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mardi, 18 janvier 2011

Communiqué de Bernard Lugan au sujet de la Tunisie

 

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Communiqué de Bernard Lugan

au sujet de la Tunisie

 

 

Les graves évènements de Tunisie m’inspirent les réflexions suivantes :

 

1) Certes le président Ben Ali n’était pas l’illustration de la démocratie telle que la connaissent une trentaine de pays sur les 192 représentés à l’ONU, certes encore, de fortes disparités sociales existaient en Tunisie, mais, en vingt ans, il avait réussi à transformer un Etat du tiers monde en un pays moderne attirant capitaux et industries, en un pôle de stabilité et de tolérance dans un univers musulman souvent chaotique. Des centaines de milliers de touristes venaient rechercher en Tunisie un exotisme tempéré par une grande modernité, des milliers de patients s’y faisaient opérer à des coûts inférieurs et pour une même qualité de soins qu’en Europe, la jeunesse était scolarisée à 100%, les femmes étaient libres et les filles ne portaient pas le voile.

 

2) Aujourd’hui, tout cela est détruit. Le capital image que la Tunisie avait eu tant de mal à constituer est parti en fumée, les touristes attendent d’être évacués et le pays a sombré dans le chaos. Les journalistes français, encore émoustillés à la seule évocation de la « révolution des jasmins » cachent aux robots qui les lisent ou qui les écoutent que le pays est en quasi guerre civile, que les pillages y sont systématiques, que des voyous défoncent les portes des maisons pour piller et violer, que les honnêtes citoyens vivent dans la terreur et qu’ils doivent se former en milices pour défendre leurs biens et assurer la sécurité de leurs familles. Les mêmes nous disent doctement que le danger islamiste n’existe pas. De fait, les seuls leaders politiques qui s’expriment dans les médias français semblent être les responsables du parti communiste tunisien. Nous voilà donc rassurés…

 

3) La cécité du monde journalistique français laisse pantois. Comment peuvent-ils oublier, ces perroquets incultes, ces lecteurs de prompteurs formatés, que les mêmes trémolos de joie indécente furent poussés par leurs aînés lors du départ du Shah en Iran et quand ils annonçaient alors sérieusement que la relève démocratique allait contenir les mollahs ?

 

4) Le prochain pays qui basculera sera l’Egypte et les conséquences seront alors incalculables. Le scénario est connu d’avance tant il est immuable : un président vieillissant, des émeutes populaires inévitables en raison de l’augmentation du prix des denrées alimentaires et de la suicidaire démographie, une forte réaction policière montée en épingle par les éternels donneurs de leçons et enfin le harcèlement du pouvoir par une campagne de la presse occidentale dirigée contre la famille Moubarak accusée d’enrichissement. Et la route sera ouverte pour une république islamique de plus ; tout cela au nom de l’impératif démocratique…

 

5) Ces tragiques évènements m’inspirent enfin un mépris renouvelé pour la « classe politique » française. Ceux qui, il y a encore quelques semaines, regardaient le président Ben Ali avec les « yeux de Chimène », sont en effet les premiers à l’accabler aujourd’hui. Nos décideurs en sont tombés jusqu’à expulser de France les dignitaires de l’ancien régime tunisien qu’ils recevaient hier en leur déroulant le tapis rouge. La France a donc une nouvelle fois montré qu’elle ne soutient ses « amis » que quand ils sont forts. L’on peut être certain que la leçon sera retenue, tant au Maghreb qu’au sud du Sahara… A l’occasion de ces évènements, nous avons appris que 600 000 Tunisiens vivaient en France, certains médias avançant même le chiffre de 1 million. L’explication de l’attitude française réside peut-être dans ces chiffres. Pour mémoire, en 1955, un an avant la fin du protectorat français sur la Tunisie, 250 000 Européens, essentiellement Français et Italiens y étaient installés, ce qui était considéré comme insupportable par les anti-colonialistes. 

 

Bernard Lugan

16 janvier 2011

 

