit.). Si le kantisme constitue la pointe extrème de la rationalisation du christianisme, une inversion se produit simultanément qui est la déchristianisation du rationalisme. Hegel tente de restaurer l'identité entre théologie et philosophie, en supposant que dialectiquement l'Esprit s'aliène dans la matière, puis se reconnait enfin en lui-même. Ecrivant que "l'essence de la nature ne concerne en rien l'extérieur", Hegel défend l'idée que la nature se manifeste "en tant qu'unité du monde" (Hans Heinz Holz, in La Pensée, n°268, mars-avril 1989). L'éclatement de la postérité d'Hegel en multiples courants montre que, là encore, la stabilisation des rapports religion-science sur la base du christianisme n'est pas viable. Le philosophe et protestant Schleiermacher pose bien le problème au milieu du 19è siècle (Lettre à Lücke, cité in H. Rousseau, op. cit.): "Le noeud de l'histoire devra-t-il se dénouer ainsi: le christianisme du côté de la barbarie, et l'incrédulité du côté des sciences ?... Si la Réformation, des débuts de laquelle est issue notre Eglise, n'a pas pour but d'établir un pacte perpétuel entre la foi vivante et la recherche scientifique libre, accomplissant son travail en toute indépendance, de sorte que la première n'entrave pas plus la seconde que celle-ci n'exclut la première, alors la Réforme ne satisfait pas aux besoins de notre époque, et il nous en faudra une autre, quels que puissent être les combats qui seront nécessaires".

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Francis Fukuyama remarque: "Le désir (de reconnaissance) et la raison suffisent à eux deux pour expliquer le mouvement de l'industrialisation, et plus généralement une bonne partie de la vie économique" (La fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992). Le désir de reconnaissance est de fait un puissant moteur d'action à partir du moment où les individus se voient précisement comme tels, c'est-à-dire séparés du groupe (1). En ce sens, la démocratie libérale constitue la forme politique la plus adéquate pour l'économie de marché. Par l'égalité des droits civils et civiques, elle transfère le désir de reconnaissance - le thymos (2) - dans la seule sphère économique, faisant de celle-ci le champ privilégié des affrontements et des affirmations individuelles. "La force de l'économie libérale, écrit Fukuyama, est d'utiliser la démocratie (...) comme sa ruse. C'est cette égalité des droits qui maximise l'investissement dans la compétition au sein de la sphère du travail" (op. cit.). La situation peut ainsi être résumée avec justesse par l'historien de l'économie François Caron: "Le fondement réel du libéralisme politique est le libéralisme économique. Ils sont indissociables" (Le débat, n°68, 1992). Le rôle de l'économie libérale, c'est-à-dire de l'économie libérée (de toute entrave), est aussi bien vu par Jean-Pierre Dupuy, l'auteur d'un ouvrage sur "Le sacrifice et l'envie". Il affirme: "L'économie contient la violence aux deux sens du verbe contenir: elle lui fait barrage mais elle a cette violence en elle" (entretien accordé à Vendredi, 11 décembre 1992).

Mais l'économicisme ayant affaibli la capacité des sphères politiques et culturelles d'exister en propre et d'être productrices d'identités individuelles et collectives, l'économie est sommée de produire elle-même ces identités. D'où le développement de l'esprit d'entreprise (3), l'utilisation des valeurs du militantisme dans certains secteurs professionnels (on parle par exemple de militants du développement local, de militants des énergies propres, etc), la vogue des histoires d'entreprises. Fukuyama n'a rien inventé. Hobbes, dans Le Léviathan, exprime bien cette idée de désir de reconnaissance consécutif à l'éclatement des représentations collectives: "(...) chaque homme tient à ce que son compagnon l'évalue au même prix qu'il s'estime lui-même". Et cette recherche subjective de la reconnaissance rencontre un critère objectif formulé un siècle plus tard par le grand philosophe de l'utilitarisme Hume: "Ce qui est vrai, c'est ce qui réussit".

