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Communiqué public du Laboratoire Européen d’Anticipation Politique (LEAP), du 15 mars 2010
En cette fin de premier trimestre 2010, au moment où sur les fronts monétaires, financiers, commerciaux et stratégiques, les signes de confrontations se multiplient au niveau international, tandis que la violence du choc social de la crise se confirme au sein des grands pays et ensembles régionaux, le LEAP/Europe2020 est en mesure de fournir un premier séquençage anticipatif du déroulement de cette phase de dislocation géopolitique mondiale.
Nous rappelons que cette phase ne peut être un prélude à une réorganisation pérenne du système international que si, d’ici le milieu de cette décennie, les conséquences de l’effondrement de l’ordre mondial hérité de la seconde guerre mondiale et de la chute du Rideau de Fer, sont pleinement tirées. Cette évolution implique, notamment, une refonte complète du système monétaire international, pour remplacer le système actuel, fondé sur le Dollar américain, par un système basé sur une devise internationale, dont la valeur dérive d’un panier des principales monnaies mondiales, pondérées par le poids respectif de leurs économies.
En publiant, l’année dernière à la même époque, un message en ce sens sur une pleine page du Financial Times, à la veille du sommet du G-20 à Londres, nous avions indiqué que la « fenêtre de tir » idéale pour une telle réforme radicale, se situait entre le printemps et l’été 2009, faute de quoi le monde s’engagerait dans la phase de dislocation géopolitique globale à la fin 2009 (1).
L’ « Anneau de Feu » des dettes souveraines – Répartition graphique des Etats, en fonction de leur dette et de leur déficit publics (en % PIB) – Source : Reuters Ecowin, 02/2010
L’échec du sommet de Copenhague en décembre 2009, qui met fin à près de deux décennies de coopération internationale dynamique sur ce sujet, sur fond de conflits croissants entre Américains et Chinois, et de division occidentale sur la question (2), est ainsi un indicateur pertinent, qui confirme cette anticipation de nos chercheurs. Les relations internationales se dégradent dans le sens d’une multiplication des tensions (zones et sujets), tandis que la capacité des Etats-Unis à jouer leur rôle d’entraînement (3), ou même tout simplement de « patron » de leurs propres clients, s’évanouit chaque mois un peu plus (4).
En cette fin de premier trimestre 2010, on peut notamment souligner :
. la dégradation régulière des relations sino-américaines (Taïwan, Tibet, Iran, parité Dollar-Yuan (5), baisse des achats de Bons du Trésor US, conflits commerciaux multiples…)
. les dissensions transatlantiques croissantes (Afghanistan (6), OTAN (7), contrats ravitailleurs US Air Force (8), climat, crise grecque…)
. la paralysie décisionnelle de Washington (9)
. l’instabilité sans répit au Moyen-Orient (10) et l’aggravation des crises potentielles Israël-Palestine et Israël-Iran
. le renforcement des logiques de blocs régionaux (Asie, Amérique latine (11) et Europe en particulier)
. la volatilité monétaire (12) et financière (13) mondiale accrue
. l’inquiétude renforcée sur les risques souverains
. la critique croissante du rôle des banques US associée à une réglementation visant à régionaliser les marchés financiers (1)
. etc.
Evolution de la rentabilité (en %) du New York Stock Exchange de 1825 à 2008 – Sources : Value Square Asset Management / Yale School of Management, 2009
Parallèlement, sur fond d’absence de reprise économique (15), les confrontations sociales se multiplient en Europe, tandis qu’aux Etats-Unis, le tissu social est purement et simplement démantelé (16). Si le premier phénomène est plus visible que le second, c’est pourtant le second qui est le plus radical. La maîtrise de l’outil de communication international par les Etats-Unis, permet de masquer les conséquences sociales de cette destruction des services publics et sociaux américains, sur fond de paupérisation accélérée de la classe moyenne du pays (17). Et cette dissimulation est rendue d’autant plus aisée que, à la différence de l’Europe, le tissu social américain est atomisé (18) : faible syndicalisation, syndicats très sectorisés sans revendication sociale générale, identification historique de la revendication sociale avec des attitudes « anti-américaines » (19)… Toujours est-il que, des deux côtés de l’Atlantique (et au Japon), les services publics (transports en commun, police, pompier…) et sociaux (santé, éducation, retraite…) sont en voie de démantèlement, quand ils ne sont pas purement et simplement fermés ; que les manifestations (20), parfois violentes, se multiplient en Europe, tandis que les actions de terrorisme domestique ou de radicalisation politique (21) sont de plus en plus nombreuses aux Etats-Unis.
En Chine, le contrôle croissant de l’Internet et des médias est, avant tout, un indicateur fiable de la nervosité accrue des dirigeants pékinois, en ce qui concerne l’état de leur opinion publique. Les manifestations sur les questions de chômage et de pauvreté continuent à se multiplier, contredisant le discours optimiste des leaders chinois sur l’état de leur économie.