Commentaires

On considèrera peut-être plus tard combien la date du 14 janvier présente une importance considérable pour le monde arabo-musulman, singulièrement celui qui nous est proche géographiquement et historiquement, qui s’étend de la Jordanie au Maroc. Les régimes qui y ont fait leur nid ont une parenté évidente, par la corruption de leurs élites, l'intégration dans le vaste système oligarchique international, ainsi que par la poigne autoritaire avec laquelle ils tiennent leurs peuples sous leur domination. Partout les masses nourrissent une haine profonde pour des Etats qui ont confisqué certaines rentes données par la nature (le pétrole, le gaz), l’économie (le tourisme notamment), ou les subventions de l’Amérique. Le personnel politique, parfois réduit à quelques familles, se conduit comme une mafia prédatrice, qui ne laisse qu’une portion congrue au reste de la société. Le silence de la fameuse « communauté internationale », si bavarde quand il s’agit de l’Iran ou du Venezuela, n’est pas éloignée d’une complicité que la torture, la censure, les arrestations abusives, les exécutions et la propagande rendent criminelle. Peut-être faut-il voir la cause de ce mutisme dans les complaisances que ces régimes manifestent par rapport à un Occident dominant, qui appuie Israël. Ce n’est pas en effet de ce côté que les critiques se font virulentes, bien au contraire.
Face à cet événement, qui pourrait être considérable, il est stupide de réagir comme un pilier de café de commerce, comme on le fait trop souvent sur certains sites « identitaires ». Renvoyer les Maghrébins à leurs affaires, préparer les canons pour empêcher des boat people d’accoster, établir un rapport caricatural entre un soulèvement national et des émeutes en France n’est pas la bonne façon d’aborder le problème. Il est non moins vrai que la réaction de la France, au plus haut niveau, a été affligeante, comme on devait s’y attendre. L’absence d’anticipation, l’inadéquation des réactions (songeons que l’inénarrable Alliot-Marie a proposé … l’assistance technique des services français de sécurité aux exécutants en basses œuvres de Ben Ali !) auraient de quoi inquiéter, et démontrent encore une fois, chez nos dirigeants, la médiocrité intellectuelle, politique et humaine. C’est un signe des temps, mais, au fond, on ne saurait que nous en féliciter : tout est possible, avec ces minables, pourtant pourvus de toute une technique inquisitoriale ! Ils ne verront peut-être pas l’insurrection qui vient ici !
Or, ce qui se passe là-bas nous concerne, et sans doute plus qu’on ne le croit. Et avant de considérer que les peuples qui osent braver les fusils pour leur liberté sont, du fait de leur origine et de leur religion, nos ennemis, ou des parasites, il faudrait prendre un peu de hauteur, à la mesure de la mondialisation de l’économie et des échanges humains.
Dans les pays du Maghreb, le système dictatorial a détruit la société civile et toute possibilité d'opposition légale, sauf quand elle est, comme au Maroc, domestiquée. En Tunisie, si l'armée a encore quelque crédit (mais elle a soutenu Ben Ali, qui est sorti de ses rangs), en Algérie, elle est complètement grillée. La culture laïque est plus développée en Tunisie qu'en Algérie, où les islamistes ont toujours eu quelque puissance, selon le degré de répression.
En fait, la plupart des jeunes Maghrébins souhaitent émigrer dans les pays occidentaux, ce qui enlève aux projets de transformation politique une grande partie de sa crédibilité et de son énergie, comme lorsque l’eau s’évacue en atténuant la pression sur les digues.
Le plus plausible est un effondrement, une implosion, qui reconduira un système autoritaire, seul moyen d’encadrer durablement une société qui se délite.
Les pays musulmans du Sud de la Méditerranée ont connu des parcours historiques différents, chacun ayant sa personnalité , mais ils ont reçu l’empreinte de l’empire ottoman, avec l’existence des beys ainsi qu’une structure tribale de la société, et une occupation coloniale qui a tendu à détruire cet atavisme en même temps qu’elle fondait, contre lui, des nations.
Cependant, la décolonisation s’est produite trop tard, au moment où le concept national s’étiolait et laissait place à de vastes entités impériales, d’abord lors de la Guerre froide, puis, l’URSS s’étant effondrée, lorsque la mondialisation de l’économie et une division inédite du travail ont intégré ces pays périphériques dans un vaste processus de déracinement. Seuls des mastodontes comme la Chine, le Brésil et l’Inde sont capables de surnager. Les autres ont coulé, comme Cuba ou certains pays africains, ou bien sont devenus des sous-traitants du système financier international, qui délocalise à tout va, à moins qu’ils ne servent de parcs à touristes en mal de soleil.
Comme dans les anciennes puissances coloniales, la précarisation, la fragilisation des solidarités, des existences et des certitudes politiques ont entraîné une crise. Les jeunes Algériens, Tunisiens et Marocains sont confrontés au même nihilisme que rencontrent les jeunes Européens, à la même société de consommation, à la même dilution dans la permissivité, l’hédonisme de bas étage. C’est d’ailleurs l’une des sources de l’émergence de l’islamisme, comme l’évangélisme est une réponse dans d’autres endroits du monde. Toutes proportions données, la situation de ces pays, si l’on suit un itinéraire qui va du Sud vers le Nord en passant par des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne etc., n’est pas si diamétralement étranger à ce qui se dessine en terme de destin pour l’Europe. Si les méthodes de gouvernement ici sont moins brutales, et nos équipes dirigeantes moins ouvertement corrompues, elles en prennent le chemin. Autrefois, on parlait de convergence entre l’Est et l’Ouest. Maintenant, celle-ci s’exerce entre le Nord et le Sud.
Quel va être l'avenir ?
Par contrecoup, le séisme nous atteindra, dans une atmosphère déjà passablement délétère.
La Tunisie ne serait-elle pas d'une certaine façon cet avenir ?
Ill faut assurément construire une Eurasie forte. Et nécessairement, il nous faudra une politique méditerranéenne, c’est-à-dire intégrer, d’une façon ou d’une autre, les pays du Sud méditerranéen, à la nouvelle civilisation européenne (en éjectant la flotte américaine).
Les Romains ne nommaient-ils pas la Méditerranée Mare nostrum ?

Écrit par : Claude BourrinetClaude Bourrinet | jeudi, 20 janvier 2011

Merci monsieur Bourrinet pour cette excellente réponse, qui vaut un article! Et qui pourrait lancer un bon débat... En Europe du Nord, règne effectivement une incompréhension totale et un rejet instinctif de tout ce qui relève de la rive méridionale de la Méditerranée.

Écrit par : BENOIT DUCARME | jeudi, 20 janvier 2011

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