jeudi, 18 juin 2009
Entretien avec Hans Jürgen Syberberg
Contre l'esthétique des vainqueurs!
Entretien avec Hans Jürgen SYBERBERG
propos recueillis par Ulrich FRÖSCHLE et Michael PAULWITZ
Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1991
Q: «Une nouvelle Allemagne, un nouvel art». La fin de l'après-guerre signifie-t-elle aussi la fin de l'art de l'après-guerre?
HJS: Notre situation globale, je la percevais, l'été passé, comme une impasse, surtout dans le domaine de l'esthétique. Puis est venu le fameux automne... Ce n'était plus une impasse mais une fin, la fin, la conclusion d'une époque, l'époque de l'après-guerre.
Q.: Et l'art de cet après-guerre?
HJS: En Allemagne, les pères fondateurs de l'intelligence officielle de notre après-guerre doivent constater leur faillite: Adorno, Bloch, Benjamin, Horkheimer, etc. Je dis cela, parce que j'ai le sentiment que la paralysie actuelle du débat intellectuel vient du fait que nous ne sommes pas en mesure de nous dresser contre cette génération d'émigrants. Mais eux le comprennent. Si quelque chose de neuf doit croître et se développer, ce qui est ancien, vermoulu, doit céder la place. Ce qui est ancien n'est pas a priori «bon» pour l'éternité. Pour me concentrer sur l'essentiel, je dirais que cette combinaison, où entrent 1) cette prétention morale, «vertuiste», affirmée par les ex-émigrants et 2) les positions des gauches, a conduit à cette paralysie de l'intelligence que l'on constate à l'Ouest, précisément parce que les positions des gauches sont devenues intouchables, ont reçu une sorte de cachet de noblesse parce qu'elles étaient défendues par des ex-émigrants.
Q: Voyez-vous les signes avant-coureurs d'une perestroïka dans notre monde culturel?
HJS: Dans la partie orientale de l'Allemagne actuelle, beaucoup de choses ont changé, mais, chez nous, peu, du moins dans le domaine de la culture. Je constate qu'il y a ici, à l'Ouest, bien plus de girouettes et de staliniens qu'à l'Est. Dans le petit monde de la culture, on parle encore et toujours comme il y a vingt ans. Je n'ai pas vu un seul de nos «fonctionnaires» de la culture, ni au théâtre ni dans les journaux ni dans aucune institution qui patronne les sciences de l'esprit qui ait cédé sa place ni changer les paramètres qui régissaient son cerveau.
Q: Est-ce l'héritage de 68?
HJS: Les soixante-huitards constituent, pour le moment, la génération qui a le plus d'efforts à fournir pour surmonter ses complexes. Mais je veux être clair: le processus que j'incrimine n'a pas commencé en 1968. En 68, on n'a fait que formuler clairement ce qui s'est passé depuis 1945. Je pense que la rééducation, commencée en 1945, a été une démarche erronée. Rien que le mot: aujourd'hui, n'est-ce pas, on ne parle même plus d'éduquer un enfant, alors, vous pensez, vouloir transposer cela à tout un peuple...! Un peuple qui devrait être éduqué puis rééduqué...! Situation abominable! Qui signifie en fait: aliéner le peuple par rapport à sa propre culture.
Q: La culture de notre après-guerre a-t-elle été une culture des vainqueurs?
HJS: Oui. Je vois en elle une esthétique du vainqueur. C'est simple: ce qui nous est arrivé après 1945 était une esthétique déterminée par les vainqueurs. A l'Ouest, les Allemands se sont conformés parfaitement à «cette liberté qui nous vient d'Occident»..., alors qu'ils auraient dû se demander, petit à petit, si cet apport correspondait bien à leur sentimentalité intime, aux sentiments intérieurs de leur nature profonde. C'est Aron, je crois, qui a dit que le mot «rééducation» ne lui avait pas plu dès le départ et il a toujours pensé qu'il fallait agir autrement. Mais il est l'un des rares à Paris —souvent des hommes de droite, de confession israëlite— à avoir pensé autrement. En Allemagne, nous avons subi une occupation qui nous a amené l'américanisation. Et, pour sauter quelques étapes, je trouve que les événements de l'an passé à Leipzig et dans d'autres villes nous ont fait du bien. Malheureusement, ce n'était pas une révolution culturelle mais c'était au moins une révolution née en Allemagne.
Q: Avons-nous aujourd'hui un art sans peuple?
HJS: L'art a toujours eu pour fonction d'affirmer la vie et non de la détruire. Au départ de cette affirmation, je pense que nous avons aujourd'hui un art qui, pour la première fois dans l'histoire, est dépourvu de «nature»; en disant cela, je ne pense pas seulement à la nature physique, que nous sommes en train de saccager allègrement, mais à la nature psychique. Nous sommes en présense d'un art qui reflète les névroses de notre temps, ce qui revient à dire effectivement que c'est un art sans peuple, pire, un art qui s'impose contre le peuple. Résultat: l'art devient suspect. Les gens ne se rendent plus au théâtre, ne participent plus à rien, parce qu'ils n'ont plus confiance en rien, parce qu'ils ont le sentiment que cet art n'est pas notre art, que ce qu'ils voient représenté ne les concerne pas. Je ne dis pas que l'art doit briguer l'assentiment bruyant des masses et de la majorité mais je dis qu'il doit être accessible.
Q: Le philosophe de l'esthétique Hans Sedlmayr a parlé de «perte du centre» (Verlust der Mitte). Le mal ne réside-t-il pas dans la «dé-localisation» (Entortung) de l'homme moderne?
HJS: J'ai avancé une critique du «prêchi-prêcha sur la société multi-culturelle». Ce discours est effectivement très dangereux car l'organisation multi-culturelle de la société conduit à l'élimination des valeurs propres à la population autochtone. Le vieil adage «Connais-toi toi-même» demeure, envers et contre tout, le présupposé sur lequel doit reposer toute rencontre avec l'autre. En revanche, si l'on provoque délibérément un mixage trop rapide, on jette les bases d'un monde «électronisé», où l'appréhension du monde ne s'effectue plus que par des clips, qui ne durent que quelques secondes. Tout cela, c'est une question d'écologie spirituelle. Les hommes d'aujourd'hui ne se rencontrent plus qu'au niveau du fast-food, même si l'éventail des marchandises offertes est assez large.
Q: Comment pensez-vous que s'articulera cette «écologie spirituelle» que vous appelez de vos vœux?
HJS: C'est en fait la question essentielle. Que se passera-t-il en effet, quand tous nos concitoyens de l'ex-RDA pourront déguster des bananes et auront troqué leurs vieilles Trabis contre des voitures d'occasion occidentales? Leur curiosité pour ce qui est autre ne se tarira-t-elle pas? Et nous, les intellectuels, sommes-nous capables de répondre à ce défi?
Q: Une dernière question: quand on vous balance l'étiquette de «fasciste», est-ce que cela vous gène ou vous amuse?
HJS: Je me suis longtemps demandé s'il fallait que je dise les choses aussi ouvertement car une telle ouverture m'exposait, évidemment, au reproche de «fascisme». En fin de compte, je me suis dit: «Maintenant ça suffit! Cela n'a aucun sens de se cacher tout le temps et de mentir par confort».
Q: Monsieur Syberberg, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.
00:08 Publié dans Cinéma | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : allemagne, cinéma, cinéma allemand, entretiens, libres propos | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Les commentaires sont fermés.