En Afrique, la fréquence des coups d’Etat s’accélère depuis l’année dernière.
Et en Amérique latine, malgré des chiffres macro-économiques plutôt positifs, l’insatisfaction sociale nourrit les risques de changements de cap politique radicaux, comme on l’a vu au Chili.
Evolution de la dépense nominale (22) dans l’OCDE (en % du PNB de l’année précédente) – Source : MacroMarketMusings / David Beckworth, 11/2009
L’ensemble de ces tendances est en train de former très rapidement un « cocktail socio-politique explosif », qui conduit directement à des conflits entre composantes de la même entité géopolitique (conflits Etats fédérés/Etat fédéral aux Etats-Unis, tensions entre Etats-membres dans l’UE, entre Républiques et Fédération en Russie, entre provinces et gouvernement central en Chine), entre groupes ethniques (montée des sentiments anti-immigrés un peu partout) et recours au nationalisme national ou régional (23) pour canaliser ces tensions destructrices. L’ensemble se déroulant sur fond de paupérisation des classes moyennes aux Etats-Unis, au Japon et en Europe (en particulier au Royaume-Uni et dans les pays européens et asiatiques (24), où les ménages et les collectivités sont les plus endettés).
Dans ce contexte, le LEAP/E2020 considère que la phase de dislocation géopolitique mondiale va se dérouler selon cinq séquences temporelles, qui sont développées dans ce [numéro], à savoir :
0. Initiation de la phase de dislocation géopolitique mondiale – T4 2009 / T2 2010
1. Séquence 1 : Conflits monétaires et de chocs financiers
2. Séquence 2 : Conflits commerciaux
3. Séquence 3 : Crises souveraines
4. Séquence 4 : Crises socio-politiques
5. Séquence 5 : Crises stratégiques
Par ailleurs, dans ce numéro [...], notre équipe présente les huit pays qui lui paraissent plus dangereux que la Grèce en matière de dette souveraine, tout en présentant son analyse de l’évolution post-crise de l’économie financière, par rapport à l’économie réelle. Enfin, le LEAP/E2020 présente ses recommandations mensuelles (devises, actifs…), y compris certains critères pour une lecture plus fiable des informations, dans le contexte particulier de la phase de dislocation géopolitique mondiale.
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Notes :
(1) Joseph Stiglitz et Simon Johnson ne disent désormais pas autre chose, quand ils estiment que la crise est en train de devenir une occasion ratée de réforme du système financier mondial, qui va conduire rapidement à de nouveaux chocs. Source : USAToday, 12/03/2010
(2) Américains et Européens ont des positions diamétralement opposées sur ce sujet et l’arrivée au pouvoir de Barack Obama n’a fait que rendre plus compliqué le positionnement public des Européens (puisqu’ils se sont affirmés d’emblée « Obamaphiles »), sans changer la donne sur le fond.
(3) Même dans le domaine de la recherche, la place des Etats-Unis recule très rapidement. Ainsi, le classement mondial des meilleures institutions de recherche ne compte plus que six institutions américaines sur les quinze premières, contre quatre européennes et deux chinoises ; et aucune, dans les trois premières places. Source : Scimago Institutions Rankings 2009, 03/2009
(4) Comme l’illustre l’attitude d’Israël, qui agit dorénavant de manière presque injurieuse vis-à-vis de Washington. C’est un indicateur important, car personne mieux que les alliés les plus proches, n’est en mesure de percevoir le degré d’impuissance d’un empire. Les ennemis, ou bien les alliés récents ou éloignés, sont incapables d’une telle perception, car ils n’ont pas un accès aussi intime au pouvoir central, ni un recul historique suffisant pour pouvoir déceler une telle évolution. L’éditorial de Thomas Friedman dans le New York Times du 13/03/2010 illustre bien le désarroi des élites américaines, face à l’attitude de plus en plus désinvolte de leur allié israelien, et également l’incapacité de l’administration américaine à réagir fermement à cette désinvolture.
(5) Le ton monte considérablement sur cette question, qui devient un enjeu de pouvoir symbolique autant qu’économique, pour Pékin comme pour Washington. Sources : China Daily, 14/03/2010 ; Washington Post, 14/03/2010.
(6) Le repli probable d’un grand nombre de troupes de l’OTAN hors d’Afghanistan, en 2011, conduit ainsi la Russie et l’Inde à développer une stratégie commune, notamment avec l’Iran, pour prévenir un retour des Talibans au pouvoir ! Source : Times of India, 12/03/2010
(7) Outre la chute du gouvernement néerlandais sur la question de l’Afghanistan, c’est maintenant d’Allemagne que vient l’idée d’intégrer la Russie à l’OTAN, une bonne vieille idée russe, au prétexte que l’OTAN n’est plus pertinente dans sa forme actuelle. Source : Spiegel, 08/03/2010
(8) Les Européens sont tous très remontés, suite à la décision de Washington d’éliminer, de facto, l’offre européenne du grand contrat de renouvellement des ravitailleurs de l’US Air Force. Cette décision marque probablement la fin du mythe (en vogue en Europe) d’un marché transatlantique des armements. Washington ne laissera pas d’autres compagnies que les siennes gagner de tels grands contrats. Les Européens vont donc devoir envisager sérieusement de se fournir essentiellement, eux aussi, auprès de leur industrie de défense. Source : Financial Times, 09/03/2010
(9) Même le Los Angeles Times du 28/02/2010 se fait l’écho des inquiétudes de l’historien britannique Niall Ferguson, qui estime que l’ « empire américain » peut désormais s’effondrer du jour au lendemain, comme ce fut le cas pour l’URSS.
