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samedi, 28 novembre 2009

Lévy-Strauss fut-il un progressiste?

claudelevystrauss.jpgLévi-Strauss fut-il un progressiste ?

À entendre les éloges funèbres, Claude Lévi-Strauss, aujourd’hui unanimement encensé, aurait été le plus politiquement correct des philosophes : antiraciste avant l’heure, anticolonialiste, promoteur des civilisations « premières », quelle meilleure référence ?

Il est certes incontestable qu’il défendit l’idée, fondamentale dans son œuvre, que les cultures dites primitives sont aussi complexes que les cultures modernes.

À cette figure d’hagiographie, les fines bouches objectent cependant tel ou tel propos de jeunesse sur l’inégalité des races ou paraissant hostile à l’islam. Mais avant 1945 — cela est complètement oublié aujourd’hui —, dans presque toutes les familles politiques et pas seulement les pro-nazis, il était naturel de parler de race et de s’interroger sur leur éventuelle inégalité. C’est à partir de la catastrophe hitlérienne que les mentalités changèrent et encore très progressivement. Lévi-Strauss était d’ailleurs resté plutôt discret sur ces questions.

Ce n’est en tous les cas pas pour cela mais pour une toute autre raison qu’il fut considéré dans les années soixante comme un fieffé réactionnaire.

La mode du « structuralisme »

Connu seulement des spécialistes, Claude Lévi-Strauss a passé la rampe de la célébrité, au moins dans le grand public cultivé, quand fut lancée, vers 1966, la mode du « structuralisme ». Il s’agissait au départ d’une expression journalistique, comme plus tard les « nouveaux philosophes » regroupant de manière approximative des penseurs qui ne se connaissaient pratiquement pas et dont les préoccupations étaient en réalité fort différentes.

Lévi-Strauss avait tiré de la linguistique de Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916) l’idée que les phénomènes humains sont organisés comme des systèmes (structures), de telle manière que si on bouge tel élément — d’une langue pour Saussure, d’un système de parenté ou de représentations mythologiques pour Lévi-Strauss (les Structures élémentaires de la parenté, 1949) —, c’est tout le système qui est affecté et pas seulement la pièce que l’on a bougée. Cela parce que les différents aspects de telle ou telle réalité humaine sont reliés par des logiques invisibles qui expliquent ce genre d’effets, dits « effets de structure » : un peu comme quand on modifie l’un des quatre angles d’un parallélépipède, les trois autres en sont automatiquement affectés.

À Saussure et Lévi-Strauss, furent rattachés le psychanalyste Jacques Lacan, qui lui aussi travaillait depuis longtemps mais n’était pas encore très connu, lequel allait répétant que « l’inconscient est structuré comme un langage », et Michel Foucault qui montra dans les Mots et les Choses (1966) comment des éléments apparemment étrangers d’une même période de la culture (son analyse du XVIIe siècle français fut exemplaire) étaient reliés par des analogies secrètes qu’on pouvait aussi qualifier de structures. Théorisant le structuralisme, Foucault dit également que l’étude de l’homme passe désormais par différents sciences humaines dont chacune construit son objet à sa manière, produisant un éclatement de la notion d’ « homme », désormais dépourvue de sens.

Il n’y eut pas d’économiste structuraliste, mais l’économie de marché fonctionne de manière si évidente selon une logique structurale que personne ne ressentit alors le besoin de le relever.

La critique marxiste

Tout cela était-il de nature à provoquer la controverse, voire la haine ? Oui, parce que les marxistes — dont on a oublié l’hégémonie idéologique au cours des années soixante, mai 68 compris, supérieure peut-être à ce qu’elle avait été au sortir de la guerre — virent dans le lancement du structuralisme un nouvel artifice inventé par la bourgeoisie pour contrer le marxisme. Pourquoi ?

Parce que le marxisme-léninisme standard reposait sur l’idée d’une infinie plasticité de la nature humaine : sinon comment prétendre sculpter l’homme nouveau du communisme ? Ce dogme avait conduit Staline à soutenir, contre toute raison, les biologistes anti-mendéliens et anti-darwiniens Mitchourine et Lyssenko. Lié à cette plasticité, le primat de l’histoire sur la structure : c’est dans un processus historique concret que l’homme se produit lui-même sans être entravé par des structures prédéterminées. Or, personne n’avait osé le dire explicitement, tant cela eut paru une grossièreté (seul, un peu plus tard, Edgar Morin s’y risqua dans le Paradigme perdu, 1973) : le structuralisme ressuscitait l’idée de quelque chose comme une nature humaine.

levysrtaussoeuvres.jpgPour Lévi-Strauss, il n’y avait certes pas un seul système de parenté, de type monogamique occidental (c’est en cela qu’il était « tiers mondiste ») mais tous les systèmes de parenté n’étaient pas pour autant possibles. L’humanité a dressé de manière inconsciente une sorte de tableau de Mendeleieff des systèmes de parenté et il est condamné à aller de l’un à l’autre, sans échappatoire. Même chose pour Lacan : la castration du désir œdipien primitif est une constante de l’homme, un destin originel auquel nul n’échappe. Le pessimisme de Lacan — prolongement de celui de Freud — était exprimé en termes suffisamment cryptés pour qu’un public soixante-huitard avide de nouveautés mais ne comprenant pas bien ce qu’il disait lui fasse une ovation.

Seul Gilles Deleuze (l’Anti-Œdipe, 1972) saisit combien cette pensée pouvait être « réactionnaire » car désespérante pour toute idée de progrès. Les linguistes découvrent eux aussi des règles permanentes qui régissent l’évolution des langues. La pensée de Foucault est en revanche moins nette sur ce sujet : on n’a jamais su le statut épistémologique des concordances qu’il mettait au jour à telle ou telle époque.

Tentatives de synthèse

Tandis que les intellectuels communistes officiels se déchaînaient conte la vague structuraliste, il y eut des tentatives de synthèse entre le marxisme et le structuralisme. Un anthropologue aujourd’hui oublié, disciple de Lévi-Strauss et soigné par Lacan, Lucien Sebag, s’y essaya dans un brillant essai justement appelé Marxisme et Structuralisme (1964). Peut-être conscient d’une impasse, il se suicida l’année suivante.

Mais l’homme qui se trouva, bien malgré lui, au carrefour des deux courants de pensée fut Louis Althusser. Il était à la vérité plus marxiste que structuraliste et surtout influencé par Bachelard, mais en considérant qu’une configuration économique et sociale donnée était une réalité globale dont toutes les parties étaient solidaires, il a paru faire une lecture structuraliste du marxisme. Cela lui valut une solide méfiance du Parti communiste. Il fut en revanche le maître à penser des premiers maoïstes mais pour une tout autre raison : Althusser considérait que le mode de pensée idéologique (par opposition au mode de pensée scientifique) ne s’arrêtait pas avec la révolution mais que dans une première phase, le pouvoir « prolétarien » avait besoin d’une idéologie pour se consolider , une théorie qui justifiait à bon compte tous les délires, tant staliniens que maoïstes, à un moment où le parti communiste dénonçait au contraire le « culte de la personnalité ».

Claude Lévi-Strauss, dont le nom fut utilisé bien malgré lui dans ces querelles germanopratines, se tint largement sur la réserve. D’abord parce qu’il était souvent sur le terrain, ensuite parce que son tempérament distant et le souci de la rigueur scientifique le tenaient naturellement éloigné des tumultes de l’agora.

Source : Liberté Politique [1]


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