 

Nous en sommes là: au stade de l'utilitarisme et de l'assimilation du vrai au rationnel. La raison a triomphé de ses ennemis, d'où une "mélancolie" rationaliste apparentée à la "mélancolie démocratique" de Pascal Bruckner. La course à la reconnaissance est la règle. Mais c'est parce que c'est produit un basculement global des visions du monde. Kant pensait qu'"une communauté authentiquement humaine n'est pas constructible sur le mensonge". La société moderne est simplement construite sur l'oubli de l'être. Ce n'est forcément plus rassurant. Cet oubli a entrainé la déchristianisation; et c'est en même temps le christianisme qui, dés l'origine, en est porteur. Marcel Gauchet a résumé cet aspect des choses en une formule vive: "Le christianisme aura été la religion de la sortie de la religion" (le désenchantement du monde, Gallimard, 1985). Au service des pouvoirs pour construire son pouvoir, l'Eglise a contribué à identifier l'irreligion à la maîtrise du destin terrestre et du destin social des hommes, sapant ainsi les bases de la croyance à mesure que l'outil de la raison, par elle valorisé, faisait apparaître qu'il n'est de connaissance du monde que ne soit une intervention sur le monde. C'est dans la "modeste, imperceptible bifurcation de l'augustinisme politique" que M. Gauchet situe le pas à partir duquel s'engage la dissolution de l'histoire proprement chrétienne. C'est donc au moment où le christianisme se rigidifie du point de vue des pratiques et de l'idéologie que nous amorçons notre sortie de l'age religieux. Il se produit alors ce que l'on peut nommer éclipse du sacré ou retrait du divin. "Avec le retrait de Dieu, remarque M. Gauchet, (...), le monde, d'intangiblement donné qu'il était, devient à constituer" (op. cit.). Le champ est par là pleinement ouvert à une laïcisation de l'éthique. Celle-ci, comme l'avait bien vu La Mettrie, comportait une possible dimension émancipatrice: abandon des "fausses vertus traditionnelles (humilité, pitié, remords, repentir), et revendication d'une sagesse matérialiste tournée vers la vie terrestre et son affirmation" (Olivier Bloch, le matérialisme, PUF, 1985, p. 73). Mais le retrait de Dieu par accomplissement de la promesse chrétienne d'avênement de la raison aboutit aussi à dévaloriser le monde en le transformant en pur champ d'expérimentation, et à se tromper sur l'homme en le rabattant sur la nature - méconnaissant que "la nature de l'homme, c'est de n'en avoir point" (Arnold Gehlen). La modernité est contradictoire. Et c'est pourquoi l'éclipse du sacré est réversible.

La vision antique était la suivante: au dessus des dieux, le monde. La vision chrétienne fut: au dessus du monde, Dieu. Résultat: un monde sans Dieu et une raison devenue dieu.  La vision de demain pourrait être: au dessus des hommes, le monde; avec le monde (nés avec), les dieux, et avec les hommes, la raison, pour comprendre, agir, intervenir. Et accepter le monde.

 

 

Noël RIVIERE et Pierre LE VIGAN

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(1) Jean Saint-Geours, dans Moi et nous (politique de la société mixte, préface de P. Bérégovoy, Dunod, 1992) tente de définir une troisième voie entre le holisme pur - qui s'énoncerait "nous" - et l'individualisme - qui s'énonce "moi et eux".

(2) De thymos, on déduit l'isothymia, désir d'être reconnu comme égal, et la mégalothymia, désir d'être reconnu comme supérieur. Le thymos est aussi l'ardeur spirituelle, celle qu'évoque Nietzsche qand il parle de l'homme comme de "la bête aux joues rouges".

(3) voir les remarquables analyses de Jean-Pierre Le Goff, le mythe de l'entreprise, La Découverte/essais, 1992. J-P Le Goff définit l'idéologie de l'entreprise, "une de ces petites idéologies qui ont fleuri sur l'ère du vide", comme fondée sur l'idée que "l'homme doit s'investir totalement dans le travail". Cette idéologie renforce selon lui la "souffrance au travail et le désarroi ambiant" (cf. son entretien in Courrier cadres, 27 novembre 1992).

 

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