(10) Et le fait que l’ensemble du monde arabe est désormais fortement affecté par la crise économique mondiale, va ajouter à l’instabilité régionale chronique. Source : Awid/Pnud, 19/02/2010
(11) Le Vénézuela s’équipe ainsi d’avions de chasse chinois. Une situation de scénario de politique fiction, il y a seulement cinq ans. Source: YahooNews, 14/03/2010
(12) Comme nous l’avions anticipé dans les précédents [numéros], la « crise grecque » se dissipant, on retourne aux réalités des tendances lourdes de la crise et, comme par hasard, depuis quelques jours, on commence à voir de nouveau des analyses qui mettent en perspective la perte, par les Etats-Unis, de leur notation AAA concernant leur dette ; et la fin du statut de monnaie de réserve du Dollar. Sources : BusinessInsider/Standard & Poor’s, 12/03/2010
(13) Le graphique ci-dessous illustre la volatilité toujours plus forte qui caractérise les places financières et qui, selon le LEAP/E2020, est un indice de risque systémique majeur. Si on regarde la rentabilité du New York Stock exchange sur plus de 180 ans, on constate que les années de la décennie passée (2000-2008 et on pourrait certainement y ajouter 2009) figurent aux extrêmes des meilleurs et des pires résultats. C’est un résultat statistiquement improbable, sauf à ce que les marchés financiers, et les tendances qui les animent, soient entrés dans une phase d’incertitude radicale, détachés de l’économie réelle et de son inertie. La taille des ordres passés sur les marchés financiers mondiaux s’est ainsi réduite de 50% en cinq ans, sous l’effet de l’automatisation et des méthodes à « haute fréquence », accroissant donc leur volatilité potentielle. Source : Financial Times, 21/02/2010
(14) Le récent avertissement du Secrétaire d’Etat au Trésor US, Thimoty Geithner, concernant les risques de dérive transatlantique en matière de réglementation financière, n’est que le dernier indice de cette évolution. Source : Financial Times, 10/03/2010
(15) Dernier exemple en date, la Suède, qui pensait avoir traversé la crise, se retrouve à nouveau plongée dans la récession, au vu des très mauvais chiffres du 4° trimestre 2009. Source : SeekingAlpha, 02/03/2010
(16) Le taux de chômage US est désormais voisin de 20%, avec des pics à 40%-50% pour les classes sociales défavorisées. Pour éviter de faire face à cette réalité, les autorités américaines pratiquent, à très grande échelle, une manipulation des chiffres de la population active et de la population à la recherche d’emploi. L’article de Steven Hansen publié le 21/02/2010 sur SeekingAlpha et intitulé « Which economic world are we in ? », offre une perspective intéressante à ce sujet.
(17) Une analyse, certes radicale mais très bien documentée et assez pertinente de cette situation, est développée par David DeGraw sur Alternet du 15/02/2010.
(18) Source (y compris les commentaires) : MarketWatch, 25/02/2010
(19) C’est la suspicion du « Rouge », du « Coco », qui dormirait dans chaque syndicaliste ou manifestant pour des causes sociales.
(20) Même aux Etats-Unis, où les étudiants manifestent contre les hausses des droits d’inscription et où la population s’inquiète de la fermeture de la moitié des écoles publiques dans une ville comme Kansas City, tandis qu’à New York ce sont 62 brigades de pompiers qui vont être supprimées. Sources : New York Times, 04/03/2010 ; USAToday, 12/03/2010 ; Fire Engineering, 11/03/2010
(21) De Joe Stack aux Tea Parties, la classe moyenne américaine tend à se radicaliser très rapidement depuis la mi-2009.
(22) La dépense nominale est la valeur totale des dépenses, dans une économie non corrigée de l’inflation. C’est, en fait, la valeur de la demande totale. On constate, sur ce graphique, que la crise marque un effondrement de la demande.
(23) Le terme régional est utilisé ici au sens géopolitique, d’ensemble régional (UE, Asean…).
(24) Ainsi en Corée du Sud, l’endettement des ménages continue de s’aggraver avec la crise, tandis que les entreprises accumulent des réserves de liquidités au lieu d’investir, car elles ne croient pas à la reprise. Source : Korea Herald, 03/03/2010
(Merci à SPOILER)